Plaisir, plaisirs

Transcription

Plaisir, plaisirs
mardi 20 novembre 2007
Plaisir,
plaisirs
ACTES
Rendez-Vous de l’Âge 2007
SOMMAIRE
Actes des
Rendez-Vous de l’Âge 2007
Ouverture de la journée
P3
Allocution de Monsieur Jean-Louis FOUSSERET
P7
Présentation de la journée – Lucile LAMY
P9
Introduction – Frédéric MORESTIN
Conférence
P 11
Cultiver notre sensibilité :
jouir et se réjouir, les plaisirs de l’âme et du corps – Gérard GUIEZE
Atelier 1
De la quête du plaisir
P 21
Hédonisme et bonheur dans la société – Gilles LIPOVETSKY
P 27
Synthèse des débats – Dominique SCHAUSS
Atelier 2
De la construction du plaisir
P 33
Plaisir et fin de vie – Dr Régis AUBRY
P 37
Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? – Moussa NABATI
P 43
Synthèse des débats – Marie-Madeleine BOUHÉLIER
Atelier 3
Du plaisir des sens
P 47
Du plaisIr du corps que génère la danse – Marie-France ROY
P 51
Le plaisir alimentaire, un atout pour le bien-être et la santé – Jean-Pierre CORBEAU
P 57
Intervention de Thérèse CLERC
P 61
Synthèse des débats – Pierre Olivier LEFEBVRE
Clôture de la journée
P 65
Conclusion et perspectives – Marie-Marguerite DUFAY et Lucile LAMY
Plonger, quelques mois après, dans la lecture des Actes des Rendez-Vous de l‘Age est toujours
l’occasion de réactiver des souvenirs...
Cette année, il s’agit de recontacter les menus plaisirs qui ont enchanté cette journée…
Il y eut tout d’abord une présence massive, fidèle des Bisontins à ce temps qui devient un « temps fort
de la vie de la cité », un rendez-vous à ne pas manquer.
Il y eut le charisme et l’éloquence de Gérard GUIEZE pour exprimer en termes simples les multifacettes de plaisir…
D’autres orateurs se sont succédés pour décliner, chacun à sa manière, des approches spécifiques du
plaisir, des plaisirs... Chacun, soit au travers de recherches, soit au travers d’expériences, qu’elles soient
personnelles ou professionnelles, a permis d’enrichir le débat.
Ces pages témoignent de la qualité des interventions et vous permettront de retrouver les propos de
chacun. Et puis, tout au long de la journée, dans les différents espaces, lors des interventions, des
citations on brillamment illustré ce thème.
Nombreux sont ceux d’entre vous qui ont souhaité pouvoir
en disposer. Elles illustrent cet ouvrage, petites touches
poétiques et printanières, et invitent, au fil des pages, à une
lecture ludique.
Le plaisir étant fugace et le bonheur durable...
Que ces pages soient pour chacun un petit moment de
bonheur !
Pascale VINCENT
Chef de service Développement Démocratie Locale
et Participation
“Une vie sans plaisir,
c'est un long voyage
sans auberge.”
Démocrite
Allocution de
Monsieur
Jean-Louis FOUSSERET
Maire de Besançon,
Président du Grand Besançon
Mesdames, Messieurs, Chers Amis,
Lorsqu’on évoque la notion de plaisir, singulier ou pluriel, viennent souvent à l’esprit
en premier, ceux de la chair, quels qu’ils soient d’ailleurs. Sans doute Gérard GUIEZE en parlera-til avec le talent qui le caractérise au point que c’est le verbe avec lui qui se fait chair !
Cette chair que l’on dit faible, mais qui représente pour beaucoup le sel de la vie. On
l’oppose à l’esprit, à tort, à mon sens. Car les plaisirs qu’elle engendre procèdent du bonheur que
l’on éprouve à profiter de la vie. C’est en tout cas mon approche et peut-être celle d’Alfred de
MUSSET pour qui un des deux grands secrets du bonheur était le plaisir (le second étant l’oubli).
Les philosophes se sont bien sûr emparés de ce concept dans la mesure où il touche
à quelque chose d’essentiel. A tel point qu’on le retrouve dans bon nombre d’expressions :
prendre plaisir à…, par plaisir, les menus plaisirs… Cette multitude invite les penseurs à la
réflexion, « au plaisir de penser ». L’histoire de la philosophie foisonne d’échanges sur le sujet. Si,
comme disait Epicure nous n’avons du plaisir aucune expérience négative, il n’en est pas de
même du bonheur qui ne serait sans doute rien sans le plaisir. Faut-il y consacrer sa vie comme
le laissent entendre certains écrits de Sade ou au contraire l’éviter ? Faut-il l’évaluer comme ont
tenté de le faire les économistes ?
En tout cas, il fait partie de notre culture. J’ose même dire qu’il n’y aurait peut-être
pas de morale sans « le plaisir » ! Il accompagne nos actes, qu’il soit lié à une quête ou associé à
la douleur.
Les hédonistes en ont fait un étendard et les civilisations l’ont produit. Même
FOURIER s’est penché sur la question concernant les personnes âgées. « Il n’y a pas à douter,
déclare-t-il, que le vieillard privé de plaisirs et de désirs ne souffre de cette privation ainsi que du
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Ouverture de la journée - Allocution de Monsieur Jean Louis FOUSSERET
délaissement qui s’ensuit ».
Ceux qui en sont privés justement, je pense aussi aux personnes seules, aux pauvres,
aux exclus… ne jouissent pas du plaisir de bien manger par exemple. Il y a le plaisir de préparer
mais aussi de déguster et de faire déguster. Mais quand on n’a rien, il est difficile d’éprouver de
la joie et il est difficile d’échanger.
L’échange, autre source de plaisir… le plaisir de discuter, de se retrouver qui vous
pousse ainsi à être présents si nombreux cette année encore. Pensez à ces personnes quelquefois
sur le même palier, de l’autre côté de la rue qui ne parlent qu’à elles-mêmes.
De léger, vous comprenez que le sujet qui nous rassemble aujourd’hui recouvre
ainsi des aspects profonds mais aussi douloureux lorsque le plaisir manque.
Prenez simplement votre quotidien. Il est
parsemé de « petits plaisirs ». Nous connaissons cela.
Au plaisir de se retrouver,
c'est-à-dire la convivialité,
s’ajoute celui de réfléchir
ensemble aux enjeux
de la cité, c'est-à-dire
la citoyenneté.
Mais d’autres non parce qu’ils n’ont pas grand-chose
dans leur assiette, parce qu’ils ne peuvent «faire plaisir»
à leurs proches. Et vous savez, comme Jean de la
BRUYERE, le plaisir qu’il y a à rencontrer les yeux de
celui à qui l’on vient de donner.
Je m’inquiète d’ailleurs lorsque je constate
comme vous la cherté de la vie de tous les jours. Elle
empêche l’accès à ces plaisirs que je viens juste
d’évoquer. Elle touche des catégories épargnées
jusqu’à présent. La courbe du plaisir est en quelque sorte inversement proportionnelle à celle
des prix et certaines gesticulations politiques ne m’incitent guère à moins d’inquiétude car elles
sont stériles et ne répondent pas aux préoccupations de la population.
Je sais que les intervenants ô combien éminents qui participent à cette journée
prendront la hauteur nécessaire pour dégager des pistes de réflexion sur le sujet qui nous réunit
et je n’ai surtout pas la prétention de comparer mon propos avec le leur. Mais je voudrais
simplement leur dire, comme je vous l’exprime d’ailleurs à vous tous, que nous tentons tous les
jours à notre manière, avec les moyens qui sont les nôtres, et comme beaucoup d’élus locaux, de
procurer au plus grand nombre des moments où ils peuvent se faire plaisir : c’est cette journée,
c’est l’accès aux sports, ce sont des moments festifs et culturels comme « Musiques de Rues »…
C’est notre réalité. Mais je sais que c’est aussi celle de nos intervenants. C’est
pourquoi nous tirerons sans doute les enseignements de ce que nous entendrons.
Nous vous écouterons vous aussi, Bisontins et Bisontines, parce que je suis
convaincu que vous apporterez l’eau nécessaire au moulin de la réflexion de ces 6° Rendez-Vous
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Ouverture de la journée - Allocution de Monsieur Jean Louis FOUSSERET
de l’Age qui marquent un nouveau record de fréquentation avec 2000 participants démontrant
ainsi que ce rendez-vous citoyen a pris toute sa place dans le débat public et la vie locale. Au
plaisir de se retrouver, c'est-à-dire la convivialité, s’ajoute celui de réfléchir ensemble aux enjeux
de la cité, c'est-à-dire la citoyenneté. Alors, osez franchir la barrière des conventions, le sujet s’y
prête et l’occasion vous en est donnée.“Lâchez-vous” si je puis dire et nous avancerons tous. Le
plaisir n’a pas d’âge !
Il est temps pour moi de conclure et de remercier celles et ceux qui ont organisé
cette rencontre au premier rang desquels le personnel de la Ville et du CCAS et qui méritent vos
applaudissements. Je remercie aussi bien sûr Lucile LAMY qui a su, comme chaque année, fédérer
les énergies pour faire de ce temps une journée des petits et des grands plaisirs ! Je n’oublie pas
non plus l’investissement conséquent des membres du Conseil des Sages témoignant ainsi de
leur générosité et de leur fraternité valorisant à juste titre le plaisir du don de soi au-delà du
plaisir pour soi.
Je vous souhaite donc une journée riche, agréable et conviviale.
Au plaisir de vous revoir !
“Vieillir ensemble, ce n’est pas
ajouter des années à la vie,
mais de la vie aux années.”
Jacques Salomé
5
“Tout devient plaisir
dès qu'on a pour but d'être
seulement bien ensemble.”
Louis-Ferdinand Céline
6
Présentation
de la journée
Lucile LAMY
Conseillère municipale déléguée
aux liens intergénérationnels
Je crois que nous sommes
bien là dans la notion de
prendre plaisir, pour soi
et avec les autres, et donc
tout à fait dans la continuité
de l’état d’esprit des
années précédentes.
Plaisir, plaisirs… Quel sujet ! Sujet surprenant peut-être
pour certains d’entre vous après les thèmes des années
précédentes. Peut-être l’avez-vous même trouvé un peu
léger. Je vous rassure : il n’est pas si léger que ça si vous
interrogez les membres du groupe de pilotage qui ont
concocté le programme. La réflexion menée tout au long
de la journée vous prouvera que la notion de plaisir
méritait bien qu’on s’y attarde aux Rendez-Vous de l’Age.
Nous avons tellement coutume de valoriser le plaisir
d’avoir plutôt que le plaisir d’être, comme le disait
Monsieur le Maire tout à l’heure, d’associer le mot plaisir à
jeunesse, peut-être aussi de s’interdire le droit au plaisir parce que marqués par une éducation
un peu trop restrictive.
Il nous a donc semblé opportun, après des journées axées sur notre place de citoyens, de nous
arrêter, une fois, sur un aspect plus personnel de la vie de chacun. Et ce qui nous attire toujours
lors de ces rendez-vous depuis 6 ans, n’est-ce pas le plaisir de participer, de nous rencontrer,
d’être accueillis, de réfléchir ensemble à des thèmes de société, accompagnés par des élus et des
agents de la collectivité qui ont plaisir à organiser, des membres du conseil des sages qui ont eu
plaisir à s’engager pour la réussite de cette journée.
Je crois que nous sommes bien là dans la notion de prendre plaisir, pour soi et avec les
autres, et donc tout à fait dans la continuité de l’état d’esprit des années précédentes.
Voici maintenant quelques informations sur les ateliers-débats de l’après-midi :
Ils ont été construits pour aller de la quête du plaisir à la construction du plaisir et enfin aux
plaisirs éprouvés.
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Présentation de la journée - Madame Lucile LAMY
Gilles LIPOVETSKY, philosophe et sociologue, évoquera la notion de plaisir par
l’hyperconsommation, en lien avec son ouvrage intitulé « le bonheur paradoxal ».
Pour aborder le thème de la construction du plaisir, nous aurons l’intervention du
psychologue Moussa NABATI, qui nous aidera à comprendre où et comment trouver le plaisir, et
celle du docteur Régis AUBRY, que vous connaissez tous pour son implication dans le
développement des soins palliatifs. Régis AUBRY nous parlera du droit au plaisir jusqu’à la fin de
la vie.
Enfin le plaisir des sens sera traité sous trois aspects : le plaisir alimentaire avec JeanPierre CORBEAU, professeur de sociologie et co-fondateur de l’Institut Français du Goût ; le plaisir
du mouvement nous sera présenté par Marie-France ROY, chorégraphe qui nous vient d’Angers
et qui a expérimenté des créations chorégraphiques intergénérationnelles, sources de beaucoup
de plaisir et d’émotion que j’ai pu d’ailleurs éprouver lors de la présentation de l’un de ses
spectacles ; enfin, nous aborderons le plaisir dans la sexualité que Thérèse CLERC, avec toute la
verve que nous lui connaissons, va oser revendiquer sans tabou ni considération d’âge.
Voici un programme qui ouvre de larges perspectives au(x) plaisir(s), et dans lequel vous
trouverez, je l’espère, un écho à vos attentes pour vivre la journée des petits et des grands plaisirs
!
“Le plaisir d'avoir ne vaut pas
la peine d'acquérir.”
Jean-Jacques Rousseau
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Introduction
Frédéric MORESTIN
Consultant
et animateur
“Il est bon de noter combien
la charge affective des mots :
bien-être, joie, plaisir est
différente. Le bien-être est
acceptable, La joie est noble,
le plaisir est suspect.“
Henri LABORIT,
Extrait de L’éloge de la fuite
Si le « bonheur est dans le pré », le plaisir est une culture
de la joie de vivre !
« Plaisir, plaisirs », c’est à partir de cette formulation que
nous nous retrouvons une fois encore, pour cette sixième
édition des « Rendez-vous de l’âge ». Formidable occasion
peut-être pour chacun d’entre nous de prendre le temps
de se poser mais également de s’interroger sur cet
élément du quotidien !
Il est tellement plus fréquent de goûter au plaisir que de
prendre un temps pour en parler ! Effectivement, le plaisir est peut-être quelque chose qui a plus
à voir avec l’éprouvé… Au cœur de chacun d’entre nous siège un espace dédié au plaisir…
Espace qui ressent, qui profite, espace où se rencontrent sensorialité et émotion. Nous tentons
par tous les moyens de profiter de cet espace. Petit ou grand plaisir, les occasions ne manquent
pas chaque jour pour éprouver cette sensation. La société de consommation l’a bien compris…
il n’est pas un moment où elle ne nous le rappelle : profusion d’objets, offres à outrance
d’invitation à la redécouverte du plaisir, des plaisirs… plaisir du corps, plaisir du voyage…
Serions-nous en train de redécouvrir l’hédonisme ?
Pour aborder cette question, nous allons profiter d’orateurs émérites qui, par leurs
connaissances et la diversité de leurs disciplines, vont nous éclairer. Qu’ils soient philosophes,
sociologues, médecins, artistes ou encore militants, chacun nous invite à la redécouverte de cette
notion, de ces petits moments de la vie faits de petites ou de grandes joies, de petits ou de
grands bonheurs…
Ce sera tout d’abord, Gérard GUIEZE, qui à partir d’une intervention intitulée «Cultiver
notre sensibilité : jouir et se réjouir, les plaisirs de l’âme et du corps », nous invitera à découvrir
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Introduction de la journée - Frédéric MORESTIN
une cartographie du plaisir. Ensuite, il nous permettra de différencier le plaisir des notions de
bonheur et de joie. Il nous conviera progressivement à explorer les liens étroits qu’entretient le
plaisir avec le désir et la jouissance. Enfin, il nous invitera à nous ouvrir à la joie et à dilater notre
être au monde.
Cette conférence introductive devrait nous permettre d’aborder les autres intervenants
de la journée qui, au fil de leurs présentations, approfondiront la réflexion.
En effet, les sujets de discussions ne manqueront pas. Nous pourrons, grâce aux différents
ateliers, nous interroger sur :
• le rapport du plaisir à la consommation,
• les rapports du plaisir au corps, au goût, à la sexualité,
• la place du plaisir dans notre dynamique psychique,
• la place du plaisir en fin de vie.
Comme vous pouvez le voir dans ces quelques mots, le programme de cette journée est
dense. J’espère que chacun d’entre vous pourra aujourd’hui profiter pleinement du temps qui lui
est offert pour construire, grâce à la présence des différents intervenants, sa propre réflexion sur
cette notion de « plaisir ».
Il peut paraître facile de convier le plaisir, pour autant fait-il le bonheur ? Vaste question dans
laquelle je ne m’aventurerai pas, préférant sûrement laisser le soin à chacun de trouver sa propre
réponse.
J’espère que cette journée vous permettra autant qu’à moi de réfléchir et de trouver un
début de réponse à ce type d’interrogation. J’espère surtout que cette nouvelle édition des
Rendez-vous l’Age sera l’occasion de retrouvailles, du plaisir à être ensemble… à écouter et à
échanger, dans la joie et la bonne humeur.
“Le plaisir est pour le corps,
le bien pour l'âme. Plaisir et
Bien coïncident rarement.”
Léon Tolstoï
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Conférence d’ouverture
Cultiver notre sensibilité :
jouir et se réjouir,
les plaisirs de l’âme
et du corps.
Gérard GUIEZE
Philosophe
La notion de plaisir est une notion plus complexe qu’il n’y paraît. C’est pourquoi elle
mérite un peu notre réflexion.
Ainsi, le plaisir n’est pas nécessairement un DONNÉ, il est une EXIGENCE.
