Ce devait être la quinine… …ce fut la mauvéine

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Ce devait être la quinine… …ce fut la mauvéine
BULLETIN
DE
L’UNION
DES
PHYSICIENS
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Ce devait être la quinine…
…ce fut la mauvéine
Cent trente-huit ans de mystère en couleur
par Françoise PLÉNAT
Rayonnement du CNRS - 34000 Montpellier
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RÉSUMÉ
Le but de cet article est de mettre en évidence, sur l’exemple d’un colorant synthétique, la mauvéine, l’apport simultané des modes de raisonnement et des techniques
modernes à la résolution d’ un problème resté longtemps posé.
En 1849, William Henry PERKIN, un jeune londonien âgé de 17 ans, était devenu,
depuis peu, assistant du professeur August Wilhelm HOFMANN, lui-même invité par la
reine Victoria à quitter l’université de Bonn pour venir enseigner au Royal College of
Chemistry de Londres (1).
De fait, son père destinait le jeune William à une tout autre carrière : lui-même
maître d’œuvre, il souhaitait que son fils suivît la même filière. Mais voilà ! …Alors que
William avait une douzaine d’années, un de ses jeunes amis lui montra quelques expériences de cristallisation « qui m’ont semblé le plus merveilleux des phénomènes » dirat-il plus tard [1]. William Henry PERKIN serait donc chimiste !
À l’époque, les savants commençaient à s’intéresser à « l’obtention artificielle » des
composés organiques naturels, bien que l’on ne sût pas vraiment grand chose de leur
structure interne. Aussi, raisonnait-on sur des formules brutes que l’on cherchait à relier
par méthode soustractive ou additive. Ainsi, ayant entendu son maître HOFMANN parler
de la quinine comme d’un objectif hautement désirable, en particulier du fait des possessions de l’Empire britannique où sévissait le paludisme, W. H. PERKIN fit-il le raisonnement suivant :
Quinine = C20H24N2O2
Donc :
Quinine = 2 C7H9N (toluidine) + 2 C3H4 (allyl) + 3 O (– H2O)
La toluidine était un produit chimique « aromatique » de découverte récente. Il appartenait à cette nouvelle classe de composés dont le premier représentant était le « bicarbure d’hydrogène » (2C/1H), à odeur du « gaz de l’huile », découvert par le physicien
Michaël FARADAY [2] (celui-ci avait commencé sa carrière comme chimiste). Il s’agissait,
(1)
HOFMANN resta vingt ans à Londres, avant de repartir pour l’université de Berlin, où il devint A. VON HOFMANN.
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en fait, du benzène C6H6 pour lequel les conventions d’alors au sujet des masses atomiques autorisaient la formule C6H3. Par ailleurs, HOFMANN lui-même avait effectué ses
premiers travaux de recherche sur le cristal d’Unverdorben (autrement nommé cyanol de
Runge, benzidam de Zinin ou encore aniline de Fritsche), c’est-à-dire sur ce que nous
appelons simplement aujourd’hui l’aniline, C6H5NH2. La toluidine précitée en est l’ homologue immédiatement supérieur : C6H4(CH3)NH2. Le cheminement mental du jeune assistant PERKIN était donc assez naturel.
Il fit alors l’expérience, dans le petit laboratoire qu’il s’était installé à son domicile,
où il travaillait le soir et durant ses vacances :
Nous écririons aujourd’hui (sans oublier qu’il existe plusieurs toluidines) qu’il tenta
le schéma réactionnel suivant :
Et… cela ne marcha pas !
Quand on regarde la formule développée de la quinine, établie depuis, on ne s’en
étonne pas outre mesure… Il faudra d’ailleurs encore cent cinquante ans d’efforts avant
qu’une synthèse totale entièrement stéréosélective (3) de la quinine soit réalisée [3].
Structure de la quinine :
C20H24N2O2
Mais, revenons à notre histoire. Ce que W. H. PERKIN avait
obtenu était en fait, selon lui, « a dirty reddish-brown precipitate »,
ce que les chimistes ont coutume d’appeler aujourd’hui (poliment)
« un infâme goudron noirâtre ».
