Un aspect de la Lettre sur les aveugles

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Un aspect de la Lettre sur les aveugles
La p e rc ept ion
Un aspect de la Lettre sur les aveugles :
Diderot contre Voltaire1
Eliane Martin Haag
Philopsis : Revue numérique
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Sans être un adepte, au sens strict, de l’immatérialisme de Berkeley,
Voltaire s’oppose, dans les Éléments de la philosophie de Newton2 (1738), à
l’acceptation d’une causalité purement matérielle et géométrique dans
l’explication des phénomènes. Aussi accuse-t-il Descartes lui-même, de
conduire au matérialisme athée, dans le Traité du monde, en voulant rendre
compte de l’ordre de l’univers simplement à l’aide de la matière et du mouvement. Le newtonianisme représente alors, et à ses yeux, la première
« physique » de l’âge de la raison, qui rompt définitivement avec l’ère des
systèmes arbitraires des cartésiens, mais aussi le fondement d’une
« métaphysique » finaliste et déiste, notamment lorsque qu’il s’agit de traiter
1
Cet article représente, pour nous, l’occasion de prolonger et de confirmer une étude
plus suivie et complète de la Lettre, à paraître aux éd. Ellipses, coll. Philo-Textes, en
Sept.-Nov. 1999.
2
En France, l’édition de référence des Œuvres Complètes de Voltaire, reste celle de
Kehl, faite au XVIIIe siècle, par Beaumarchais, et dont il existe des rééditions augmentées au XIXe.siècle. La Voltaire Foundation (Oxford), publie actuellement une
nouvelle édition critique de ces Œuvres Complètes. On trouvera les Éléments dans le
t. XV, éd. R. L. Walters et W. H. Barber, 1992. Ces deux éditions étant difficiles
d’accès pour les étudiants, et les Éléments étant divisés en chapitres brefs, nous nous
contentons d’indiquer ici que nous commentons les chap. III-VII de la partie II, dans
la mesure où ils éclairent la Lettre.
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1
de la lumière et de la vision. Du point de vue qui nous intéresse, Voltaire
commence par souligner que nous ignorons la nature de la lumière, bien
qu’il s’agisse d’un corps, dont les parties ou corpuscules, sont solides. Il reprend en effet l’hypothèse de Newton, selon laquelle la lumière n’entre jamais en contact avec les corps. Le préjugé vulgaire, qui veut que les rayons
lumineux rejaillissent de la surface solide des objets, pour nous en apporter
les images, et que les corps soient donc d’autant plus aptes à réfléchir ces
images qu’ils comprennent moins de pores ou de vide, est démentie par deux
arguments principaux. Le microscope, d’abord, prouve qu’il n’existe pas de
corps parfaitement unis, et que ce qui nous paraît lisse à l’œil, n’est fait que
de montagnes et de vallées irrégulières, de telle sorte que si la lumière se réfléchissait directement de la surface des corps, nous ne pourrions pas voir,
par exemple, notre image dans un miroir. De plus, l’expérience
« scientifique » montre que pour rendre un corps opaque, il faut élargir ses
pores, et inversement les rétrécir, pour le rendre transparent. Un papier humide, par exemple, devient transparent à la lumière, tandis qu’un papier sec
reste opaque. Les lois de la réflexion et de la réfraction ne supposent donc
aucun contact matériel entre la lumière et les corps. Les corps peuvent en effet attirer ou repousser la lumière, mais en lui faisant toujours subir une
« inflexion », car « il n’y a pas d’angle rigoureux dans la nature », de telle
sorte que le rayon lumineux ne se réfléchit ou ne se réfracte en ligne droite,
qu’après avoir passé par tous les « degrés possibles du changement » : le
principe leibnizien de continuité est vrai en ce sens. La troisième image mécaniste de la Dioptrique cartésienne, celle du rebond de la balle3, est ainsi récusée. Dés lors, Voltaire décrit la conformation de l’œil, et le phénomène de
l’accommodation, qui tendent à prouver l’existence d’une adaptation de
l’organe de l’œil à la lumière. Mais il nous avertit que ces données corporelles ne sauraient être la cause nécessaire et suffisante des phénomènes de la
vision. Il est vrai que l’œil présente d’abord une membrane blanche ou cornée, sous laquelle se trouve une membrane colorée percée par une prunelle
bleue ou noire, qui s’agrandit ou se rétrécit, selon l’intensité des rayons lumineux. Une humeur aqueuse vient ensuite, dont l’humidité permet au cristallin de changer de figure, pour mieux recevoir les rayons lumineux. On
peut même comparer le cristallin à un diamant taillé en lentille, car il s'agit
du principal organe de la vision, dont la rétine ou le fond de l’œil est le
foyer, bien qu’une humeur vitrée les sépare. Cette organisation corporelle
explique la série de réfractions que subissent les rayons en entrant dans l’œil,
de telle sorte que les rayons issus du même point de l’objet, convergent tous
sur le même point de la rétine4. Mais ces lois de l’optique ne concernent la
vision qu’en tant que phénomène organique. La planche suivante (pl. 9 des
Éléments) reconnaît alors qu’il y a une correspondance point à point entre
3
Voir DESCARTES, Dioptrique, dans Œuvres, éd. F. Alquié, Paris, 1963, t. I,
pp. 659-660.
4
Sur les lois de la réfraction et la vision, voir DESCARTES, op. cit., pp. 688-699, et
JAUCOURT, Encyclopédie, t. XVII, pp. 344 b-347 a, art. Vision.