Ainsi, il peut être l’objet d’un DÉSIR. Par exemple, on peut souhaiter éprouver un plaisir PUR qui
ne soit pas mêlé à un souvenir ni à de simples conventions sociales (qui voudraient que, dans
certaines circonstances, l’homme DOIVE éprouver du plaisir).
Un tel plaisir authentique est assez rare.
De plus, quand il est éprouvé, le plaisir est sans longue durée : il s’évapore toujours trop
vite ; d’où notre recherche du BONHEUR ! Le bonheur serait un plaisir DURABLE, une joie qui
demeure.
C’est pour cette raison qu’il est difficile de se le représenter, parce qu’on a toujours tendance :
soit à l’espérer dans le futur,
soit à le regretter dans le passé.
Il est souvent :
soit un avant-goût du futur,
soit un arrière-goût du passé.
Pour exemple, la jeunesse paraît heureuse lorsqu’on est âgé. Elle n’est pas toujours saisie comme
telle lorsqu’on est jeune !
En somme, le bonheur serait un plaisir CONTINU.
Parce que le plaisir est trop souvent une intensité sans durée, trop instantanée.
I – LA CLASSIFICATION DES PLAISIRS
Selon toute une tradition philosophique, il y aurait des plaisirs préférables, car il y aurait
de bons et de mauvais plaisirs.
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Cultiver notre sensibilité : jouir et se réjouir, les plaisirs de l’âme et du corps. Gérard GUIEZE
Il faut donc faire preuve, au sujet du plaisir, de tout un esprit de FINESSE.
En fait, le plaisir est ÉQUIVOQUE : il lui faut tout un raffinement.
Nous avons donc à CHOISIR parmi les plaisirs, car tous les plaisirs n’ont pas la même importance,
ni la même valeur.
Autrement dit, le problème du plaisir devient le problème suivant : « Quels plaisirs ? »
En somme, ce n’est pas du tout le principe du plaisir qui est à mettre en question, mais le CHOIX
des plaisirs. Mais alors, quels sont les principes possibles de choix ?
Déjà, il est impossible de satisfaire TOUS les plaisirs et donc un choix s’impose nécessairement.
Ce qui est complexe parce que notre NATURE dit facilement OUI à TOUT plaisir. Il y a un oui
universel de la part de notre nature SENSIBLE.
Par exemple, on pourrait aimer bien des femmes, mais ce serait peut-être n’en aimer aucune !
Pour aimer quelqu’un, il faut le CHOISIR.
Aucun principe NATUREL ne peut donc décider quels
plaisirs nous devons suivre ou refuser, tout simplement
parce que ce n’est pas le plaisir qui se décrit lui-même
comme juste ou injuste, bon ou mauvais pour nous, etc.
Le premier critère peut être le TEMPS.
Ainsi, on peut accueillir le plaisir qui nous offre la
jouissance la plus immédiate, ou bien nous pouvons
préférer un plaisir DURABLE à un plaisir BREF.
Ainsi, je peux préférer à un plaisir qui se présente
aujourd’hui, un plaisir meilleur demain.
Exemple : je peux préférer la jouissance à la PRUDENCE, ou
bien l’inverse : résister à une tentation présente pour me réjouir demain d’une perte de poids
grâce à mon régime ! Ou bien crier que « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » et rejeter la
prudence relationnelle.
Un deuxième critère serait celui de la PLÉNITUDE, c’est-à-dire le plaisir qui permet le plus
d’accroître notre ÊTRE, qui permet une réalisation de soi, qui peut consacrer un effort, une
attente, une durée : voir ses enfants grandir, réaliser une œuvre, obtenir le résultat d’un
engagement, etc.
Ici, on s’approche davantage du BONHEUR, c’est-à-dire d’une JOIE DURABLE et pas seulement
d’une jouissance passagère, d’un plaisir qui peut survivre à l’instant.
Ici donc, la recherche du plaisir n’est pas le BUT ; le plaisir est une CONSÉQUENCE, une
récompense.
Ce qui nous apprend que l’homme heureux n’est pas nécessairement l’homme VOLUPTUEUX. Par
exemple, nous pouvons contribuer au plaisir d’autrui, à sa joie. Cela peut nous faire plaisir !
Heureusement que nos actes sont parfois un peu récompensés !
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A cela, il y a toutefois une CONDITION : se maintenir soi-même comme SUJET. Il y a des limites au
dévouement : il ne s’agit pas de s’abandonner à autrui ; il faut bien pouvoir se CONSERVER soimême, ne serait-ce que pour pouvoir agir ! L’altruisme est une notion très équivoque…
Nous voyons qu’ici, le plaisir n’était pas nécessairement l’objet de l’intention, c’était l’action, la
réalisation de soi, l’amour d’autrui. Mais le plaisir parachève, fait suite à l’intention première.
Le critère suivant pourrait être la CONSCIENCE. Nous savons que le propre de la conscience, c’est
de PRENDRE conscience (cf. Descartes). Pour exemple, vous savez tous qu’un imbécile heureux
reste un imbécile.
En effet, la conscience ACCENTUE le plaisir parce qu’elle l’ENGLOBE (ce qui est autre chose que
de l’accompagner !).
Les philosophes grecs utilisaient deux mots pour désigner la vie humaine :
La BIOS, c’est-à-dire la vie du corps
La ZOÊ, c’est-à-dire la vie spirituelle (propre à l’espèce
humaine).
Par suite, un être humain vit sur ces deux plans à la fois, et
Le plaisir renvoie donc
à tout un art de vivre,
car on ne peut pas
être heureux n’importe
comment. Il faut une
conscience lucide.
donc il peut ÉPROUVER :
- Les plaisirs du CORPS
- Les plaisirs de l’ESPRIT, de l’ÂME.
Et pour Platon (cf. le Philèbe), les plaisirs conscients, les
plaisirs de l’esprit sont les plus PURS, les plus durables et
donc ils peuvent ÉDIFIER le bonheur, parce qu’ils donnent
lieu à une réalisation plus complète de l’homme que les
plaisirs du corps (par exemple le plaisir esthétique et le
plaisir de la connaissance).
Pour les philosophes de l’Antiquité, le plaisir renvoie donc à tout un ART de VIVRE, car on ne peut
pas être heureux n’importe comment. Il faut une conscience LUCIDE.
Il faut une SAGESSE, un savoir-vivre. Et nous avons besoin d’apprendre à vivre…
II – LA SAGESSE ET LE BONHEUR
S’il fallait classer les plaisirs pour Platon, Aristote, mais aussi Épicure (341-240 avant J.C.),
c’était en raison de la structure de nos DÉSIRS :
-Le désir est intensité et donc toujours susceptible d’un débordement (cf. Platon, Rép. IV)
Il est de l’ordre d’une puissance, pas d’une connaissance. Il est donc toujours porteur de sa
DÉMESURE, et peut donc nous faire perdre toute maîtrise.
- Le désir peut se fixer sur n’importe quel OBJET (y compris sur les objets du besoin), puisqu’il
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Cultiver notre sensibilité : jouir et se réjouir, les plaisirs de l’âme et du corps. Gérard GUIEZE
n’est pas relié à une connaissance. Il recherche sa satisfaction sans prendre en compte son objet.
Il ne relève pas de la faculté de JUGER.
On peut toujours désirer sans sagesse. Le désir est aveugle à tout jugement. Ainsi, par exemple,
peut-il céder aux apparences.
Le désir se rapporte à des biens multiples :
- es biens extérieurs (pouvoir, richesse, honneurs),
- les biens du corps (santé, habileté, beauté),
- les biens de l’âme (intelligence, connaissance, courage).
Or ces biens ne seront des biens que pour l’USAGE que nous en ferons. Il faut donc l’idée d’un
Souverain Bien.
Il faut donc apprendre à désirer…
Par suite, le bonheur nécessite la sagesse (au sens d’un art
de vivre). Il faut savoir S’ORIENTER vers ce qui est vraiment
DÉSIRABLE et non se laisser aller à toute impulsion, à toute
inclination.
Car il y a des plaisirs nuisibles pour le bonheur :
- les désirs immodérés, telle l’ambition par exemple, qui
Le désir est intensité
et donc toujours
susceptible d’un
débordement.
peut nous perdre,
- une belle aventure sans lendemain et malheureuse : une
ferveur sans plénitude…
Autrement dit, dans cette perspective : le plaisir n’englobe
pas le bonheur.
Par exemple, il y a un lendemain du plaisir : une maladie peut en résulter. Il y a des lendemains
qui ne chantent pas !
Le plaisir est la Matière Première du Bonheur, mais il ne doit jamais être un simple DONNÉ, une
inclination PASSIVE. Il doit bien être la promesse d’une JOUISSANCE et le rester.
Alors, il exige :
ACTION,
DÉCISION,
Exercice de notre faculté à JUGER.
Il faut toute une CULTURE de soi (cf. les œuvres de Michel Foucault).
La SAGESSE nous invite à inverser la CAUSALITÉ :
- le bonheur nécessite et englobe le plaisir,
- le plaisir n’englobe pas le bonheur. Parce que le plaisir est sans NORMES en lui-même. Il n’est
jamais porteur d’une norme en lui-même ; c’est pourquoi la société sera normative pour orienter
socialement le plaisir (cf. les travaux de Gilles Lipovetsky !).
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Cela suppose que le bonheur soit ce qui est désirable en soi, pour lui-même.
Un but qui n’a pas d’autre but.
Il accède au rang d’une FIN EN SOI (cf. Aristote, EN).
Pourquoi ?
Parce qu’il apaise nos désirs en les satisfaisant et en les classant .
Car ce qui rend le bonheur problématique, ce sont nos multiples désirs.
En effet, un désir : c’est la conscience d’un MANQUE.
Nous désirons sans cesse ce qui nous manque. Et alors nous ne désirons plus ce que nous avons.
Par exemple, nous sommes indifférents à la santé quand nous sommes en bonne santé.
Et quand nous ne désirons plus rien : nous nous ENNUYONS…
C’est là tout ce qui fait que nous éprouvons souvent le bonheur comme une ABSENCE. Nous
l’espérons sans cesse…
D’où l’intérêt d’une CONVERSION de nos désirs, ce que
toute philosophie a donc appelé la SAGESSE, qui consiste
à apprendre à désirer ce que nous avons et vivons, c’est-àdire, à dire OUI à la vie. Ce qui définit le plaisir comme une
PUISSANCE, une jouissance en ACTE, comme un désir
quand il n’est pas un MANQUE mais une JOIE.
Il est bien vrai par exemple que le bonheur surgit quand
nous faisons l’expérience de ne manquer de rien.
Par suite, le bonheur n’est pas un ÉTAT PASSIF, un état
d’attente, mais un ACTE, un PLAISIR D’ÊTRE et D’AGIR, le
plaisir d’être libéré du manque.
Le bonheur est ici, de l’ordre du VOULOIR, c’est-à-dire de
notre capacité à faire ce qui dépend de nous : vouloir un peu plus, espérer un peu moins.
Un bonheur authentique est donc un bonheur lucide, volontaire (cf. le stoïcisme philosophique,
Épictète – le Manuel en 130 après J.C.).
Ce qui ne signifie nullement qu’il n’y a pas des conditions nécessaires au bonheur, mais si nous
sommes INSENSÉS, ces conditions risquent de ne pas être suffisantes ! Prenons l’exemple de
l’expression populaire : « Il a tout pour être heureux », mais il ne l’est pas ! C’est-à-dire que la
personne n’est pas heureuse alors que les conditions extérieures sont bonnes !
Alors, nous voici conviés par nos auteurs à apprendre à désirer autre chose que ce qui nous
manque : on peut désirer, on peut aimer ce que l’on fait.
Nous devons apprendre à désirer ce qui peut dépendre de nous. Alors, on désire avec PLAISIR.
Par exemple, on ne peut pas se contenter d’espérer la justice, la liberté, la paix : il faut AGIR pour
elles.
Le plaisir, il consiste à désirer ce dont on jouit, ce dont on peut jouir.
Il y a des situations tragiques où le bonheur n’est pas paisible : celles où l’on est condamné à
l’espérance. Ainsi en est-il lorsqu’on souffre : on espère alors moins souffrir !
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Cultiver notre sensibilité : jouir et se réjouir, les plaisirs de l’âme et du corps. Gérard GUIEZE
Le bonheur relève de la puissance (possible) d’être, d’exister, d’agir, de jouir (cf. les gens blasés).
Exemples :
- Avoir faim : c’est manquer de nourriture (ce qui peut être un malheur). L’appétit : c’est pouvoir
jouir de ce que l’on mange.
- La dépression : elle surgit chez celui qui ne sait plus prendre plaisir à ce qui est, à ce qu’il est, à
ce qu’il fait, parce qu’il est pathologiquement affecté. Il ne vit alors que dans le manque : il a
perdu toute puissance d’être ou d’agir.
Le bonheur fait donc état d’une joie.
Il est un espace de temps où la joie est possible…
Il a des conditions de possibilité :
- extérieures,
- intérieures, parce que nous ne pouvons pas seulement l’attendre du dehors. Sinon, nous
sommes condamnés à l’espérance (le bonheur est différent du salut ; la sagesse est différente de
la foi).
Le bonheur est dans :
- des conditions,
- des dispositions.
Tous les plaisirs ne sont pas compatibles avec le bonheur : certains conduisent à des manques, à
des souffrances, à nous vouer à l’insatisfaction car ils sont limités. Ainsi n’a-t-on, par exemple,
jamais assez d’argent, de pouvoir, de gloire.
Il y a donc tout un ART DE JOUIR qui vise à rendre compatible le plaisir, le désir, le bonheur.
Le bonheur n’est pas une simple CHANCE : il est philosophiquement lié à un art de vivre, de
vouloir…
Il a (aussi) pour conditions extérieures trois biens : la santé, la paix, ne pas être dans la misère.
Exemple : L’expérience du malheur, là où la joie semble impossible car on a le sentiment que la
journée qui commence sera dépourvue de toute joie parce que l’on est pauvre, malade, seul.
Par contraste, le bonheur consiste dans ce sentiment que la joie est de l’ordre du POSSIBLE
aujourd’hui, dans la semaine…
Le bonheur relève donc aussi d’une CULTURE DE SOI, c’est-à-dire de la nécessité de se constituer
comme SUJET pour éviter l’ERRANCE.
C’est un SOUCI de soi qui relève d’une ÉDUCATION : à savoir se guérir de sa PASSIVITÉ.
Nous devons, pour ces philosophes, parvenir à une culture du PLAISIR en apprenant à VIVRE.
Par exemple, toute éducation reçue est certes décisive. Mais la vie aussi est formatrice : on
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s’éduque soi-même en permanence par les épreuves que l’on traverse. Un échec peut être
formateur.
Pour être heureux : il faut ne pas désirer l’impossible, il faut ne pas renoncer au possible.
Le bonheur atteste d’un accomplissement.
En voici quelques exemples :
Quand on vieillit, on sait distinguer de mieux en mieux les plaisirs authentiques et les faux
plaisirs.
Le bonheur nécessite bien une puissance d’agir ; il a besoin de militants qui ne feront pas le
bonheur des hommes, mais qui pourront le rendre possible.
Dans la vie humaine, le tragique, c’est une situation qui se perpétue (une oppression) parce que
cela désespère les hommes. Alors que l’homme est un être inachevé qui a toujours plus de
ressources qu’il n’en réalise : personne n’est entièrement tout ce qu’il peut être ! Le bonheur
exige bien d’être délivré d’un sentiment d’impuissance.
III – JOUIR ET SE RÉJOUIR
Une philosophie du bonheur peut être une philosophie du
plaisir.
C’est là l’idée du bonheur PAR le plaisir ; mais le plaisir
comme jouissance.
Quelle jouissance ?
La jouissance est toujours, quand elle est authentique, la
jouissance d’une PRÉSENCE.
On jouit toujours de quelque chose ou de quelqu’un. On
peut jouir, se réjouir de l’existence de quelqu’un !
Ici, le bonheur fait état d’une joie : d’une présence au monde, à autrui, à soi-même.
Or, la jouissance n’a pas à être limitée : elle peut RAVIR.
Nous devons condamner (refuser) toute condamnation morale de son excès.
Et l’obstacle à la jouissance, ce sont les passions tristes, c’est-à-dire celles dont nous pouvons
devenir prisonniers (cf. Spinoza, Nietzsche).
Par exemple, il y a des souffrances qui sont dues à un aveuglement sur le plaisir (les addictions,
les frustrations qui surgissent d’une abondance qu’on ne peut plus satisfaire).
L’obstacle à la jouissance, c’est le pessimisme facile, le fatalisme, c’est-à-dire tout ce qui valorise
l’impuissance, au point même parfois de faire du renoncement une VERTU ! (cf. Nietzsche)
Ainsi, nous devons assumer les intermittences du plaisir : il ne peut être que temporaire et c’est
justement pour cette raison qu’il faut dire OUI à la présence d’un paysage, d’une personne (d’un
lien), d’un plaisir, c’est-à-dire OUI à la jouissance.
Certes, elle doit intégrer le VERTIGE qu’elle n’est jamais ACQUISE : nos désirs peuvent se trouver
17
Cultiver notre sensibilité : jouir et se réjouir, les plaisirs de l’âme et du corps. Gérard GUIEZE
en échec et il faut bien survivre à ces situations…
Cf. la JOIE : elle désigne bien un état de la sensibilité mais qui présente un caractère TOTAL, parce
que la joie s’étend à toute la conscience.
Elle n’est pas un état isolé comme un simple bien-être ou un simple plaisir.
C’est une excitation à la fois physique et mentale, car c’est la jouissance d’un passage à une plus
grande puissance vitale.