Lorsque la réaction espérée « ne marche pas », le premier
réflexe du chercheur est de revenir à un modèle plus simple, afin de bien dominer les
conditions expérimentales. C’est ce que fit PERKIN : il substitua à la toluidine le premier
terme de la série des amines aromatiques : l’aniline, C6H5NH2, qu’il fit réagir sous la
forme de son sel sulfurique, l’oxydation au bichromate étant réalisée en milieu acide sulfurique.
+
C6H5NH3 ? SO4H ? + Cr2O7K 2 + " ?
(2)
Perkin travaillait sur un sel de toluidinium.
(3)
La structure contenant quatre atomes de carbone asymétrique, il y a donc seize énantiomères possibles ; un
seul de ceux-ci est l’isomère actif.
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Il obtint à nouveau un précipité, noir. Ayant eu la curiosité de le faire infuser dans
l’alcool, il en tira une solution de couleur lilas… et c’est là qu’il eut l’intuition de génie :
il « essaya » cette solution en tant que produit colorant, notamment sur de la soie. Il
remarqua alors que la couleur fixée sur le tissu résistait remarquablement à l’action de la
lumière. Le processus était lancé : le 26 août 1856 (PERKIN avait 18 ans !) un brevet fut
pris sous le n° 1984. Le « pourpre d’aniline », alias « mauvéine », était né. Avec cette
découverte, l’impulsion était donnée à ce qui allait devenir l’industrie des colorants de
synthèse, dont il existe aujourd’hui environ 10 000 représentants la France, avec la fuchsine de Verguin, en 1859, (appelée aussi magenta ou roséine ; rebaptisée rosaniline par
HOFMANN), puis l’Allemagne avec les colorants de Hoechst et de BASF allaient prendre
la tête du marché. Ce fut d’ailleurs l’origine du déclin de la mauvéine qui ne résista pas
plus de dix ans aux progrès fulgurants de cette nouvelle chimie.
PERKIN, lui, n’en resta pas là, bien qu’il ait vendu ses ateliers dès 1874 (4). Il continua ses recherches fondamentales chez lui : on lui devait déjà un procédé de fabrication
du colorant alizarine. Il inventa la réaction de condensation qui porte son nom et qui a
permis, entr’autres, la synthèse de la coumarine, utilisée dans l’industrie des parfums
(odeur d’herbe sèche).
1. QU’EST-CE QUE LE POURPRE D’ANILINE DE PERKIN ?
PERKIN avait expérimenté que bien des colorants pouvaient être obtenus par dimérisation oxydante d’homologues supérieurs de l’aniline : toluidines, xylidines, cumidine,
etc. Mais il avait aussi remarqué que le colorant obtenu à partir de l’aniline brute, issue
du goudron de houille, était bien meilleur que celui issu de l’aniline purifiée. D’ailleurs, ce
dernier fut baptisé du nom, à connotation péjorative, de pseudo-mauvéine. Les impuretés de l’aniline brute paraissaient donc indispensables à l’obtention du pourpre d’aniline.
HOFMANN, lui aussi, s’était aperçu de faits analogues lors de la fabrication de la
fuchsine, dont l’aniline est un des motifs constitutifs : à nouveau, le rendement de fabrication était conditionné par l’origine de l’aniline de départ (indigo ou goudrons de
houille). En 1862, il montra qu’il fallait que l’aniline soit contaminée de toluidines (5).
Bien évidemment, une telle information intéressa PERKIN au plus haut point. Bien
plus tard, en 1896, lors de journées commémoratives du décès de HOFMANN, il déclara
que la mauvéine commerciale ordinaire, vendue sous la forme cristalline de son sel,
l’acétate de mauvéine, était en fait constituée de deux matières colorantes : l’une, non
(4)
De nos jours, ZENECA en revendique la filiation.
(5)
C’est en 1860 que furent décrits les isomères de la toluidine
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cristalline, la pseudo-mauvéine C24H20N4, provenant de l’aniline pure ; et l’autre, cristalline, C27H24N4, issue du mélange aniline + para-toluidine.
1.1. Structure de la pseudo-mauvéine
Elle fut proposée en 1888 par les allemands Otto FISCHER et Eduard HEPP [4], puis
confirmée en 1896 par R. NIETZKI [5]. Les diverses voies de synthèse mises en jeu permettaient de lever toute ambiguïté :
La pseudo-mauvéine est un sel de N-phényl phénazinium
1.2. Structure(s) de la mauvéine
♦ En effet, jusqu’à très récemment encore, il fallait dire « structures de la mauvéine »
[6].
