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Peut-on émigrer chez soi ?
Le peuplement breton de Nantes
aux XIXe et XXe siècles
Nantes se revendique bretonne. Signe que cette population, venue du fond de la Bretagne
au XIXe siècle, est parvenue à s’intégrer tout en donnant naissance à un fort sentiment d’identité
à la ville. Une population tout d’abord rejetée, méprisée, reléguée dans les faubourgs,
armada de travailleurs “crasseux et superstitieux”, récupérée par l’Église qui instaure les prêches
en breton, et entend maintenir ses ouailles dans une soumission indispensable à son intégration
dans les rangs dociles des petites gens de maison.
Quand, en 1990, furent achevés les quelque soixante kilomètres du périphérique nantais, on décida, à l’instar du modèle implicite de Paris, de
baptiser chacune des sorties du nom de “porte” suivi de celui de la commune périurbaine la plus proche ou de celui d’une destination plus lointaine ; pour l’une d’entre elles, celle qui se dirigeait le plus directement
vers l’ouest, les services de l’Équipement proposèrent en toute ingénuité celui de “porte de Bretagne”. Quel tollé ! Réactions hostiles,
immédiates et véhémentes de plusieurs associations, partis politiques,
courriers des lecteurs etc. C’était, selon eux, insulter le sentiment profond d’appartenance des Nantais à la Bretagne. On ne peut aller là où
on est et Nantes est en Bretagne, historiquement du moins. Hep
Naoned, Breiz ebet : sans Nantes, pas de Bretagne. On abandonna donc
vite la suggestion calamiteuse au profit d’un consensuel – mais pas forcément plus clair pour un automobiliste exogène – “porte d’Armor” !
Ce bref rappel met bien en évidence la sensibilité à fleur de peau,
à fleur de conscience qui, chez certains, concerne tout ce qui touche à
l’appartenance de Nantes à la Bretagne ; pour eux le rappel du rôle de
capitale historique de la province joué par Nantes (même si ce fut parfois en alternance avec Rennes) suffit à occulter sa place actuelle de
capitale régionale des Pays-de-la-Loire. Sans aller plus loin dans le
débat, on peut relever qu’il donne d’emblée un aspect paradoxal à
toute réflexion sur les “Bretons à Nantes” et qu’il impose de démontrer
l’exactitude, en l’espèce, des termes “immigration” et “émigration”…
Un autre élément pourrait expliquer aussi le refus de considérer
ces peuplements bretons de Nantes comme une véritable immigration :
ce serait d’en faire de simples mouvements d’exode rural, liés à la révolution industrielle. Un éventail de considérations simples permet de
bien marquer l’originalité de ce peuplement breton et d’en souligner la
Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006
par Jean Breteau,
historien
et membre des Anneaux
de la mémoire
“Après tout,
elles gagnent assez
pour des Bretonnes.”
Déclaration du maire
de Nantes, lors de
la grève des balayeuses
de 1899.
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nature “migrante”. Beaucoup d’entre elles sont empruntées à l’étude
publiée par Skol Vreizh, Venir à Nantes avant d’être damné(1). Dans ce
travail de l’association Nantes-Histoire, on apprend, sous la plume de
vingt-quatre auteurs – universitaires ou amateurs très éclairés – que,
dans l’immigration massive de 100 000 habitants qu’a connue Nantes de 1821 à 1921, les
Historique
“Bretons” représentent au moins 26 000 perNantes, capitale du duché de Bretagne depuis le
sonnes. Par ailleurs, une étude détaillée et
Moyen Âge, a fait, avec son arrière-pays, partie
cartographiée(2) des implantations des nouintégrante de la Bretagne pendant environ onze
cents ans, avant d’en être détachée par Pétain en
veaux venus dans les différents quartiers de
1941. Depuis lors, aucun gouvernement n’a remis
Nantes (en 1851, 1872 et 1891) permet de
en cause la décision de Vichy, et la Loire-Atlantique
connaître les lieux d’origine des émigrés. Il
est désormais rattachée administrativement à la
est alors très intéressant de relever que, si au
région Pays-de-Loire, dont Nantes est la capitale.