La joie est une DILATATION de notre être. Une dilatation de notre sensibilité et de notre présence
au monde. Elle permet d’éviter le REPLI sur soi et permet d’approfondir le sensible, l’intime : nous
nous dilatons dans la joie, alors que la tristesse nous resserre. La tristesse, elle, nous CONTRACTE.
La joie, elle, veut toujours éclater, elle est fraternelle. Plaisir qui non seulement se prend, mais
cherche à se PARTAGER, à S’ÉLARGIR.
Exemple : L’art fait aussi cela, il nous fait découvrir dans les choses plus de nuances que nous n’en
apercevons naturellement.
La joie est alors une dilatation hospitalière, elle est accueillante et SPACIEUSE.
C’est sans doute le meilleur des fortifiants !
La joie est encore l’expression d’une conformité, d’une adéquation entre notre ÉTAT et ce qui
nous arrive. Et cet état est un état de pleine conscience.
Alors la jouissance devient ré-jouissance car elle est aussi spirituelle. Elle existe sans attendre le
bonheur. C’est le plaisir EN ACTE d’exister plus et mieux grâce à :
- un sentiment d’INTENSITÉ qui fait rupture avec un sentiment de banalité de la vie que l’on
mène,
- la joie suspend ce qui est problématique. Ainsi, nos problèmes ne sont pas résolus, mais ils ne
se posent plus…
- la suspension du MANQUE : tout d’un coup, nous ne désirons rien d’autre que ce qui est présent.
Il n’y a rien que le pur plaisir, la jouissance, la sensualité, la volupté, le plaisir de la chair, la
contemplation d’une œuvre.
Il n’y a plus que l’ÊTRE.
- le moi ne fait plus semblant : il ne joue plus sa comédie humaine. Il est absorbé par cet
accomplissement.
Exemples :
Vous faites l’amour : il n’y a plus que l’amour et son désir.
Vous agissez : il n’y a plus que cette action.
Il y a UNITÉ entre le Sujet et le Monde, entre le Corps et l’Esprit.
Ce qui se donne encore dans la joie, c’est l’expérience d’un présent qui dure. Le présent est là, et
il continue…Il y a là toute une SÉRÉNITÉ : nous habitons le présent au lieu d’être livré à la crainte
ou au seul espoir, c’est-à-dire au souci.
Nous sommes alors un peu affranchis de nous-mêmes, de nos rôles, de notre personnage, de nos
frustrations, de nos habitudes.
18
Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Finalement, la joie est à la fois une sensation et une expérimentation.
Le plaisir n’est pas une simple sensation, mais l’expérience de plusieurs, de plaisirs multiples : car
il y a le plaisir sensible, amoureux, esthétique, partagé… Le plaisir rend donc possible plusieurs
accomplissements parce qu’il rend la vie à sa vitalité.
BIBLIOGRAPHIE
Pour bien commencer
ALAIN – Propos sur le bonheur
COMTE-SPONVILLE – Le bonheur, désespérément ;
La plus belle histoire du bonheur
PÉNA-PUIZ – Leçons sur le bonheur
Pour approfondir
PLATON – Philèbe
ARISTOTE – Éthique à Nicomaque
ÉPICURE – Lettre à Ménécée
ÉPICTÈTE – Manuel
SÉNÈQUE – La vie heureuse
MÉHEUT – Penser le bonheur
CHRÉTIEN – La joie spacieuse
“Les noix ont fort bon goût,
mais il faut les ouvrir.
Souvenez-vous que, dans la
vie, sans un peu de travail
on n'a point de plaisir.”
Jean-Pierre Florian
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“La jeune génération est
très inférieure à la nôtre…
Tout de même, si je pouvais
en faire partie…
Georges Feydeau
20
ATELIER 1
De la quête du plaisir
Hédonisme et bonheur
dans la société
Gilles LIPOVETSKY
Philosophe, sociologue
Réfléchir sur le plaisir aujourd’hui implique de réfléchir sur la consommation, sur sa place
dans la vie quotidienne, ses fonctions, sa signification, tant l’univers consumériste marchand est
devenu un vecteur primordial des plaisirs.
Il est largement admis que nous sommes dans des sociétés de consommation. Pourtant la
société qui est la nôtre n’est plus celle des « Trente Glorieuses ». Je voudrais précisément essayer
de montrer ce qui a changé dans l’univers de la consommation, dans ce que l’on appelle
communément la « société de consommation ».
Nous sommes entrés en effet dans une nouvelle phase de l’histoire de la consommation
moderne : la société d’hyperconsommation, troisième moment du capitalisme de
consommation. Et je voudrais m’attacher à « planter le décor » général, à présenter très
sommairement quelques traits qui ont changé en profondeur l’univers de la consommation et
de ses plaisirs avant de considérer ce qui en résulte sur la question du bonheur.
Le nouvel âge consumériste n’est évidemment pas né ex nihilo. Pour que naisse le
consommateur moderne, il a d’abord fallu arracher les individus aux normes particularistes et
locales, déculpabiliser l’envie de dépenser, dévaloriser la morale de l’épargne, déprécier les
productions domestiques au profit des biens marchands. Autrement dit, inculquer de nouveaux
modes de vie en liquidant les habitudes sociales qui résistaient à la consommation marchande.
C’est en se débarrassant des comportements traditionnels, en ruinant les normes puritaines que
s’est construite la consommation de masse. Le crédit, les grands magasins, la publicité, tout cela
a entraîné le développement d’une nouvelle psychologie, d’une nouvelle morale hédoniste. Ce
moment inaugural est désormais dépassé.
Il n’y a plus en effet de normes et de mentalités qui s’opposent fondamentalement au
déferlement des besoins marchands. Toutes les inhibitions traditionalistes, tous les remparts
archaïques ont été liquidés. Il ne reste plus que la légitimité consumériste, les incitations aux
jouissances de l’instant, les hymnes au bonheur et à la conservation de soi. Le premier grand
21
ATELIER 1 Hédonisme et bonheur dans la société Gilles LIPOVETSKY
cycle de rationalisation et de modernisation est terminé. Plus aucune norme traditionnelle n’est
à abolir, tout le monde est déjà formé, socialisé, nourri à la consommation illimitée. L’ère de
l’hyperconsommation commence quand les anciennes résistances culturelles sont tombées,
quand disparaissent les freins culturels au goût des nouveautés et à la commercialisation des
besoins.
Depuis le fond des âges, les comportements de consommation ont été encadrés par des
habitudes, des normes, des pratiques de classe. Ceci a changé. Nous sommes en effet à l’heure
de la déstructuration des modèles culturels de classe entraînant une plus grande latitude des
individus vis-à-vis des normes et des habitudes communautaires. De même que l’hypercapitalisme déréglementé et globalisé est devenu, comme le dit Edward Luttwak, un « turbocapitalisme », de même voit-on monter ce que j’appelle un « turbo -consommateur », c'est-à-dire
un consommateur affranchi du poids des ethos, des règles, des traditions de classe. Ne reste que
l’individu face au marché, les anciennes formes
d’appartenances sociétales ayant été liquéfiées. De là, le
profil de ce consommateur nouveau style, décrit si souvent
comme
erratique, nomade, volatile, imprévisible,
fragmenté, dérégulé. Parce qu’il est de plus en plus
affranchi des contrôles collectifs à l’ancienne, l’hyperconsommateur s’impose comme un acheteur zappeur et
dé-coordonné. C’est sur ce fond que le néo-acheteur est
devenu un consommateur de marques et non plus de
produits.
Hyperconsommation qui n’est autre qu’un
hyperindividualisme
consommatoire
sous-tendu
notamment par le pluri-équipement des ménages, lequel substitue un mode de consommation
de plus en plus centré sur l’équipement des individus en lieu et place d’une logique de
consommation fondée sur l’équipement du foyer. La société de consommation de masse a, bien
sûr, favorisé l’individualisation des comportements mais la société d’hyperconsommation, elle,
agence une véritable escalade individualiste, un hyper-individualisme, le multi-équipement des
foyers permettant des activités désynchronisées, des pratiques de consommation
individualisées, des usages personnalisés de l’espace, du temps et des objets.
Les bouleversements vont bien au-delà. Pour rendre compte de la dynamique de la
consommation et des besoins, nombre de théoriciens ont privilégié le modèle de Veblen, c'està-dire celui des compétitions symboliques, de la dépense honorifique ou statutaire. Cette
problématique affirme qu’on ne consomme pas les choses pour elles-mêmes ou leur valeur
d’usage, mais pour gagner l’estime sociale, briller, être admiré, reconnu dans un groupe ou se
distinguer des groupes inférieurs. C’est le schéma développé par Bourdieu, centré sur l’impératif
de distinction sociale et les luttes pour le rang et le prestige.
Force est d’observer pourtant que ce modèle est de moins en moins pertinent à mesure
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
que les objets de consommation se banalisent et se diffusent dans tout le corps social : le plus
grand nombre d’achats n’est plus effectué aujourd’hui pour afficher une position économicosociale mais en vue de plaisirs privés, hédonistiques ou ludiques, esthétiques ou
communicationnels. En un mot expérientiels. Nous voulons des objets « à vivre » beaucoup plus
que des objets pour la montre et pour nous différencier socialement. La consommation intimisée
l’emporte sur la consommation ostentatoire.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le souci de l’autre ait disparu : en témoigne en
particulier les “fashion victims”, la consommation des « nouveaux riches » ou celle, très
conformiste, des adolescents. Si le mode d’achat ostentatoire demeure, il est de fait, de plus en
plus concurrencé par tout un ensemble de motivations qui ne relèvent pas de cette logique et
du culte du standing. L’époque de l’hyperconsommation coïncide avec le triomphe d’une
consommation plus émotionnelle que statutaire, plus ludique que prestigieuse. Tel est
l’hyperindividualisme consommatoire: moins de distinctif
mais plus de recherches sensitives, distractives ou
expérientielles. Et lorsqu’elle est au premier plan, la
L’époque de
l’hyperconsommation
coïncide avec le triomphe
d’une consommation
plus émotionnelle que
statutaire, plus ludique
que prestigieuse.
distinction est plus individuelle que de classe ou de rang
social : c’est le Soi singulier que l’on s’emploie à mettre en
scène, plus qu’un niveau de richesse.
Désormais, la consommation fonctionne comme un
doping : elle est une expérience banale mais qui permet
néanmoins de lézarder d’une certaine manière la routine
des jours en intensifiant le présent. Sur ce plan,
l’hyperconsommation doit être vue moins comme une
puissance d’aliénation, que comme une puissance
d’animation de soi : c’est précisément ce qui explique sa puissance émotionnelle croissante sur
les individus. Il faut interpréter la passion consommative comme une manière plus ou moins
réussie de conjurer la fossilisation du quotidien. A travers l’achat d’objets ou de divertissements
nouveaux, le consommateur exprime le refus de la chosification du soi et du routinier, le désir
d’intensifier et de ré-intensifier son présent vécu. C’est peut-être là le désir fondamental de
l’hyper-consommateur, à savoir rajeunir son expérience du temps, la revivifier par des
nouveautés, qui sont comme des semblants d’aventures. On peut dès lors penser
l’hyperconsommation comme une cure de jouvence émotionnelle, indéfiniment recommencée.
La culture hédoniste a fait son œuvre : l ’hyper-consommateur, ce n’est plus l’obsédé du standing,
c’est celui qui veut sans cesse rajeunir son vécu, qui refuse les temps morts, qui veut toujours
connaître de nouvelles émotions, de nouveaux plaisirs, à travers les nouveautés marchandes.
Animation de soi qui est aussi une espèce de thérapie destinée à pallier nos déceptions
et diverses frustrations intimes ou professionnelles. Je ne me sens pas très bien, donc je
consomme : la frénésie hypermoderne des achats ne peut être détachée de la spirale de la malvie individualiste et de la volonté de compenser tout ce que nous n’aimons pas dans notre
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ATELIER 1 Hédonisme et bonheur dans la société Gilles LIPOVETSKY
existence quotidienne.
Certains sociologues ont parlé, au sujet de la nouvelle société consumériste, de
l’avènement d’une culture néo-dionysiaque célébrant le seul souci du présent et les désirs de
jouissance ici et maintenant. Nos sociétés verraient ainsi se recomposer ce que depuis Horace on
appelle le Carpe diem, c'est-à-dire l’idéal de vivre au jour le jour en goûtant tous les plaisirs, de
profiter à plein de tous les moments. Est ce aussi sûr ? C’est là, je pense, une vision beaucoup
trop unidimensionnelle de l’époque contemporaine. En réalité, c’est moins un Carpe diem qui
domine l’esprit du temps, que l’inquiétude face à un avenir frappé d’incertitude, de risques
professionnels et sanitaires.
Désormais l’individualisme consommatoire ne peut plus se penser en dehors de
l’obsession de la santé et de la longévité ; les dépenses médicales, les examens, les consultations,
tout cela connaît une hausse exponentielle. L’époque est à la prévention par tout un ensemble
de pratiques sportives, alimentaires, hygiéniques. Même les conversations quotidiennes sont de
plus en plus envahies par la thématique de la santé, de l’alimentation saine, de la forme. C’est
moins la jouissance, comme dans les années 60 ou 70 qui est le maître-mot que la santé, la
longévité, la prévention, l’équilibre.
La conséquence en est que, peu à peu, le référentiel de la santé colonise toutes les
sphères de l’offre marchande : les loisirs, le sport, l’habitat, le logement, la cosmétique,
l’alimentation, tous ces domaines sont peu ou prou envahis, redéfinis par le souci sanitaire ; de
plus en plus de produits sont vendus comme des hybrides de bien-être et de santé. La
médicalisation de la consommation et des modes de vie est devenue une des grandes tendances
de la société d’hyperconsommation. Ce qui à nouveau montre les insuffisances du modèle de la
compétition symbolique appliqué à la consommation hypermoderne. On ne peut évidemment
pas rendre compte du processus de médicalisation de la vie, de l’obsession de la santé en termes
de lutte symbolique et de recherche distinctive de classe.
Du coup, la valorisation contemporaine des plaisirs immédiats, de l’évasion, des
jouissances sensualistes se conjugue avec l’affirmation d’une culture sanitaire et préventive,
c'est-à-dire une culture anxieuse aux antipodes du dionysiaque. Si nos valeurs sont hédonistes,
notre société n’est ni dionysiaque, ni livrée aux délices démultipliées du carpe diem.
L’âge de l’hyperconsommation est aussi celui qui voit se constituer une nouvelle culture
du bien-être et du confort.Tout se passe comme si le type de confort, qui s’est mis en place dans
les années 50 à travers le réfrigérateur, la voiture, la télévision, ne suffisait plus. On ne veut plus
seulement une maison pour dormir et être protégé des intempéries : on veut se sentir bien chez
soi. On assiste à une véritable passion pour la décoration du chez soi, comme le montre le succès
des magazines d’aménagement des intérieurs et des jardins. Les gens consacrent de plus en plus
de temps, d’argent et d’amour à l’embellissement de leur maison pour vivre dans un
environnement accueillant, chaleureux et harmonieux. Le bien-être moderne était technicien,
24
Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
quantitatif, fonctionnel, hygiéniste ; le bien-être hypermoderne est qualitatif, sensoriel et
émotionnel, esthétisé et individualisé.
Mais la culture du bien-être sensitif ne se limite pas à l’habitat et aux objets : elle a gagné
le rapport au corps. Cela se voit d’abord dans la sphère “hygiène, soin et beauté”. Auparavant, faire
sa toilette se ramenait à une activité destinée à la propreté du corps. Désormais, l’hyperconsommateur investit la salle de bains comme un « espace de détente », une « pièce à vivre »
pour se relaxer, se détendre, se sentir bien, d’où la multiplication des gels douche parfumés, bains
moussants, huiles essentielles, mais aussi décors de thermes romains, mobilier zen, éléments
décoratifs… On ne vend plus de la propreté corporelle, mais du bien-être global, polysensoriel,
olfactif, tactile et esthétique. Essor du bien-être sensitif qui se lit encore dans la multiplication des
activités liées à la forme, à l’entretien de soi et au training : gymnastiques douces et aquatiques,
cardio-fitness, yoga, tout cela est destiné à nous détendre, à chasser le stress, à nous sentir mieux.
A quoi s’ajoute le succès des thalassothérapies, massages,
saunas, hammams, bains californiens. Et aussi, le
formidable développement des sports de glisse tournés
vers le plaisir sensitif, les sensations corporelles, les
émotions liées au contact de la nature. Avec la société
d’hyperconsommation s’impose la culture du bien-être
sensitif et du senti subjectif.
Intimisation, autonomisation, prévention, sensualisation :
cela ne signifie pas pour autant le meilleur des mondes
consommatoires possible. D’un côté, l’hyperconsommateur se montre réflexif, il s’informe et compare, il a de
plus en plus des comportements de prévention. Il
privilégie la qualité et la santé. Mais d’un autre côté, on observe une foule de phénomènes,
synonymes d’excès, de dérégulation pathologique, de « dé-contrôle » de soi. Les exemples ne
manquent pas : “fashion victims”, achats compulsifs, toxicomanies, pratiques addictives en tous
genres. L’anarchie des comportements alimentaires, les boulimies et obésités en sont des
expressions bien connues. De bons observateurs ont parlé de l’avènement d’un « consommateur
entrepreneur », d’un consommateur « expert ». Ce n’est que la moitié de la vérité. C’est autant un
consommateur déstructuré ou
anomique qu’un consommateur expert qui s’annonce. Le
relâchement des contrôles collectifs, les normes hédonistes, le surchoix, l’éducation libérale qui
accompagne le consumérisme, tout cela a contribué à agencer un individu détaché des fins
communes et qui se montre souvent incapable de résister aux sollicitations du dehors comme
aux impulsions du dedans. C’est pourquoi on est témoin de tout un ensemble de
comportements d’excès, de consommations pathologiques et compulsives. D’un côté on voit se
développer un consommateur ordonné, de l’autre un consommateur chaotique exprimant le
dérèglement de soi et l’impuissance subjective.