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l’objet extérieur et son image rétinienne, mais elle met aussi l’accent sur la
diminution et l’inversion que cette image fait subir à l’objet :
Voltaire veut ainsi montrer que les règles géométriques de l’optique
n’ont pas de rapport direct à nos sensations. C’est ce qu’annonce déjà le cas
des yeux myopes ou presbytes : les premiers sont trop ronds, si bien que les
rayons s’y réunissent trop tôt ou en avant de la rétine ; les seconds sont trop
plats, et les rayons se réunissent au-delà de la rétine. Il faut donc adapter la
convexité et la concavité des verres de lunettes à la conformation de l’œil,
qui est d’ailleurs toujours un œil individuel, n’ayant jamais exactement la
même maladie qu’un autre. Toutes les imperfections de l’œil sain ou malade
prouvent ainsi que la géométrie naturelle de cet organe ne suffit pas pour expliquer le phénomène de la vision. Sans revenir au substantialisme cartésien,
Voltaire explique alors que c’est bien l’âme qui sent, en reprenant la théorie
de la vision de Berkeley. Il considère en effet que la fameuse image cartésienne de l’aveugle qui tient des bâtons croisés, se prête à une interprétation
matérialiste (leçon que Diderot retiendra), parce qu’elle permet de dire que
ce qui est à gauche est immédiatement senti et jugé à droite par le toucher, et
inversement ce qui est à droite senti et jugé à gauche. En poursuivant
l’analogie, on pourrait affirmer que les parties inférieures et supérieures de
l’œil rapportent « tout à coup » leurs sensations respectives à leurs véritables
points d’origine. L’œil serait donc capable de redresser par lui-même ses
images rétiniennes. Voltaire s’attache à réfuter cette théorie matérialiste de
la sensation, en reprenant les arguments de Berkeley. Il est notamment impossible que l’œil juge par lui-même et correctement, car il lui faudrait, à
cette fin, avoir et conscience et connaissance de la géométrie qui s’exécute
en lui, de telle sorte qu’il faudrait que les hommes aient attendu la parution
des lois de la Dioptrique, inventées par Snellius et Descartes pour parvenir à
voir ! Aussi faut-il admettre, avec Berkeley, que l’œil ne peut juger de
l’étendue ; et qu’il ne reçoit que des couleurs : il y a une hétérogénéité radicale des différentes séries sensorielles, le toucher étant le seul sens de
l’étendue. L’œil, en effet, ne saurait juger ni des figures, ni des distances .
Les premières subissent une déformation sur la rétine, les volumes y étant
représentés par des surfaces, et les surfaces par des points. Quant aux distances, sur lesquelles Voltaire insiste particulièrement, elles ne sont représen-
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3
tées que par des angles dont nous n’avons aucune conscience. Davantage, le
« sentiment » ou le jugement conscient contredit le mécanisme des organes.
Lorsque nous voyons, par exemple, un homme à 4 puis à 8 pas, les angles
qui se forment dans l’œil varient, tandis que nous continuons de juger que
cet homme reste également grand. Enfin, l’expérience de Cheselden (1728),
sur l’aveugle-né opéré de la cataracte, et qui ne distingue qu’un amas confus
de couleurs la première fois qu’il voit, démontre que l’œil ne reçoit que des
couleurs. Cette expérience autorise, selon Voltaire, une « décision irrévocable » : la vision n’est pas une suite des lois de l’optique, et l’œil a besoin du
secours du toucher pour former des idées de l’étendue, ou pour déchiffrer
« la langue que la nature parle à nos yeux ». Nous apprenons donc à voir
comme nous apprenons à lire ou à parler. Il faut en effet supposer que grâce
au secours du toucher, et par la force de l’habitude, nous formons des idées
de l’étendue, qui accompagnent toujours les sensations de la vue. Il y a donc
des jugements immédiats et involontaires des distances, qui expliquent
l’illusion qu’a la vue de pouvoir juger par elle-même, mais c’est en réalité
les associations des idées tactiles et visuelles qui rendent ces jugements possibles. La perception ou le « sentiment » doit donc être soigneusement distinguée des sensations, comme la grammaire ou le langage, d’un simple vocabulaire ou même d’un alphabet qui seraient distribués entre les cinq sens.
C’est donc « l’âme » qui sent, sans être la substance de Descartes, mais un
agent actif, dont la nature nous est aussi inconnue que celle de la matière.
Dès lors, on peut estimer, avec Berkeley, et contre les cartésiens, que les
sens ne nous trompent pas : chacun a sa fonction, de telle sorte qu’ils
s’aident mutuellement, pour envoyer à l’âme, par l’intermédiaire de
l’expérience, la « mesure » des connaissances que Dieu a bien voulu nous
consentir. Seule notre imagination peut nous tromper, et, comme Berkeley,
Voltaire peut ainsi innocenter Dieu de nos erreurs, et établir l’existence
d’une finalité et d’une origine divine de nos sensations. Il est significatif, à
cet égard, qu’en abordant le problème de Molyneux, et les expériences de
Cheselden, Voltaire souligne que l’aveugle-né ne voulait pas voir, car il est
« impossible d’être malheureux par la privation de biens dont on n’a pas
idée ». S’il y a une hétérogénéité radicale des sensibles propres et immédiats
de la vue et du toucher, l’aveugle-né ne peut en effet avoir aucune idée des
couleurs, et se plaindre, comme il le fera dans la Lettre, d’avoir passé toute
sa vie dans « un cul de basse-fosse ». Le monde reste ainsi un système bien
ordonné, quelle que soit notre organisation, et Voltaire estime qu’il a élaboré
une métaphysique non dogmatique, en se fondant sur les limites du savoir
géométrique, mais aussi sur la physique newtonienne et sur l’expérience de
Cheselden, de façon à ne retenir de Berkeley que deux explications. Les secours mutuels que se prêtent les sens représentent la « raison physique efficiente » de la vision, et justifient l’appel à cette raison finale qu’est l’âme :
l’âme doit nécessairement relier entre elles les différentes sensations, afin de
percevoir ou de juger. Les sens sont faits pour nous fournir des connaissances adaptées à la finitude de notre esprit, mais sans que Dieu en soit la cause
directe, comme chez Berkeley. Voltaire tend en effet à interposer la lumière
entre Dieu et nous, en en faisant un corps qui agit à distance. Cette réinter-
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4
prétation de Berkeley nous permet de comprendre la thèse principale que
Diderot a à combattre, en tant qu’athée et matérialiste convaincu : il s’agit de
la définition des sensations organiques comme signes qui ne ressemblent pas
à leurs objets, et qui seraient trompeuses, si leur mécanisme était la cause directe des jugements perceptifs : l’inversion des images rétiniennes, leur petitesse, les variations des angles visuels en fonction des distances, seraient
alors autant de sources d’erreurs. Cette conception du sensible comme pure
diversité de signes que Dieu nous laisse à composer ou à articuler, reconduit
le présupposé de Berkeley, selon lequel la dualité du passif et de l’actif ou de
la sensation et de la perception, traverse exclusivement le sujet. Paradoxalement, c’est la physique newtonienne qui vient renforcer ce présupposé, puisque les rayons lumineux ne touchent pas véritablement les corps. Voltaire
connaît pourtant une hypothèse de Newton 5, qui est destinée à expliquer les
phénomènes de réflexion et de réfraction : celle d’un milieu intermédiaire
entre les corps et les corpuscules des rayons lumineux qui émanent du soleil
en ligne droite. Ce milieu est une sorte d’éther ou de matière élastique et très
peu dense, qui est animée de mouvements vibratoires : ces mouvements vibratoires peuvent ralentir ou au contraire renforcer la vitesse des rayons, en
fonction du moment où les rayons leur parviennent. Dans le premier cas, les
mouvements vibratoires s’opposent au mouvement des rayons, et ceux-ci
sont donc réfléchis. Dans le deuxième cas, les deux mouvements
« conspirent » et la force de transmission des rayons est augmentée : les
rayons se réfractent, en passant d’un milieu transparent à un autre milieu
transparent de réfringence différente. C’est cette hypothèse à la fois corpusculaire et ondulatoire sur la nature de la lumière, qui explique, par exemple,
que tous les rayons qui arrivent vers une surface réfractante ne soient pas
tous transmis : certains sont réfléchis avant de toucher les corps, les autres
sont à la fois infléchis et réfractés 6. Lorsqu’il traite de la vision, Voltaire tait
cette hypothèse, par trop matérialiste à son goût, afin de pouvoir expliquer
qu’il y a « un mystère » de la lumière, en tant que corps élastique, capable de
se réfléchir et de se réfracter, sans que son action ne soit jamais mécanique,
ou liée à un contact. Tout se passe alors comme si les phénomènes physiques
et les phénomènes moraux constituaient deux séries d'effets indépendantes,
ou deux mondes, dont l’interaction apparente renvoie, en fait, à l’abîme incompréhensible de la finalité divine. La notion même de causalité matérielle
tend à s’effacer, au profit de l’attraction à distance, dont nous ne pouvons
qu’étudier les effets ou les propriétés tant attractives que répulsives, ces propriétés montrant que le monde a besoin, pour conserver son ordre, de la main
invisible de Dieu.
