Le parti russe Facebook - l`Institut d`Histoire sociale
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Le parti russe Facebook - l`Institut d`Histoire sociale
colloque 0A-06_Svetova_10p-Kahn:H&L-dossier 26/02/12 20:42 Page71 LA RUSSIE NOUVELLE par Zoïa Svetova* Le parti russe Facebook L A RUSSIE EST AU SEUIL d’un grand changement. Personne ne saurait dire aujourd’hui ce qu’il sera. En tout cas, il ne faut pas croire celui qui prétend le savoir. À un mois des élections, personne ne peut même prédire si Vladimir Poutine sera gagnant au premier tour. Cependant, il est fort peu probable qu’il reste Président pendant douze ans, et même qu’il tienne jusqu’au bout de son premier mandat de six ans. Cette mobilisation populaire inouïe en décembre 2011 © FSP JFT – du jamais vu depuis vingt ans – a reçu le nom de «révolution des neiges» ou de «révolution Facebook». En réalité, ce n’est pas une révolution: les gens protestent contre le jeu sans règles du pouvoir, contre la dégradation morale et l’absence d’un État de droit, imposés à la société par le régime de Poutine. Essayons de comprendre la nature de cette nouvelle protestation. Comment ce mouvement est-il né? Avant les élections parlementaires, il y a eu des discussions, essentiellement sur Internet, sur différentes stratégies de vote. C’est la consigne du célèbre avocat et blogueur russe, Alexeï Navalny, qui l’a emporté: «Non au parti des escrocs et des voleurs!». Navalny a suggéré de voter aux élections pour n’importe quel parti à l’exception du parti du pouvoir, la Russie unie. Et en effet, de très nombreuses personnes ont voté pour les communistes ou pour la Russie juste en signe de protestation, sans adhérer aux programmes de ces partis. * Fille de deux écrivains soviétiques dissidents, d’abord professeur de français et interprète de conférence, Zoïa Svetova est devenue journaliste russe d’opposition. Elle est, notamment, journaliste au New Times; elle est également une active militante des droits de l’homme et, à ce titre, elle est titulaire de nombreux prix des droits de l’Homme. N° 47 71 0A-06_Svetova_10p-Kahn:H&L-dossier 26/02/12 20:42 Page72 © ALEXEY YUSHENKOV HISTOIRE & LIBERTÉ Les élections ont eu lieu le 4 décembre 2011. Poutine avait exigé de sa «verticale du pouvoir» qu’elle assure, grâce à la «ressource administrative », près de 60 % des votes à la Russie unie, mais le score réel de ce parti fut de l’ordre de 30 %, et à Moscou, seulement de 23 à 25 %. Selon des évaluations d’observateurs indépendants, plus de 15 millions de votes ont été falsifiés pour obtenir le score officiel de 49,5 % pour L’avocat blogueur Alexeï Navalny la Russie unie. Le 4 décembre au soir, des vidéos et des photos commencèrent à circuler sur Internet où l’on voyait de nombreux cas de bourrage d’urnes. Cela a provoqué une vague d’indignation. Un jeune journaliste a appelé sur sa page Facebook à sortir dans la rue le 5 décembre. Quelques heures plus tard, des milliers de personnes ont annoncé sur Facebook qu’ils participeraient au meeting. Le meeting eut lieu près du métro «Tchistyïé Proudy». Bien qu’il fût autorisé, 200 personnes ont été arrêtées et 80 parmi elles ont écopé de 10 à 15 jours de prison. J’ai visité ces gens en prison qui, pour la plupart, avaient été observateurs dans des bureaux de vote. Choqués, ils sont sortis dans la rue pour protester contre les falsifications dont ils avaient été eux-mêmes témoins. Les citadins en colère ne voulaient pas qu’on les prenne pour un troupeau docile. Mais le point de départ de cette indignation date de bien avant les législatives. Lorsque, le 24 septembre 2011, Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev annoncèrent publiquement que leur échange de rôles avait été conçu d’emblée, les gens se sont sentis humiliés et offensés. Certains se disaient prêts à faire leurs valises et à quitter la Russie. Rapidement, surtout au sein de la classe moyenne, le désir est né de protester publiquement. Il s’est avéré que les causes de l’irritation contre le pouvoir s’étaient accumulées depuis longtemps. D’abord, c’étaient des « petites choses ». Par exemple, lorsque le cortège présidentiel traverse Moscou, on ferme les voies magistrales et les automobilistes passent des heures dans des bouchons. Et le Président n’est pas le seul à perturber le trafic moscovite: les hauts fonctionnaires eux aussi ont droit à des gyrophares qui permettent à ces «serviteurs du peuple» de passer là où le «menu fretin» est pris dans des embouteillages monstres. En été 2010, d’horribles incendies de forêt ravagèrent la Russie. Les gens ont compris alors que les autorités étaient incapables de leur venir en aide, à cause de l’impréparation totale aux situations d’urgence, et ils se sont souciés de leur propre salut en organisant des groupes de volontaires. 