A travers cette brève analyse on peut commencer à entrevoir la profonde mutation de la
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ATELIER 1 Hédonisme et bonheur dans la société Gilles LIPOVETSKY
civilisation consumériste. Les motivations des consommateurs sont devenues plus
individualistes . Leurs comportements sont plus imprévisibles et chaotiques. Les marques ont
acquis un pouvoir symbolique nouveau pour le plus grand nombre. Il y a plus d’autonomie du
consommateur et en même temps plus de puissance du marché et des marques dans les
décisions d’achat. Plus d’achats hédonistiques et en même temps plus de réflexivité, de désir
d’informations, de recherches comparatives en matière de prix. Plus de sensorialité mais aussi
toujours plus de vitesse, d’immédiateté, d’échanges numérisés. Fièvre du “low cost” et dans le
même temps, culte des marques de luxe. L’âge de l’hyperconsommateur-caméléon, paradoxal, à
géométrie variable, a commencé sa carrière historique.
La société hédoniste d’hyperconsommation est celle du « bonheur paradoxal ». On vit de plus en
plus vieux et en meilleure forme, la vie privée (sexualité, mariage, natalité) est libre, les
satisfactions marchandes sont innombrables. Pourtant on n’a pas le sentiment que le niveau de
bonheur progresse. Les individus sont moroses et plus d’1 personne sur 2 se déclare insatisfaite
de sa vie sexuelle. Nous consommons trois fois plus d’énergie que dans les années 1960, mais nul
ne peut soutenir que nous sommes trois fois plus heureux. Plus se multiplient les jouissances
privées et plus s’affirment les frustrations de la vie intime, les anxiétés et dépressions, les
déceptions affectives et professionnelles. Les insatisfactions vis-à-vis de soi progressent
proportionnellement aux plaisirs procurés par le marché.
Mais ce n’est pas la consommation qui doit être tenue pour le grand responsable du mal
-être contemporain. Ce sont bien davantage les défis de la pauvreté dans la société d’abondance,
en même temps que les difficultés croissantes de la vie professionnelle, de la vie intime, du
rapport à l’autre. Ce ne sont pas les rapports aux choses qui nous font le plus souffrir, mais le
rapport à soi et aux autres. La société d’hyperconsommation est ainsi capable de démultiplier
l’offre et la demande de plaisirs mais elle se montre incapable de créer la joie de vivre et de nous
rapprocher du bonheur.
“Le luxe n'est pas un plaisir,
mais le plaisir est un luxe.”
Francis Picabia
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 1
De la quête du plaisir
Synthèse Dominique Schauss
Gilles Lipovetsky tente d’élucider la question de ce qu’il nomme le “bonheur paradoxal “!
Difficile de faire tenir cette question dans une heure et demie, débat compris, alors que plus de
300 pages y suffisent à peine...
Difficile d’y répondre tant le paradoxe est tenace, le besoin de consommer est toujours plus
intense, alors que l’offre s’individualise au plus près de nos besoins... A-t-on une meilleure vie
pour autant ? L’hyperconsommation paraît triomphante, pour autant le bonheur est-il plus
accessible ? Alors que les signes de mal-être ne cessent de s’afficher pour une partie croissante
de nos congénères.
Gilles Lipovetsky nous incite à nous écarter d’une vision manichéenne... Ce n’est pas
l’enfer, ni le paradis, on se trouve sur une ligne de crête ! Et quel plaisir échappe à l’univers
marchand ? L’amour peut-être ?
Gilles Lipovetsky nous décrit un monde d’hyperconsommation qui est passé d’une
consommation de masse à la fin des années cinquante, pourvoyeuse d’indépendance, à une
hyperconsommation hédoniste, aujourd’hui le corollaire d’un hyper individualisme.
Dans quelle mesure cette société consumériste nous éloigne-t-elle ou nous rapproche-telle du bonheur ?
La consommation s’est individualisée
La consommation de masse qui caractérise les trente glorieuses s’est avant tout construite sur un
mode familial. Chaque équipement est en nombre unique dans le ménage, la télévision, le
téléphone, la voiture. Les plaisirs procurés par ces biens sont liés à un espace-temps homogène.
La consommation actuelle consacre au contraire un hyper individualisme, chacun suit son
propre rythme et consomme ses propres biens et services. Téléphones portables, télévisions,
27
ATELIER 1 Synthèse Dominique Schauss
véhicules sont de plus en plus la possession de chacun de façon individualisée.
Alors que la consommation des années 50 renvoyait à une culture de classe, réservant certains
produits aux riches, d’autres aux pauvres, bien au-delà du simple pouvoir d’achat, créant par làmême une forme de conformisme consumériste, l’hyperconsommation fait éclater la norme.
Le luxe, les marques, sont autant désirés par les riches que par les pauvres. Les achats sont moins
marqués par une appartenance sociale que par un zapping de circonstance. On assiste à une
fragmentation des modèles, même si subsistent les inégalités par l’argent.
Comment expliquer la course à la consommation ?
Qu’est-ce qui nous fait courir ? On ne croit plus au sacrifice, ni à l’au-delà. Les encadrements
sociaux ont perdu du terrain. Le plaisir social de parader, de se montrer comme affilié à un groupe
est un des ressorts de la consommation. Le passage de la valeur d’usage à la quête de plaisirs
symboliques obéit à une logique du statut, du prestige.
La consommation serait une recherche de satisfactions
privées, dans un registre émotionnel et individualiste.
Le plaisir de la consommation participerait à une mise en
mouvement de l’imaginaire, quelque chose de nouveau
dans notre quotidien qui permet d’intensifier le présent.
Ce phénomène permet de rajeunir perpétuellement son
expérience du temps, de revivifier le présent par quelque
chose de nouveau.
La culpabilité de ne pas jouir des instants de la vie ajoute
un ressort supplémentaire comme le phénix qui toujours
renaît de ses cendres.
La nouveauté permanente est un ingrédient du plaisir (Freud)
Et quand on ne va pas bien, la consommation devient une thérapie du quotidien avec le
shopping, le tourisme, les voyages.
Quels sont les effets de l’hyperconsommation sur le bonheur ?
Nous vivons dans une situation paradoxale. On vit de plus de plus en plus vieux. La vie sexuelle
est de plus en plus libre, les unions, désunions sont de plus en plus libres, les naissances sont
choisies... et pour autant, la morosité n’a jamais été aussi ressentie, la dépression des moins de 30
ans a été multiplié par sept en une dizaine d’années. Le sexe est partout, mais la misère sexuelle
est répandue. L’hédonisme dans la consommation des loisirs est omnipotent, mais les
inquiétudes grandissent.
On consomme trois fois plus d’énergie que dans les années 60...
Est-on plus heureux ? ;Non !
Comment expliquer ce bonheur paradoxal ?
A peine un besoin est-il satisfait qu’un autre apparaît. C’est comme un mécanisme implacable, un
28
Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
supplice faisant que les plaisirs s’éloignent à mesure qu’on s’en approche.
Le plaisir est-il lié aux superlatifs ? Le plus beau, le plus cher, le plus rare ?
Y a-t-il des modèles de rechange ?
Le bonheur intérieur, la quête de la sagesse, le bouddhisme... le retour sur soi-même. Et si pour
être heureux, il suffisait de se détacher des choses matérielles, se changer soi-même.
Mais n’est-ce pas de la pensée magique ?
Nous ne sommes pas maîtres du bonheur.
L’homme ne peut se satisfaire tout seul, le bonheur est inséparable des autres. Mon bonheur
dépend des autres, il est tributaire de l’autre, je ne le domine pas. On ne peut pas être heureux
tout seul. Le bonheur vient quand il veut, et non quand je le veux.
Le bonheur est un état d’esprit.
On voit la montée techno-scientifique du monde et le
pouvoir sur la joie de vivre fait du sur place.
L’homme ne peut
se satisfaire tout seul,
le bonheur est inséparable
des autres.
Mon bonheur dépend des
autres, il est tributaire de
l’autre, je ne le domine pas.
On constate un recul de la mortalité, des tyrannies, de la
misère, mais pas une montée de la joie de vivre. La qualité
de vie augmente mais la qualité subjective fait du sur
place.
L’homme a plus de pouvoir sur l’action de faire et de
produire que sur le bonheur de son prochain.
Mais on peut aussi dire que les pays les plus pauvres sont
aussi les plus malheureux et que les plus riches sont plutôt
plus heureux.
Si l’argent ne fait pas le bonheur, il y contribue, à la nuance
près qu’il n’y a pas un indice du bonheur parallèle à l’indice de richesse.
La course permanente au bien-être n’est pas la satisfaction du bien-être.
Faut-il diaboliser le consumérisme ?
L’intelligentsia se plaît à dénoncer la consommation, mais il ne faut pas assimiler la légèreté et
l’éphémère à des besoins inférieurs, ces plaisirs donnent des satisfactions.
Ce n’est pas l’éloge de la superficialité, car l’homme n’est pas « un ». Il faut admettre des
contradictions en contre partie de la construction de soi.
Pascal prônait de n’exclure ni la profondeur ni la superficialité. La philosophie du bonheur est
nécessairement pluraliste, la légitimité du quotidien invite à exclure une philosophie radicale,
mais à rééquilibrer sans tout rejeter.
S’il ne faut pas diaboliser les plaisirs légers ou faciles, et ne pas condamner la consommation en
bloc, on peut refuser sa croissance excessive.
L’homme n’est pas un acheteur seulement, mais un être qui pense, qui progresse et qui donne
du plaisir, même si la consommation envahit trop d’espace de la vie humaine.
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ATELIER 1 Synthèse Dominique Schauss
Il faut se garder d’un moralisme excessif.
Pour lutter contre les excès des passions consuméristes il faut inventer d’autres passions. Des
tâches, des objectifs, capables de mobiliser les hommes sur d’autres paradis que la seule
consommation. S’invitent alors, le travail, le sport, l’engagement public, l’autre...
Il faut inventer d’autres modes d’éduquer pour résister et relativiser la consommation, construire
une écologie de l’esprit et de l’existence.
On peut tout refuser en bloc, mais où cela conduit-il ? Quel modèle alternatif de rechange ?
Gilles Lipovetsky ne croit pas à une nouvelle morale qui exclurait la consommation du champ
social, et comment cela se peut-il ? Quel modèle économique en découle ?
Mais où est la dimension politique, n’a-t-on pas un besoin vital de figures identitaires, de
grands horizons face à l’éphémère ?
Gilles Lipovetsky ne prône pas une autre organisation sociale, s’il décrit avec une grande justesse
des phénomènes collectifs, il renvoie pour l’essentiel le contrepoids de l’hyperconsommation à
une morale individuelle et recommande de revoir le système éducatif, car c’est à la prime
enfance que tout se joue et tout au long de l’apprentissage, il faut motiver, donner à voir d’autres
choses que l’univers de la consommation par un système éducatif qui ne doit pas surévaluer
l’écoute, il faut réhabiliter une nouvelle forme de discipline, non pas une discipline à l’ancienne
basée sur l’autoritarisme, mais une discipline qui amène à reprendre en main sa propre vie, et qui
ne soit pas celle du “shopping center”. Il faut réapprendre à apprendre. L’éducation doit préparer
l’individu à son avenir.
Dans le même temps, il nous invite à ne pas sombrer dans un excès de pessimisme. Le plaisir est
légitime, l’hédonisme est critiqué depuis le XIX° siècle et passe pour une forme d’égocentrisme
par rapport à la vie en société. Cependant, il y a 12 millions de bénévoles en France, c’est
beaucoup plus que dans les années 60. Certes les passions individuelles se développent, mais le
plaisir de faire pour les autres et avec les autres aussi.
Le plaisir et le besoin de faire la fête ensemble n’ont jamais été aussi plébiscités, le besoin de
sociabilité, la recherche de l’ambiance, sont de plus en plus présents.
Par ailleurs, le besoin de consumérisme a recentré les gens sur le présent. Cela a eu un effet sur
le destin des équilibres socio-politiques, cela a probablement contribué à éroder les grandes
utopies qui ont fait rêver, mais également les rêves nationalistes qui ont généré de grandes
catastrophes et plusieurs guerres...
Les massacres du Cambodge, de Staline à Hitler, tout cela laisse G. Lipovetsky sceptique sur les
grandes espérances.
Evidemment l’hyperconsommation n’apporte pas la paix; la délinquance, le terrorisme sont là
pour nous le rappeler, mais cela n’est en aucun cas à l’échelle des grands conflits mondiaux et
des guerres de nationalisme au début du siècle.
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Il ne faut pas éluder l’évolution de la société qui sera de plus en plus chaotique, les avancées
pacifient d’un côté et engendrent de l’autre d’autres formes de violence.
Gilles Lipovetsky nous invite à la vigilance notamment sur les rapports entre hédonisme et
culture. Car tout est spectacle, notamment par la télévision ; or, la vie de l’esprit n’est pas cela. Il
ne faut pas que la culture évolue vers une forme seulement consumériste. Des signes
encourageants nous sont donnés, car la publication d’ouvrages et la production de films n’ont
jamais été aussi nombreuses.
La vigilance est rappelée par le public !
Le sport, le travail : l’humanité a déjà donné ! N’a-t-on pas entendu d’un responsable d’une
grande chaîne de télévision (TF1) que la télévision devait contribuer à la fabrication de temps de
cerveau disponible pour la consommation ? Comment rétablir l’équilibre entre ce qui empêche
le citoyen d’exercer son libre arbitre et une nouvelle morale politique ? Quelle voie ? s’interroge
G. Lipovetsky. Un mode de vie à l’ancienne ? Non.
Et le consumérisme en est à ses débuts, la planète entière va accéder à ce cycle.
Mais quels sont les contre-modèles ?
La simplicité volontaire ? Il n’y croit pas. On peut dire que tout cela est manipulé, mais Gilles
Lipovetsky ne croit pas à une attaque frontale, il conclut sur une posture spinoziste. Une passion
ne peut être réduite que par une autre passion.
L’espérance amoureuse reste le plus grand élément de la vie... et le plus profond des
malheurs. On ne retiendra que la première partie de la proposition (ndlr).
On ne saurait retenir le chat
quand il a goûté à la crème.
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“Le bonheur date de la
plus haute Antiquité.
Il est quand même tout
neuf car il a peu servi.”
Vialatte
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 2
De la construction
du plaisir
Plaisir et fin de vie
Dr Régis AUBRY
Médecin responsable du département douleur soins palliatifs
au CHU de Besançon
Car tous les actes visent à écarter de nous la souffrance et la peur. Lorsqu'une fois nous y sommes parvenus, la
tempête de l'âme s'apaise, l'être vivant n'ayant plus besoin de s'acheminer vers quelque chose qui lui manque,
ni de chercher autre chose pour parfaire le bien de l'âme et celui du corps. C'est alors en effet que nous
éprouvons le besoin du plaisir quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; mais quand nous
ne souffrons pas, nous n'éprouvons plus le besoin du plaisir.
…Conçois-tu maintenant que quelqu'un puisse être supérieur au sage, qui a sur les dieux des opinions pieuses,
qui est toujours sans crainte à la pensée de la mort, qui est arrivé à comprendre quel est le but de la nature, qui
sait pertinemment que le souverain bien est à notre portée et facile à se procurer et que le mal extrême, ou bien
ne dure pas longtemps, ou bien ne nous cause qu'une peine légère.
Épicure
Préambule : l’homme, la vie, la fin de vie, le plaisir
Etre capable de se poser ce type de question est d’ailleurs bien le propre de l’homme.
L’homme est l’être vivant qui a une conscience. Comme tout animal il éprouve des émotions. Il
est capable de les transformer sous forme de sentiments, de les mémoriser et les relier pour
enrichir aussi bien le plaisir que la peine; cette mémorisation et ce lien lui permettant de
construire, de créer, d’inventer, mais aussi de détruire…
Nous ne nous arrêterons pas à une définition biologique, biochimique, hormonale et
physiologique ou génétique de la vie. Ne devons nous pas considérer la vie précisément comme
la capacité de l’homme à éprouver du plaisir ? Autrement dit, le plaisir n’est-il pas le moteur de la
vie ?
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ATELIER 2 De la construction du plaisir - Plaisir et fin de vie Dr Régis AUBRY
Certaines vies qui ne sont que souffrance sont plus proches de la mort que de la vie.
Entendons par souffrance tout ce qui sépare l’homme de l’autre, son congénère : souffrances
physiques, souffrances morales et souffrances sociales sont des maux de la séparation, de
l’isolement, de la marginalisation et, pour finir, de l’exclusion de la vie.
Si nous restons sur cette définition, la fin de la vie est peut-être la fin de vie heureuse ; la fin de la
possibilité d’éprouver, de ressentir le plaisir et peut-être le bonheur.
Dans l’exposé qui suit, nous resterons toutefois sur une acception plus habituelle de la fin de vie.
Lorsque nous parlerons de la fin de vie, nous nous référerons à celle à laquelle l’âge et la maladie
grave nous confrontent et nous obligent.
Pour finir, même si nous nous limitons à cette définition de la fin de vie, nous sommes renvoyés
à une notion consubstantielle à la définition de la vie : sa relativité. La vie n’existe que parce
qu’elle a un début et une fin. Ou plus exactement la vie n’a de sens que parce qu’elle a un début
et une fin. Pour éprouver ce que ces mots signifient,
imaginons-nous immortels. Que serait notre vie ? Il est fort
à parier que l’immortalité pourtant rêvée ou fantasmée
par l’homme l’amènerait… à se détruire ; du fait de la
surpopulation, du fait de notre animalité, de notre instinct
de préservation.
