Philosophie des jeux-vidéo

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Philosophie des jeux-vidéo
Par Bruno VÉTEL
TRICLOT, Mathieu, Philosophie des jeux-vidéo. La
découverte, Zones, 2011, 19 euros
Les grandes questions qui animent la galaxie transdisciplinaire des études sur les jeux vidéo sont
encore en voie de définition, dispersant l’attention portée à la genèse même de son objet d’étude.
L’ouvrage de Mathieu Triclot propose justement un ancrage empirique en exploitant un matériau
historique retraçant, parmi d’autres moments importants qui sont évoqués, les premières heures du
jeu vidéo. L’ouvrage se donne pour tâche non pas de caractériser des objets techniques en partant
d’interfaces sensori-motrices, du code informatique et de son exécution comme règles du jeu, mais
plutôt de caractériser des régimes d’expériences ludiques et subjectives.
Diverses disciplines sont mobilisées dans les trois premiers chapitres, autour de grandes références
issues aussi bien de la philosophie (Leibniz), de la ludologie (Caillois), que de la théorie de l’image
et du cinéma (Metz et Bazin). Une part importante de la réflexion se construit ensuite par retour à
l’empirie, en creusant les fondements historiques de ces régimes d’expériences. Ceux-ci ne
comportent certes pas chacun une définition univoque, mais là où l’on penserait a priori trouver une
seule trajectoire linéaire faite d’une succession de dates importantes, l’histoire des jeux vidéo
apparaît au contraire au travers d’expériences ludiques nuancées ou discontinues, interprétables
comme autant de bifurcations. Pour comprendre en quoi se dessinent des modalités d’expériences
distinctes, ces descriptions d’assemblages sociaux et techniques se font autour de trois moments
explicatifs majeurs.
La synthèse qui suit n’est pas réalisée dans l’ordre d’écriture des chapitres. Les trois épisodes
historiques évoqués sont situés au cœur de l’ouvrage et seront d’abord résumés, la description
des trois premiers chapitres du livre, plus théoriques, sera présentée ensuite, pour clore par les deux
chapitres finaux qui traitent des enjeux politiques.
Le chapitre quatre raconte la période des années 1960 au MIT, où les hackers, une caste
d’informaticiens noctambules fans de modélisme, font leurs les ordinateurs mis à disposition des
chercheurs travaillant la journée. Ils conçoivent Spacewar, un jeu vidéo aux rapports intimes avec la
programmation en temps réel de leur machines. C’est une guerre des étoiles de circonstance,
opposant les vaisseaux de deux joueurs. Ce logiciel parviendra à bâtir un véritable assemblage
ludique transposant à l’espace ludique les valeurs des hackers, telles que la compétition pour une
maîtrise tant de l’effic acité optimale que de l’élégance créative des techniques.
Le chapitre suivant présente l’arcade comme l’opération de passage à une véritable
marchandise culturelle accessible à un large public. Cette mutation s’amorce avec la borne d’arcade
à pièce de la fête foraine. Pour parvenir à la rentabilité il faut remplacer l’ordinateur multifonction
des universités par une machine à jouer spécialisée, optimisant coût et vitesse de calcul.
L’infrastructure change, mais l’adaptation au milieu ne s’accomplit seulement qu’à la venue de
Pong : il ne s’agit plus du Spacewar où l’on met en place à son rythme une stratégie pour vaincre
l’adversaire mais d’un jeu où la cadence du jeu qui s’accroît focalise l’adresse nécessaire à la
maîtrise du jeu. Pour un instant de vertige, l’informatique comme technologie de contrôle y est
détournée : face à une machine qui va le dépasser le joueur est poussé jusqu’à ses limites cognitives
et motrices.
Le chapitre six achève ce premier mouvement de commercialisation en amorçant une colonisation du
salon. C’est une stratégie complexe, car l’espace est déjà peuplé par la télévision et ses programmes.
Parmi eux, les séries animées offrent de multiples récits à l’attention des jeunes et encouragent à
l’achat de jouets dérivés qui fournissent une interaction simulée avec la narration. C’est dans ce
contexte que les industriels du jouet misent sur la console de salon pour fusionner sur l’écran récit
animé et jouet interactif. Un système se forme, mais le jeu reste transposé de l’arcade. Or
l’enfant, dans son salon, a tout son temps et ne paie pas chaque partie. Faute d’adaptations réelles,
le succès rapide d’Atari des années 1970 cède la place en 1985 à une crise de surproduction de toute
l’industrie. C’est dans ce contexte que Nintendo devient leader. Après Mario, les personnages
incarnés sur consoles Nintendo ont une identité marquée insérée dans un récit original. Ces jeux
s’opposent au côté abstrait et plus obscur de ceux de leurs pères et proposent au jeune joueur
l’identification plus directe à un récit déjà construit.
