Director`s cut

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Director`s cut
Académie de l’Imaginaire – Équipe verte – Tour 7 – Alexandre Ratel
Director’s cut
-1— Rends-toi, Shaolin ! Je sais que c’est toi le meurtrier !
Le staccato des fusils mitrailleurs résonnait dans le temple. Les gerbes de flammes
jaillissaient des armes, éclairant par à-coups les pierres millénaires de ce lieu sacré.
— Jamais ! Plutôt rôtir en enfer !
— Comme tu voudras.
Arnold plongea au milieu des tirs. Il effectua une roulade sur le côté tout en tirant avec ses
deux revolvers. Il abattit deux rebelles avant de loger une balle dans le réservoir d’une moto.
Une vague de feu déferla et balaya plusieurs ennemis. Arnold se réfugia derrière un muret
délabré et fit signe à son acolyte de le couvrir. Sylvester obtempéra et cribla le refuge
adverse d’une centaine de balles. Les douilles brûlantes rebondissaient sur le sol tandis que
le mercenaire décrivait de petits cercles avec son flingue.
Shaolin se mit à découvert, il balança sa grenade vers l’avant puis se tapit à nouveau dans
l’ombre. Arnold vit passer le projectile au ralenti. Sylvester resta paralysé.
— Coupez ! Elle est dans la boîte celle-là, dit Steven le réalisateur en se frottant les mains. Ça
va être du lourd, les cocos, moi j’vous le dis.
— Au bout de la trentième prise… murmura un technicien de manière inaudible.
Une explosion retentit. Toute l’équipe du film sursauta comme un seul homme. La grenade
venait d’éclater aux pieds de Sylvester. Son corps vola sur près de dix mètres avant de
retomber dans un bruit flasque. Ils mirent tous un moment avant de ressortir la tête des
épaules. De l’acteur, il ne restait plus qu’un tronc terminé par deux moignons sanguinolents.
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— Allons, on se calme, tempéra Steven. C’est un malheureux accident. Je vous demande de
déposer vos armes et de ne plus toucher à rien le temps que… Eh merde. Bon. J’ai pas une
bonne nouvelle. On dirait qu’on est bloqués ici.
— Tout ça pour un film de chiotte, souffla un caméraman.
— Qui a dit ça ? Hein ?
Personne ne moufta.
Un homme trapu releva les jambes de son pantalon et s’agenouilla devant les restes
suintants. Il examina un moment les brûlures, les intestins qui pendouillaient en dehors de
l’abdomen déchiré. Il frotta sa barbe de quelques jours et indiqua de manière solennelle :
— Il est mort sur le coup. La grenade à fragmentation l’a littéralement soufflé, il n’a rien dû
voir venir.
— Sans déc’ ? Et vous êtes qui ? interrogea un gringalet à lunettes. Je crois qu’on n’a pas été
présentés.
— Mike Ranner. Conseiller en tactiques militaires et policières pour les studios. J’ai été
affecté au…
— Ça va, convint le maigrichon, je ne vous ai pas demandé votre CV non plus.
— Et vous êtes ?
— Corey Macleod, se présenta le nabot en tendant une main amicale. Je suis l’agent
d’Arnold. Je me disais bien qu’il allait entrer dans la légende avec ce long métrage. Je passais
aujourd’hui pour voir si tout était sur les rails. Bref. Putain d’accident… Sylvester avait devant
lui une carrière prometteuse. Il grimpait tout doucement. J’ai eu son agent au téléphone il y
a à peine trois heures. Il paraît qu’il devait tourner avec Sigourney Weaver dans Alien 7. Un
bon rôle en plus. Putain d’accident…
— Accident ? répéta Mike Ranner avec un brin de suspicion dans la voix. Ça ressemble à tout
sauf à un accident. Où est Shaolin ?
Tous se tournèrent vers le fond de la vaste antichambre. Le comédien se frappait la tête
dans la roche en psalmodiant d’incompréhensibles phrases. Chaque coup de boule claquait
plus fort que le précédent. Son visage dégoulinait en magma de chair lacérée et de sang.
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— Il semblerait que ce n’est pas lui, admit Mike juste avant de sursauter.
