PRIX JAN MICHALSKI DE LITTÉRATURE Chan Koonchung

Transcription

PRIX JAN MICHALSKI DE LITTÉRATURE Chan Koonchung
PRIX JAN MICHALSKI DE LITTÉRATURE
Edition 2013
Chan Koonchung
Les années fastes
C’est avec un immense plaisir que j’attire votre attention sur Les années fastes, un roman
de Chan Koonchung. Les jurés qui ont participé aux discussions de l’année dernière se
rappelleront peut-être que je m’intéresse aux questions d’histoire et de mémoire, en
Chine surtout. Ce sont des thèmes que l’on rencontre de plus en plus fréquemment dans
la littérature chinoise, les romanciers contestant la manière dont le Parti communiste,
dans son entreprise de construction personnelle de l’histoire nationale, refoule de vastes
e
pans de l’histoire de leur pays, et plus particulièrement de celle du XX siècle.
L’auteur, Chan Koonchung, est un personnage intéressant : né à Shanghai, il partage son
temps entre Hong Kong et Pékin et a gagné sa vie, à différentes périodes, comme
scénariste, défenseur de l’environnement et militant politique. Les années Fastes, son
premier roman me semble-t-il, a été publié pour la première fois à Hong Kong en 2009. Il
a ensuite été interdit en Chine, ce qui ne l’a pas empêché de connaître une assez large
diffusion et un remarquable succès, malgré la désapprobation officielle.
Au moment de sa publication, ce roman se situait dans un avenir proche — l’année 2013
en fait, mais son thème, celui de l’amnésie nationale collective, n’a rien perdu de sa
pertinence pour la question qui se pose toujours à propos de l’avenir de la Chine : une
économie semi libérale en plein essor, s’accompagnant du développement des libertés
individuelles, peut-elle coexister avec un régime politique autoritaire dont le pouvoir
s’exerce dans tous les domaines ?
L’idée de départ du roman est qu’en 2011, alors que le capitalisme occidental s’enfonçait
dans une profonde crise à la suite du crash financier de 2008, la Chine est entrée dans son
« âge d’ascendance ». Tout le monde est heureux, sauf le héros du roman, Lao Chen, un
exilé taïwanais très mal à l’aise, et quelques autres personnes qu’il rencontre et qui
prennent conscience d’un événement qui a échappé à leurs compatriotes — en février
2011, un mois tout entier a disparu du calendrier, avec tous les événements qui auraient
pu se produire durant ce laps de temps.
Personne ne se souvient de ce qui s’est passé, et la plupart des gens y sont indifférents.
En mars de cette année-là, la Chine a émergé, triomphante, occupant désormais le rang
de plus grande puissance du monde. Le petit cercle de gens qui se souviennent de
l’existence de ce mois soupçonnent qu’il est arrivé quelque chose de terrible, mais le
régime a réussi à provoquer un état d’amnésie nationale.
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Lao Chen décide d’en avoir le cœur net et de comprendre aussi pourquoi tout le monde
jouit d’un bonheur aussi extraordinaire. Au début du roman, il vit lui-même, satisfait de
son sort, au Village du Bonheur Numéro Deux. Finalement, le groupe enlève un haut
fonctionnaire pour l’obliger à avouer le secret.
Le refus persistant de la Chine à affronter les terribles événements de la deuxième moitié
e
du XX siècle constitue le thème sous-jacent de ce roman. D’autres se sont déjà penchés
sur cette question douloureuse et invalidante, qui est au cœur de la quête chinoise d’un
visage moderne.
Elle a été abordée par plusieurs auteurs chinois contemporains et notamment par Yan
Lianke, auteur, entre autres ouvrages, de Bons baisers de Lénine et du Rêve du village des
Ding. Dans Bons baisers de Lénine, il manque un chapitre sur deux, une allusion à ce qui
ne peut pas être dit dans la Chine d’aujourd’hui. Yan a aussi consacré un roman à la
famine provoquée par le gouvernement à la fin des années 50 et au début des années 60,
une tragédie toujours présentée par les autorités comme due à trois années de
« catastrophe naturelle ». Il n’a pas encore pu publier ce livre en Chine.