Parmi les trois premiers chapitres du livre, le premier chapitre ancre d’emblée l’ensemble dans une
posture analytique concernée par l’expérience ludique et critique vis-à-vis des analyses limitées aux
règles formelles telles que décrites par Jesper Juul. En effet, ces dernières occultent les jeux aux
activités improvisées sans règle figées, ce que Caillois regroupe sous le nom de paida.
Le chapitre deux reprend la classification de Caillois. Le jeu vidéo offre de ce point de vue des
régimes d’expérience ludique inédits qui partagent tous le principe de la simulation réglée hérité de
la machine informatique. À partir de là, certains, comme l’arcade inclinent l’expérience du joueur
vers le vertige. D’autres engagent à produire sur un substrat de règles déterministes des activités
pourtant imprévues ; à ce titre, diverses méthodes sont employées, mais toutes mettent en valeur les
manifestations concrètes de la tension classique, entre contrainte et liberté d’action, et la difficulté à
en faire émerger un amusement assez stable.
Le troisième chapitre cherche à définir le rapport à l’image du jeu vidéo en le comparant à celui du
cinéma. Pour éviter d’occulter l’aspect ludique en se limitant aux rapports entretenus à l’image
passive ou interactive, les terrains analysés sont judicieusement sélectionnés parmi les adaptations de
films en jeux vidéo et de jeux vidéo en films. Les comparaisons évoquées renseignent sur les effets
inattendus de transpositions de techniques de l’image d’un média à l’autre. Le cinéma et le jeu vidéo,
même s’ils peuvent avoir en commun des façons de mettre en valeur l’image, vont finalement y
rechercher une diversité d’effets parce qu’ils entretiennent une forme de responsabilité et d’attention
à l’image différentes.
En dernier lieu, les chapitres sept et huit s’intéressent aux implications économiques et politiques des
jeux vidéo. Ces dernières apparaissent à trois niveaux distincts : dans le récit explicite du jeu, dans
les règles qu’on doit suivre pour gagner et enfin dans le dispositif et ses interfaces. L’arène de jeu
change sensiblement de rôle lorsqu’elle contient des interactions sociales très riches et que la logique
ludique est étendue hors du dispositif, ce que facilite un monde quotidien intensément informatisé.
Le milieu du jeu en ligne massivement multi-joueurs voit émerger l’économie réelle et le travail
productif en son sein. Seule la satisfaction intrinsèque à l’activité ludique les distingue. C’est pour
cette raison que les promoteurs de la gamification cherchent à faire l’inverse en suscitant ce plaisir
au sein d’activités productives.
Au fil des chapitres, le style d’écriture déployé parvient à conserver à la fois précision et clarté,
alternant récits, descriptions et réflexions philosophiques sans que la fluidité de lecture ne s’en
ressente. L’usage avec constance de références à de nombreux exemples de jeux vidéo y contribue
grandement, construisant un véritable guide sur lequel appuyer sa réflexion. Ces évocations
concrètes servent aussi, pour ceux qui en auront eu l’expérience, de matériau comparatif basé sur
leur propre mise en pratique.
L’accès à l’ouvrage que permet ce style autant que ses formats de publication (papier et en ligne)
encouragera certainement la découverte de la discipline académique auprès d’un plus large public
d’amateurs. Il facilitera ainsi pour un plus grand nombre la prise de connaissance de la bibliographie,
pour partie anglo-saxonne, qui traite notamment du volet historique.
L’approche transdisciplinaire adoptée invite à s’interroger sur les façons d’étudier l’objet « jeu-vidéo
», elle situe plusieurs voies de recherche pertinentes, les relie entre elles grâce à un socle d’éléments
théoriques et tente une synthèse via l’approche par les « régimes d’expérience » dont les données
historiques servent de champ d’application. Enfin, le questionnement politique dresse un panorama
des nouveaux régimes d’expériences qui émergent à partir de l’enceinte du jeu vidéo moderne.
Autant de pistes qui serviront sans nul doute à d’autres recherches, notamment axées sur des données
provenant de joueurs en activité. Celles-ci pourront sur cette base tenter de comparer les régimes
décrits à ce que les joueurs en font dans les cadres d’expériences contemporaines.
Bruno VÉTEL
Télécom-ParisTech / Orange labs SENSE
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