— MA-GNI-FI-QUE ! s’extasia Steven devant son moniteur. C’est du grand art !
L’explosion de Sly tournait en boucle. Sans lâcher l’écran du regard, le réalisateur empoigna
le scénariste par le col.
— Faut que tu me changes tout ça. Tu réécris, Freddy, on s’adapte. Regarde-moi cette scène.
Du cinéma avec un grand C !
— Un C comme connard ? bougonna un ripeur entre ses dents.
Toute l’attention se focalisa sur Steven.
— Ben quoi ? Il faut reconnaître l’art par-delà les portes de la mort.
Steven se dressa d’un coup et empoigna un caméraman comme il aurait attrapé un gamin
venant de faire une bêtise.
— Allez, toi, tu ne loupes plus rien de ce qui se passe. Je veux de la matière pour le making
of.
— C’est ça le génie, susurra une voix, et après, tu retourneras dans ta lampe…
— Qui a dit ça ?
-3— Shaolin, calmez-vous. Je vous en conjure.
Mike Ranner tentait de regagner l’attention de l’acteur. Il le secouait tel un prunier mais
l’autre se contentait de marmonner, les yeux perdus dans le vide. Il lui décocha une claque
et, pour la première fois depuis l’incident, Shaolin retrouva un soupçon de lucidité.
— Je m’appelle Martin.
— Ah. Très bien, Martin. J’ai quelques questions à vous poser.
— Je… Je l’ai tué. Cette grenade. C’est moi. Il a explosé.
— Justement, commença Ranner en jetant une œillade par-dessus son épaule.
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Arnold se trouvait juste derrière eux, l’air de rien, promenant ses 120 kilos de muscles le plus
discrètement possible.
— Vous souhaitez vous joindre à la conversation peut-être ? ironisa Mike.
— Ça ira. Je pense que j’en ai assez entendu pour aujourd’hui.
— Comment ça ?
— Sly. C’était un bon gars, je commençais à lui apprendre les ficelles. Il paraît qu’il allait
tourner dans Rambo 7. Je l’avais pourtant mis en garde. Y a que trois trucs qui peuvent te
faire chuter dans ce métier. Le premier, c’est la drogue. Le deuxième, c’est faire un film
d’auteur quand t’as pas eu ton bac. Et le dernier, ce sont les femmes… Il avait une licence et
côté dope, Sly était un mec clean. Par contre, impossible pour lui de la garder au fond de son
pantalon…
Arnold pointa de l’index une jeune femme effondrée sur un muret. Elle hoquetait et pleurait
toutes les larmes de son corps.
— C’est Wendy, l’accessoiriste. Quelque chose me dit qu’elle n’a pas trop apprécié les
frasques de Sylvester avec la fille qui jouait la serveuse dans la scène du bar.
Arnold poussa un soupir d’évidence avant d’ajouter :
— Je tournerai jamais dans un film d’auteur mais je peux quand même faire le
rapprochement accessoiriste jalouse et grenade explosive. Pas vous ?
Ranner relâcha Martin qui continua à bredouiller d’obscures lamentations. Il partit ensuite
dans un rire très léger, un rire qui voulait signifier Tiens donc, comme c’est étonnant. Arnold
se referma, offusqué par tant de raillerie.
— On peut partager ? demanda-t-il sur la défensive.
— Oui, bien sûr, continua à se gausser le conseiller tactique. J’ai échangé avec Wendy tout à
l’heure. Elle est effectivement anéantie par la disparition de Sylvester. Et elle m’a parlé de
vous. Entre autres choses.
— Mais encore…
Arnold marchait sur du verre. Sa stature de superstar de films d’action n’impressionnait
guère Mike. Ce dernier avait toujours eu en horreur les baudruches de muscles qui
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bavassaient et essayaient de faire croire dans les making of qu’ils avaient suivi un
entrainement intensif, ces rois de la gonflette à qui il reconnaissait pourtant tous les
arguments d’un discours bien construit. Oui, Mike Ranner avait ces types en horreur, mais
pas au point de fausser son objectivité d’enquêteur.
— Eh bien, la demoiselle m’a donné une information exclusive. Il paraît que vous étiez au
casting pour le même rôle dans le prochain Tarantino.
