En Inde, avec les derniers disciples de En Inde, avec les derniers
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■REPORTAGEINDE En Inde, avec les derniers disciples de LE FIGARO MAGAZINE 16 PHOTO DE GAUCHE : D. R. Gandhi Le pays continent se déchire du Cachemire à la côte. Les guerres religieuses font chaque année des milliers de victimes. Pourtant, ils sont encore quelques fidèles irréductibles à croire dans les préceptes de non-violence du Mahatma. Reportage (texte et photos) Aline Coquelle La première fois qu’il a rencontré Gandhi (à gauche), Shankarrao Khodke avait 16 ans. Depuis, il ne s’est jamais éloigné de la pensée du vieux sage. Il est aujourd’hui âgé de 92 ans. 17 LE FIGARO MAGAZINE ■REPORTAGEINDE C’est ici que Gandhi vécut les douze dernières années de sa vie Une pièce minuscule, ascétique, à peine éclairée par une fenêtre dans un mur de terre sèche : c’était la chambre telle que l’avait voulue le vieux Mahatma. Une résidente de l’ashram de Sevagram continue de l’entretenir chaque jour avec dévotion. LE FIGARO MAGAZINE 18 19 LE FIGARO MAGAZINE ■REPORTAGEINDE A Pour le Mahatma, l’autosuffisance était la première étape vers la liberté L’agriculture, l’apprentissage des métiers artisanaux comme le filage du coton (petite photo du milieu), l’éducation dispensée aux plus démunis dans l’ashram de Mahila (en bas à droite) et les soins offerts aux lépreux à Manohardham (en bas à gauche) font du district de Wardha une terre où souffle encore l’esprit du Mahatma. A 92 ans, Shankarrao Khodke est un homme heureux. Insensible à la chaleur et à cette poussière qui recouvre tout, un linge mouillé enduit d’argile sur le visage pour le protéger du soleil qui brûle tout ce qu’il touche, il me promène, au rythme de sa mémoire, sur les routes du district de Wardha. Wardha est à l’est du Maharashtra, en plein cœur de l’Inde. C’est ici, après la Grande Marche dite « du sel », en 1933, que Gandhi fonda son ultime ashram, transformant ainsi ce petit morceau de terre épuisée par le soleil en capitale officieuse d’une Inde réformée et libérée de l’emprise britannique. Alors âgé de 64 ans, le Mahatma y développa un programme visant à redéfinir et à affirmer l’identité indienne en prônant un retour aux structures villageoises et aux valeurs morales : artisanat, agriculture biologique, boycott des produits britanniques, tolérance religieuse, éradication des abus de castes... L’Indian Village Industries Association était créée et la région devenait un véritable laboratoire d’expérimentations sociales où chaque village se réappropriait enfin une identité nationale étouffée par la colonisation. On ouvrait des écoles et puis des centres de tissage, de poterie, des menuiseries, des laiteries et des installations sanitaires... Quant à Shankarrao, il créa ici une fabrique de papier fait main à partir de fibres végétales et de matériaux recyclés. Un papier de si bonne qualité qu’il n’était pas question pour Gandhi d’en utiliser un autre pour ses correspondances. Et Shankarrao devint rapidement le fournisseur des écoles et de l’administration qui jusquelà n’utilisaient que du papier importé de Londres. Une petite route file de Wardha vers Sevagram. Aujourd’hui, c’est une route goudronnée, en bon état. Mais lorsque babu (terme affectif pour père et grand-père) Shankarrao n’était encore qu’un jeune disciple du Mahatma, il lui fallait emprunter une piste qui n’était qu’une simple trace se tordant dans le sable jusqu’au village de Ségaon. C’est à cette époque que Ségaon est devenu Sevagram, « le village des services ». Gandhi y a habité de 1936 à sa mort, en 1948. Dans ces quelques maisons de boue séchée aux toits de chaume se prenaient les plus hautes décisions lorsque Nehru et une multitude de délégations internationales y consultaient Gandhi. Aujourd’hui, quelques résidents entretiennent l’endroit devenu un sanctuaire pour de nombreux visiteurs. Le long d’un mur, des vitrines exposent les fameuses lunettes circulaires du Mahatma, son bâton de pèlerin et ses pagnes. A part cela, depuis 1948, rien n’a changé. Ni le carré de prières à ciel ouvert, ni la cuisine moyenâgeuse, ni surtout le bureau de Gandhi où il n’y a toujours qu’un simple coussin et une tablette de bois. Ici, les journées défilent toujours de la même manière. 4 h 45 : prières et chants. On prie Dieu, Jésus, Allah, Bouddha ou Shiva... 6 h 30 : la cloche annonce le début des travaux domestiques ou d’agriculture biologique. 7 h 30 : petit déjeuner composé de lait caillé, de galettes de blé et de morceaux de papaye avalés en silence. Puis, travail personnel ou collectif. 11 heures : déjeuner. Toujours en silence, toujours frugal et strictement végétarien. Puis chacun fait sa vaisselle avec une poignée de cendre et trie sur un tamis les haricots ou le riz sauvage à préparer pour le dîner. 12 heures : sieste. 14 heures : filage du coton. 15 heures : quartier libre jusqu’au dîner, à 17 heures. Un membre de la communauté entame une prière avant chaque repas, et tous la reprennent en chœur. 