72 MARS 2012 colloque 0A-06_Svetova_10p-Kahn:H&L-dossier 26/02/12 20:42 Page73 LE PARTI RUSSE FACEBOOK Zoïa Svetova, Pierre Rigoulot, Marie Mendras © FSP JFT Et voici un facteur bien plus sérieux d’une irritation permanente : en douze ans, le «régime Poutine» a détruit les rudiments d’une justice indépendante. Aujourd’hui, n’importe qui peut être arrêté et jeté en prison. Ainsi, il est dangereux de faire du business: près de 100000 hommes d’affaires sont poursuivis chaque année au pénal, abusivement pour la plupart, et s’ils ne donnent pas de pots-de-vin à la police, au parquet, au fisc, s’ils n’arrivent pas à racheter leur liberté, ils risquent d’être dépossédés de leur propriété et de rester durablement derrière les barreaux. Il n’est pas moins dangereux d’être dans l’opposition: un opposant peut être arrêté, par exemple, pour la possession d’une drogue qu’on avait fourrée au préalable dans sa poche ou pour de «la propagande en faveur de l’extrémisme». En prison, les gens arrêtés pendant les meetings me disaient tous: «Il n’y a pas de justice en Russie. L’audience pour un délit administratif (participation au meeting ou résistance aux policiers) n’a duré que deux minutes. La juge n’a voulu ni écouter les témoins de la défense, ni visionner les vidéos de l’arrestation. Certaines personnes furent arrêtées juste pour s’être trouvées à proximité du lieu du rassemblement». Qui sont les protestataires? Que veulent-ils? Le 24 décembre 2011, près de 80000 personnes sont venues manifester sur la perspective Sakharov. Si le principal slogan du précédent rassemblement, (près de 50000 manifestants le 10 décembre, sur la place Bolotnaïa) était «Pour les élections honnêtes!», celui sur la perspective Sakharov appelait la population à «Ne pas donner une seule voix à Vladimir Poutine le 4 mars 2012!». Dans les deux meetings, les manifestants n’étaient membres d’aucun parti, mais étaient seulement des citoyens ayant ressenti la nécessité d’une société civile. Beaucoup parmi eux – commerçants, entrepreneurs, étudiants, journalistes, artistes, musiciens, écrivains – n’avaient jamais dans le passé participé à des meetings. N° 47 73 0A-06_Svetova_10p-Kahn:H&L-dossier 26/02/12 20:42 Page74 HISTOIRE & LIBERTÉ Selon le sondage du Centre Youri Levada, 38 % des participants à ces deux rassemblements se disent démocrates, 31 % libéraux et 13 % communistes. Selon une autre étude, réalisée par des utilisateurs de réseaux sociaux, la plupart des manifestants étaient des jeunes gens qui exigent du pouvoir de «l’honnêteté». Un autre calicot résumait l’état d’esprit des protestataires : « Nous ne sommes pas une opposition. Nous sommes vos employeurs. Nous ne protestons pas, nous vous licencions!». Pour l’instant, le nouveau mouvement civique n’a pas de leader accepté de tous. Ces activistes d’une société civile subitement émergée ont compris qu’ils étaient capables de s’organiser et de prendre des décisions collectives grâce à Facebook et autres réseaux sociaux. Voici ce que dit le politologue Grigori Satarov: «Le pouvoir a essuyé un revers dans sa lutte pour le contrôle des rues et des places. La campagne de propagande de la «stabilité», cette principale réalisation du régime poutinien, a subi un échec cuisant. Il s’est avéré que cette stabilité n’est qu’un mythe imposé à la société par le régime». Une rapide politisation de la protestation eut lieu: ainsi, on exige non seulement une révision des résultats des élections à la Douma, mais aussi la libération de tous les prisonniers politiques. Et Poutine est en passe de devenir un antihéros. Pendant des années, les analystes croyaient que seule une brusque chute des prix du pétrole (et donc une chute brutale du niveau de vie en Russie) pouvait pousser la population à descendre dans la rue. Mais c’était faux. Les gens ont leur dignité. On ne peut toujours acheter leur loyauté. Ce qui se passe est une protestation