Cette question de la relativité de soi, l’homme l’éprouve
d’autant plus qu’il s’approche de la fin de sa vie et qu’il a
conscience à la fois de sa fin et de sa relativité ; nous
nommerons cette aptitude de l’homme la conscience de la
finitude : conscience de la relativité de la vie, de relativité
Nous souhaitons, en nous
appuyant sur des exemples
issus de notre expérience,
témoigner de la réalité et
de la place possible du désir
et du plaisir qui peuvent se
loger dans tous les instants
et tous les interstices de
la vie, jusqu’à sa toute fin.
de soi et des autres ; parfois conscience de la différence
entre la fin de la vie et l’éternité de l’existence.
C’est cette aptitude de l’homme alors très vivant et en fin de vie qui explique que l’on peut parler
de plaisir en fin de vie.. Pour plagier Saint-Exupéry, l’essentiel de la vie est alors invisible à nos
yeux de non malades ou de non conscients de notre finitude.
Terminons ce préambule en tentant une définition du plaisir. D'une part, le plaisir peut être
assimilé au bien-être ; c'est la sensation d'une satisfaction, un sentiment de satiété émotionnelle,
intellectuelle, physique… Le langage courant regorge d’expressions où le plaisir est cité:
éprouver du plaisir, faire durer le plaisir, je vous souhaite bien du plaisir où il y a de la gêne, il n'y
a pas de plaisir... D'autre part, le mot plaisir exprime le plaisir sexuel, la jouissance, l'orgasme, la
volupté : avoir du plaisir, donner du plaisir.
Quel est le sens du plaisir ? A quoi sert-il ? A rien, apparemment. Pourtant, toutes et tous nous
recherchons le plaisir. Même les animaux le recherchent. Nous pouvons avoir une approche
syllogique et circulaire de cette question : à quoi ça sert de vivre ? A éprouver du plaisir. Et à quoi
ça sert d'éprouver du plaisir ? A vivre.
Le plaisir est-il absurde ? Ce qui est absurde, c'est de vouloir trouver une fin à tout avant d'en
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
connaître les chaînes causales.
Le mot plaisir' en grec, se dit hedoné. Nous en avons tiré dans la langue française le mot
hédonisme. L'hédonisme est la philosophie morale qui fait du plaisir le principe ou le but de la
vie. Pour Michel Onfray, “toute existence est construite sur du sable, la mort est la seule certitude
que nous ayons. Il s'agit moins de l'apprivoiser que de la mépriser. L'hédonisme est l'art de ce
mépris.'”
Plaisir et fin de vie
La représentation que nous nous faisons de la fin de la vie n’a souvent rien à voir avec la réalité
que nous constatons en tant que professionnel de santé dans le champ des soins palliatifs et de
l’accompagnement.
Notre culture et notre histoire ont généré au sein de notre société la peur de la mort, une vision
souvent pénible pour ne pas dire apocalyptique de la fin de vie. Le plaisir est tout simplement un
impensé dans l’espace de la fin de la vie.
Nous souhaitons, en nous appuyant sur des exemples
issus de notre expérience, témoigner de la réalité et de la
place possible du désir et du plaisir qui peuvent se loger
dans tous les instants et tous les interstices de la vie,
jusqu’à sa toute fin.
Tant qu’il peut penser et se souvenir, jusqu’au bout
l’homme est capable de plaisir.
Tant qu’il est capable d’éprouver, l’homme est capable de
plaisir. Voir, entendre, sentir, ressentir, goûter, toucher être
touché restent des sources de plaisir jusqu’à la fin de la vie
intimement liées à la sensorialité.
L’oralité est un lieu d’investissement fort du plaisir : la
bouche est faite pour rire, elle est faite pour embrasser; la voix sert à parler, à exprimer une
opinion, des sensations, des sentiments.
De la tendresse à la sexualité en passant par le toucher, les caresses, le corps à corps, le peau à
peau… le plaisir se situe dans la rencontre de l’autre aimé sans distinction de l’âge et de la
maladie, contrairement à ce que l’on croit.
Le plaisir est enfin tout simplement celui d’être, au sens d’exister, d’être en relation, d’espérer….
loin de l’agir.
Face au plaisir il y a l’absurdité de la souffrance. La condition sine qua non du plaisir est que
l’homme soit délivré de turpitudes telles que la douleur, que sa souffrance existentielle, sa
souffrance spirituelle puissent être dites, entendues... qu’il se sente respecté comme individu
singulier et membre d’une communauté citoyenne.
Bonheur ou résilience en fin de vie ?
Le bonheur se mesure à deux caractères : la longueur et l’intensité. Certes, entre plaisir et
bonheur, il n’y a qu’une différence de durée, pas de nature : bonheur et plaisir ne sont qu'une
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ATELIER 2 De la construction du plaisir - Plaisir et fin de vie Dr Régis AUBRY
seule et même chose. En outre, à la différence du plaisir, le bonheur n’a rien à voir avec
l’extériorité, ni avec l’objet, il relève entièrement de l’intériorité et du sujet.
Même si parfois l’homme, au crépuscule de sa vie éprouve un apaisement, celui de la pacification
et de la sagesse ; même si parfois l’homme a alors un sentiment d’accomplissement, de calme
intérieur nous n’irons pas jusqu’à prétendre que l’homme en fin de vie est capable de bonheur.
La fin de vie est de fait très souvent comme un condensé de ce que la vie a été : un carambolage
permanent entre « bons et mal heurts ». Plaisirs et peines se succèdent de façon chaotique.
Parfois la fin de vie est un malheur, un temps et un espace intérieur où la conscience est plongée
dans l’affliction.
Peut-être à l’instar de l’art de vivre, peut-on parler chez certains d’un certain art de mourir, en
référence à l’ ars moriendi du Moyen Age ; mais on est loin du bonheur et près de la sagesse.
Pour Boris Cyrulnik , «la résilience, c'est arracher du plaisir»
« Il n'y a pas de blessure qui ne soit récupérable. A la fin de sa vie, un adulte sur deux aura vécu
un traumatisme, une violence qui l'aura poussé à côtoyer la mort. Mais qu'il ait été abandonné,
martyrisé, handicapé ou victime de génocide, l'être humain est capable de tricoter, dès les
premiers jours de sa vie, sa résilience, qui l'aidera à surmonter des chocs inhumains. La résilience,
c'est le fait d'arracher du plaisir, malgré tout, de devenir beau quand même. Mais cela n'a rien à
voir avec l'invulnérabilité ni la réussite sociale.
Pour être résilient, il faut avoir été « mort ».... La résilience se tricote toute la vie : j'ai déjà observé
des cas de résilience chez les malades d'Alzheimer. Ils trouvent la force de lutter, de se défendre.
Certes, l'accès aux mots se perd, mais on peut encore communiquer, avec des gestes, de la
musique. Certains se mettent à fredonner les chansons de leurs 20 ans. Evidemment, la résilience
est de plus en plus difficile avec l'âge, mais c'est encore jouable.
“Pour aller au bout du plaisir,
il faut aimer plus
que le plaisir.”
Maurice Chapelan
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 2
De la construction
du plaisir
Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?
Moussa NABATI
Psychologue
Je vais d’abord vous raconter un conte, une légende, qui pour moi est un trésor de sens :
Une nuit, un habitant d’Ispahan, rêve qu’il y a un trésor caché dans une ville extrêmement
lointaine, à Bagdad, dans une cave.
Lorsqu’il se réveille, il se met en marche ; bien longtemps après, il arrive à Bagdad et se promène
dans la rue qui lui était indiquée dans son rêve, la monte et la descend… Il finit par trouver la
maison où le trésor est censé se trouver. Il semble tellement perplexe et perdu qu’un
commissaire de police le remarque, le prenant pour un voleur. L’habitant d’Ispahan venu
chercher son trésor à Bagdad, se met à pleurer en disant :
« Non, Monsieur, je suis un honnête homme, je ne suis pas un voleur, et voici la vérité : j’ai rêvé il
y a quelques jours qu’il se trouvait un trésor dans la cave d’une maison à Bagdad, et je crois qu’il
s’agit de cette maison. »
Le commissaire de police lui répond :
« Je me rends compte que tu n’es pas un homme malhonnête, que tu es un homme naïf, car moi
aussi j’ai fait ce rêve un nombre incalculable de fois. J’ai rêvé que, dans telle maison de telle rue
à Ispahan se trouvait un trésor, dans la cave. Mais je n’ai jamais été suffisamment sot pour me
mettre en marche et aller à Ispahan pour trouver ce trésor. »
Curieusement, la rue et la maison qu’il indiquait étaient celles de ce voyageur venu à Bagdad.
Le voyageur rentre alors chez lui à Ispahan, descend dans sa cave et y trouve le trésor.
Ce conte, je le disais, est un trésor de sens. Il montre que le bonheur, le plaisir, la joie, ne
se trouvent pas à l’extérieur, à des milliers de kilomètres, mais qu’on les trouve dans sa propre
maison.
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ATELIER 2 De la construction du plaisir - Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Moussa NABATI
Il faut donc être extrêmement méfiant, car l’idéologie et la culture actuelles (le marketing, la
publicité), sont justement basées sur l’extériorité. Nous nous trouvons être la cible de cette
manipulation. On nous fait croire que c’est dans la consommation que nous trouverons le
bonheur, le plaisir, la joie en soi.
Ce conte nous dit que ce n’est pas seulement, voire pas du tout, dans la consommation «
addictive ». Au-delà d’un certain degré, tout se renverse. Il est évident qu’il est très important
d’avoir un minimum d’aisance matérielle, mais un peu de vent rafraîchit, et trop de vent devient
tempête, un peu de feu réchauffe, trop de feu devient incendie. Au-delà d’un certain degré, la
consommation se transforme donc en une sorte de drogue, que l’on appelle aujourd’hui «
addiction ». Comme l’eau salée de la mer, plus on en boit, plus la soif augmente.
Il faut donc être convaincu que l’accession au plaisir, au bonheur est une disposition naturelle
intérieure. Je travaille dans un centre spécialisé dans la dépression, et je reste très étonné de voir
que la très grande majorité des patients, influencés,
inconsciemment sous l’emprise de la propagande
médiatique et publicitaire, pensent qu’ils ne vont pas bien,
qu’ils se trouvent dans un état de détresse, de souffrance,
de dépression parce qu’il leur manque quelque chose ou
quelqu’un. De fait, ils pensent que si l’on parvient à
restaurer ce manque qui est extérieur, à le combler, leur
bonheur sera complètement rétabli. C’est ainsi qu’ils
espèrent trouver dans des médicaments chimiques une
espèce de solution magique ou prennent parfois le
thérapeute pour un dépanneur qui va parvenir à les aider
en comblant ce manque extérieur de façon réelle.
La possibilité d’accéder au plaisir, au bonheur, ne dépend pas d’un produit, d’un programme,
d’un enseignement, de recettes que l’on pourrait appliquer, comme un savoir dont quelqu’un,
quelque part, détiendrait le secret. Ainsi, tout être humain devrait pouvoir avoir accès au bonheur
de façon très naturelle.
Mais alors, pourquoi n’y arrive-t-on pas ?
Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux, qu’est-ce qui nous empêche de prendre plaisir dans
les choses de la vie ?
Je ne ferai pas de distinction entre grandes et petites choses de la vie, entre grands et petits
plaisirs, c’est une classification qui ne me paraît pas indispensable.
Je vais essayer de vous parler des difficultés, et tout spécialement de la difficulté qui vient faire
dysfonctionner cette disposition spontanée et naturelle.
D’après mon expérience clinique, ce qui nous empêche d’être bien dans notre peau, de cueillir
les roses de la vie, d’être et de nous investir dans le présent, d’en profiter, c’est la culpabilité.
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Nous avons en effet deux sortes de culpabilité.
Une culpabilité qu’on pourrait ressentir parce qu’on a transgressé une limite, un ordre, une règle,
un interdit (fait quelque chose qu’on n’aurait pas dû faire) qui nous ont été dictés. C’est ce que
nous pourrions appeler la culpabilité juridique (si par exemple on a brûlé un feu rouge, volé, …).
Cette culpabilité n’a strictement aucune importance au plan psychique. Ces transgressions ne
nous empêchent absolument pas de jouir de nous-mêmes, de notre présent ni de ceux qui nous
sont chers.
Il n’en va pas de même pour la seconde culpabilité, qui est une culpabilité inconsciente, c’est-àdire qu’on ne ressent pas, mais qui se traduit dans les effets, un peu comme l’électricité qu’on ne
voit pas à proprement parler mais dont on voit les effets : l’énergie, la lumière, la chaleur. Cette
seconde culpabilité, inconsciente, est donc invisible. C’est celle de la victime innocente. C’est là le
vrai poison, c’est cela qui nous empêche d’être bien, d’être nous tout simplement, d’avoir
confiance en nous, d’avoir une bonne image de nous, de
jouir de ce que nous sommes et de ce que nous avons ici
et maintenant.
D’après mon expérience
clinique, ce qui nous empêche
d’être bien dans notre peau,
de cueillir les roses de la vie,
d’être et de nous investir
dans le présent, d’en profiter,
c’est la culpabilité.
La pensée occidentale n’est pas habituée à cette formule
de la « culpabilité de la victime innocente ». Elle est
prisonnière de la pensée qui lie la culpabilité au malfaiteur.
Or, nous ne voyons pas de malfaiteur coupable : justement,
celui qui arrive à faire du mal, c’est précisément parce qu’il
n’a pas en lui le frein de la culpabilité. De fait, la culpabilité
n’est jamais – ou presque – du côté du malfaiteur, mais elle
est toujours du côté de la victime innocente. Elle se croit –
elle ne l’est pas, bien sûr – coupable. L’exemple de la
femme violée, c’est une évidence pour tout le monde,
porte la culpabilité que le violeur ne peut jamais ressentir.
Mais alors, cette culpabilité, d’où vient-elle ?
En tant que psychanalyste, je peux dire qu’elle vient de l’enfance, de notre passé familial.
De quelle(s) façon(s) ? J’en vois trois.
Dans une première situation, l’enfant a été directement maltraité. Il n’a pas été désiré, il n’a pas
été aimé, il a été battu, abandonné, abusé, … Pour lui, s’il n’est pas aimé, s’il a été rejeté, c’est parce
qu’il n’est pas aimable, parce que c’est de sa faute. S’il était aimable, c’est-à-dire digne d’être aimé,
il le serait.
La première source de culpabilité de la victime innocente est donc d’avoir été personnellement
victime.
La seconde source est d’avoir assisté à la violence autour de soi. Il peut s’agir de toutes sortes de
violences : disputes entre les parents, divorces, une maman déprimée, un papa au chômage, le
décès d’un petit frère ou d’une petite sœur, … L’enfant se trouve alors observateur, témoin
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ATELIER 2 De la construction du plaisir - Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Moussa NABATI
impuissant.
Il assiste (le terme « assister » est d’ailleurs fort intéressant : il signifie voir, mais aussi collaborer,
être complice de) à une violence, une souffrance sur lesquelles il n’a pas de moyens d’agir, il en
est éclaboussé de façon passive.
Il est ainsi confronté à un impossible interne. L’enfant agressé personnellement ou témoin de
violence autour de lui est confronté à son impuissance ; impuissance qui le rend coupable, ou
plus exactement dont il se rend coupable.
Pour la troisième source de culpabilité, l’enfant n’a été ni victime personnellement ni témoin
d’une quelconque agression ou agressivité, il a même été très aimé, protégé, entouré. Il n’y a
donc aucune source apparente de problème en lui ni autour de lui.
Pourtant, il peut souffrir de la culpabilité de la victime innocente parce qu’il n’est pas à sa place,
il n’est pas dans sa fonction propre. Je m’explique : quand un enfant vient au monde par exemple
pour « marier ses parents », dans un contexte où ils ne s’entendaient pas et ont fait un enfant
pour « se recoller », cet enfant n’a pas été conçu dans la gratuité du désir mais s’est vu attribuer
une fonction de thérapeute de ses parents.
De la même façon, quand eux-mêmes, ou l’un d’entre eux a souffert de manque dans sa propre
enfance, l’enfant n’est alors pas regardé comme étant à sa place et à sa fonction. On lui donne un
rôle, on attend de lui qu’il nous aime, qu’il compense l’amour, la tendresse, l’affection que l’on n’a
pas eus de la part de notre propre parent. L’enfant a alors une sorte d’enfance sautée, d’enfance
blanche ; il a une fonction complètement aliénée, il est chargé de « rendre ses parents heureux ».
Dans ces trois cas, en devenant adulte, on va développer deux mécanismes importants.
Le premier de ces mécanismes est de se trouver tous les défauts, qui sont évidemment des
défauts fantasmatiques ne correspondant à aucune réalité. Je peux observer pour exemple des
femmes de 45 kilos qui se trouvent énormes. L’essentiel n’étant pas ce que nous sommes mais
l’image qu’on a de soi et l’amour qu’on a de soi, quelles que soient notre intelligence et notre
beauté, on se trouve « nul et moche ».
L’une des conséquences de la culpabilité de la victime innocente est donc d’être – de se sentir –
indigne. On ne mérite pas, on n’a pas le droit, on s’interdit par expiation masochiste, par
autopunition et autodestruction, d’accepter le plaisir, les cadeaux de la vie. C’est tout de même
assez curieux : on va passer sa vie à rechercher de l’amour, et lorsque quelqu’un nous en donne,
on a tendance à le refuser…
La seconde conséquence est la quête de la perfection. Puisqu’on a une mauvaise image de soi,
on va être gentil, généreux, altruiste. L’altruisme pathologique est la forme d’égoïsme la plus
pure. A travers l’altruisme, on se sacrifie à autrui pour quérir en l’autre la reconnaissance de soi.
