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dossier
Pour en finir
1
avec les stéréotypes
V
Par Brigitte Gresy
Liberté Egalité Fraternité 1989
Secrétaire générale du Conseil supérieur
de l’égalité professionnelle
L’enjeu est d’arracher les
masques des stéréotypes,
ces légitimeurs d’inégalités,
qui figent femmes
et hommes dans la cire
des préjugés et nous
paralysent dans des
injonctions inexorables.
Malgré l’irruption de désir
d’un meilleur équilibre de
vie, les résistances sont
toujours très grandes.
oilà un mot terriblement à la mode,
celui de stéréotype. Dans l’impuissance
relative où nous sommes de faire advenir
l’égalité entre les femmes et les hommes
par le jeu des politiques publiques, devant
cette tragédie des 20 % – 27 % d’écart
de rémunération, un peu plus de 20 % de
femmes dans la représentation nationale,
dans les conseils d’administration et parmi
les expertes dans les médias, 20 % des
tâches domestiques ou du temps partiel du
côté des hommes, on est amené à changer
de braquet. Voilà que l’on tente désormais
de se confronter à l’invisible des systèmes
de représentation, comme si notre pensée
était forgée par deux cerveaux, l’un moderne
qui affirme haut et fort « Vive l’égalité »,
l’autre archaïque qui nous pousse, comme
malgré nous, à miser sur la complémentarité
des sexes, à résister, tous muscles bandés,
contre les impulsions qui tra­ceraient un
chemin vers cette égalité : un apprentissage
donnant des chances équi­valentes aux filles
et aux garçons, un sentiment de légitimité et
une assertivité de même envergure pour les
femmes et les hommes et une parentalité
partagée. Ambivalence et écartèlement
demeurent donc la règle du côté des
femmes et déni et blocage du côté des
hommes.
L’enjeu est donc bien d’arracher les masques
des stéréotypes, ces légitimeurs d’inégalités,
qui figent femmes et hommes dans la cire
des préjugés et nous paralysent dans des
injonctions inexorables : je suis une femme
et donc je dois faire ceci et je ne peux
faire ceci ; je suis un homme et donc, je
dois faire cela et je ne peux pas faire cela,
même si l’asymétrie demeure vivace dans
les limites imposées aux deux sexes. C’est
bien là l’objet de La Vie en rose : mener une
enquête, à travers le personnage de Rose,
une quadragénaire mère de deux enfants
que l’on suit dans les méandres de la vie
depuis la naissance, pour découvrir ce qui
bloque et ligote femmes et hommes sur des
rails parallèles tandis que le train de la vie
passe inexorablement.
Un sentiment de double
dépossession
Neutre la prise en charge des enfants
dans les structures d’accueil ? Oui, dans
les textes et dans la volonté de bien
faire des professionnels mais non dans
les pratiques : tout se passe, à travers
les jouets, les activités, les interactions
enfants/adultes, les vêtements, le sport et
les livres, comme si il y avait deux mondes :
le monde du dehors, de l’espace, celui de
la construction, de la vitesse, du risque
pour les garçons, et le monde du dedans
du calme, du conformisme, de l’attention
porté à l’apparence, pour les filles. La
conséquence en est une immense perte de
chances pour les enfants à la fois en termes
d’estime de soi et de prise de risque, d’ap­
prentissage du raisonnement analytique
et spatial versus d’aptitudes verbales mais
aussi d’apprentissage de l’autonomie.
Même opposition à l’école, à la fois dans
les attentes des enseignants et dans l’inégal
accès aux savoirs qui fait des chiffres et des
lettres un territoire d’excellence spécialisé
pour chaque sexe. Les garçons sont censés
pouvoir toujours faire mieux alors que les
filles font tout ce qu’elles peuvent, différence
de traitement qui apprend de facto aux
garçons à s’affirmer, voire à contester
l’autorité et aux filles à se soumettre, à
prendre moins de place physiquement
et intellectuellement, bref à rester à leur
place. Dès lors, si les filles apprennent bien
leur métier d’élève, comment ne pas voir
qu’elles sont moins armées pour affronter
le marché du travail ?
Égale, la place des femmes au travail ?