Le visage d’Arnold se figea dans un masque de fureur.
— La petite p… – Il expira longuement avant de reprendre. Mon père disait toujours que les
limaces ne savaient que baver. Celle-ci peut aussi faire semblant de pleurer et si je la…
— Hop ! Hop ! Hop ! intervint Corey Macleod du haut de son mètre cinquante. Qu’est-ce qui
se passe par ici ? Pas de messe basse, les amis. La petite accessoiriste pose des problèmes ?
Il se dit des choses que je devrais savoir ?
— Il se passe que Sly ne sera peut-être que la première victime du jour si ce type continue à
me chauffer…
L’agent sortit un paquet de cigarettes de sa poche, il en tendit une à Mike qui déclina. Il
alluma sa clope sous les yeux effarés de Steven.
— Eh l’imbécile heureux ! brailla le réalisateur au loin. Tu sais quel âge a ce temple ? Éteinsmoi cette saloperie dans la minute si tu ne veux pas que je vire ton poulain de mon film !
En guise de réponse, le nabot leva un majeur.
— Décors de merde pour film de merde, glissa le perchiste dans un filet de voix.
Corey tira une interminable taffe sur son mégot.
— OK. OK. Visiblement, vous ne voulez pas croire en la thèse de l’accident, monsieur le
conseiller tactique. Et en plus vous titillez mon client. Très bien. Je vais me permettre de
clarifier la situation. Nous sommes prisonniers de cette crypte ! Et vous, vous menez
l’enquête sur un type qui a connu une mort aussi tragique que stupide. Pendant ce temps,
notre foutu destin prend la même absurde direction. Est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt se
concentrer sur un moyen de sortir d’ici ?
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Le cri strident – et reconnaissable entre mille – de la scripte glaça le sang de toute l’équipe.
Elle hurlait sans discontinuer puis elle se mit à tambouriner le dos de Steven. Le réalisateur
promenait une steady-cam autour des restes de Sly. Il virevoltait et décrivait de nerveux
mouvements. Un sourire diabolique illuminait sa barbe. Dans ses pupilles, deux flammes
tournoyaient dans un vent de folie. Les écrans de retour diffusaient les images. Plusieurs
personnes vomirent. Steven envoya un coup de coude dans la mâchoire de son assistante,
elle recula en plaquant ses mains sur sa bouche pleine de sang. Le scénariste tenta une
approche mais le réalisateur sortit un flingue de nulle part. Caméra dans une main et crosse
dans l’autre, il poursuivit sa manœuvre démoniaque.
— Si quelqu’un essaye de m’empêcher de capturer ce moment, je le bute. Regardez-moi ces
images… la couleur du sang associée au froid de la mort.
Boink.
Une pierre heurta Steven en plein front. Il s’écroula inanimé, ce qui ne manqua pas de
provoquer un soulagement général.
— Bon, je crois qu’on le tient votre cinglé, déclara Corey Macleod en se frottant les mains
pour en éliminer la poussière de roche. On peut passer à autre chose maintenant ?
On attacha les mains de Steven dans son dos, on coupa les écrans de retour et on couvrit à
nouveau la dépouille purulente de Sylvester. Lorsque le calme revint enfin, le moteur du
générateur se mit à hoqueter. Les lumières vacillèrent. Obscurité.
-4— Attendez. Je crois que…
— Il doit y avoir des torches par ici.
— Aïe, ça, c’était mon pied !
— Désolé.
— J’ai marché sur un truc mou.
— C’était pas ton courage ?
— Ta gueule !
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Le faisceau d’une lampe de poche transperça le noir. Il éclaira à tour de rôle les mines
fermées de l’équipe. Deux autres traits phosphorescents jaillirent. Peter et Roger
s’affairaient autour du générateur. Ils assurèrent pouvoir le réparer rapidement. De leur
côté, les râleurs se complaisaient en critiques susurrées. Steven, lui, gigotait tel un saucisson.
