Mon pyjama rayé Je suis née une année bien funeste, apportant

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Mon pyjama rayé Je suis née une année bien funeste, apportant
Mon pyjama rayé
Je suis née une année bien funeste, apportant dans mes langes la guerre et ses horreurs. Je
suis née une année bien funeste mais un jour béni entre tous.
Je fêtais mes 6 ans. Ma mère sacrifiait nos dernières pommes de terre pour la soupe du soir.
Mon frère sculptait un morceau de bois, qui finirait brûlé si l’hiver nous jouait une dernière
farce. Mon père n’était pas encore rentré des champs où il tentait vainement de redonner vie
aux terres détruites, que le froid des derniers mois avait condamnées un peu plus. Petit village
perdu dans la campagne polonaise, nous avions été préservés de l’occupation nazie, mais pas
des pires exactions. Tous les juifs, amis, parents, inconnus, disparurent en une rafle, pendant
l’hiver 1942. On retrouva leurs corps criblés de balles dans la forêt voisine.
Les silhouettes que je voyais passer à ma fenêtre n’étaient plus que des ombres. On ne se
relève pas comme ça de la rencontre avec la sauvagerie de l’homme. Et pourtant nous ne
savions pas que l’enfer était ailleurs.
On sentait que la fin de la guerre était proche. Depuis quelques jours, une unité de la CroixRouge avait pris position dans le village. Elle distribuait des couvertures, des soins et
quelques rares denrées alimentaires. Ce jour-là, maman m’avait envoyée sur la place du
village, espérant qu’une enfant susciterait la compassion d’une infirmière et obtiendrait
quelques pommes de terre. De mon regard de petite fille, je voyais les choses bien
différemment. J’étais investie d’une mission parce que j’étais désormais grande. J’avais droit
à mon escorte (c’est-à-dire mon frère) et je portais mon petit panier d’osier, celui recouvert de
fleurs de tissus. Il ne restait qu’une rose : chaque année, maman utilisait un carré de tissu pour
rapiécer nos chemises, dessous et pantalons. Mais aujourd’hui les trous étaient trop
nombreux, alors maman avait laissé la dernière fleur en place. Elle y était bien plus précieuse.
La place fourmillait de mines fatiguées, d’enfants amaigris, de familles écorchées. Les
infirmières étaient débordées par le nombre et la détresse de ces gens. Dans ce capharnaüm de
plaintes et d’urgence, la seule hiérarchie qui existait était celle de l’âge. On laissait passer les
personnes âgées et surtout les enfants. Les adultes pouvaient attendre quelques jours pour
reprendre vie. L’enfance est trop courte pour qu’on en gâche la moindre seconde, d’autant que
nous grandirions rapidement sous le poids du fardeau de nos aînés.
Une infirmière s’approcha de moi. Je la trouvais belle. Les rides de son front trahissaient sa
fatigue, mais elle portait en elle tout l’éclat de la jeunesse et semblait en bonne santé. Elle
était polonaise, londonienne d’adoption, engagée volontaire de la Croix-Rouge. Elle était
arrivée il y avait quatre jours en Pologne en passant par la Suède. Mais ça je ne le sus que
bien plus tard.
Elle s’appelait Sofia. D’un sourire, elle m’emmena dans un bureau reconverti en salle
d’examen. Une main l’arrêta. Mon frère, ses yeux noirs plus enflammés que jamais,
empoignait son bras. Le tremblement de son corps trahissait sa peur. Sofia lui dit d’une voix
douce :
« Je n’emporte pas ta sœur loin de toi. Je veux juste m’assurer qu’elle est en bonne santé. Si
tu veux, tu peux même assister à l’examen. »
Mon frère, sans un mot, lâcha son bras, puis il prit position devant la porte. Il monterait la
garde jusqu’à mon retour.
Sofia me pesa avec une vieille balance de cuivre, me mesura et m’ausculta. Elle n’avait pas
besoin de me poser de questions pour que je parle. Je papillonnais d’un sujet à l’autre : les
mauvais tours de mon frère, l’absence de mon oncle, la neige délicieuse de l’hiver, le pied de
mûres que j’avais miraculeusement découvert l’automne dernier. Je lui parlais de ces sujets de
petite fille qui ne faisaient de mal à personne. A cette époque, personne ne parlait de
l’important. Beaucoup ne parlaient plus du tout.
Elle m’écoutait attentivement, je le sentais. Peut-être pensait-elle déjà à noter mes confidences
dans son petit carnet rouge. De retour à Londres, elle en fit un livre. C’est grâce à lui que je
réussis à la retrouver.
Avant de partir, je lui annonçai le plus important. Elle avait devant elle une grande fille de six
ans. Alors je vis les larmes monter aux yeux de Sofia. Je la serrai aussitôt dans mes bras, le
regard anxieux : je ne voulais pas lui faire de peine. Sofia me dit dans un souffle que sa petite
sœur avait six ans au moment de son départ pour la campagne. Il était préférable qu’elle fût
loin des menaces des bombes ; mais elle lui manquait. Sofia ne l’avait pas vue depuis quatre
ans.
Elle sortit lentement de sa poche un petit rectangle d’aluminium et me le tendit.
« Tu auras au moins un cadeau aujourd’hui. »
Je ne savais pas ce qu’était un cadeau. Depuis le début de la guerre, nous avions à peine de
quoi vivre. Le superflu était exclu.