début de l’étude, en 1851, le Morbihan, l’Illeet-Vilaine et les Côtes-du-Nord (anciennes
Côtes d’Armor, ndlr) représentent à parts
sensiblement égales plus des 9/10e de la population “bretonne”, en
1872, le Morbihan l’emporte nettement mais le Finistère commence à
1)- Venir à Nantes avant
être significativement présent. En 1891, ce dernier département est le
d’être damné, migrations
seul à avoir progressé – en valeur absolue et relative. Voilà la preuve
rurales bas-bretonnes vers
Nantes (XIXe- XXe siècles),
qu’il y a bien émigration. Cela fait de Nantes – et de la commune limicollectif Nantes-Histoire
trophe de Chantenay – une terre d’immigration, comme Angers avec
(vingt-quatre auteurs),
édition Skol Vreizh, maison
Trélazé, Le Havre avec Petit et Grand-Couronne, comme Paris avec le
d’édition en breton et en
quartier Montparnasse.
français, Morlaix, 2000, 167 p.
2)- Nantes plans
commentés : vingt plans
de Nantes du XVIIIe au
XXe siècle, Gilles Bienvenu,
MeMo, 105 p., Nantes, 1994.
Bas-Bretons, le rejet et la haine
4)- Le noir animal s’obtient
en calcinant des os
en vase clos. En grains, il a
des propriétés décolorantes
et désinfectantes ; en poudre
fine, il sert en teinture.
Cette installation des nouveaux arrivants sur le territoire de Chantenay, de la butte Sainte-Anne et de la zone de contact entre Nantes et
Chantenay (appelée dans la langue populaire locale “La R’trousse”)
obéit à deux raisons principales : l’accueil par des compatriotes, des
parents dont témoignent de nombreux récits de vie, mais aussi la proximité des travaux durs et salissants réservés à cette main d’œuvre.
Henri de Berranger dans son Évocation du vieux Nantes(3) le souligne
pour caractériser la “banlieue Ouest” :
“[À Chantenay] l’essor industriel ne commencera que vers 1830,
avec les premières fabriques de noir animal(4). D’autres établissements vont s’y ajouter, comme les chantiers de constructions navales
Arnous-Rivière et Jollet (1838), et surtout les usines de conserves alimentaires, au nombre de six déjà en 1846, accompagnées d’entreprises annexes, enfin une raffinerie (1866). Cette évolution ne fit que
s’amplifier, avec l’accroissement du nombre d’habitants : 2 900 en
1831, 4 691 en 1846, 12 521 en 1886, 21 671 en 1906.
Dès 1792, le rattachement de Chantenay à Nantes avait été envisagé
mais sans succès. Il en alla de même en 1821, au moment où la municipa-
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Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006
3)- Évocation du vieux
Nantes, Berranger (Henri
de), Paris, Minuit, 1966
(réédition 1989).
On pourra également
consulter : Nantes, un port
pour mémoire, Jean-Louis
Bodinier, Jean Breteau,
éditions Apogée, 1994 ;
L’indépendance confisquée
d’une ville ouvrière,
Chantenay, Daniel Pinson,
ACL édition, 1982 ;
Chantenay. histoire illustrée
d’une ville devenue quartier,
Christophe Patillon, JeanLuc Souchet, CDMUT, 1993.
lité nantaise combattait difficilement les fraudeurs de la Ville-en-Bois(5). Il 5)- La toponymie,
avec la Ville-en-Bois, rappelle
faudra attendre la loi du 3 avril 1908 pour voir ce projet se réaliser.”
que les confins de la ville
Cependant, c’est sans conteste dans l’analyse des attitudes adoptées qui touchent aux quartiers
étaient dédiés
par les autochtones à l’égard de la population migrante que nous trouve- ouvriers
aux loisirs populaires et à
rons une véritable adéquation avec les autres migrations de populations l’encanaillement bourgeois :
effet, jusqu’au rattachement
étrangères et ouvrières des XIXe et XXe siècles dans la région. En effet, en
forcé de Chantenay à Nantes
trois types “d’accueil” peuvent être schématiquement relevés : le rejet, le (3 avril 1908), quantité
d’estaminets, simples baraques
communautarisme, l’intégration.