Oui dans les textes, non dans la réalité
de la vie des femmes soumises aux trois
1 - Albin Michel 2014
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dossier
Femmes et politiques publiques
cercles de leur destin privé : un énorme
pas grand-chose. Deux propositions peuvent
décalage dans le temps domestique, une
servir de fondement à ce nouveau contrat
spécialisation dans les tâches les plus
social appelé de nos vœux : les petites
chronophages et un renforcement du sous
filles et les petits garçons n’apprennent pas
investissement des hommes à l’arrivée
les mêmes choses à l’école ; les femmes
d’un enfant. Quoi d’étonnant que cet inégal
et les hommes ne sont pas traités de la
partage se paie dans le monde du travail
même façon dans la vie. Et pourtant si les
à la fois concrètement, carrières ralenties
femmes et les hommes ne sont pas faits
et plafond de béton, et symboliquement ?
pareils, ils doivent pouvoir faire pareils
Les femmes sont considérées comme des
car la différence des sexes n’entraîne pas
agents à risque par les employeurs qui
celle des aptitudes. Oui aux différences
les rétribuent en monnaie de stéréotypes
biologiques et physiologiques qui entraînent
et en discrimination systémique pour cet
des jeux différents des corps, reproduction
investissement privé qui leur est sous traité
et séduction, qui apprennent aux enfants
gratuitement par leur conjoint.
l’altérité et leur donne un sentiment à
Du brouillage aussi sur la ligne des hommes ?
la fois de puissance et de frustration,
Non car, malgré l’irruption de désirs d’un
d’incomplétude et d’interdépendance ;
meilleur équilibre de
non aux différences
vie, les résistances sont
d’aptitudes, de qualités et
toujours très grandes :
de compétence maquillées
Car ces rôles
une porte de cuisine
et légitimées par ces sortes
préformatés,
étant incontestablement
de déguisements appelés
confortables
moins difficile à pousser
féminin et masculin, pures
que celle d’un conseil
constructions sociales,
et rassurants,
d’administration, s’ils
souvent présentés comme
sont pétris
avaient voulu investir la
des faits de nature. Haro
de sexisme
sphère privée, il y seraient
donc sur le féminin et
depuis longtemps ! Mais
le masculin dans leurs
oui dans cette véritable
composantes sociales !
grammaire identitaire qui encadre le
L’émotion est-elle féminine et la rigueur
masculin, ces normes fondées sur l’esprit
masculine ? Rien de tel. La rigueur est
de compétition, la maîtrise des émotions et
la rigueur, répartie chez les individus en
l’exclusion de tout ce qui n’est pas homme,
fonction de leur apprentissage et de leurs
créant souvent des conduites d’excès chez
talents.
ces mâles qui font mal et se font du mal. Et
Au-delà de politiques publiques volontaires
pourtant advient aujourd’hui un sentiment
et in­d is­p ensables qui font reculer les
de double dépossession, celle de la sphère
inégalités, comment éviter que fem­mes
professionnelle qui ne leur rend plus les
et hommes, sous le coup de tous ces
promesses escomptées et où font irruption
verrous identifica­toires, dif­fèrent dans leur
des concurrentes jalousées, celle de la
sentiment de légiti­mi­té au sein des deux
sphère privée où ils doivent retrouver un
sphères publiques et privées ?
rôle parental, fragilisé par leur absence.
Il s’agit d’abord de lutter contre les im­
puissances apprises aux filles et aux garçons
Une singularité reliée aux autres
pour en finir avec ce formatage qui voue
C’est là que prend sa source le manque
les filles à se pomponner et à pouponner
de confiance en soi des femmes et leur
et les garçons à crapahuter et à calculer.
moindre sentiment de légitimité dans le
Pour les femmes, ensuite, l’urgence est
monde du travail. Car ces rôles préformatés,
d’arracher sans vergogne les étiquettes du
confortables et rassurants, sont pétris de
féminin et du masculin dans tout ce qui est
sexisme, qu’il soit malveillant ou bien­
lié aux aptitudes, qualités et compétences
veillant, avec toutes les menaces as­­sociées :
sociales, d’oser s’entraîner partout où les
souffrance liée à la non re­con­naissance
opportunités et le désir les poussent, de
singulière des individus, fra­gilisation du
chercher des rôles models plus que des
sentiment d’efficacité per­sonnelle, brouillage
tops models et d’apprendre à se confronter
des repères d’action.
avec autrui et à négocier le partage. Quant
La nature a bon dos alors quelle n’y est pour
aux hommes, qu’ils se lan­cent sans peur
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dans une alphabétisa­tion émotionnelle
et tentent d’apprivoiser la sphère privée,
sans tomber dans un épuisant ajustement
quotidien du partage. Car, finalement,
être une femme ou un homme, c’est
apprendre à faire bon usage du manque
dans l’impossibilité d’être tout ; c’est, d’une
certaine façon, ne plus se préoccuper le
moins du monde par la question d’être un
homme ou une femme, en devenant une
sin­gularité reliée aux autres. C’est négocier
un contrat économique reposant à la fois
sur la production et la prise en charge du
care ainsi qu’un nouveau contrat sexuel
entre les femmes et les hommes.
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