Enfin, Mike Ranner tâtait le pouls de Wendy, étendue à même le sol. Sa tête marquait un
angle impossible avec le reste de son corps. Arnold, Corey et les autres considéraient ce
nouveau cadavre avec dégoût. Ranner profita de ce moment de communion funeste pour
examiner le visage de chacun, cherchant désespérément une trace de culpabilité. Il revint au
corps de Wendy avec à l’esprit l’hilarante ironie de la situation : le meurtrier était doué d’un
jeu d’acteur à toute épreuve.
Le moteur du générateur vrombit à nouveau ; la lumière reprit ses droits. Mike Ranner
attrapa le pistolet de Steven que l’on avait posé nonchalamment sur une table de fortune. Il
vérifia le chargeur.
— Bon, dit-il. On va changer de stratégie. Alignez-vous tous face au mur.
— Pour qui vous… commença Corey avant qu’une balle ne siffle à quelques centimètres de
son oreille droite.
Il recula, mains en l’air.
Bien entendu, il y avait trop de monde à maîtriser pour un seul homme à peine armé d’un
pistolet. Les esprits se calmèrent dans l’heure qui suivit. Une âpre discussion s’engagea
quant à la marche à suivre pour coincer le coupable. Tout le monde y allait de son petit grain
de sel.
La stupeur acheva de frapper les survivants quand le perchiste retrouva un ripeur poignardé
au détour d’un corridor. Un autre figurant fut découvert, la tête écrasée par une énorme
pierre. Quatre autres membres de l’équipe tombèrent raids, une sorte de mousse blanche
au coin des lèvres. Personne ne but ni ne mangea quoi que ce soit jusqu’à la sortie de ce
traquenard.
Steven interpella discrètement Mike Ranner.
— Pssst, pssssssst. Venez voir. Faut que je vous dise quelque chose…
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-5Mike congédia Peter, la septième personne qu’il venait d’interroger. Il l’invita à aller s’assoir
avec ses congénères et à ne pas faire de vague. Il prenait ceux qui se « prêtaient au jeu »,
l’important étant que le coupable se sente traqué.
Avec le canon de son arme, il fit signe à Arnold de s’avancer. L’acteur déplia sa stature
impressionnante et vint s’assoir face à l’enquêteur. Un feu de camp crépitait entre les deux
hommes ; la chaleur déformait leurs silhouettes grignotées par les ombres.
— Vous vous prenez pour qui ? Un super justicier ?
— Non. Pour le seul type qui possède un flingue ici.
Arnold se saisit d’un morceau de bois rougeoyant. Il le fit tourner et souffla sur les braises.
— Et vous comptez faire quoi maintenant ? sonda la montagne de testostérone.
— Je sais qui est le tueur.
Arnold fronça un sourcil. Il envoya son bâton au cœur du brasier.
— Oui, je sais qui c’est. Je ne peux pas vous le dire pour le moment. Je continue mes
interrogatoires bidons pour mieux noyer le poisson. J’ai eu une conversation intéressante
avec Steven. S’il est complètement cinglé, ce n’est pas l’assassin de Sylvester pour autant.
Par contre, il m’a fait une révélation que je peux difficilement écarter. Je peux compter sur
votre coopération ?
— Je vous écoute.
-6Les secours dégagèrent l’accès au temple. Par secours, il fallait entendre quatre types en
uniformes crasseux et deux autochtones équipés d’un camion littéralement rongé par la
rouille. Les corps et les survivants furent évacués en direction de l’aéroport où la production
avait dépêché un jet. Les forces locales avaient dû être arrosées de billets par le studio. Les
types ne faisaient pas d’histoires et aidaient même à charger les soutes. Nul doute que le
retour sur le sol américain serait plus rude et que le FBI se montrerait bien moins
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complaisant. Mais avant cela, Ranner comptait bien dénouer les fils de cette sordide
intrigue. Son regard complice croisa celui d’Arnold.
À travers le hublot, l’acteur bodybuildé regardait la terre disparaître loin derrière, laissant
place à l’immensité de l’océan. Il se leva et, d’un geste du menton, fit comprendre à un
technicien de lui céder son siège. Mike Ranner remonta l’étroite allée sous les ballottements
de l’avion. Il s’aida des appuis-tête pour suivre sa trajectoire et feignit de tomber sur une
place vide lors d’une secousse.