En conclusion, en raison de la culpabilité, l’énergie vitale est agressée. Cette agression va se
traduire par une radicalisation. Ne pouvant pas couler, comme une rivière, de façon libre, fluide et
tranquille dans la maison « Soi », l’énergie vitale risque de se coincer dans deux extrêmes : la
dépression et la perversion, qui sont l’envers et l’endroit de la même médaille.
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Si le déprimé se sent coupable d’être incapable – il est dans la congélation de la personnalité, de
sa libido, de son énergie vitale (il ne fait rien, il n’a pas de désir, il n’a pas de plaisir, etc.), le pervers
est incapable d’être coupable ; il s’autorise tout, il croit que la jouissance est possible en tout.
Nous sommes devant une supercherie idéologique terrible qui consiste à évacuer la culpabilité.
La culpabilité est une bénédiction. Sans culpabilité, nous n’avons pas de plaisir. L’absence de
culpabilité, c’est comme être dans une Formule 1 qui n’aurait pas de frein. La culpabilité – à
condition bien sûr qu’elle ne soit pas écrasante – est donc fondamentale.
Pour finir, l’essentiel pour le psychisme est d’être porté par le désir, la libido au sens d’énergie
vitale (et pas de désir sexuel, une des émanations de la libido étant la sexualité, mais seulement
l’une d’elles). Ce qui caractérise le désir, c’est sa gratuité et sa non-nécessité d’être complètement
réalisé. L’objet du désir peut d’ailleurs être non pas l’objet, mais le désir lui-même.
Par opposition, le besoin est, lui, révélateur d’une situation aliénante, et il ne mène pas au plaisir.
Prétendre contenter ses désirs
par la possession, c'est
compter que l'on étouffera le
feu avec de la paille.
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“Le plaisir d'avoir
ne vaut pas
la peine d'acquérir.”
Jean-Jacques Rousseau
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 2
De la construction
du plaisir
Synthèse de Marie-Madeleine Bouhélier
Déléguée de l’Institut Régional du Vieillissement de Franche-Comté
Dans un premier temps, M. Aubry nous a expliqué que la vie ne peut être définie seulement à
travers l’angle du « biologique, biochimique, physiologique, génétique… ». Nous devons aussi la
considérer par l’aspect de la capacité de l’homme à éprouver du plaisir. Autrement dit, le plaisir
serait moteur de la vie. En restant sur cette définition, la fin de vie serait la fin d’éprouver, de
ressentir le plaisir, le bonheur.
Mais la vie ainsi que son sens n’existe que parce qu’il y a un début et une fin. C’est donc cet
apprentissage de la relativité de la vie qui développe chez l’homme une aptitude à acquérir la
conscience de sa finitude. C’est aussi cette aptitude de l’homme au soir de sa vie qui explique et
rend possible, pour lui, les plaisirs de fin de vie.
Le plaisir peut être assimilé au bien-être, c’est la sensation d’une satisfaction, un sentiment de
satiété émotionnelle, intellectuelle, physique.
Quel est le sens du plaisir ? A quoi sert-il ? A rien, apparemment et pourtant nous recherchons
tous le plaisir. A quoi sert-il de vivre ? Et à quoi sert-il d’éprouver du plaisir ? A vivre !
En tant que professionnel chargé d’accompagner les personnes malades en fin de vie, M. Aubry
nous a montré la place possible du désir et du plaisir qui peuvent se loger dans tous les instants
et tous les interstices de la vie jusqu’à sa toute fin, (car souvent le plaisir est un impensé dans
l’espace de fin de vie). Mais tant qu’il peut penser et se souvenir, l’homme est capable de plaisir
jusqu’au bout. Tant qu’il peut voir, entendre, sentir, toucher, être touché, l’homme peut éprouver
du plaisir. Car le plaisir est aussi simplement celui d’être au sens d’exister, d’être en relation,
d’espérer, …donc loin de l’agir, mais d’être en vie tout simplement.
Cependant, face au plaisir, il y a l’absurdité de la souffrance. Il faut donc, par l’écoute et le soin,
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ATELIER 2 De la construction du plaisir - Synthèse de Marie-Madeleine BOUHELIER
que l’homme soit délivré de sa douleur, sa souffrance existentielle, spirituelle et qu’il se sente
unique, respecté jusqu’au bout.
Même si au crépuscule de sa vie, l’homme éprouve un apaisement, celui de la pacification et de
la sagesse, il est difficile de prétendre que l’homme en fin de vie est capable d’éprouver du
bonheur. La fin de vie est de fait très souvent comme un condensé de ce que la vie a été, une
sorte de « carambolage » permanent entre les moments douloureux et heureux. Peut-être à
l’instar de l’art de vivre, on peut parler d’un certain art de mourir…mais on est loin du bonheur…
plutôt près de la sagesse !
M. Régis Aubry a également évoqué la notion de résilience, soit le fait d’arracher du plaisir malgré
tout ! La fin de vie aurait donc quelque chose à voir avec la résilience. Notre responsabilité est de
faire en sorte que celui qui va mourir éprouve encore des « petits plaisirs » jusqu’au bout.
Dans un deuxième temps, M. Moussa Nabati a commencé son intervention en nous racontant un
conte oriental. Il s’agissait du récit de la recherche d’un trésor. La conclusion était la suivante : le
bonheur ne se trouve pas à l’extérieur, il se cache à l’intérieur de soi, dans sa propre maison !
Notre société développe cependant une idéologie bien différente par la consommation à
outrance et le « toujours plus » qui serait source de bonheur…
Puis il a posé cette interrogation : « qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? »
Si toutes les conditions favorables sont réunies, qu’est-ce qui empêche une personne d’être
heureuse, d’être bien ? Prendre plaisir, jouir de ce qu’offre la vie constitue une disposition
intérieure, spontanée. Et il n’existe aucune technique ou recette susceptibles d’enseigner du
dehors cette aptitude.
Contrairement à la croyance répandue, les conditions matérielles ou extérieures, comme par
exemple, l’âge, la beauté, la fortune, la santé, même si elles favorisent l’accès au bonheur, ne
peuvent garantir cette capacité à être heureux, propre à chacun selon sa propre histoire. Car le
vrai bonheur, c’est être soi. Alors comment faire pour ces personnes, ayant pourtant réuni les
conditions favorables jugées nécessaires et qui n’arrivent pas à accéder à cette source intérieure
de plaisirs et de bien-être, de petits bonheurs quotidiens ?
Pour M. Moussa Nabati, l’obstacle renvoie à l’existence d’une culpabilité inconsciente provenant
de l’enfance. Dès lors, l’adulte, en l’absence même de toutes difficultés ou privations matérielles
extérieures, s’interdit de jouir de ce dont il dispose dans le présent, comme s’il en était indigne
ou n’en avait pas le droit.
Pour parvenir à défaire ce nœud, il est nécessaire d’effectuer un retour sur son histoire, pour
essayer de retrouver ce que l’on porte en soi de cette enfance qui nous empêche en tant
qu’adulte d’être bien et de s’autoriser du plaisir.
Les questions des participants ont porté essentiellement sur la façon de se débarrasser de cette
culpabilité qui nous empêche d’être heureux. Il s’agit donc de déconstruire ce qui nous
emprisonne pour se construire soi.
Cependant, même s’il existe des repères donnés par la psychanalyse, il est également essentiel
de croire que les recettes toutes faites n’existent pas car nous sommes tous singuliers.
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Puis un dernier message a été donné par M. Aubry : lorsque nous accompagnons une personne
en fin de vie, il est essentiel de la raccrocher à des gestes de vie, notamment par le toucher, par
le regard, cette démarche est très importante à tout âge pour que les plaisirs, si petits soient-ils,
puissent exister jusqu’au bout.
“Le plaisir étant éphémère et
le désir durable, les hommes
sont plus facilement menés
par le désir que par le plaisir.”
Gustave le Bon
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“Toujours du plaisir
n’est pas du plaisir.”
Voltaire
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 3
Du plaisir des sens
Du plaisir du corps que génère la danse.
Marie-France ROY
Pédagogue en danse contemporaine, formatrice, chorégraphe de 16 pièces
intergénérations intégrant des danseurs à mobilité réduite.
1. Le plaisir de danser, plaisir à vivre, plaisir à donner
J’ai coutume de dire : qu’une danse habite chaque être et celle-ci ne demande qu’à naître. Aussi
ai-je l’intime conviction que chaque être est porteur d’une gestuelle qui lui est propre et cela
indépendamment de ses aptitudes physiques et techniques. La danse naît lorsque le geste
artistique est juste et fait sens pour celui qui le vit. En affinant la perception et la sensation de son
corps, la danse devient une véritable force d’expression, inévitablement, naturellement le plaisir
du mouvement dansé vous inonde. Le plaisir grandit, se diffuse lorsque la danse est liée à ses
propres sensations.
Moi-même à travers mon rôle de pédagogue et de chorégraphe, je veille à donner les clés
nécessaires à chacun pour découvrir ses sensations afin de donner à voir un mouvement habité,
pétri de sensibilité, un mouvement habité par le plaisir. Un chemin intérieur que chaque danseur
doit parcourir pour vivre ce plaisir et le donner à voir aux autres. Je veille attentivement à ce que
ce plaisir soit palpable et reçu par le public.
Le plaisir n’est heureusement pas lié qu’au regard de la virtuosité et de la tonicité du danseur,
cependant ce plaisir peut naître dans le silence devant un corps immobile mais présent et habité.
Je travaille avec des danseurs, des danseuses de tous les âges y compris lorsque la vieillesse, la
maladie amoindrissent les corps. Les « âmes » : elles ont toujours quelque chose à exprimer; le
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ATELIER 3 Du plaisir des sens Du plaisr du corps que génère la danse. Marie France ROY
battement d’une paupière, le hochement de la tête, un bras qui se dresse... Aux antipodes des
acrobaties et autres jaillissements spectaculaires, le moindre geste fait sens, exprimant sa poésie,
révélant une autre forme de virtuosité, celle de la vie, du plaisir qui jaillit imperturbablement
pour peu que l’on y soit attentif.
2. Le plaisir de danser apparaît aussi dans le dépassement de soi, dans le « oser
expérimenter » au delà de la timidité, de la peur, mais aussi en ôtant les clichés.
J’ai mille fois entendu dire « j’aurais tellement aimé danser, mais je suis trop vieille, pas assez
souple, timide, trop ceci, trop cela . Pour venir danser avec moi, je leur dis : emportez dans votre
sac une tenue souple, beaucoup d’envie, un petit soleil dans la tête et une bonne dose de
confiance.
Durant l’apprentissage, l’atelier danse commencé, le PLAISIR arrive rapidement et nombreux
sont ceux qui ajoutent au terme de ce travail artistique :
« jamais je n’aurais cru être capable de faire ce que nous
avons fait », « et j’ai eu énormément de plaisir ». Le plaisir
fait naître une image valorisante de son corps; le plaisir
habite tous les corps, ronds, petits, grands, en fauteuils…
A propos de ce beau cliché tel que : « La danse c’est pour
les jeunes », c’est comme si le plaisir également était
réservé aux jeunes.
Je voudrais souligner l’éloge de la lenteur, du plaisir qu’elle
procure. Ici, l’éloge de la lenteur révèle tout son sens pour
qui, par obligation, a doucement remplacé la rapidité par la
lenteur. Le temps s’étire à l’image des corps qui se
déplacent dans l’espace, retrouvant le temps de l’exercice, des possibles enfouis au creux de la
mémoire, pourtant encore improbables l’instant d’avant. Un PLAISIR certain remonte de cette
mémoire, en inondant ce corps sensible et réceptif.
Je m’attache à faire grandir le geste comme une promesse de rencontre, de renouement, de
réconciliation à la fois avec soi mais aussi avec l’autre dans l’étreinte ou dans la caresse, dans la
pression ou la protection, dans la présence, l’écoute et le plaisir . Une certitude : le corps artistique
en mouvement peut faire des cadeaux.
Le plaisir de danser procure une onde indéfinissable qui envahit notre cœur et notre corps. Cette
onde de plaisir peut se répandre doucement vers le public et l’envahir d’émotion.
3. Le plaisir de danser, d’enseigner, de chorégraphier
Ce plaisir de danser en tant qu’interprète dans une compagnie, je l’ai vécu pleinement, je l’ai
partagé avec des danseurs et danseuses professionnels. Mais le chemin a été long et fastidieux
pour que l’onde du plaisir envahisse mon corps de danseuse.
On a coutume de dire qu’en règle générale les rêves ne se réalisent pas, mais pour moi si, un rêve
s’est réalisé : danser et faire danser .
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Grandissant dans la campagne vendéenne, née d’une famille peu valorisée financièrement, ce
n’est qu’à 20 ans que j’ai réalisé ce rêve : danser en tant qu’interprète, enseigner la danse,
chorégraphier et apporter du plaisir par la danse.
Cette soif de danser était enfermée en moi déjà toute petite, et attendre 20 ans c’est long ! Tout
naturellement ce plaisir que je n’ai pas suffisamment connu dans l’enfance, je veux le donner, le
multiplier, le transmettre avec force à travers la pédagogie et la chorégraphie pour les danseurs,
pour le public et pour vous aussi aujourd’hui.
Prendre en charge les danseurs en tant que chorégraphe est une réelle aventure humaine de
travail, d’échanges, de rire mais aussi de tensions et de plaisirs partagés.
L’expérience de la préparation d’un spectacle est jalonnée de moments d’émotions. Cela
représente pour tous un grand voyage où le plaisir d’être sur une scène est quelquefois sans
mots. Ce voyage laissera des traces indélébiles pour chacun d’entre nous.
Lors des spectacles, je partage avec le public de réelles émotions. Ces représentations incarnent
l’aboutissement d’un travail artistique. C’est l’heure à partir de laquelle la pièce ne m’appartient
plus vraiment. Lors de cette étape, je me sens passeur et riche d’une aventure dont l’empreinte
m’autorise à me tourner vers l’avenir, vers de nouveaux projets afin que naisse le plaisir avec
d’autres danseurs, avec d’autres spectateurs et aussi avec ceux qui m’entourent dans mon travail.
Et puisque les corps des danseurs se souviennent et en redemandent à la fin de chaque aventure,
l’avenir se fait promesse de nouveaux voyages parfumés de plaisir pour vous aussi les aînés. Et
que la danse puisse embellir longtemps encore le crépuscule de votre vie.
Merci de votre écoute.
Les deux grands secrets du
bonheur : le plaisir et l'oubli.
Alfred de Musset
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“Les plaisirs ne sont jamais
vains, au moins pendant
la minute où on les goûte.”
Jean Anouilh
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 3
Du plaisir des sens
Le plaisir alimentaire, un atout pour le bien-être et la santé.
Jean-Pierre CORBEAU
Professeur de sociologie
Le plaisir alimentaire est un plaisir qui accompagne toute notre vie. Il est nécessaire au
maintien de notre identité sociale et il permet, tout au long de sa vie, de communiquer avec les
autres. Le plaisir alimentaire permet de réguler nos comportements alimentaires et l’équilibre
nutritionnel ne saurait se faire sans lui. Ce sont ces multiples facettes que nous nous proposons
de développer ici.
1. Le plaisir alimentaire est un plaisir qui accompagne toute notre vie.
Léo Moulin, l’un des fondateurs de la sociologie de l’alimentation aimait rappeler que «
nous mangeons 100.000 fois environ au cours de notre vie. Nous engloutissons ainsi plus de
5000 quintaux de nourriture. Nous buvons plus souvent encore. Et nous consacrons à ces
activités de 40 à 60.000 heures de notre existence ». C’est dire l’importance de cette action
biologique qui prend aussi, dès les premières secondes de notre existence et jusqu’à notre
dernier souffle, une dimension sociale et symbolique.
Le lait maternel ou maternisé, que nous tétons plus ou moins goulûment dans le même temps
que nous nous ouvrons au monde et que nous le découvrons, ne se résume pas à un simple
apport nutritionnel nécessaire à notre développement vital. Il est aussi un plaisir ! Matty Chiva
avait montré lors d’une première expérience avec des nourrissons comment, dès les premiers
instants de notre vie, nous réagissons tous de façon favorable à la saveur sucrée qui nous fait
physiologiquement plaisir tout en nous sécurisant.
Et puis, nos proches, parents, grands-parents, éducateurs, pairs, nous aident à construire lors de
multiples interactions ce que l’on appelle une préférence alimentaire. Elle dépend d’une image
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ATELIER 3 Du plaisir des sens Le plaisir alimentaire, un atout pour le bien être et la santé. Jean-Pierre Corbeau
sensorielle elle-même marquée par le plaisir ou « principe d’hédonisme ».
A propos de la construction de cette image sensorielle gustative, Christine Ton Nu rappelle que
s’il est difficile de cerner tous les déterminants des préférences alimentaires, on doit retenir le
rôle décisif de la culture (comme filiation à des groupes macro et micro sociologiques
fournissant des représentations participant à la construction d’un répertoire du comestible et du
non comestible) et celui de l’expérience individuelle. Elle relève aussi, à la suite de Paul Rozin ,
l’existence d’un petit nombre de mécanismes qui participent à l’établissement des goûts…
Des mécanismes de conditionnements associatifs :
• association de l’aliment à un goût agréable, par exemple le sucré.
• association de l’aliment à des effets post-ingestifs bénéfiques (rassasiants ou
pharmacologiques).
• association de l’aliment à des effets sociaux positifs (approbation des pairs, appartenance à un
groupe, événement festif ).