démontables (ville en bois)
Les documents les plus parlants, les témoignages les plus specta- y servent des boissons
moins chères
culaires sont hélas ceux qui manifestent l’hostilité et le rejet de certains alcoolisées,
puisqu’elles n’ont
groupes nantais face à l’afflux des populations bretonnes fraîchement pas à acquitter l’octroi
immigrées, empruntant largement au registre de la haine, de la xéno- communal de Nantes !
phobie, voire du racisme. Ainsi en est-il du Rapport sur les immigrations
bretonnes dans la ville de Nantes (1852) d’Auguste Chérot, conseiller
municipal et manufacturier. Les extraits suivants, repris par nombre
d’historiens, suffisent largement à illustrer l’esprit peu honorable de ce qui est
“Ces hordes nomades sont
plus une diatribe qu’un rapport : “Ces
une charge pesante pour nos hôpitaux […]
populations (les Bas-Bretons) étranElles font une concurrence
gères à notre département, chez lesquelles la malpropreté la plus repousdésastreuse à notre population ouvrière dans
sante est une seconde nature et dont la
la recherche du travail.”
dégradation morale est descendue à
un niveau effrayant, viennent périodiquement encombrer nos quartiers les plus pauvres et les plus insalubres
[…] ils entrent pour les trois-quarts dans la population qui alimente
les barres des tribunaux de police […] ces hordes nomades sont une
charge pesante pour nos hôpitaux […] Elles font une concurrence
désastreuse à notre population ouvrière dans la recherche du travail.”
“Des êtres crasseux, superstitieux, bref étrangers”
Ce flot de haine est corroboré, si l’on peut dire, par ces quelques lignes
extraites d’un rapport de police (1855) qui montrent que le sentiment
antibreton ne touche pas que les élites : “Dans la population pauvre
de la ville […] il existe une antipathie bien prononcée contre la race
bretonne qui affame les vrais pauvres, qui reçoit toutes les charités et
qui a tous les vices imaginables.”
L’entre-deux-guerres ne verra pas s’apaiser cette hostilité aux immigrés bretons – dès lors qu’ils appartiennent aux exclus, à un quart-monde
avant la lettre. Notre témoin ici est le journaliste et écrivain Morvan
Lebesque dans son livre Comment peut-on être breton ?(6). Il faut préciser pour l’honneur de sa mémoire que ce qu’il rapporte n’est en rien sa
propre opinion mais le reflet de ce que pensait la toute petite bourgeoisie de Nantes : “Les Bretons, je les connaissais. C’était des êtres crasseux,
Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006
6)- Morvan Lebesque,
Comment peut-on être Breton ?
Essai sur la démocratie
française, Seuil, 1984.
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superstitieux, comiques, bref étrangers, logés à l’extrémité de la ville,
dans le faubourg de Sainte-Anne, un quartier où on allait peu, juste
après celui des putains. Il surplombait le port du haut d’une falaise de
granit à laquelle on voyait toujours accrochés des gosses dépenaillés,
culs-nus, et, disait mon père, quand l’un d’eux tombe ou se fait écraser
ça ne compte pas, ces gens-là font des tas d’enfants. […] Parfois il me
rapportait de ses tournées des histoires de médina sur ces ploucs qui
travaillaient aux docks, aux savonneries, aux engrais Kuhlmann, dans
la puanteur des suifs et du noir animal. Ils se chauffaient à la tourbe.
Ils avaient leur église, leur prêche en patois et même leur cinéma…”
C’est, après la Deuxième Guerre mondiale, une même connotation
méprisante, fardée d’“exotisme” que l’on retrouve dans la description du
quartier Sainte-Anne par Gilbert Dupé dans Le Bateau à soupe (1946) :
“Il y avait d’abord les Bretons, les‘Brezonecs’ ainsi qu’on disait à
Nantes, serrés là en une sorte de pittoresque village avec ses mœurs, ses
bruits, son langage, où les gens d’en bas se croyaient perdus. Ils fournissaient à la ville l’armée travailleuse dont une grande cité a besoin
pour ses œuvres sordides, tassés dans la pénombre, parlant un langage
rauque qui leur donne l’air d’être en perpétuelle colère. Les débits aux
enseignes incompréhensibles ne désemplissaient pas, sentant le cidre
et l’eau-de-vie, fréquentés aussi bien par les gars que par les femmes…”
L’Église, championne de l’identité bretonne
Face à ce rejet violent, il fut facile à l’Église – atterrée par sa perte d’influence dans le prolétariat urbain et portuaire – de se présenter en championne de l’identité catholique et bretonne.