Le matérialisme de la Lettre a donc à combattre, à travers Voltaire,
non seulement Berkeley, mais aussi une certaine interprétation métaphysique
du newtonianisme, qui tente de détruire l’idée de cause matérielle. C’est no5
Voir les Éléments, part.II, chap.XIII.
Pour une plus ample explication et une critique de cette hypothèse, voir
D’ALEMBERT, Encyclopédie, t. IX, pp. 718 b-722 b, art. Lumière.
6
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5
tamment ce combat qui explique la reprise, dès le début du texte, de la planche de la Dioptrique représentant un aveugle-né qui tient des bâtons croisés.
Comme Voltaire le suggérait lui-même, le cartésianisme est alors la source
d’une théorie matérialiste de la vision, où l’organe de la vue devient luimême un toucher direct de la lumière, et les sensations visuelles des jugements inconscients, qui redressent les images inversées qui se peignent sur la
rétine. Mais cette comparaison doit trouver des raisons, car elle enveloppe,
sans les démontrer, trois présupposés fondamentaux. Il faut établir, au premier chef, que chaque sens fait l’expérience immédiate d’une extériorité matérielle ; que le sensible n’est pas un pur divers, mais qu’il est inconsciemment et géométriquement informé par chaque sens ; et enfin que cette information géométrique et inconsciente permet de restaurer une vérité des sensations, en la fondant sur la ressemblance entre les objets extérieurs, et les
images tactiles ou visuelles. Seules ces trois démonstrations peuvent détruire
la dualité des sensations et du jugement, qui reconduit, même si ce n’est pas
dans une perspective substantialiste, la dualité du corps et de l’âme. Notons
que sur ce point, Rousseau sera plus en accord avec Voltaire qu’avec Diderot. Il ne cessera de redécouvrir un agent libre qui juge, ou qui compare activement une pure diversité de sensations7.
La redéfinition du sensible est donc bien l’enjeu capitale de la Lettre,
qui constitue un ouvrage difficile à comprendre, car elle représente, dans
l’histoire de la philosophie, une sorte d’hapax, ou d’exception géniale. De
Voltaire à Kant, en passant par Rousseau et même Hume, nous avons appris
à commencer par atomiser le sensible en une pure diversité. La Lettre nous
désapprend ce présupposé, de façon cohérente.
La démonstration que chaque sens fait l’expérience d’une extériorité
est déjà préparée par les Mémoires de mathématiques, que Diderot écrit en
17488. On ne rappellera jamais assez, à cet égard, que Diderot a été professeur de mathématiques, que sa culture « scientifique » est supérieure à la
moyenne de son temps, et qu’il s’est même efforcé d’être un inventeur en
physique et en mathématique9. C’est pourquoi le premier mémoire de 1748,
sur les principes de l’acoustique, tentent d’établir que le plaisir musical
s’explique par la capacité qu’a l’oreille de percevoir des rapports entre les
sons. Le son est alors défini par le frémissement, ou les vibrations de l’air,
c’est-à-dire d’un corps en mouvement, dont les ondes « viennent frapper le
tympan ». L’oreille est ainsi comparée à un « vrai tambour de Basque ». Le
tympan représente la peau du tambour. Les nerfs auditifs sont analogues à
7
Voir ROUSSEAU, Émile, Œuvres complètes, t. IV, Pléiade, Paris, Gallimard,
1969, pp. 571-572.
8
Ces Mémoires sur différents sujets de mathématiques ne figurent pas dans l’édition
des œuvres de Diderot par L. Versini, Bouquins, Paris, Laffont, 1994-1997. Nous les
citons et nous les étudions dans l’édition de R. Lewinter, t. I, Paris, Le Club français
du livre, 1969-1973, pp. 16-18, 33-34 et 38-42.
9
C’est ce que démontrerait une plus ample étude du premier mémoire sur
l’acoustique, qui emprunte à Euler le modèle des cordes vibrantes, pour calculer le
nombre de vibrations qui correspond aux différents intervalles des sons perceptibles
par l’oreille.
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6
une corde qui répéterait les mouvements vibratoires de l’air ; et l’air fait
l’office des baguettes ou des doigts. Du point de vue qui nous intéresse, le
cas du son permet donc de renouer avec l’hypothèse ondulatoire de Newton
sur la lumière, comprise comme une hypothèse matérialiste, qui restaure un
contact entre l’objet sonore et l’organe de l’ouïe. Que le corps considéré se
répande comme une onde ou en ligne droite, il y a toujours une action
« mécanique », au simple sens d’un choc matériel, entre l’objet et l’organe.