Sachant que la mauvéine était en fait issue d’un mélange aniline-toluidine(s ?), on
devait donc impliquer ce dernier motif structural. C’est ainsi que :
– En 1897, on lui attribua, « par exemple », la structure :
– En 1924, dans la bible des teinturiers « The colour index », elle était répertoriée
sous le n° 846 avec la formule (6) :
L’édition de 1992 conserve la même structure.
(6)
Dans le huitième index décennal du Chemical Abstracts, on ne lui donne que le nom de « phenazenium3amino-7-anilino-2,8-dimethyl-5-para. tolyl sulfate ».
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– Notons toutefois qu’en 1925, l’autrichien A. COBENZL avait indiqué que les meilleurs
rendements en mauvéine étaient obtenus sur un mélange initial composé de :
- 2 moles d’ortho.toluidine ;
- 1 mole de para.toluidine ;
- 1 mole d’aniline.
– Et on en resta là… jusqu’en 1994 !
♦ Structure réelle de la mauvéine établie en 1994.
Depuis plus de vingt ans, l’outil de réflexion que l’on appelle l’analyse rétrosynthétique (ou parfois antithétique) est couramment utilisé. Jusqu’aux années 60, on raisonnait plutôt en termes de transformations caractéristiques d’une famille chimique
(les alcools, les phénols, etc.) ou d’une fonction particulière (hydroxyle, amino…),
dans le sens réactant " produit, ce qui conduisait parfois à des choix hasardeux de
produit initial. Dans la chimie moderne, on considère la structure du produit final
recherché, puis on raisonne en sens inverse, c’est-à-dire dans le sens produit & réactant, ce que l’on appelle « transformation », pour aller vers des structures de plus en
plus simples, jusqu’à parvenir aux composés commerciaux.
A " B
Réaction :
B & A
Transformation :
Ainsi, lorsque l’on souhaite préparer une molécule de structure bien déterminée, on
en recherche, « à l’envers », les précurseurs, en suivant un processus de « découpage »
très codifié, chaque précurseur devenant lui-même une cible à atteindre par le même
processus de travail. Différentes voies d’accès possibles de la structure ciblée (les
« arbres » de synthèse) se dessinent alors : la voie qui sera finalement privilégiée a
priori, la moins chère possible, répond ainsi à une véritable stratégie. Cette méthode
de travail, qui fait plus appel à la logique qu’à l’intuition, est maintenant couramment
mise en œuvre, pour la synthèse de molécules biologiquement actives, en particulier.
Dans le cas de la mauvéine, le découpage de la structure admise par les teinturiers,
implique la rupture des liaisons Carbone-Azote les plus fragiles ; il permet d’apercevoir très rapidement quatre composés commerciaux simples :
À l’époque de PERKIN, ces amines aromatiques étaient industriellement obtenues à
partir des goudrons de houille.
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Obtention de l’aniline à partir des goudrons de houille
Le schéma réactionnel était le suivant :
♦ Il s’agissait d’abord de nitrer le benzène, composé aromatique non activé. Ceci s’effectue par substitution électrophile aromatique SEAr. L’entité électrophile choisie est
l’ion nitronium NO2+, beaucoup plus électrophile que HNO3. Cette réaction est effectuée par le mélange sulfonitrique : en effet, dans ce mélange de HNO3 concentré et de
H2SO4 concentré, les molécules de HNO3 qui seraient protonées, mais en faible proportion par leurs semblables, le sont de façon beaucoup plus importante par H2SO4,
acide plus fort.
♦ Il fallait ensuite réduire le nitrobenzène en aniline.
La réduction était réalisée par la méthode de BÉCHAMP (7). Le réducteur est le fer en
limaille en milieu acide chlorhydrique aqueux :
Obtention des toluidines à partir des goudrons de houille
♦ Lors de la nitration du toluène, la réaction est plus rapide que ce qu’elle était sur le benzène ; en outre, elle est régiosélective : en effet, le groupe méthyle est électrodonneur
par hyperconjugaison (8).
(7)
BÉCHAMP était un pharmacien de Strasbourg qui fut professeur de chimie et de pharmacie à la Faculté de
médecine de Montpellier, de 1857 à 1875. Sa méthode de réduction date de 1854.