“Nous sommes des gâs de Bretagne,
De fiers gaillards, de bons garçons,
Que toujours la joie accompagne,
Et qui ne font pas de façons.
Notre allure est légère et prompte,
Nos bras sont forts et vigoureux,
Et partout, avec nous, l’on compte,
Car nous n’avons pas froid aux yeux.
Ton amour, France, nous enflamme
Et nous fait braver le trépas,
Mais un autre est plus cher à l’âme
Des vrais Bretons, les rudes gâs :
C’est celui de notre Armorique
Dont nous gardons, sans la flétrir,
La sublime devise antique :
‘Plutôt que se souiller, mourir !’”
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Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006
© Jean Gallet.
Sans doute ces fortes paroles d’Yves Le Stanc (1908) sont-elles assez
éloignées de la véritable poésie, mais ce n’est pas leur valeur esthétique
qui importe au curé Athanase Ollivier qui les rapporte avec fierté dans son
ouvrage Sainte Anne de Nantes (1909). Ce qui lui plaît dans les “gais
refrains” du “Botrel” de Sainte-Anne, comme
il l’appelle, c’est la “bretonnité” affirmée, proclamée – face à un patriotisme français quasi
subsidiaire – par les gymnastes de la société
L’Hermine fondée le 14 mai 1907. Cet hymne,
bien au-delà de ses qualités – et de ses
défauts ! – intrinsèques, porte une affirmation communautaire, une revendication identitaire qui contribue, pour un simple chant de
gymnastes, à lui donner une allure martiale.
Il symbolise de manière exemplaire l’union, à
la fin du XIXe siècle, dans ce quartier, de l’Église et de la Bretagne.
La façon la plus forte d’affirmer l’ancrage breton des ouailles de la paroisse de
Sainte-Anne a été, pour l’Église et pendant
plus d’un siècle, de promouvoir les grandes
messes en breton : “Le père Le Floch se
donnait, à son tour, la spécialité d’un
auditoire de Bretons bretonnant. L’église
fut toujours pleine et c’était un effet pittoresque de voir les coiffes aux formes
variées émerger du milieu de l’auditoire,
comme on voit parfois s’élever au-dessus
des eaux les larges feuilles des blancs
nénuphars. Et ces feuilles s’agitaient au
souffle des paroles ‘humouristiques’ (sic) du supérieur alors qu’il
remplaçait le ‘père breton’. On priait et l’on chantait les airs
d’Armorique, mélancoliques et doux. Et l’imagination se prenait à
rêver de quelque lande sauvage, de quelque falaise de Cornouaille, où
la voix des pâtres ou des orphelins qu’a faits l’océan, mêlerait leur
plainte au grand gémissement des flots.” (Athanase Ollivier)
La quête d’identité par la langue peut aussi s’avérer décevante, et
maître Le Mappian, ancien bâtonnier, confiait dans une conversation
se souvenir que dans son enfance, dans les années trente donc, plusieurs fois il avait vu son père, mis sur son trente et un, partir pour
assister le dimanche à la grand-messe de Sainte-Anne, alléché par l’annonce d’un prêche en breton par un prêtre visiteur. Il revenait bien
avant la fin de la messe, furieux, tonnant contre ces curés qui ne
connaissent pas le “vrai breton”. Léon, Trégor, Cornouaille…, où s’arrête cette recherche sans fin de la véritable origine ?
Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006
Cette statue de sainte Anne
par Amédée Ménard, fondue
par Voruz, domine la butte qui
porte son nom. Inaugurée le
soir du mardi de Pâques 1871,
au sommet d’un escalier de
cent marches (à vérifier ! ), elle
marque par sa dédicace en
latin “Sancta Anna Britannorum
Patrona Nautis et navibus
nostris semper faveas” (Sainte
Anne, patronne des Bretons,
protège toujours nos marins
et nos navires !) une tentative
de reprise d’une tutelle
religieuse et bretonne sur
le port aux dépens du païen
et volontariste “Neptunus
favet eunti” (Neptune favorise
ceux qui osent) dû à
un préfet de la Restauration.