Cette interprétation matérialiste se développe à travers une double analogie
entre le son et la lumière. D’une part, Diderot souligne que le « son se répand et s’affaiblit comme la lumière », c’est-à-dire selon la fameuse loi des
carrés des distances, car à une distance double, le son n’est pas deux fois
mais quatre fois plus faible. D’autre part, et plus fondamentalement, le son
se réfléchit comme la lumière. On peut donc parler de « fibres sonores »,
analogues aux rayons ou aux « faisceaux » des rayons lumineux. Diderot
l’explique en s’appuyant sur l’expérience suivante. Soit une chambre, dont le
plafond a une forme ellipsoïdale allongée, c’est-à-dire, en termes pédagogiques, la forme d’un ballon de Rugby coupé en deux parties égales dans le
sens de la longueur. L’expérience montre que si l’on se place à l’intérieur de
cette chambre, dans un lieu qui correspond à l’un des foyers de l’ellipsoïde,
alors un chuchotement sera clairement entendu par une autre personne placée à l’autre foyer de l’ellipse. Or, l’ellipsoïde de révolution allongée (en
forme de ballon de rugby) constitue pour les cartésiens comme pour les newtoniens, la seule surface optique réfléchissante qui renvoie tous les rayons
lumineux issus d’un « point objet », en un autre point, dit « point image »,
ces deux points devant être placés aux foyers de l’ellipsoïde. Les propriétés
géométriques de l’ellipse garantissent en effet l’égalité de l’angle
d’incidence i et de l’angle de réflexion r pour tous les rayons reliant les deux
foyers F et F’ :
Dès 1748, Diderot joue donc sur les ambiguïtés de la théorie newtonienne de la lumière, pour la réinterpréter de façon matérialiste. Davantage,
il s’attache déjà à redéfinir le sensible. Si l’oreille géométrise, comme la vue,
et si le plaisir ou le déplaisir qu’elle prend à sentir des rapports ou des proportions géométriques ne supposent pas la connaissance savante des principes de l’harmonie, ni des intervalles calculés par Pythagore, alors il faut
supposer que « l’âme a des connaissances sans s’en apercevoir, à peu près
comme on estime la grandeur ou la distance des objets, sans la moindre no-
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7
tion de géométrie ». De là, on peut conclure qu’il y a « une espèce de trigonométrie naturelle et secrète » qui « entre dans le jugement qu’elle porte ».
Si Diderot prétend ne « rien décider là-dessus », il suggère cependant que
puisque les proportions peuvent affecter notre âme par « sentiments » inconscients, aussi bien que par « perception » consciente, il s’avère probable
qu’un jugement inconscient précède et détermine le jugement conscient.
C’est ainsi qu’un homme peut avoir « l’oreille délicate » ou musicale, avant
d’apprendre la musique, et ce que c’est qu’une octave ou une quinte.
En 1749, Diderot se contente de reprendre, pour le toucher et la vue,
l’idée d’une géométrie d’abord inconsciente d’elle-même. Même chez
l’aveugle, par exemple, la perception de l’étendue reste inconsciemment enveloppée dans les données qualitatives, tels que le dur et le mou, le chaud et
le froid. C’est pourquoi « l’étude rectifie », chez le géomètre aveugle Saunderson, les idées des figures prises par le tâtonnement de l’aveugle du Puiseaux10. L’analogie entre le toucher et la vue est justifiée par le rappel que la
nature de la lumière n’est pas connue avec certitude, et que l’hypothèse ondulatoire de Huygens, comme l’hypothèse à la fois corpusculaire et ondulatoire de Newton, restent non infirmées par les phénomènes. La pensée des
limites du savoir mathématique, ou des « résultats des calculs » 11, qui ne
permettent jamais une confirmation des hypothèses, mais seulement une non
infirmation, est alors retournée contre Voltaire. De ce fait, il faut en conclure
que l’on doit simplifier le plus possible les hypothèses, et se passer des spéculations métaphysiques de Voltaire, sur la nature incorporelle de
l’attraction. Cette illusion vient simplement du fait que l’on doit traiter mathématiquement des phénomènes de la lumière, pour pouvoir les comparer
avec l’expérience. Mais le calcul n’a plus de portée ontologique, et ne permet pas d’affirmer le caractère spirituel de l’attraction. Sur ce point,
l’ensemble de la Lettre met en jeu trois sortes d’arguments. Elle fait d’abord
implicitement jouer le rasoir d’Occam, afin de ne pas multiplier les principes
sans nécessité. Elle nous suggère ensuite, contre Berkeley et Voltaire, qu’il
faut savoir distinguer la physique newtonienne, en tant que savoir positif,
des métaphysiques qui lui sont abusivement rattachées. Enfin, elle joue donc
sur les hésitations de Newton. Les rayons lumineux, ainsi que l’espace vide
de l’attraction entre les planètes, peuvent être conçus, de l’aveu même de
Newton, comme corporels : les rayons sont faits de corpuscules réels, qui
émanent du Soleil, de telle sorte que celui-ci perd peu à peu de sa substance ;
et l’espace absolument vide est parfois remplacé par un éther, ou une matière
extrêmement peu dense et élastique. En s’appuyant sur ces hypothèses, Diderot peut donc réinstaurer l’existence d’une extériorité causale et matérielle
pour chaque sens 12.
10
DIDEROT, Lettre sur les aveugles, éd. L. Versini, op. cit, 1994, t. I, p. 149.
Ibid., pp. 162-163. Pour un plus ample commentaire de ce passage, voir notre article « Diderot et la pensée des mathématiques », Kairos, VIII, Toulouse, PUM, 1996,
pp. 105-132.
12
Sur la continuité et l’amplification de cette interprétation matérialiste de l’éther
newtonien, dans les cinquièmes conjectures des Pensées sur l’interprétation de la
11
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8
Les Mémoires de mathématiques fournissent également un fil de lecture, pour traiter le deuxième problème. Le sensible, pour Diderot, ne saurait
être un pur divers, précisément parce qu’il met toujours en contact un corps
extérieur et un organe du corps vivant. Il n’y a donc plus de différence de nature entre la lumière et l’œil, ou entre l’objet tactile et la main. C’est pourquoi la sensation s’avère indissolublement passive et active. La main, par
exemple, peut à la fois « prendre » une forme sur l’objet, et se la laisser
« donner » par le même objet13. L’organe s’adapte donc à l’extériorité, non
pas comme une cire molle, mais selon la correspondance possible entre sa
forme organique et les formes extérieures. L’aveugle prélève ainsi sur la matière des figures et des points tactiles, et l’œil des surfaces et des points visuels, et cela, selon l’ordre des mouvements que chaque organe autorise.