Il y a quelques semaines, Yan Lianke a rédigé un article reproduit dans le New York Times
et intitulé De l’amnésie de la Chine soutenue par l’État, dans lequel il aborde les effets de
l’histoire censurée de ce pays, depuis la violence de la réforme agraire jusqu’au massacre
de Tiananmen en 1989. Les nouvelles générations chinoises ne savent presque rien de
cette histoire, a-t-il expliqué. J’ai cité de longs extraits de cet article parce qu’il me semble
exposer avec une grande clarté l’importance de la question de la mémoire historique et
ce qui se passe dans la Chine d’aujourd’hui. L’article intégral, en anglais, est disponible sur
le site internet du New York Times. Une version plus longue, en allemand, a été publiée
par la revue littéraire allemande Lettre International.
« L’amnésie dont je parle désigne l’effacement actif des souvenirs plus que le simple
processus naturel de l’oubli. L’oubli peut être dû au passage du temps. Supprimer les
souvenirs, en revanche, consiste à passer délibérément au crible les souvenirs du présent et
du passé des gens », a écrit Yan Lianke…
En Chine, l’effacement des souvenirs transforme la nouvelle génération en automates à la
mémoire sélective. Les souvenirs de l’histoire et du présent, d’hier et d’aujourd’hui, subissent
tous ce processus uniforme d’effacement et se perdent sans laisser de trace.
…
…Dans la Chine actuelle, l’amnésie éclipse la mémoire. Les mensonges prennent le pas sur
la vérité. Les inventions sont devenues le lien logique qui permet de combler les lacunes
historiques. On va jusqu’à se débarrasser à une allure stupéfiante du souvenir d’événements
qui viennent de se produire, ne laissant aux gens que des bribes à peine intelligibles
auxquelles s’accrocher.
…
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…Les souvenirs du peuple et les souvenirs imposés, l’oubli du peuple et l’oubli imposé, tous
sont déterminés par l’État, transformés par une tactique révolutionnaire systématiquement
mise en place.
…
Tout ce qu’il peut y avoir de négatif sur le pays ou le régime sera promptement effacé de la
mémoire collective. Cette suppression du souvenir se fait par le biais de la censure des
journaux, des revues, des informations télévisées, d’internet et de tout ce qui est susceptible
de conserver les souvenirs.
…
Peu importe que vous soyez écrivain, historien ou sociologue. Vous obtiendrez pouvoir,
prestige et argent tant que vous serez prêt à voir ce qu’on vous autorise à voir et à
détourner les yeux de ce qu’il ne faut pas regarder ; tant que vous serez prêt à chanter les
louanges de ce qu’il faut louer et à ignorer ce dont il convient de faire abstraction. En
d’autres termes, notre amnésie est un sport soutenu par l’État.
…
C’est pourquoi la vérité est enterrée, la conscience émasculée et notre langage violé par
l’argent et le pouvoir. Les mensonges, les mots dépourvus de sens et le blabla pompeux
deviennent la langue officielle employée par le gouvernement, enseignée par nos
professeurs et adoptée par le monde des arts et de la littérature.
…
Nous nous habituons peu à peu à l’amnésie et nous nous posons des questions sur ceux qui
posent des questions. Nous perdons peu à peu nos souvenirs de ce qui est arrivé autrefois à
notre nation, puis nous perdons le sentiment de ce qui arrive actuellement à notre nation et,
pour finir, nous risquons de perdre les souvenirs de nous-mêmes, de notre enfance, de notre
amour, de notre bonheur et de notre souffrance.
Pourtant, comme dans n’importe quel jardin d’enfants, il y a toujours quelques garnements
qui n’aiment pas qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire. Il y a toujours quelques individus qui
refusent qu’on leur impose l’amnésie. Ces gens-là cherchent toujours à parler avec leurs
propres mots, ils déploient toujours leurs ailes de créateurs pour voler au-delà des limites de
la mémoire officielle. Obéissant à leur conscience, ils sont prêts à voler n’importe où, dans le
passé, le présent ou le futur, pour produire des œuvres capables de transmettre nos
souvenirs aux générations à venir.
…
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Chan Koonchung est un auteur qui non content de « refuser l’amnésie », comme l’écrit
Yan Lianke, affronte et dénonce dans Les années fastes l’amnésie qu’encourage l’État. Il le
fait avec esprit, courage et imagination. J’espère que vous trouverez ce livre aussi
intéressant et important qu’il me paraît être.
Isabel Hilton
Membre du jury
Chan Koonchung
Les années fastes
Edition Grasset & Fasquelle, 2012
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