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L’exaltation des vertus “celto-catholiques”
de dévouement
Pendant plus d’un siècle, l’Église fit tout son possible pour garder “ses”
Bretons et elle n’hésita pas à les enrôler sous sa bannière politique,
contre la République, lors de la loi de séparation de l’Église et de l’État… Au-delà de ces péripéties événementielles, importantes à l’échelon
local car très perturbatrices, plus profondément, l’Église et ses prêtres
– aidés de quelques écrivains (René Bazin) – installèrent durablement
la population bretonne dans des liens de dépendance, voire de servitude,
à l’égard des maîtres, bourgeois ou aristocrates. L’exaltation des vertus
“celto-catholiques” de fidélité, d’obéissance et de dévouement habille
bien le statut des serviteurs de maison, de
la foule des nourrices et des “bonnes à tout
L’Église et ses prêtres installèrent
faire” que le “Train de Bretagne” débarque
durablement la population bretonne
à la gare de la Bourse.
Le troisième volet de ces migrations
dans des liens de dépendance,
bretonnes
à Nantes qu’il nous reste à évovoire de servitude, à l’égard des maîtres,
quer est sans doute le plus difficile à cerbourgeois ou aristocrates.
ner et demeure un terrain d’études à
creuser pour démographes, historiens et
sociologues. Il s’agit de l’intégration. Elle peut dans un premier temps
apparaître comme simple réussite, une variante de la fin de l’histoire à
l’échelle locale ! Il n’en est rien et il est intéressant de prouver que l’intégration réussie des migrants bretons n’a pu se faire qu’en maintenant, plus souvent par la “force des choses” que par volonté délibérée,
jusqu’à ces dernières décennies une forte armature culturelle.
La première explication de cette intégration réussie est économique et, de nouveau, c’est Morvan Lebesque qui la résume le mieux :
“Il y avait à Nantes des gens qui s’appelaient Mahé, Cosquer, Le Floch,
Le Gall. Ils étaient négociants, fonctionnaires ou rentiers : ils
n’étaient pas Bretons. Ils appartenaient à l’Ouest, au val de Loire.”
Autant derrière la formule “ouvriers et marins” utilisée au
XIXe siècle se cachait une forme d’ostracisme social, autant l’assimilation à des professions reconnues, “honorables”, gomme-t-elle le particularisme breton, l’origine au sens fort du terme.
Il ne peut être question dans le cadre restreint de cette évocation
d’étudier sur deux siècles les comportements politiques de la diaspora
bretonne de Nantes. Cependant, au risque de choquer les militants les
plus engagés, il faut reconnaître que – globalement – l’attachement à la
Bretagne est plus de l’ordre du sentiment que du politique. Notons toutefois que pendant les trois derniers municipes, l’Union démocratique
bretonne est représentée au sein de la majorité municipale de gauche.
Loin d’une théorie réductrice qui veut faire de la culture et de ses
expressions une “superstructure” par rapport à un monde où l’écono-
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Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006
mie – ou le travail – serait l’élément structurant de base, on voit, avec
les résultats culturels de l’émigration bretonne à Nantes au sens large,
à quel point les transformations fructueuses et enrichissantes des cultures d’origine peuvent contribuer à forger, juxtaposées à d’autres
apports, une riche identité.
Une culture bretonne toujours vivante
Au-delà de la vigueur des nombreuses associations culturelles qui militent pour la pérennité des attaches bretonnes (Ar Falz, Dastum,
Agence culturelle bretonne etc.), on peut prendre une exacte – bien
qu’impressionniste – mesure de l’importance de la culture bretonne à
Nantes au hasard de la presse quotidienne. Pas de numéro qui ne mentionne d’autres publications de tous ordres sur la Bretagne, de Fest
Deiz ou Fest Noz organisés par diverses associations, de concours musicaux pour ceux dont le talent a ses racines en Normandie, Bretagne,
Pays-de-la-Loire (“Une Breizh’Ac” suggère humoristiquement le journaliste), de chorégraphies et folk celtique etc. Les courriers des lecteurs sont souvent aussi mobilisés au service des “causes bretonnes”.