C’est ainsi que l’idée d’une ligne droite, est d’abord une succession indécomposable de sensations prises par la main, lorsqu’elle glisse le long d’un
fil tendu. En d’autres termes, il y a une accommodation tactile comme une
accommodation visuelle, mais qui a des limites, et des seuils de perception
déterminés par la forme de l’organe. C’est pourquoi il faut que les images
tactiles ou visuelles des objets occupent une surface, soit sur la main, soit sur
la rétine, où Diderot précise que chaque point visuel issu des rayons lumineux occupe à peu près « un demi pouce au carré » 14, pour que l’objet reste
sensible. On n’apprend donc pas à sentir comme on apprend à parler, car la
sensation se définit comme un phénomène inconscient, pré-discursif, qui
opère des synthèses à la fois passives et actives, afin de distinguer les objets,
dans le simple effort pour survivre, conserver son corps et rechercher le
bien-être. La mise en scène des tâtonnements de l’aveugle représente ainsi
une image philosophique du sensible en général : chaque organe
« géométrise » en « s’expérimentant », et notre mémoire corporelle enveloppe inconsciemment une multiplicité d’idées de plans, de surfaces ou de
volumes. C’est ce que démontre, par exemple, les développements libertins
que Diderot donne au thème de l’aveuglement : il rappelle aux hommes qui
voient leurs souvenirs tactiles, amoureux ou sexuels, que la pudeur,
l’hypocrisie sociale, et la prédominance de la vue, peuvent également permettre d’oublier, ou de « refouler » dans l’inconscient. Il y a donc bien une
géométrisation sensible, que l’on peut même retrouver dans l’art érotique,
lorsque l’aveugle apprécie la « fermeté des chairs » ou « l’embonpoint » des
corps féminins15. Contre Voltaire, Diderot montre ironiquement que c’est
l’amour du sensible et le plaisir pris à caresser des formes, qui engendre la
formation des idées géométriques, car cet amour est nécessaire, bien que dissimulé par la préséance séculaire des métaphysiques idéalistes. Aucun vivant
ne peut en effet subsister sans être adapté au monde extérieur, et sans ressentir des plaisirs, qui ne servent pas seulement d’alerte biologique, mais aussi à
nature (1753-1754), Voir notre article « Imagination artistique et imagination scientifique selon Diderot », Kairos, XIII, 1999, pp. 134-138.
13
DIDEROT, Lettre sur les aveugles, op. cit., p. 148.
14
Ibid., p. 178.
15
Ibid., comparer les pp. 146, 149-150, et 165-166.
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9
satisfaire un appétit de « bonheur », qui nous est « aussi essentiel que
l’expérience et la pensée » 16. L’argument de Voltaire, selon lequel la vue devrait avoir conscience des lois de l’optique, pour être la cause directe et immédiate de nos jugements sur les figures et les distances, se voit ainsi anéanti
par l’idée d’une géométrie immanente au vivant, nécessaire à son adaptation,
et inconsciente d’elle-même. Les expériences de Cheselden, alléguées par
Berkeley et Voltaire, peuvent alors être récusées, lorsque Diderot aborde le
problème de Molyneux. Il nous explique que si l’aveugle-né, opéré de la cataracte, ne distingue rien la première fois qu’il voit, c’est pour la même raison que la main doit tâtonner. Cet organe vivant doit expérimenter sa plasticité, sa capacité d’adaptation et d’information, mais sans avoir nécessairement besoin ni du secours d’un autre sens, ni d’un jugement de l’âme. C’est
pourquoi Diderot insiste sur le fait que l’œil peut s’expérimenter de luimême, car l’œil est comparable à une main, et la rétine à l’abaque de Saunderson, mais vivante et animée. Aussi le phénomène de l’accommodation visuelle nous est-il longuement décrit, pour montrer comment les mouvements
du cristallin et des différentes parties de l’œil lui permettent de s’ajuster aux
rayons lumineux, ou de tâtonner, jusqu’à ce que tous les rayons issus d’un
même point de l’objet extérieur convergent pour former sur la rétine une
image ponctuelle unique. En termes modernes, on peut dire qu’avant de voir,
l’œil doit s’exercer, jusqu’à ce qu’il se produise une bijection entre les différents points de l’objet et les différents points de l’image formée sur la rétine.
L’aveugle-né qui recouvre la vue, et qui ouvre les yeux pour la première
fois, se trouve donc dans le même cas qu’un myope ou un presbyte, qui reçoivent des images floues. Mais selon Diderot, la géométrie naturelle suffit à
lui faire retrouver une bonne vue, du moins si son organe est sain, ce dont il
faut s’assurer, avant de faire une expérience concluante, ou aussi
« irrévocable » que le prétend Voltaire. De plus, il faut ménager le temps nécessaire à l’expérience, en éclairant progressivement l’œil, car un œil brutalement exposé à une lumière intense ne peut être qu’aveuglé. Il est donc vrai
que la vision de l’étendue n’est pas immédiate, mais cela ne veut pas dire
pour autant qu’elle exige la médiation d’un autre sens ou d’un jugement de
l’âme. Seule l’expérience organique est requise, pour juger des distances et
des situations, et le temps mis à s’accommoder à l’objet extérieur tend à
prouver l’existence de cet objet et non celle d’une âme. Ce traitement original du problème de Molyneux permet d’établir ce que l’abaque de Saunderson suggérait déjà. En représentant des points géométriques et tactiles par
des épingles, et les lignes par des fils tendus entre ces points, Saunderson
peut enseigner la géométrie à des élèves qui voient, ce qui suppose
l’existence d’un sens commun géométrique. La géométrie tactile que Saunderson met en œuvre, dans son expérience d’enseignant, tend à prouver que
la géométrie visuelle et la géométrie tactile sont exactement superposables17.
Aussi la Lettre peut-elle conclure que « nos sens ne sont pas en contradiction
16
Ibid., p. 180.
Ibid., pp. 154-158, sur les planches qui illustrent clairement les schèmes tactiles
de l’arithmétique et de la géométrie de Saunderson.