« Un cadeau est quelque chose de rare, quelque chose d’exceptionnel pour un jour
exceptionnel. Comme les oranges à Noël… »
Le regard de Sofia plongea dans l’océan des souvenirs. J’enlevai un bout d’aluminium. Il y
avait une matière dure et noire dessous. J’interrogeai Sofia d’un haussement de sourcil. Elle
rit, mais son rire était teinté de tristesse et de mélancolie.
« C’est du chocolat, petite fille. Le chocolat que préfère ma sœur. En Angleterre aussi on
peine à en trouver. Mais chaque année depuis son départ, j’économise des tickets de
rationnement pour en obtenir deux carrés, que je conserve précieusement jusqu’au jour de son
anniversaire où je le déguste en pensant à elle. Mais aujourd’hui, je pense que tu le mérites
plus que moi. Goûte : c’est le plus délicieux met de la Terre. Croquant sous la dent, fondant
sous la langue. Réchauffant tes entrailles de sa saveur amère et douce à la fois… »
Je pouvais me rendre compte de la valeur de ce cadeau en comptant les étincelles dans les
yeux de Sofia. Elle me rendit à mon escorte. Je la saluai de la main, rayonnant de tout mon
être. Pendant un instant, son sourire fut entier. Puis elle disparut derrière la porte.
Je ne parlai à personne de mon cadeau. C’était mon trésor, et les trésors sont secrets.
Je trébuchai et perdis un sabot. Je m’assis dans la rue pour me rechausser et posai le chocolat
à côté de moi. La pointe de mes sabots rencontra de grandes bottes noires, dans lesquelles
nageaient deux bâtons de chairs. Je me tournai brusquement vers mes deux carrés de chocolat.
Ils avaient disparu.
Je levai vers l’inconnu le visage farouche et la moue boudeuse des enfants en colère.
« Voleur ! »
Mais j’étouffai mon cri. L’homme en face de moi était si maigre que son pyjama de toile
grossière tenait à peine sur ses épaules. Son visage était creusé d’épais sillons et son crâne
n’était revêtu que d’un fin duvet. On aurait dit un poussin qui venait de sortir de l’œuf. Sauf
qu’un poussin était plus vaillant que cet homme.
Il me rappelait mon frère aîné. Il était mort du typhus après des jours de souffrance et de
dépérissement. Je n’avais pas le droit de l’approcher, mais par l’entrebâillement de la porte, je
réussis un jour à distinguer son visage. L’âme s’était déjà envolée, ne restait qu’un corps
décharné et inutile.
Je rencontrai ses yeux verts, écarquillés dans leurs orbites. Eux-seuls témoignaient encore
d’un reste de vie, d’espoir, mais il était si minuscule que seule une enfant pouvait l’entrevoir.
Ces yeux étaient noyés par les souvenirs du camp d’Auschwitz d’où provenait mon pyjama :
les cris des hommes que l’on sépare de leur famille, les corps qui tombent sous les cadences et
les coups, la fumée noire, l’odeur acerbe de la maladie, de la peur et de la mort. L’esprit
emprisonné dans le dernier bastion libre du corps avait besoin de temps pour conquérir de
nouveau cet homme brisé. Certains n’y arrivaient pas. D’autres n’y survivaient pas.
Alors, d’un geste lent, je repris ma barre de chocolat, la humai une dernière fois puis lui
tendis.
« Voler n’est pas bien. Mais un cadeau est précieux. Tu as l’air triste, alors je te fais un
cadeau. Tu crois que ça pourra te guérir ? »
Je lui parlais avec toute l’innocence de mes six ans. Je lui offrais mon trésor accompagné de
mon sourire le plus franc et le plus lumineux.
Il se pencha vers moi, et d’une voix revenue d’entre les morts, ou plutôt de l’entre-deuxmondes, il me dit :
« Merci. »
Et un sourire, un sourire pâle, un sourire rouillé par les années de souffrances, illumina son
visage. L’instant d’après, il revêtait son masque d’indifférence et partit. Mais j’avais entrevu
l’impossible. La vie et le pardon derrière les couches de pourritures accumulées.
Je ne le revis jamais.
Le soir, on annonça la mort d’Hitler. Un poste de la Croix-Rouge situé à Cracovie avait
relayé l’information jusqu’ici. On décrocha son portrait de mon ancienne salle de classe, on le
brûla puis on but les dernières bouteilles de contrebande qui reposaient dans les caves du
village.
Si l’on s’en tient strictement aux dates, Hitler est mort la veille de mon anniversaire. Mais
nous continuons à le fêter comme le début d’une nouvelle ère. Pour mes parents, ce fut la
libération de l’espoir. Pour moi, ce fut la fin de l’innocence.
L’homme au pyjama rayé ne me l’avait pas volée. Elle s’envole d’elle-même sans que l’on
s’y attende. Grandir est douloureux mais nécessaire. Cette rencontre fut douloureuse et
nécessaire. Encore aujourd’hui, je revois quelquefois son visage dans le reflet d’une vitre, ses
grandes chaussures noires sur le pavé, son maigre sourire dans le soleil timide de l’hiver. Et je
me surprends à accélérer le pas, comme pour rattraper cette vie si banale et pourtant si
précieuse qui lui fut volée. Pour me montrer digne de son sacrifice. Il avait eu le courage, la
chance et la force de survivre. Il faisait partie de ces êtres ordinaires dépossédés de leurs
biens, leur nom et leur dignité.
Il était devenu un héros extraordinaire revenu de l’enfer.

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