On peut accumuler comme preuves anecdotiques les relevés patronymiques (on constate cependant que la mode des prénoms bretons
est passée, encore qu’Arthur ait un succès susceptible d’interprétation). On peut aussi analyser les nombreuses raisons sociales d’entreprises qui se réfèrent à la Bretagne, relever les signes de notoriété historique (la duchesse Anne est le personnage le plus emblématique de
la ville, le château des Ducs et son drapeau breton constituent l’attraction touristique majeure…). On peut enfin compter les crêperies !
Ce n’est pas retourner à une vision folklorisante de la Bretagne mais
constater que la vie quotidienne dans ses plus simples manifestations
a intégré l’apport celte de la province bretonne.
C’est le président socialiste du conseil général de Loire-Atlantique,
Patrick Mareschal (naguère président du comité pour l’unité administrative de la Bretagne) qui l’affirme : “La Loire-Atlantique dispose
d’une forte identité, de racines historiques bretonnes incontestables
que je considère comme un atout culturel majeur.”
A P U B L I É Dossier Pays-de-la-Loire, divers et ouverts, n° 1222, novembre-décembre 1999
Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006
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Montparnasse : terminus !
Par Annick Madec, maître de conférences en sociologie
à l'université Bretagne occidentale (Brest)
Des migrants, ex-Bretons de Paris, qui vivent aujourd’hui leur retraite dans un
pavillon à la périphérie d’une grande ville normande ont accepté de commenter le documentaire, Nous n’étions pas des Bécassines, de Thierry
Compain, diffusé en février 2006 sur France 3. Hélène est née en 1937 dans
les Côtes d’Armor, dans une petite ferme isolée. Paul, né en 1936 dans le
Finistère, à Morlaix, a grandi à la campagne. Ils ont quitté la Bretagne, tout
juste mariés, en 1958. L’un et l’autre écoutent aussi attentivement les propos
des bonnes rentrées assez vite en Bretagne (les saisonnières) que ceux des
femmes restées dans la capitale (les immigrées). Ils se considèrent, eux,
comme des immigrés. Ils restent silencieux jusqu’à la fin du documentaire,
puis s’interpellent : “tu te souviens ?”
Paul : “L’histoire de Trégastel, qu’elle raconte, qui a rencontré une ancienne
copine qui faisait semblant de ne plus savoir parler breton m’est arrivée
aussi. Moi, c’était à Montparnasse. Je tombe sur un gars avec qui j’allais à
l’école qui rentrait aussi, avec le même train. Moi, j’étais tout content, je
commence à lui parler en breton. Lui, il se recule, et il me demande : mais
qu’est-ce que tu dis ? J’ai compris : ça faisait deux ou trois ans qu’il travaillait
à Paris, à la SNCF, il ne se prenait pas pour n’importe qui. Il était de la ville
maintenant, il ne parlait plus comme un paysan ! Il y en avait beaucoup des
comme ça. Je me suis dit : quel con !, et j’ai rejoint d’autres gars qui allaient
jusqu’à Rennes !”
Hélène : “Je ne sais pas si on était des Bécassines, mais des histoires comme
celle de la bonne qui ne sait pas ce qu’est une escalope et qui n’arrive pas à
répéter ce que lui a demandé sa patronne, j’en ai entendu d’autres. Ce n’est
pas seulement parce qu’on ne savait pas le dire en français, c’est parce que,
dans les fermes, on ne mangeait que du cochon et on ne disait pas le nom
du morceau qu’on mangeait. La première fois que j’ai fait du poulet à Paris,
j’ai fait rigoler tout le monde. Immangeable. Je l’ai fait comme une poule au
pot, comme je croyais que ma mère faisait. Sans me rendre compte que du
poulet, on n’en mangeait pas. On les vendait et, nous, on mangeait les
vieilles poules.”