(8)
L’hyperconjugaison est liée au fait qu’un groupement alkyle est porté par un atome de carbone sp2. L'électrophile NO2+ s’attaquera préférentiellement aux positions ortho et para, porteuses de charges partielles
négatives.
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Des trois nitrotoluènes isomères formés dans la réaction de nitration du toluène, l’isomère méta est extrêmement minoritaire (5 %).
♦ Réduction des nitrotoluènes en toluidines.
La réduction de BÉCHAMP étant quantitative, les proportions observées lors de la formation des nitrotoluènes sont conservées après réduction ; La méta-toluidine n’apparaît donc qu’à environ 5 % du total des toluidines.
C’est donc ce mélange d’aniline et de toluidines (~2 o-/~1 p-/ε m-), directement issu
de la fraction aromatique légère des goudrons de houille, que PERKIN a utilisé dans la
synthèse de la mauvéine par couplage oxydant au bichromate de potassium. Compte
tenu de sa composition, d’une part, et des stoechiométries imposées par la structure
qui a donné lieu à l’analyse rétrosynthétique (1 aniline pour I ortho.toluidine, 1
méta.toluidine et 1 para.toluidine), il ressort clairement que la formule encore attribuée à la mauvéine en 1992 n’est pas la bonne.
C’est ce qui est apparu récemment à Otto METH-COHN, de l’université de Sunderland en
Grande-Bretagne, venu assister à une réunion commémorative consacrée à W. H. PERKIN.
Il s’est donc attaqué au problème, en s’appuyant sur les techniques de spectrographie
de masse et de résonance magnétique nucléaire en 1H et en 13C [7].
1.3. Un problème résolu
O. METH-COHN et M. SMITH ont travaillé sur deux échantillons de mauvéine, de provenance différente, mais datant tous deux de l’époque de PERKIN. L’analyse centésimale
qu’ils en ont faite a montré un résultat, pratiquement identique à celui obtenu par PERKIN,
+
correspondant à 8 C27H25N4 B 8 CH3CO2 B . 3 H2O. Le spectre de masse a montré la présence de plusieurs ions moléculaires : il s’agissait donc de mélanges. Qui dit mélange
pense chromatographie. L’usage de plusieurs variantes de cette technique (CCM, CPL
flash (9) a permis de séparer majoritairement deux fractions différentes, toutes deux
« pourpres ». L’analyse de chacune de ces fractions, en spectrométrie de masse ainsi que
en résonance magnétique nucléaire du 13C et du 1H, et la comparaison des spectres obtenus avec ceux de standards judicieusement choisis pour leur symétrie simplificatrice
(safranines), a conduit à l’élucidation des structures correspondantes.
(9)
Support : silice ; éluant : CH3CO2C2H5 / i.C4H9OH / CH3CO2H 10 % aq. = 3 : 6 : 1 (en vol.). La présence de
composés très minoritaires, également pourpres, a été notée.
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Le premier des composants correspond à la structure :
Sa formation implique la mise en jeu initiale de :
2 anilines / 1 p.toluidine / 1 o.toluidine
Le deuxième composant correspond à la structure :
Sa formation implique la mise en jeu initiale de :
1 aniline / 1 p.toluidine / 2 o.toluidines
C’est bien ce qu’avait noté COBENZL en 1925 !
Voilà donc une énigme résolue, aidée par les modes de pensée et les techniques du
monde moderne ! Encore fallait-il aussi avoir le goût de savoir. Les acteurs de cette poursuite de l’enquête sont donc à saluer bien bas pour leur contribution à la connaissance.
Reste aux puristes curieux à identifier les composants minoritaires décelés par la CCM…
BIBLIOGRAPHIE
[1] PERKIN W. H. J. Chem. Soc., 1896, 69, 596.
[2] FARADAY M. Phil. Trans. R. Soc. London, 1825, 440.
[3] STORK G., NIU D., FUJIMOTO A., KOFT E. R., BALKOVEC J. M., TATA J. R. et
DAKE G. R. J. Am. Chem. Soc., 2001, 123, 3239.
[4] FISCHER O. et HEPP E. Chem. Ber., 1893, 26, 1194.
[5] NIETZKI R. Chem. Ber., 1896, 29, 1442.
[6] METH-COHN O. et TRAVIS A. S. Chem. In Brit., 1995, 547.
[7] METH-COHN O. et SMITH M. J. Chem. Soc. Perkin Transactions. 1, 1994, 5.
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