17
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sur les formes » géométriques 18. Mais cette conclusion exige la démonstration que l’œil peut s’expérimenter de lui-même19, du fait de ses mouvements
propres. C’est pourquoi Diderot réduit quelque peu l’importance du problème de Molyneux, en montrant que l’homme qui voit est confronté à des
problèmes analogues à celui de l’aveugle-né qui recouvre la vue. Lorsque
nous sommes mis devant des miroirs déformants, tels que le « miroir
concave », nous devons en effet prendre l’habitude de rapporter à une simple
image de soi, l’image de notre main armée d’une épée que nous tendons
pour attaquer. L’expérience tactile ne nous est plus d’aucun secours, car
l’épée semble d’abord sortir du miroir pour nous transpercer, et nous reculons instinctivement. Mais nous nous habituons bientôt à cette illusion, et
nous jugeons que l’épée est bien pointée par nous, sans connaître les lois de
l’optique. Les illusions visuelles n’empêchent donc pas l’œil de
s’expérimenter et de juger par lui-même. C’est ce que corrobore une expérience animale, c’est-à-dire l’expérience d’un être qui, de l’aveu même des
cartésiens, est dénué d’âme : la première fois qu’un perroquet voit son
image, il tente de la toucher du bec, mais comme il n’y parvient pas, il fait le
tour du miroir, où il ne voit rien, de telle sorte que c’est l’œil qui confirme
les données du toucher, et qui peut s’expérimenter de lui-même. Nous pourrions ajouter, en faveur de Diderot, qu’à notre époque, chacun a sans doute
ce souvenir d’enfance : la première séance au cinéma, avec ses gros plans de
hautes montagnes, par exemple, est d’abord terrifiante, car nous croyons voir
les objets sortir de l’écran pour venir transpercer l’œil. Mais sans toucher
l’écran, et avant que le film ne s’achève, nous avons déjà jugé de la véritable
place de l’image, à laquelle nous nous accommodons peu à peu.
Il reste que pour corroborer l’idée que les sensations sont capables de
jugements inconscients, qui rectifient très rapidement les déformations de
l’objet, il faut montrer la possibilité pour l’œil, comme pour le toucher, de
former des images ressemblantes des objets. En d’autres termes, la plus
grande difficulté est de détruire la théorie des sensations-signes, et d’établir
l’objectivité du sensible ou sa valeur de vérité. Jusqu’ici, on a souvent estimé
que la Lettre se contente de développer une critique des sens et un relativisme radical 20. Une autre interprétation tente d’expliquer que Diderot est à
la fois sceptique et matérialiste21 : qu’il n’accorde aux connaissances qui
viennent de la sensation qu’une portée phénoménale, et que l’hypothèse
atomiste et athée de Saunderson ressort donc d’une conjecture, voire d’un
« rêve », et non d’une ontologie dogmatique. Ce dernier point de vue nous
semble, en un sens, incontestable : au XVIIIe siècle, c’est un lieu commun
que d’affirmer que nous ignorons la nature des choses, et qu’aucune
connaissance ne peut avoir de portée ontologique, au sens où elle nous livrerait une connaissance exacte de l’extériorité. De l’ontologie dogmatique, on
18
Ibid., p. 184.
Ibid., pp. 178-179.
20
Voir E. CASSIRER, La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1996, pp. 138 et
151.
21
Voir J. -C. BOURDIN, « Matérialisme et scepticisme chez Diderot », Recherches
sur Diderot et l’Encyclopédie, XXVI, 1999, pp. 85-99.
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passe donc bien à une métaphysique, qui reste toujours de l’ordre de
l’hypothèse. Mais en un autre sens, et par voie de conséquence, il est inexact
de dire qu’aucune connaissance de la nature des choses n’est possible. La
pensée des limites de la connaissance métaphysique est en effet infléchie,
dans la Lettre, par la théorie des sensations et la reprise de la tradition atomiste. Si nous sommes éloignés de la nature des choses, ce n’est pas en raison de la constitution de l’esprit humain en général, et du caractère de signes
des sensations, ce qui ne nous laisserait, comme chez Voltaire, aucun espoir
de dépasser la « mesure » fixe de connaissances qui nous est impartie par
Dieu. L’homme serait alors toujours et nécessairement séparé, par le sensible
lui-même, de la nature des choses, et il faudrait avouer, avec Condillac et
Berkeley, que nous ne sortons jamais de nous-mêmes, et que nous
n’apercevons que notre propre esprit. Il n’y aurait donc plus de raison de
préférer l’hypothèse atomiste et athée de Saunderson au déisme de Voltaire,
qui rejoint l’immatérialisme de Berkeley quant à la nature de l’attraction.
Pour qu’une conjecture ou une hypothèse soit préférée, il faut donc reconstruire une logique du probable, ou un canon du type épicurien. Or, cela n’est
possible que si les sensations donnent le premier principe de ce canon, par
leur ressemblance avec les objets : pour Diderot, les organes sensibles ont en
effet la même nature matérielle que les atomes qui les constituent, à
l’intérieur des différents mondes possibles. Aussi Diderot, malgré les apparences, s’attache-t-il à établir une ressemblance entre l’objet extérieur et les
sensations. Il commence bien par s’objecter, en toute honnêteté, et en utilisant un raisonnement par l’absurde, la position relativiste la plus radicale.
Au début de la Lettre, le toucher et la vue sont en effet en contradiction permanente. Aucune idée ne semble pouvoir être partagée par ces deux sens,
qui ne s’entendent ni sur la définition de la beauté, ni sur les sentiments moraux, ni sur leurs idées métaphysiques qui s’opposent terme à terme. Mais
Diderot rend compte de ce relativisme, en imaginant un dialogue entre les
deux sens personnifiés. Cette mise en scène est philosophiquement signifiante : elle permet de « distancier » le relativisme des sceptiques, afin
d’expliquer les raisons de cette illusion. Nous assistons alors à une sorte de
répétition parodique des moyens sceptiques de l’épochè, qui consistent, par
exemple, à opposer les données des différents sens. L’admirable spectacle de
la lumière, de la beauté visuelle, qui conduit à la croyance finaliste en un
Dieu artiste, est ainsi opposée au matérialisme de l’aveugle, qui vit dans une
nuit sans fin. Le goût artistique de la vue pour l’ornement et le luxe superflu
est encore opposé à la définition de la beauté par le toucher, qui réduit tout à
son utilité et à son agrément corporels. La morale de la pudeur, liée à la vue,
est ironiquement opposée au cynisme spontané de l’aveugle, qui ne voit pas
pourquoi l’on couvre une partie du corps plutôt qu’une autre22. S’ils pouvaient parler, nos cinq sens conjugués feraient ainsi une belle cacophonie, et
que penser de celui qui aurait un sens supplémentaire ? A bien lire la Lettre,
on peut alors comprendre que Diderot s’amuse, et qu’il explique que chaque
sens, en tentant de s’expérimenter, commence nécessairement par
22
DIDEROT, Lettre sur les aveugles, op. cit., en particulier pp. 147-148.