Ils racontent ensuite comment une cousine trentenaire, qu’ils n’auraient
probablement pas fréquentée en Bretagne car la famille était trop grande
pour que l’on puisse voir tout le monde, a initié Hélène à la cuisine de la
ville. Et comment s’était passée la cohabitation avec le cousin qui les a
hébergés quand ils ont débarqué en banlieue Ouest, bien décidés à avoir le
plus vite possible un toit à eux. Ils disent aussi qu’en émigrant on se
regroupe, qu’on se sert les coudes entre migrants et que le cercle des relations s’élargit rapidement au-delà de la famille. Au début des années
soixante, on parlait breton aussi bien dans les jardins que dans les bistrots
de banlieue. On se reconnaissait ainsi. C’est en banlieue parisienne qu’ils
ont appris à connaître la Bretagne et ses multiples parlers, ses multiples
accents. Ils disent aussi qu’ils étaient vite identifiés comme Bretons, même
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quand ils parlaient français, à cause de leur accent. Et ils disent encore qu’ils
n’ont jamais été d’accord sur l’usage du breton ni sur l’intérêt d’aller aux
fêtes bretonnes de Poissy ou d’Argenteuil. Paul a grandi dans une famille
parfaitement bilingue et a fréquenté une école où le breton était pratiqué.
Hélène a appris, dans la douleur, le français à l’école publique, en cherchant
à repasser le “caillou des bretonnants”(1) à la première copine surprise à parler breton dans la cour de l’école. Elle a ensuite quitté les Côtes d’Armor
pour le Finistère où l’on se moquait d’elle car elle ne parlait pas le même
breton que les voisins. Paul a toujours été fier d’être breton et bretonnant.
Hélène a toujours vu la Bretagne et tout ce qui s’y rapporte comme source
d’ennuis et d’humiliations.
Âgée de bientôt 70 ans, c’est la rage au cœur qu’elle déclare farouchement à son mari : “En Bretagne, on ne leur faisait pas de cadeaux, aux
femmes. On ne cherchait pas à savoir comment les filles-mères s‘étaient
retrouvées enceintes. C’est à elles qu’on jetait la pierre. Elles le disent bien
là, c’est pour ça qu’elles devaient aller faire les bonniches. Et, s’il y en a
pour qui c’était dur de travailler chez des patrons, moi, c’est à Paris, que
j’ai été le plus heureuse, à travailler, dans une maison de retraite avec des
Espagnoles, vraiment gentilles avec moi, parce que j’étais la plus jeune et
que je venais d’arriver. C’était facile contrairement à la vie chez mes
parents. C’est en Bretagne que j’ai fait la bonniche, de 14 à 21 ans, pour le
prix d’une vache quand je suis partie. Et encore, c’est à toi qu’ils ont donné
l’argent ! Porter l’eau au seau et laver au lavoir, traire les vaches, se taire,
une vie d’esclave, oui !”
Paul a fait tous les boulots, livreur, terrassier, maraîcher, sans compter ses
heures, comme ses copains portugais, pour devenir propriétaire de son
pavillon et loger ses enfants nés trop vite. Il a appris à faire du commerce
avec des Auvergnats. “Eux savaient, dit-il, faire des affaires ; les Bretons, ils
voulaient tous être fonctionnaires !” Il a fini sa vie professionnelle, comme
les autres, fonctionnaire ou presque, employé municipal, en Normandie.
Juste avant son départ à la retraite, il s’est accroché avec un collègue qui lui
a lancé : “Pourquoi tu n’es pas resté chez toi bouffer tes patates ?”
Comme tous les immigrés, ils se demandent où ils se sentent chez eux. Là où
sont enterrés leurs parents, là où sont nés leurs enfants, là où grandissent leurs
petits-enfants ? Là où le feu crépite dans la cheminée ?
1)- Le caillou dont il est question dans ce témoignage pouvait être un autre
objet dans d’autres écoles, notamment un sabot de bois, que les élèves surpris à parler breton devaient porter comme on faisait porter un bonnet d’âne
aux “mauvais” élèves. Ces objets étaient aussi appelés des “symboles” ; on
disait : “porter le symbole”. En sociologie, on pourrait dire “porter le stigmate” au sens propre et pas seulement au sens figuré.
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