Des mécanismes non associatifs :
• exposition simple à un aliment, familiarisation.
• mécanismes cognitifs permettant d’acquérir un goût
pour des substances initialement détestées (recherche de
sensations, etc.).
Ainsi, nous ne mangeons pas de simple nutriments : en
Le plaisir de manger résulte
d’une inscription dans un
« répertoire du comestible ».
Nous signifions ainsi notre
appartenance à une
civilisation (...)
mangeant nous affirmons des appartenances culturelles,
nous construisons, confortons ou ressourçons notre
identité. Pour que cela se fasse le mieux possible le plaisir
y est essentiel.
Nous affirmons cette caractéristique de l’alimentation tout au long de notre vie Que ce soit le
plaisir gustatif lié à des émotions surprenantes, celui qui mobilise notre mémoire, nos souvenirs
(notre Madeleine de Proust) ou celui qui simplement, alors que nous ne pouvons plus avoir
d’autres joies parce que nous sommes seuls ou immobilisés, ou les deux, nous permet de
ressentir, le temps d’une bouchée, d’une gorgée, un sentiment de bien-être. On lit souvent que le
goût se détériore avec l’âge, mais des travaux particuliers montrent parfois le contraire. Ce qui est
sûr, c’est qu’une majorité d’entre nous est persuadée de « perdre le goût » alors que le plaisir de
manger est encore réel. Les véritables problèmes du vieillissement sont ceux de la dentition qui
ne permet pas toujours de profiter de toutes les textures et celui de l’hydratation des muqueuses
de la bouche c’est pourquoi il faut prendre l’habitude de boire régulièrement au cours de la
journée.
Lorsque quelqu’un déclare perdre le goût, ne plus avoir faim, c’est plutôt le symptôme d’un état
dépressif et il doit s’obliger, avant qu’il ne soit dans une situation irrémédiable de dénutrition, à
rencontrer d’autres personnes et se faire plaisir (même s’il mange des produits qui ne sont pas
particulièrement recommandés par son médecin).
52
Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
2. Le plaisir alimentaire construit et exprime notre identité sociale.
En nous alimentant nous développons, souvent à notre insu, un double phénomène
sociologique : d’un côté nous affirmons des appartenances sociales, géographiques, religieuses,
etc. qui reposent justement sur les plaisirs constructeurs de nos préférences alimentaires
acquises lors de notre socialisation gustative. D’un autre côté, l’acceptation de ces filiations nous
distingue de l’autre, qui mange différemment, n’apprécie pas les mêmes mets, ne les cuisine pas
de la même façon, etc.
Le plaisir de manger résulte d’une inscription dans un « répertoire du comestible ». Nous
signifions ainsi notre appartenance à une civilisation, qui mange des insectes, du chien, du porc,
des champignons, des cuisses de grenouilles, etc., alors qu’une autre s’interdit de telles
consommations. On comprend comment des croyances, des superstitions décident, d’une façon
très relative, de ce qui est comestible (qui entre alors dans notre répertoire) et de ce qui ne l’est
pas. Le plaisir de manger suppose que les aliments qui nous sont proposés soient compatibles
avec notre « répertoire du comestible », qu’il ne suscite pas
de dégoût. Par exemple de vieux agriculteurs du Sud
Ouest, refusent de manger du Maïs qui est considéré
comme une nourriture pour les animaux…
En mangeant, nous nous inscrivons aussi dans la
construction d’un « répertoire culinaire ». Il ne suffit pas de
décréter qu’un produit est comestible pour accepter de le
manger : des rituels d’abattage dictés par les religions, des
types de cuissons, des façons de cuisiner, etc., compliquent
l’usage du « répertoire alimentaire ». Il faut y ajouter des
préférences qui varient selon le groupe socioculturel, la
catégorie sexuelle et la région d’origine auxquels on
appartient
qui
font
privilégier
des
rapports
viandes/végétaux, des apports lipidiques ou non, des types de graisses, des types de cuisson, etc.
Cela varie aussi à travers le temps pour un groupe social donné (par exemple les groupes
dominants qui valorisaient les apports caloriques à la fin du XIX° mangent de plus en plus léger)
et pour une cohorte donnée qui découvre une nouvelle texture (cf. CO2 des sodas, etc.). Cela peut
aussi varier d’un type de famille à un autre, car l’acte culinaire participe à la construction de la
mémoire familiale qui structure nos préférences alimentaires. Depuis le répertoire du culinaire
des segmentations, des typologies peuvent être appréhendées et l’on peut distinguer deux
grands paradigmes de mangeurs inscrits, soit dans des trajectoires populaires, soit dans des
trajectoires héritières d’un modèle aristocratique ou grand bourgeois. Les préférences des
premiers pour des plats consistants, caloriques, lipidiques, leur désir d’exorciser la famine, leur
refus du gaspillage qui les poussent à terminer la nourriture proposée correspondent à des
conceptions corporelles que Luc Boltanski qualifie de représentation instrumentale du corps.
A l’inverse, le second paradigme introduit une distanciation avec l’aliment, la recherche
d’un contrôle de soi, une réflexivité qui devient l’un des principes essentiels de la seconde ou de
“l’hyper-modernité”. On chipote, grignote, et préfère les aliment symbolisant la légèreté ou ayant
la réputation (parfois usurpée) de faibles apports caloriques.
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ATELIER 3 Du plaisir des sens Le plaisir alimentaire, un atout pour le bien être et la santé. Jean-Pierre Corbeau
En mangeant, enfin, et pour ressentir un plaisir qui ne repose pas uniquement sur le sentiment
d’appartenance sociale, pour ressentir un plaisir qui inclue la dimension organoleptique de
l’aliment et l’usage sensoriel que nous en faisons, nous nous inscrivons dans un « répertoire
gastronomique ». Ce répertoire est défini par deux critères : le sujet se pense mangeant et il en
retire un plaisir que provoquent ou légitiment trois logiques pouvant parfois s’imbriquer en
système. La « haute cuisine », celle des restaurants et des chefs prestigieux, qui stigmatise le
mangeur/client comme le centre d’un monde autour duquel du personnel s’active et pour lequel
le chef a créé artistiquement une nouveauté dont il a la primeur. La mise en scène de cette
première forme de répertoire gastronomique (qui est généralement la seule retenue par les
analystes) glorifie le mangeur, signifie sa réussite sociale au sein du théâtre gourmand. La “cuisine
affective”représente la seconde logique. Elle correspond à la cuisine porteuse de mémoire, d’une
filiation identitaire. On la situe du côte des femmes et de la reproduction de savoir-faire (même
si elle est parfois beaucoup plus innovante qu’elle ne l’imagine). Elle confère au mangeur une
sorte de tranquillité, d’apaisement à travers la reconstruction identitaire ou la représentation que
l’on s’en fait. La « cuisine de foire », troisième logique gastronomique, gomme les contraintes,
permet de s’approprier l’espace public, d’y partager, dans des relations éphémères non
contraignantes, des aliments avec l’altérité. Ce type de gastronomie, qui s’accompagne souvent
de nomadisme, croît dans nos cité modernes et s’inscrit aussi dans leur multiculturalisme ou leur
cosmopolitisme.
Le plaisir de manger suppose que notre identité culturelle, c’est-à-dire notre
appartenance à ces trois répertoires ne soit pas malmenée. Cela ne signifie pas qu’il faille se
replier sur soi. Au contraire, le plaisir de manger n’a de sens que dans le partage et la
communication avec les autres….
3. Le plaisir de la convivialité
Lorsque l’on mange on peut le faire de deux façons différentes : soit l’on goûte, déguste
et s’alimenter pousse à découvrir le monde. On cherche à rencontrer et comprendre le passé, la
différence, l’exotique, voire le surprenant. Saisissant l’altérité on construit ou reconstruit mieux
son identité. Manger, c’est communiquer : au plaisir gustatif s’ajoute celui de la convivialité. Mais
on peut aussi manger en se repliant sur soi, en s’enfermant. Consommer l’aliment n’entraîne plus
la curiosité intellectuelle, l’acuité et la mobilisation des sens susceptibles de décoder, reconnaître,
apprécier, mémoriser l’émotion gustative qui déclenche les métalangages. Consommer l’aliment
devient un acte solitaire, égotique… Manger équivaut à se fermer, se boucher. Le seul plaisir
possible est alors celui de s’empiffrer, de sombrer dans l’excès et de prendre ainsi des risques
concernant sa santé. Il est donc important de maintenir des rituels d’invitations, de se retrouver,
au sein de la famille ou avec des amis et des voisins pour partager des savoir-faire, des émotions
gustatives, des complicités autour de mets. Il n’y a pas d’obligation de faire des grands repas mais
de créer une occasion de rencontre autour d’un dessert partagé, d’une invitation à un apéritif, à
un goûter.
Si la convivialité alimentaire engendre du plaisir, celui-ci résulte aussi de toutes les forces
et attentions mobilisées pour cultiver ou élever les produits, pour s’approvisionner, pour cuisiner
et transformer ces végétaux ou produits d’origine animale en nourritures porteuses de sens et
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
d’affection, pour transmettre ses savoir-faire à ceux que l’on aime.
On comprend qu’il faut s’obliger à rencontrer les autres autour d’un partage alimentaire car ce
plaisir de la convivialité commence aussi avec celui de préparer la réception, d’imaginer la recette
que l’on va réaliser. Créer des rituels de rencontres autour d’un repas, d’un dessert, d’un goûter,
d’un apéritif qui ne deviendrait pas une habitude quotidienne sont autant d’occasions d’ajouter
au plaisir gustatif celui d’être avec les autres, de se construire et d’évoquer des souvenirs, de
communiquer en acceptant les points de vue différents de l’intergénérationnel ou de la
multiplicité des groupes sociaux.
4. Le plaisir gustatif régule le comportement alimentaire et s’imbrique dans une véritable
politique de santé publique.
Le fait d’apprécier un aliment qui correspond à nos désirs, d’en parler avec les autres
convives, nous permet de développer un rapport à l’aliment qui régule les quantités absorbées
tout en valorisant leur qualité gustative.
Ce n’est pas par hasard que la semaine du goût a récemment mis l’accent sur celui-ci en
imaginant comment il peut s’insérer dans une véritable information nutritionnelle.
En effet, des enquêtes récentes réalisées pour le compte de l’INEPS montrent que pour faire le
bon, le beau, le bien manger, la valorisation de l’acte culinaire, la transmission du message en
situation de transformation et d’appropriation des nourritures apparaissent comme les
meilleures stratégies (d’où l’avantage des seniors qui disposent de plus de temps pour l’acte
culinaire et qui, peut-être possèdent plus de savoir-faire). Il faut donc encourager des ateliers de
cuisine, intergénérationnels, multiculturels qui ne se limitent pas au seul milieu scolaire mais
activent une sociabilité et replacent l’information nutritionnelle au sein d’une information
alimentaire intégrant les dimensions identitaires et sensorielles. Concernant les seniors, dont la
cohorte a subi de grandes mutations alimentaires, l'opposition entre plaisir et santé ne semble
au fond pas être radicale puisque chacun adopte finalement le choix qui lui convient : le plaisir
alimentaire, souvent objet de négociations, demeure fondamental.
Le plaisir de la table est la
sensation réfléchie qui naît de
diverses circonstances de faits,
de lieux, de choses et de
personnes qui accompagnent
le repas.
Anthelme Brillat-Savarin
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Les fruits défendus
sont les meilleurs.
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 3
Du plaisir des sens
La sexualité des vieux : un bel humanisme
Thérèse CLERC
Je remercie les organisatrices de m’avoir réservé la dernière intervention avec le plaisir le
plus totalisant de tous les plaisirs : la sexualité.
La sexualité des vieux est un sujet tabou. C’est terra incognita, personne n’en parle, on chuchote
dans le secret des alcôves, sous les duvets, derrière les portes. La société prend des mines
dégoûtées ou horrifiées quand ce n’est pas dans la répression – avec l’approbation des enfants
– que les maisons de retraite interdisent tout rapprochement intime entre les vieux.
Sujet tabou d’abord parce que la question ne se posait même pas il y a 20 ans : on était vieux à
50 ans et on mourait à 60 ; mais avec l’allongement de la durée de vie, la sexualité suit les normes
démographiques. C’est la première fois dans l’histoire que les femmes ont une période de vie
non féconde plus longue que féconde.
Sujet tabou pour la bonne raison que nous n’avons qu’un langage restreint de la sexualité : le
langage médical, bien rébarbatif et technique, un langage obscène plus roboratif mais qu’on ne
peut utiliser partout. Reste la métaphore, le poétique. C’est celui-là que je vais essayer d’employer
pour ne pas choquer les oreilles sensibles.
La sexualité évoque tout de suite les images de jeunesse et de beauté, car elle est d’abord et
jusqu’à nos jours une nécessité pour la procréation ; l’imaginaire social est envahi de cette
idéologie : les livres pour l’information dans les écoles, le discours de l’église, l’élaboration de la
loi dans la tête du législateur. Le mot plaisir ne vient jamais en premier et même jamais tout
court. Le mot plaisir est rangé dans la case « morale », ou plutôt dans la case immorale et
pornographique.
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ATELIER 3 Du plaisir des sens Intervention de Thérèse CLERC
Il est vrai que la procréation a été nécessaire pour remplir la planète (croissez et multipliez !), pour
combler la mortalité infantile, fournir le soldat, pourvoir à la production. Mais aujourd’hui, halte !
Nous allons être 9 milliards d’individus dans 20 ans sur une planète que nous avons tellement
dégradée.
La contraception – la plus grande invention du XX° siècle – commence à réguler la natalité dans
l’hémisphère Nord, l’hémisphère Sud se charge de combler le déficit : 600 millions de femmes ne
savent pas lire et n’ont pas de contraception.
Pour revenir au sujet qui nous occupe, la sexualité des vieux, elle est motivée uniquement par le
désir et le plaisir.
Nous ne sommes plus dans la procréation, nous ne sommes plus dans la consommation effrénée
du sexe, et pour cause, on fait avec ce que l’on a; nous ne sommes plus dans des rapports de
pouvoir, nous ne sommes plus dans la performance, on fait ce que l’on peut mais guère plus,
l’autre n’est plus un objet. Je veux m’arrêter un instant sur
ce point très important : dans la sexualité des vieux, l’autre
est reconnu dans sa dignité, son existence, sa liberté … et
faire chanter ta peau contre ma peau est un bel acte
gratuit.
Nous ne sommes pas dans l’amour comptable – tu m’as
fait ci, je t’ai fait ça – recettes, dépenses, qui nous a laissés
sur le flanc pendant nos discussions des jeunes années et
ont si souvent abouti au divorce – il y a aujourd’hui un
divorce sur deux mariages dans nos sociétés.
Nous ne sommes plus que dans l’échange, la tendresse, la
reconnaissance de la dignité de l’autre quand on fait
l’amour. La sexualité des vieux est un bel humanisme !
Il faut bien dire que les vieux sont des vieilles (à 75 ans, 5 fois plus de femmes que d’hommes, à
80 ans, 7 fois plus). Les femmes sont en surnombre considérable, éternel phantasme du désir des
hommes, les vieilles femmes ne sont plus touchées, caressées, embrassées, ne sont plus désirées.
J’ai de temps en temps l’impression d’être devenue une icône : on me regarde, on vient me
demander mon expérience, je me demande où est le temps où tous ces gens me prenaient dans
leurs bras, m’embrassaient et me faisaient valser…
Seulement, le désir, lui, est toujours vivace. Alors comment se faire toucher, par qui, avec qui ?
Beaucoup m’opposent la morale ? Qu’est-ce que la morale ?
La morale consiste à souscrire à des pratiques, à des normes, qui maintiennent la cohésion des
sociétés. La vieillesse n’a plus rien à prouver, se soucie-t-on encore de la morale ? Nous avons
l’âge de la liberté et par conséquent de la subversion.
La sexualité a toujours été proche du sacré, elle nous procure un absolu dans l’orgasme qui abolit
temps et espace, l’instant le plus parfait que nous puissions connaître. Ce court moment prend
goût d’éternité ; de fait, il est de l’ordre du sacré.
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Nous avons toutes connu le contrôle social sur notre corps :
- contrôle social des politiques natalistes,
- contrôle social du médical qui « normait » le corps, le choix de la sexualité, l’interdiction de
l’avortement,
- contrôle social du religieux – le pire – qui culpabilisait, nous vouait à l’enfer si nous étions
désobéissantes, avec pour couronner le tout, une Marie vierge et mère, servante du Seigneur, qui
a modélisé le comportement du féminin durant vingt siècles !
La vieillesse nous permet de secouer le joug de toutes ces contraintes. A nous la liberté !
Le désir dure. Les pratiques de l’amour des vieux sont un peu différentes. Il n’y a là ni raillerie, ni
mépris. Les hommes, si fiers de leur virilité font dans le vieil âge ce qu’ils peuvent avec,
quelquefois sans, ce qu’ils ont, pour cause de défaillances liées à la vieillesse. Leur orgueil (qui
était si souvent des prétentions !) est mis à mal. L’amour
J’ai de temps en temps
l’impression d’être devenue
une icône : on me regarde, on
vient me demander mon
expérience, je me demande
où est le temps où tous ces
gens me prenaient dans leurs
bras, m’embrassaient et me
faisaient valser…
des vieux la plupart du temps se passe de coït.
L’un de mes amis (82 ans) m’a dit : « je ne peux plus faire
l’amour avec mon sexe mais je m’occupe beaucoup des
femmes avec qui je suis, avec ma bouche et mes mains,
j’arrive à faire des miracles », et il ajoute « je ne m’occupais
pas tant de ma partenaire dans le temps, mais maintenant,
je fais très attention à tout ce qu’elle aime. »
Cet homme m’a émue : il a gravi un degré en humanité.