18 heures : nouvelles prières et nouveaux chants sous le figuier géant planté par Gandhi. ➤ ●●● Samedi 12 octobre 2002 21 LE FIGARO MAGAZINE ■REPORTAGEINDE Pour Gandhi, les intouchables étaient les “enfants de Dieu” ➤ ●●● Le soir, lorsque le soleil se cache enfin, honteux d’avoir tout brûlé, une lumière douce et apaisante enveloppe le village. C’est l’heure où l’esprit vagabonde. L’heure à laquelle les cœurs et les âmes se livrent. Shankarrao parle. Il parle de ses souvenirs, de Gandhi dont il essaie parfois d’imiter la voix très grave et très douce à la fois. Il se souvient de la journée de silence du Mahatma, chaque lundi, où il ne communiquait plus qu’en griffonnant quelques mots sur du papier. Shankarrao parle aussi de la léproserie Manohardham, à cinq kilomètres à peine de Wardha. Manohardham est un village où Ravi, Mukta, Shanta et tant d’autres sont Lépreux, avec une majuscule. Car Lépreux, ici, est un nom de code, presque une nationalité. Abandonnés de tous, il ne leur restait que Manohardham pour les accueillir. Car en 1936, révolté par le sort réservé aux lépreux, Manohar Balwant Diwan créa, sous l’égide de Gandhi, la première léproserie conçue tel un ashram où les malades retrouvent enfin leur dignité et le goût de vivre. Plus tard, Gandhi légiféra et les soins dispensés aux lépreux devinrent un devoir civique essentiel. Hier trois mille, aujourd’hui trois cents, les patients vivent toujours en autarcie et exercent tous une activité : tissage, agriculture, élevage, vannerie... Manohardham est un monde dans un monde. Peu d’étrangers le pénètrent, par peur de la contamination, alors que les seules choses contagieuses ici sont l’extraordinaire humilité et l’incroyable dignité des malades. Avec gentillesse, tous se prêtent au jeu des photos, car ils savent bien que la publication de ce reportage est une façon d’affirmer leur existence. Le président de la léproserie est le docteur Ravi Shankar Sharma. Il a 88 ans. Et lui aussi a connu le Mahatma. – Sur la fin de sa vie, se souvient-il, Gandhi avait perdu plusieurs dents et ses talents d’orateur s’en ressentaient. Dans sa bouche, les sons bruissaient et chuintaient au point que le public ne décryptait ses discours que dans la presse du lendemain ! Pourtant, la foule ne cessait de l’acclamer. C’est qu’il avait une aura hors du commun. Direction Paunaur, à dix kilomètres de Wardha. Des temples hindous polychromes parsèment les berges d’une rivière sacrée où fut versée une partie des cendres de Gandhi. Des pèlerins y jettent en dévotion des brassées de fleurs, purifient leur corps et leur âme en de longs bains matinaux. Un double pont enjambe la rivière et mène tout droit vers l’ashram de Vinoba Bhave. Là, trente sœurs et deux frères perpétuent l’autosuffisance rurale absolue prônée par Gandhi et Vinoba. Ils travaillent la terre, filent le coton et se livrent à la méditation pour mieux se rapprocher des déshérités et leur soumettre des solutions de vie. Ils suivent en cela l’exemple de leur gourou Vinoba Bhave, décédé en 1982, à l’âge de 87 ans. Pendant de longues années, il parcourut l’Inde à pied pour prêcher, auprès des grands proIndépendance priétaires terriens, le don de la terre. Son mouet méditation vement de réforme, le Bhudan Yajna fut Dans l’ashram d’ailleurs décisif pour la redistribution des de Vinoba Bhave, terres aux plus démunis : de nouvelles lois une trentaine de furent votées pour un partage plus équitable. fidèles vivent de cette Retour à Wardha, où babu Shankarrao me autosuffisance rurale parle d’un autre endroit, à la périphérie du chère à Gandhi. village : l’ashram de Mahila. Puis-je y aller ? Entre eux, aucun lien Shankarrao hèle un pousse-pousse. Le « chaufhiérarchique, mais une feur » est un homme usé, fibreux, ruiné par règle : les hommes et l’effort, sucé par le soleil, dont les pieds nus les femmes qui vivent s’agrippent comme des serres aux pédales ici ne possèdent rien. lisses de son engin. Dans un tourbillon de Le filage du coton poussière, il me dépose au milieu de bâtiments développe l’art patinés de vieux rose et de bleu de Prusse. de la méditation. Deux gardiennes me servent une tasse de thé parfumé au gingembre et me présentent à la secrétaire générale, Ramaben Ruai. Mahila Ashram a été créé par sa belle-sœur, Shantabai Raniwala qui en fit un lieu d’accueil pour les orphelins, les veuves ou les épouses privées de leurs maris jetés en prison lors des luttes indépendantistes. Dès 1924, elle y a développé un système éducatif moderne dispensant des cours magistraux et développant aussi les travaux d’artisanat. Une formation qui permet aux femmes de gagner leur indépendance morale et financière. En 1942, Shantabai et plusieurs de ses pensionnaires ont été emprisonnées. Mais elles n’ont jamais renoncé. Et depuis 1948, Ramaben Ruai, surnommée affectueusement Mamiji (la mère de tous), a su transformer Mahila en une des écoles mixtes les plus sérieuses de la région. Ce bout de terre rugueux et poussiéreux préserve donc comme nulle part ailleurs les valeurs essentielles de Gandhi. ■ ALINE COQUELLE A lire : Gandhi par Peter Rühe aux éditions Pahaidon. LE FIGARO MAGAZINE 22 Samedi 12 octobre 2002