morale, une protestation contre la corruption. Depuis longtemps, le pouvoir avait persuadé la société que rien ne dépendait d’elle, car tout se jouait à l’avance. Que le quidam vienne ou non au bureau de vote, de toute façon, seront élus ceux qui ont été désignés par le régime. Telle était la conviction de la plupart des Russes. Mais après les élections parlementaires de 2011, la situation a subitement changé. Indignés par l’énormité des falsifications, les gens ont compris que Poutine les avait trompés et que la société était capable d’un virage antiautoritaire. C’est le résultat le plus important de ces actions de protestation. Et encore un élément important: les gens ont vaincu leur peur. Ils n’ont plus peur. Ils ne craignent pas d’aller à un meeting. Ils ne craignent pas la répression. Que s’est-il passé? Depuis douze ans, les experts, les journalistes et les analystes politiques parlaient d’îlots de la société civile: de petits groupes de gens par-ci par-là. Il s’agissait surtout de communautés qui défendaient leurs intérêts particuliers: des acquéreurs de l’immobilier neuf trompés par des constructeurs malhonnêtes; des habitants de Khimki s’opposant à l’abattage de leur forêt domaniale; des mères dont les enfants étaient envoyés en prison en violation de la loi. 74 MARS 2012 LE PARTI RUSSE FACEBOOK Mais en décembre 2011, une multitude de citoyens ont subitement compris qu’ils avaient des intérêts communs: ils sont sortis dans la rue pour protester contre les élections qu’on leur avait volées. On leur a subtilisé leur droit électoral. La société civile a poussé comme un champignon et il est difficile d’arrêter sa croissance. Le feu qui couvait pendant de longues années s’est subitement embrasé. Une ligue des électeurs fut formée le 16 janvier 2012 à Moscou. En font partie des écrivains, des présentateurs télé, des journalistes, des musiciens connus. Leur objectif est d’organiser le contrôle de l’élection présidentielle. Ils veilleront à la préparation de milliers d’observateurs civils qui seront présents dans les bureaux de vote et essayeront d’empêcher les bourrages d’urnes et autres violations. Par ailleurs, les représentants de la Ligue doivent transmettre à l’administration présidentielle la liste des prisonniers politiques. Leur libération par amnistie ou grâce présidentielle est l’une des exigences des meetings de protestation. Cette liste contient une quarantaine de noms, dont ceux de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev. Au début de la perestroïka, en 1987, Mikhaïl Gorbatchev a gracié tous les prisonniers politiques. L’opposition d’aujourd’hui considère que le régime Poutine doit faire de même. Quelle sera la suite des événements? Quoi qu’il arrive, la protestation va s’amplifier. Le Facebook continuera à jouer le rôle important qu’il a depuis le début de la contestation. C’est sur Facebook que l’on élit les listes d’orateurs dans les meetings et que l’on établit collectivement celles des prisonniers politiques. La scission ressentie au sein de l’élite gouvernante, y compris dans l’entourage de Poutine, est un facteur qui inspire l’espoir d’une évolution pacifique. Mais si Poutine s’obstine à ne pas chercher de compromis avec la société et refuse de faire des concessions importantes, alors la situation deviendra dangereuse. La société continuera de protester avec des exigences de plus en plus radicales. Et alors, il sera forcé de réagir. Apparemment, Poutine n’osera pas tirer sur le peuple. Lui-même et tout son entourage ont des comptes bien approvisionnés dans des banques occidentales. Or, après une effusion de sang, ces comptes risquent d’être gelés et eux-mêmes interdits de visas, comme c’est déjà le cas pour les soixante fonctionnaires russes de la «liste Magnitski». C’est le résultat de l’initiative du sénateur américain Benjamin Cardin : le département d’État a pris ces mesures vis-à-vis de ceux qui ont joué un rôle dans la mort atroce du juriste Serguei Magnitski à la prison moscovite «Matrosskaïa Tichina». Les représentants de l’élite poutinienne, les hommes d’affaires, les oligarques suivent attentivement le mouvement de protestation en Russie. Car c’est ici, dans la rue, que leur sort sera scellé. N° 47 75 colloque 0A-06_Svetova_10p-Kahn:H&L-dossier 26/02/12 20:42 Page75 0A-06_Svetova_10p-Kahn:H&L-dossier 26/02/12 20:42 Page76