C’est à travers sa déficience qu’il est arrivé à une humanité
plénière.
Il faut une analyse de genres : amour des femmes, amour
des hommes.
Les hommes font ce qu’ils peuvent avec les restes de leur virilité qui deviennent des plats
succulents dans le vieil âge. Quant aux femmes, la sexualité normative exigée par les codes
sociaux du Patriarcat en a fait des femmes soumises.
Celui-ci régit et réprime la liberté de choix des femmes depuis des millénaires, entraînant les
discriminations que nous voyons depuis toujours dans le monde entier.
Certaines auteures disent que l’hétérosexualité est le bras séculier du patriarcat, le jour où les
femmes oseront la liberté du choix de leur plaisir, la face du monde sera changée, puisque le
pouvoir ne sera plus seulement au bout du phallus.
D’autres possibles dans la sexualité des vieux vont générer d’autres rapports sociaux de sexe. Vu
la raréfaction des hommes, il va falloir penser, nous les vieilles, que les chemins buissonniers
peuvent nous réserver de délicieuses promenades !...
Honni soit qui mal y pense !
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“L‘homme est né pour
le plaisir : il le sent,
il n'en faut point
d'autre preuve.”
Blaise Pascal
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ATELIER 3
Du plaisir des sens
Synthèse de Pierre-Olivier LEFEBVRE
Jean-Pierre Corbeau nous a parlé du plaisir du goût et du partage, en nous rappelant que
tous les êtres humains ont en commun ce plaisir alimentaire. L’être humain se construit, se
reconstruit sans cesse, construit son identité grâce à la nourriture, aux parfums qu’il inhale de son
premier jusqu’à son dernier souffle. Manger, ce n’est pas simplement se nourrir, c’est bien plus
que cela : c’est la construction de nos images sensorielles, c’est un repère social, culturel,
religieux.
Les menus plaisirs nous offrent une « carte », il nous reste à choisir à l’intérieur de cette carte. Les
menus plaisirs sont aussi les plaisirs du quotidien, il ne faut les oublier, les bouder.
C’est aussi un acte de partage fort, de communication avec l’autre, qui implique des choix – la
préparation d’un repas implique de faire son marché (quels aliments ?), de préparer pour l’autre
(quel menu ?). L’acte culinaire doit rester un acte choisi et non un acte esclavagiste. Il est aussi
l’occasion de transmission entre générations, cela doit être un jeu, une construction qui aboutit
à un acte jubilatoire.
Jean-Pierre Corbeau nous a donc parlé du goût, et notamment de la difficulté à conserver ce sens
éveillé avec l’âge, à ne pas être esclave de modalités d’organisation, de sorte que l’être humain
reste respecté dans ce qu’il est.
De la même façon dans le vieil âge, il ne faut pas opposer les conseils médicaux et les
interdictions à la nécessité de manger, il faut rester vigilant à ne pas déconstruire ces points de
repère d’identité forts de l’individu, pour éviter à tout prix le risque du mépris identitaire. Il faut
donc essayer de faire preuve de créativité, même si c’est parfois complexe notamment en cas de
problèmes mécaniques. Néanmoins, il reste essentiel de s’efforcer de maintenir ce lien à
l’alimentation, non pas comme un simple référent nutritif et gustatif, mais comme un acte
plaisant.
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ATELIER 3 Du plaisir des sens Synthèse de Pierre Olivier LEFEBVRE
Le plaisir gustatif est une notion complexe, Jean-Pierre Corbeau nous a donné quelques conseils
simples, tels que l’hydratation de la muqueuse gustative tout au long de sa vie, afin de maintenir
le goût et ainsi le plaisir de se nourrir.
Il a aussi proposé des « petits trucs » que les institutions peuvent mettre en place pour ne pas se
déshumaniser et qu’elles restent en permanence ouvertes en nourrissant les gens, au sens plein
du mot « nourrir », en tenant également compte de la différence de chacun, et non pas
simplement en faisant à manger de façon mécanique, automatique.
Il nous a également alertés sur les interdictions, les avis médicaux. Même si elles doivent
quelquefois être modifiées par nécessité, changer radicalement les habitudes alimentaires des
personnes âgées n’est pas bon. Par ailleurs, il est constaté que la douleur peut s’estomper si une
personne pratique une activité lui procurant du plaisir ; ainsi, un repas qui procure du plaisir peut
atténuer, voire effacer la douleur. Le sucré par exemple, a souvent, et déjà dès l’enfance, cette
capacité à apporter ce réconfort.
Marie-France Roy nous a parlé du plaisir de danser.
La danse est présente dans la vie de tout un chacun, à un
moment ou à un autre, comme un moment de plaisir
possible. Cet aspect « possible » de la danse par tous, à tout
moment, est essentiel ; il ne faut donc pas se dire : « j’aurais
aimé… »
La perception de son corps en mouvement est ressentie
dans une expression pour l’autre. Si un geste est habité, s’il
est ajusté, il prend de l’importance : le moindre geste fait
sens.
Le plaisir de la danse se trouve certes dans le dépassement
de soi (à ne pas confondre avec la performance; il s’agit
pour chacun de s’aventurer au-delà de ce qu’il se figurait être ses limites).
Mais l’apprentissage de la danse, quelle qu’elle soit, permet d’oser faire des choses impensables
: là se trouve déjà un vrai plaisir qui peut être éprouvé par tous, par tous les corps. La danse passe
donc par une initiation, une découverte, donc par un effort à accepter, c’est le résultat de ce
dépassement de soi qui permet immanquablement d’accéder au plaisir.
Ainsi la danse n’est-elle pas réservée aux jeunes… éloge de la lenteur, de l’art de prendre le
temps de se souvenir.
L’Homme utilise le langage du corps avant la parole. Il ne faut surtout pas opposer les
expressions corporelles les unes aux autres, chacun peut trouver son compte, sa façon de
s’exprimer, dans l’immense variété des styles de danses, et elle sera différente pour chacun.
Chacun peut en vérité trouver et développer sa propre gestuelle, en fonction de son physique,
de ses capacités ; c’est d’ailleurs là une proposition essentielle de la danse contemporaine.
Danser et faire danser, c’est un rêve qui s’est réalisé pour elle, ce qui lui a permis de faire réaliser
à d’autres personnes leurs propres rêves. Elle associe à la danse l’écoute, le cœur, le corps bien sûr,
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
l’émotion, le travail, l’échange, le rire, l’aventure tournée vers l’avenir, vers l’autre …
Thérèse Clerc a présenté son propos comme étant le dessert !
En préambule, elle nous a dit qu’elle avait fait le choix du langage poétique pour nous parler de
sexualité, en raison de la pauvreté, à ses yeux, du langage de la sexualité, limité ou peu flatteur.
Pour reprendre les propos de Thérèse Clerc, la sexualité n’est plus seulement dédiée à la
procréation, à la performance, au pouvoir, à « comptabilité » entre les hommes et les femmes; et
avec l’âge, la sexualité se trouve incarner la reconnaissance de l’échange avec l’autre, elle
développe un profond respect.
Lorsque l’on est vieux, être touché est important et essentiel, le désir de l’être est toujours vivace.
Quant à la morale, on la met alors à sa bonne dimension, on n’en a quelquefois plus rien à faire,
dans tous les cas, l’enjeu n’est pas là.
La contraception est pour Thérèse la plus grande invention du XX° siècle; cette première
remarque a ému une partie du public, et a ouvert le débat sur : « faut-il avoir beaucoup ou peu
d’enfants ? ». Ce qu’il faut en retenir d’après elle,, c’est que pour la première fois dans l’histoire de
l’humanité, les femmes ont le choix.
La question du rôle de la religion dans le rapport à la sexualité a été soulevée. Parmi les
témoignages du public, l’amour a par ailleurs été évoqué comme devenant rituel liturgique en
vieillissant, faire l’amour prenant un aspect sacré; il a également été question du rôle des
femmes, qui ne sont plus effacées mais maîtresses de cet amour dans le vieil âge ; des hommes
qui sont moins prétentieux parce qu’ils ont moins de prétentions; ainsi, en vieillissant, la pratique
de l’amour charnel est vraiment différente, transformée, autre.
Enfin, en terme de sexualité, Thérèse nous invite à prendre des chemins buissonniers, qui
peuvent être de belles promenades.
En conclusion, pour Thérèse, c’est donc « fromage et dessert » !
Voilà 57 ans qu’elle veut refaire le monde. Elle a un attachement particulier à Besançon qui est le
berceau de son militantisme par l’action « des LIP », et l’idée de sa Maison des Babayagas lui vient
aussi d’ici.
Pour ma part, j’ai été particulièrement saisi par la densité et la liberté des propos, et cela autant
de la part des intervenants que du public. C’est pour moi un révélateur de la sincérité des
personnes, qui se livrent vraiment. Pour être régulièrement venu aux Rendez-Vous de l’Age, j’ai le
sentiment qu’il y a là le fruit d’un cheminement dans le temps entre les Bisontins.
J’ai pris de mon côté beaucoup de plaisir à prendre le temps de réfléchir, et à ne faire que cela
dans ma journée !
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“Les passions sont les
vents qui enflent les voiles
du navire ; elles le
submergent quelquefois,
mais sans elles il ne
pourrait voguer.”
Voltaire
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Conclusion
et perspectives
Marie-Marguerite DUFAY
Adjointe au maire,
déléguée à l’action sociale,
Vice-présidente
du CCAS de Besançon
Gérard GUIEZE me demande ce qui est formidable et ce qui est perfectible dans ces
Rendez-Vous de l’Age…
Ce qui est formidable, c’est de pouvoir se retrouver aussi nombreux – nous étions près de 2000
aujourd’hui – et que le dialogue, malgré tout, existe. Cela est notamment possible en raison de
l’organisation maintenant bien huilée et qui s’est améliorée au fil des années ; bien entendu, je
ne peux pas répondre à la question de Gérard GUIEZE sans adresser maintenant et de façon très
chaleureuse et très solennelle un énorme remerciement à Lucile LAMY, puisque, comme vous l’a
rappelé le maire ce matin, c’est Lucile qui, depuis 6 ans, porte cette initiative en y mettant tout
son cœur, je crois que c’est le secret de la réussite.
D’autre part, je veux remercier les équipes du CCAS et tout spécialement Pascale VINCENT et
Sonia RAINJONNEAU qui l’a rejointe depuis deux ans maintenant. Un grand merci et un grand
bravo à elles qui oeuvrent de longs mois à la réussite de cette journée, même si bien entendu,
avec elles, travaille toute une équipe.
Je voudrais rappeler ici comment est née cette manifestation. Le maire n’a pas décidé, en début
de mandat, qu’il fallait organiser ces rencontres, personne n’avait alors idée que ces rencontres
allaient se mettre en place de cette façon.
En revanche, le maire nous avait donné pour objectif, à Lucile et à moi-même, de réunir un conseil
des sages.
Précisément la création d’un conseil des sages consistait à reconnaître aux « anciens » leur place
entière dans la cité. Ce n’est pas parce que l’on n’est plus relié à cette cité par les liens du travail,
au-delà de la retraite, que l’on n’y a plus une place entière. La question qui s’est alors posée à
nous était la suivante : comment reconnaître, depuis notre observatoire, avec notre levier
d’action des politiques publiques, la place de celui qui ne travaille plus mais peut évidemment
apporter beaucoup de choses à la collectivité ?
La création d’un conseil des sages était donc un premier acte dans cette démarche. Nous ne
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Conclusion et perspectives Madame Marie-Marguerite DUFAY
savions pas vraiment comment le mettre en place. Nous avons donc décidé d’organiser une
journée de débats sur cette question. A l’époque, voilà 6 ans, on ne parlait pas encore de débats
participatifs. Toutefois, la participation a été lancée, vous avez été invités à venir débattre autour
de ce que pourrait être ce conseil de sages, de ce dont on traiterait en son sein, de la façon dont
il s’organiserait et dont vous vous y impliqueriez.
Nous nous sommes rendus compte lors de cette première invitation en 2002, à laquelle vous
aviez déjà répondu massivement, que nous avions beaucoup de choses à échanger. C’est ainsi
que sont nées ces rencontres que je qualifierais de citoyennes, puisque nous échangeons, cette
année comme les précédentes, sur ce qu’il y a de plus essentiel. Comme l’a dit Gérard GUIEZE,
nous n’étions pas dans l’anecdotique aujourd’hui, mais bien sur le sens profond des choses et de
la vie de chacun et de tous, le tout dans un très grand esprit de liberté. Il me semble que c’est cela
des rencontres citoyennes.
Pour terminer, dans la continuité des propos que nous a tenus Gérard GUIEZE ce matin, pour
notre plus grand plaisir, je voudrais vous faire part d’une image que j’ai trouvée très belle
aujourd’hui : une grand-mère est venue me voir pour me demander si elle pourrait avoir, pour sa
petite fille qui est déjà en train de plancher pour le bac, l’intégralité du texte de la conférence sur
le thème du plaisir de Gérard GUIEZE. J’ai pu la rassurer, puisque chaque année nous produisons
les Actes de cette rencontre, elle pourra donc l’avoir avant le bac de sa petite-fille.
Voilà le lien intergénérationnel parfaitement convoqué à l’occasion de cette réunion !
Je voudrais enfin rappeler que le succès de nos rencontres vient bien sûr de la qualité des
intervenants. Merci à eux toutes et tous, et ce n’est pas pour rien que nous vous invitons,
Monsieur GUIEZE, depuis plusieurs années ! Merci à vous !
Je me tourne à présent vers Lucile LAMY :
« Alors, qu’y a-t-il de perfectible dans cette journée ?! »
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Conclusion
et perspectives
Lucile LAMY
Conseillère municipale déléguée
aux liens intergénérationnels
Avant de répondre, je tiens à dire que je suis très touchée par les compliments et les
remerciements chaleureux de Madame DUFAY. Elle a aussi adressé ses remerciements à Sonia et
Pascale, et je veux redire ma gratitude à cette dernière, car, cela vient d’être rappelé, nous avons
mis en place et construit ensemble les premiers Rendez-Vous de l’Age en 2002. Depuis le début,
Pascale a porté l’organisation de ces rendez-vous, elle a accompli un énorme travail de fond, et
tous les ans, avec elle, nous avons fait de ce rassemblement un moment attendu par vous tous,
un moment d’échanges qui, me semble-t-il, vous tient à cœur. Je voulais l’en remercier devant
vous.
Je voulais aussi remercier très sincèrement les membres du conseil des sages qui se sont
énormément investis une fois de plus dans la réalisation de cette journée, aussi bien dans la
préparation en amont que dans l’accompagnement et l’organisation pratique auprès de vous
aujourd’hui. Eux aussi, en effet, méritent d’être applaudis !
C’est pour moi une grande satisfaction, puisque, comme le disait Madame DUFAY, les premiers
Rendez-Vous de l’Age ont été organisés pour aider à la réflexion en vue de la création d’un
conseil des sages, et ses membres sont devenus les acteurs de ce moment d’échanges.
Je tiens également à remercier très chaleureusement Frédéric MORESTIN qui depuis 4 ans nous
accompagne, il veille au bon déroulement de la journée avec un regard toujours attentif au bienêtre des uns et des autres. Frédéric, encore merci !
« Qu’y a-t-il de perfectible dans cette journée ?! »
Je vais tenter maintenant de répondre à la question !
Avec une telle adhésion en nombre, je crois que nous atteignons aujourd’hui la capacité
maximale d’accueil dans cette salle de spectacle comme dans celle du lieu du repas. Cette
journée a donc pris de l’importance, elle est devenue incontournable pour beaucoup des
Bisontins que vous êtes. Le défi aujourd’hui est donc de continuer à répondre à vos attentes, de
traiter de sujets sérieux, comme c’est le cas depuis la première édition, tout en essayant de rester
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Conclusion et perspectives Madame Luciel LAMY
dans une forme « à taille humaine » c’est-à-dire en gardant ce caractère chaleureux et convivial
que je sais être apprécié par vous, mais aussi d’ouvrir à d’autres l’accès à ces échanges. Sans dire
que nous sommes victimes de notre succès, je crois que la problématique est là, et soyez sûrs que
cela nous interpelle. C’est d’ailleurs bien la preuve que lorsqu’on vous offre des espaces et des
lieux d’échange et de débat, vous répondez aux invitations.
Comme le disait Madame DUFAY, voilà vraiment un rendez-vous citoyen !
Aux élus donc de réfléchir à la façon de répondre, sous cette forme ou sous d’autres, à vos
attentes, aux attentes de citoyens bisontins désireux d’être et de rester acteurs de leur vie et de
la vie de leur ville.
Ce challenge reste entier. Les retours de questionnaires que vous voudrez bien nous adresser
nous aideront une fois de plus à évoluer. Il y aura, à n’en pas douter, une suite…
Merci beaucoup à vous tous, bon retour chez vous, et au plaisir de vous revoir… !
“Tout amour contient un
abîme qui est le plaisir.”
Pierre Jean Jouve
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
ACTES Rendez-Vous de l’Âge 2007
mise en pages : handicom / clichés : Ville de Besançon
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Ville de Besançon - ACTES DES RENDEZ-VOUS DE L’AGE 2007
Contact Rendez-Vous de l’Âge :
Centre Communal d’Action Sociale
de la Ville de Besançon
Service Développement
Démocratie Locale et Participation
2, rue Mégevand
25034 BESANCON CEDEX
tél. 03 81 87 82 04
www.besancon.fr
Les Rendez-Vous de l’Âge 2007 sont organisés par
le CCAS de la Ville de Besançon avec le soutien des
partenaires suivants :
Avec l’aimable participation de :
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