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s’illusionner, mais paradoxalement parce qu’il partage, avec les autres sens,
un désir naturel de survie et de bien-être. C’est donc une communauté
d’organisation physique, et la même visée irréfléchie de l’adaptation et du
bonheur, qui est à l’origine des contradictions entre les idées sensibles. La
vue a donc bien une « destination »23, mais purement matérielle et efficiente : elle a pour « fonction » de voir, mais au simple sens où elle doit nous
apporter des images suffisamment ressemblantes des objets pour assurer notre survie. Cette destination des organes prouve simplement l’existence d’un
ordre de l’Univers : c’est ainsi que « si tout ne s’exécutait pas dans la nature
par des lois infiniment générales ; si, par exemple, la piqûre de certains corps
durs était douloureuse, et celle d’autres corps accompagnée de plaisir, nous
mourrions sans avoir recueilli la cent millionième partie des expériences nécessaires à la conservation de notre corps et à notre bien-être ». Mais cet ordre matériel de l’Univers est d’abord confondu avec une finalité. Parce que
les sens sont nécessairement adaptés à un monde dont ils participent, ils
commencent par croire que cette adaptation ne peut être que l’effet d’une
providence ou d’une intervention surnaturelle. La vue, en particulier, en
constatant que ses sensations lui permettent, par exemple, d’éviter les précipices, et lui procurent de l’agrément, rapporte spontanément cette alerte ou
ce plaisir biologiques à une institution divine. Elle est d’ailleurs aidée, en cela, par toute une tradition collective et philosophique, qui véhicule un pathos
métaphysique de l’admiration, de la beauté, et des merveilles de la création.
Mais la vue peut elle-même s’affranchir de ses illusions, en expérimentant
ses paradoxes : elle voit les cieux, et croit qu’ils chantent la gloire de Dieu,
mais elle est aussi sommée, dans la Lettre, de tourner son regard vers ce
qu’elle évite spontanément, c’est-à-dire vers le spectacle de la souffrance, de
la difformité, et de la mort de chaque vivant, notamment avec le discours de
Saunderson sur son lit de mort. La vue doit donc revenir à la question de la
vérité de ses expériences apparemment contradictoires, et qui ne peuvent
trouver une explication cohérente qu’à une seule condition : il faut que le
sensible ressemble à une nature des choses, où règne un ordre sans finalité,
pour que la vue puisse faire successivement, ou même simultanément,
l’expérience de l’ordre et du désordre. Le discours de Saunderson sur son lit
de mort explique ainsi que les combinaisons entre les atomes obéissent à un
tâtonnement aveugle : ils expérimentent toutes les combinaisons possibles,
jusqu’à ce qu’ils trouvent un arrangement, ou une organisation, où le
« mécanisme n’implique aucune contradiction importante »24. Autrement dit,
il n’y a que des arrangements plus ou moins viciés de la matière, l’ordre se
ramenant à l’exigence de la survie et de la reproduction. Il est donc logique
que cet ordre relatif, aveuglément produit, donne à chaque sens le double
sentiment de l’ordre et du désordre. Ces deux expériences contraires sont
toutes deux vraies, mais d’un point de vue différent. Il y a un ordre au sens
d’un simple enchaînement nécessaire des phénomènes et des combinaisons
23
24
Ibid., p. 177.
Ibid., pp. 167-169.
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d’atomes dans un monde donné ; il y a désordre, au sens où il n’y a aucune
finalité, et que la nature ne vise aucun chef-d’œuvre particulier. Le spectacle
de la beauté visuelle, qui n’existe que pour l’homme, est donc un effet nécessaire, mais sans raison finale, de l’ordre : celui qui peut ressentir du plaisir a davantage tendance à persévérer dans son être que celui qui en est incapable. En termes quelque peu anachroniques, mais fidèles à la pensée de Diderot, nous dirions qu’il y a une sorte de « sélection naturelle » des organes
aptes à survivre et à s’adapter. En termes diderotiens, il y a une
« dépuration » de la matière25. C’est seulement pour cette raison que les
hommes qui voient sont plus nombreux que les aveugles : l’illusion finaliste
est, en quelque sorte, et ironiquement ramenée à une illusion utile à la survie.
Mais Diderot nous montre que cette illusion finaliste n’est pas nécessaire à la
vie, et qu’elle n’a aucun privilège sur l’expérience tactile de l’agréable. C’est
pourquoi l’aveugle du Puiseaux « s’estime autant et plus que nous qui
voyons », puisqu’il trouve dans le toucher et l’ouïe un plaisir de vivre. Libertin, incrédule, fin connaisseur de la musicalité des voix et des reliefs corporels, l’aveugle n’a pas besoin de rapporter son expérience de l’agréable à une
finalité divine, mais à une simple utilité organique, dans une perspective
atomiste et athée. Les antinomies des sens, qu’il s’agisse des antinomies
propres à la vue, ou des oppositions entre le toucher et la vue, sont ainsi résolues par une logique des contraires : il y a une cause matérielle des contrariétés sensibles, qui enveloppent toujours une vérité, parce que la nature
même des choses est paradoxale, sans être contradictoire, puisqu’elle renvoie à un ordre, mais toujours précaire et imparfait. C’est donc la nature ellemême qui se perçoit à travers nos sensations, qui doivent alors exprimer
toute sa complexité : ses régularités et ses irrégularités, l’unité et la variété
des composés issus des atomes. Il faut donc comprendre que pour Diderot, le
sensible n’est pas un signe, ni même une représentation, mais un produit et
une présentation directs des atomes qui constituent l’Univers, comme notre
propre corps. Il y a donc nécessairement une ressemblance entre les sensations matérielles et les causes matérielles qu’elles expriment, la limite de
cette expression venant de ce que chaque sens ne nous apporte qu’un point
de vue particulier sur le tout de l’Univers, et nous suggère donc des interprétations fautives, lorsqu’il érige ce point de vue particulier en système. Enfin,
les sens tendent à être innocentés de cette tendance à la généralisation ou à
l’esprit de système, par une critique du langage. Si la vue se livre à des inductions abusives, et sombre dans une ontologie dogmatique, c’est parce que
nous ne pouvons explorer l’inconscient de la sensation organique qu’à l’aide
d’un langage qui ne lui est pas adéquat. La Lettre montre que le langage
géométrique, fait de points tactiles ou visuels, est le seul qui convienne à
l’analyse des sensations, car dès que nous passons aux signes abstraits, qu’il
s’agisse des signes de l’algèbre, du calcul infinitésimal, des signes philosophiques, ou même des signes du langage ordinaire, nous nous mettons à réaliser des chimères, telles que la substance, du simple fait de la distinction
grammaticale de la substance et de l’attribut. En 1749, Diderot affirme déjà
25
Ibid., p. 168.