— Excusez-moi, je n’ai pas le pied marin.
— De toute façon, ça ne sert pas à grand-chose à dix mille pieds.
— On sent que vous n’êtes pas scénariste pour rien…
Mike laissa planer les points de suspension, manière détournée de demander à son nouveau
voisin de préciser son nom.
— Freddy. Freddy Simmons. Vous avez une bien courte mémoire pour quelqu’un qui se
prétend enquêteur. Je suis sûr que vous n’aviez pas oublié mon nom.
— Un point pour vous, Freddy. J’avoue, j’aime bien travailler mon entrée en scène. Je
constate qu’on ne vous la fait pas.
— En effet. Est-ce que vous pouvez trouver une autre place, s’il vous plaît ? J’aimerais
terminer ce voyage seul.
— Pas terrible ce film, hein ?
— Ce n’est pas moi qui le réalise, maronna Freddy entre ses dents.
— Mais vous l’avez écrit.
L’auteur se pencha en avant et plongea la tête au fond d’un sac de sport. Après quelques
secondes de recherches infructueuses, il en renversa le contenu en vrac sur ses genoux.
— Non. Ce n’est pas cette version que j’ai couchée sur le papier.
Mike observa Simmons fouiller dans le bazar qui recouvrait ses jambes. Peigne. Brosse à
dents. Calepin. Surligneur. Barre chocolatée. Badge. Appareil photo. Rasoir à lame repliable.
Bombe de mousse. Simmons garda ces deux derniers et envoya valdinguer tout le reste.
Mike s’assura que, derrière eux, Arnold était prêt à entrer en action.
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— Vous devriez poser votre enregistreur sur l’accoudoir qui nous sépare, conseilla Freddy
Simmons en étalant de la mousse sur son cou puis ses joues. Le son sera bien meilleur qu’au
fond de votre poche.
Le stratège démasqué s’exécuta et plaça ainsi le magnétophone entre eux. Freddy ouvrit son
rasoir. Malgré les légères secousses de l’avion, il fit rouler la lame de la base de son cou
jusqu’à son menton. Sans une coupure.
— Impressionnant.
— N’est-ce pas ? Imaginez que l’on passe dans une grosse turbulence. Je pourrais m’égorger.
Dans une énorme turbulence. Je pourrais…
— Je vois, concéda Mike Ranner. Et si vous me parliez de votre version à vous.
Le scénariste effectua un second passage avec la lame. Il l’essuya dans un pan de sa chemise.
— Dans ma version, le rôle de Sylvester n’existait pas. La production a fait le forcing pour
insérer ce singe au casting. Il a fallu diluer l’histoire pour lui coller quelques répliques.
Multiplier les séquences d’action. Dans ma version, il était question de sentiments humains.
— Et vous vous êtes arrangé pour remplacer une grenade factice par une à fragmentation.
Tuer Sylvester et revenir à votre version.
Le jet cahota, la lame s’enfonça dans la chair de l’auteur. Il grimaça.
— Ça, c’est votre version, monsieur Holmes. J’en ai encore une autre.
Arnold se préparait à bondir d’un moment à l’autre. Ses doigts se crispaient sur ses
accoudoirs jusqu’à blanchir ses phalanges. Le signal. Il fallait attendre le signal.
— Ma version épargnait Sly. En revanche, elle devait éliminer Steven. Le tournage aurait été
interrompu et le film serait tombé aux oubliettes. Dix années plus tard, le projet aurait été
exhumé.
— Tordu. Et optimiste.
— Compliqué. Et indispensable. Ensuite, je vous aurais tué discrètement puisque comme
tout parasite qui se respecte dans un polar, vous mettez de l’énergie dans votre rôle. Une
erreur toute bête ferait que je manquerais mon coup. Vous parviendriez à dévoiler mon
dessein. Comme je serais prêt à aller jusqu’à la mort pour l’accomplir, s’ensuivrait un ultime
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affrontement entre nous deux. Moi avec mon rasoir et vous avec le flingue sous votre veste
et le gros costaud posté derrière moi. Un braquage à la mexicaine. Ça en jette ?
— Plutôt, oui.
— Je suis vraiment désolé, monsieur Ranner. Je suis plutôt doué pour créer des histoires
mais incapable de commettre le moindre meurtre. La vue du sang me fait tourner de l’œil,
dit-il en épongeant sa coupure avec un mouchoir.
Mike se tourna et fit non de la tête à Arnold. L’acteur se détendit.
L’instant d’après, l’avion effectua une embardée. On sentit les moteurs vomir toute leur
puissance et l’appareil piqua lentement et inéluctablement du nez. Corey Macleod s’extirpa
du cockpit avec un sourire de Joker imprimé sur les lèvres et une éclaboussure de sang sur sa
chemise.
— Ne vous fatiguez plus. C’est moi, avoua-t-il en prenant place au côté d’Arnold non sans lui
taper sur l’épaule. T’es prêt à rentrer dans l’Histoire du cinéma, mon grand ? Ce tournage va
faire un de ces buzz !
À l’instar de toute l’équipe, l’acteur resta coi.
— Parfait.
L’agent attacha sa ceinture le plus naturellement du monde. Il tira sur celle d’Arnold et la
boucla également. La carlingue brimbala ; les passagers furent projetés de toute part.
— Il l’a tué ! Il a tué le pilote ! couina l’hôtesse avant d’être brusquement propulsée contre
un hublot.
L’impact brisa ses vertèbres comme du bois sec. Un vent de panique se déchaîna. Ceux qui le
purent encore bouclèrent leur ceinture. L’avion chutait en direction de l’océan. Malgré la
pesanteur et les cahots, Ranner se détacha et pivota face à Corey Macleod. Il tenta de
mettre l’assassin en joue.
— Je peux pas te laisser survi…
Nouveaux remous. Mike glissa et tomba face au sol, terrassé par un coup de feu accidentel.
— S’il ne peut en rester qu’un, ce sera un Macleod, répliqua l’agent au cadavre.
Trou noir.
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-7Arnold ouvrit les yeux. Il dut s’y prendre à plusieurs reprises tellement ses paupières
semblaient peser des tonnes. Ses mains effleurèrent le sable. Les murmures d’une mer
calme berçaient ses oreilles. Il parvint à soulever sa tête au prix d’un effort
incommensurable. Quelques minutes plus tard, il regretta ce gaspillage d’énergie. Les vagues
lui léchaient les pieds et les mollets. Un linceul d’épouvante l’enserra… Il tourna la tête sur le
côté. Un crabe dodu passa près de son visage et détala jusqu’à un petit récif. Un homme
rampait jusqu’à lui. Il reconnut Steven.
— Bouge pas, dit ce dernier d’une voix érayée. Je… J’arrive. Je vais t’aider à…
Une silhouette dissimula le soleil.
— Ah, ben vous êtes là, les gars. Je croyais que j’allais attendre tout seul qu’un bateau passe
dans les parages.
Corey se dressait là, à peine éraflé par le crash. Arnold se dit que dans les films, les méchants
avaient toujours la peau dure. Il pensa à tous ceux qu’il avait vaincus au fil de sa
filmographie.
— Espèce de… commença Steven.
Corey souleva une grosse pierre à bout de bras. Il se positionna au-dessus du crâne du
cinéaste. Il ferma un œil et tira la langue sur le côté.
Le réalisateur rit un instant.
— Tout ça pour un film de merde.
Corey lâcha la pierre, réduisant le crâne en bouillie d’os et de neurones. Arnold se mit à
pleurer. De grosse larmes roulèrent sur ses joues.
— Tout doux, mon ami. Tu vas bientôt entrer dans la légende. Allez, arrête de pleurnicher, tu
veux ? Et lève-toi.
— Je… je… peux pas ! Je suis para… lysé.
Corey ouvrit de grands yeux ronds.
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— Merde… T’es sérieux ?
— Oui…
Macleod s’assit contre son poulain.
— Pas cool. Cependant, Hollywood a toujours aimé les martyrs. Va falloir que je me trouve
un autre costaud à coacher.
Les vagues embrassaient à présent le dos de l’acteur.
— La mer monte, dit Corey en faisant rouler un coquillage entre ses doigts. Il doit te rester
une petite heure. Tu veux qu’on cause de quoi ?
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