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14
que les termes de « substance, suppôt, essence, matière etc., ne portent guère
par eux-mêmes de lumière dans notre esprit » 26. En 1751, il nous explique
clairement que nous confondons les distinctions opérées par le langage avec
les distinctions réelles. Loin d’être fait de signes, le sensible contredit les
distinctions opérées par le monde des signes. Il y a en effet une antinomie
entre l’ordre naturel à la pensée, et l’ordre analytique de la discursion :
« Autre chose est l'état de notre âme ; autre chose, le compte que nous en
rendons soit à nous-mêmes, soit aux autres ; autre chose, la sensation totale
et instantanée de cet état ; autre chose, l'attention successive et détaillée que
nous sommes forcés d'y donner pour l'analyser, la manifester, et nous faire
entendre ». L’ordre analytique du langage institué ne peut donc être naturel,
au sens de premier et originel : Diderot considère qu’il consiste en une
« inversion » de l’ordre synthétique de la pensée, car, « voir un objet, le juger beau, éprouver une sensation agréable, désirer la possession, c’est l’état
de l’âme dans un seul instant ». L’ordre institué par l’analyse est donc un
« ordre des mots contraire à celui des idées ». A partir de là, le caractère particulièrement analytique de la langue française, qui, à la différence du latin,
par exemple, distingue systématiquement le sujet, le verbe et l’attribut, devient l’objet d’une critique. L’histoire condillacienne des langues est ainsi
remise en œuvre, mais pour aboutir à une critique du français, qui véhicule
inconsciemment une ontologie substantialiste. Selon Diderot, en effet, les
premières langues n’avaient que des adjectifs, et cela afin d’analyser, ou de
séparer par la pensée, les différentes qualités d’objets sensibles qui se donnent d’abord à nous comme « les différents individus qui composent cet univers ». Les « noms métaphysiques ou généraux », au sens des substantifs,
supposent une abstraction supplémentaire : « Enfin, abstraction faite de ces
qualités sensibles, on a trouvé ou cru trouver quelque chose de commun dans
tous ces individus, comme l'impénétrabilité, l'étendue, la couleur, la figure,
etc.; et l'on a formé les noms métaphysiques et généraux, et presque tous les
substantifs ». De là résulte une réalisation naïve des mots, et l’illusion substantialiste des cartésiens : « Qu'on vous demande ce que c'est qu'un corps,
vous répondrez que c'est une substance étendue, impénétrable, figurée, colorée et mobile. Mais ôtez de cette définition tous les adjectifs, que restera-t-il
pour cet être imaginaire que vous appelez substance ? »27. La Lettre sur les
aveugles estime déjà que si nous imaginons la matière comme une substance
étendue, douée d’une permanence, par delà la diversité de ses apparences
sensibles, nous ne pouvons plus comprendre la diversité phénoménale et la
vérité qu’elle enveloppe. Cette diversité des sensations se produit en effet sur
le fond d’une nouvelle unité : elle renvoie à toutes les variations qui sont
rendues possibles par le même sens commun organique, c’est-à-dire par la
même communauté d’organisation physique, ou par le même archétype matériel de l’espèce humaine, qui reste le produit des combinaisons d’atomes.
Ce sont ces combinaisons, qui engendrent, dans l’espèce, toute la variété des
26
Ibid., p. 164.
DIDEROT, Lettre sur les sourds et muets (1751), éd. L. Versini, op. cit., t. IV,
pp. 25 et 29-30.
27
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15
individus, et dans l’individu, toute la variété des sensations. Mais la Lettre
fait resurgir, au sein même de l’individu, l’unité organique de l’espèce, qui
est à l’origine de toute connaissance. Le sensible se voit alors restituer son
véritable statut : il n’est pas une apparence, mais un phénomène du monde,
au sens strict du terme, car il réalise une véritable phénoménalisation de la
matière, à l’intérieur d’un organisme lui-même matériel. Dès lors, et si la
métaphysique matérialiste ne peut avoir le statut d’une ontologie dogmatique, elle est, aux yeux de Diderot, la seule métaphysique qui ne soit pas infirmée par l’analyse de nos sensations, et qui a donc le plus grand degré de
probabilité possible. De la vérité des sensations et des affects de plaisir et de
douleur, ou des schèmes géométriques de l’imagination tactile et visuelle,
jusqu’aux « appréhensions intuitives » des atomes, il y a en effet une continuité, que Diderot réinstaure : il réinvente le canon d’Épicure, à la lumière
des savoirs de son temps.
Éliane Martin-Haag
Maître de Conférences
à l’Université de Toulouse-Le-Mirail.
Bibliographie
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- Lettre sur les aveugles, éd. Niklaus, Droz, Genève-Paris, 1963.
- Id., éd. P. Vernière, Garnier, 1959.
- Id., éd. Y. Belaval, dans Œuvres complètes, éd. H. Dieckmann, 1975, t. IV.
MÉRIAN, Sur le Problème de Molyneux, éd. F. Markovits, suivi de
F. MARKOVITS, Mérian, Diderot et l’aveugle, Flammarion, 1984.
VOLTAIRE, Éléments de la philosophie de Newton, dans Œuvres Complètes, P.
Didot, 1820-1826, t. I.
Y. BELAVAL, « La Crise de la géométrisation au siècle des Lumières, » Revue internationale de philosophie, XXI, 1952, pp. 337-355.
J. C. BOURDIN, « Matérialisme et scepticisme chez Diderot, » Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, XXVI, 1999, pp.85-95.
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E. MARTIN-HAAG, Diderot ou l’inquiétude de la raison, Ellipses, 1998.
- « Diderot et la pensée des mathématiques », Kairos, VIII, 1996, pp. 105-132.
- « Diderot et Voltaire, lecteurs de Montaigne : du jugement suspendu à la raison
libre », Revue de Métaphysique et de Morale, Sept. 1997, pp. 365-385.
G. STENGER, « La Théorie de la connaissance dans la Lettre sur les aveugles, »
Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, XXVI, 1999, pp. 99-111.
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