In memoriam André Georges Haudricourt (1911-1996)

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In memoriam André Georges Haudricourt (1911-1996)
In memoriam
André Georges Haudricourt
(1911-1996)
André Georges Haudricourt est né le 11 janvier 1911 à Paris. Sans être
sinisant, il accorda à la Chine une place privilégiée dans ses réflexions et
dans ses travaux. Durant l'année scolaire 1927-1928, au Lycée Saint-Louis
à Paris, tout en préparant le concours d'entrée à l'Institut National
Agronomique, il créa, avec deux condisciples, « une secte néoconfuciopositiviste ». L'idée lui en avait été inspirée par la lecture de deux ouvrages,
un Appel cordial au peuple chinois, de positivistes brésiliens, « donnant la
doctrine d'Auguste Comte comme une religion athée », et L'esprit du peuple
chinois de Kou Houng Ming (Stock, 1927 ; Éditions de l'Aube, 1996), où
l'auteur présente les idées du confucianisme comme le fondement d'un
système idéal de société. Même si ladite « secte » eut une existence
éphémère et si son influence ne semble pas avoir dépassé ses trois
fondateurs, André Georges Haudricourt appréciait la démarche de ces
hommes de l'antiquité chinoise qui préconisaient une forme de
gouvernement suivant le cours des choses, non traumatisante pour les
individus. Il aimait à opposer ce qu'il considérait comme une conception
occidentale du pouvoir à la conception chinoise. La première, dirigiste, où
le chef joue un rôle primordial, correspondait pour lui à une société
d'agriculteurs-éleveurs habitués au traitement massai des animaux (le berger
et son troupeau) et des plantes (le geste auguste du semeur) ; en Chine, le
Études chinoises, vol. XV, n° 1-2, printemps-automne 1996
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souverain avait surtout une fonction régulatrice et c'est par un consensus
spontané que les individus étaient gouvernés. A l'appui de ce point de vue,
1 ' image du jardinier privilégiant un rapport personnalisé au végétal par une
pratique du repiquage et du bouturage sans forcer les choses ; comme preuve
à contrario, cette anecdote tirée du Mencius ( 1.1, p. 364 de la traduction de
Couvreur) qu'il tenait de Jacques Gernet, et qu'il aimait à citer, de l'homme
de Song, qui pour faire mieux croître ses plantations était allé tirer sur les
jeunes pousses pour les aider à grandir, au désespoir de ses enfants qui ne
purent que constater le désastre causé par cette trop directe sollicitude. Il
me dit une fois qu'il voyait les Chinois comme des « hommes-plantes ».
Lorsqu'Alexis Rygaloff m'adressa à lui à la fin des années soixante
pour qu'il me guide dans les recherches que j'entreprenais sur la terminologie botanique, c'est dans un petit restaurant chinois de la rue SaintJacques que nous partageâmes le premier repas, et pendant de nombreuses
années nous allions nous retrouver, avec un ou deux autres collègues, le
mercredi, dans un autre « chinois » de la rue de Poissy, dégustant un menu
rituellement servi sans avoir à commander, où, mis en appétit par des paocai
« maison », nous savourions ensuite fensitang et suanlatang, suivies de
guotie, le tout couronné de basi pingguo. La nappe de papier était un
excellent tableau noir et terminait souvent partiellement dans la poche de
l'un ou l'autre de ses interlocuteurs. Il était, en effet, d'un esprit naturellement sémillant, au sens étymologique, et sans pédanterie. D'ailleurs, si
on manifestait un étonnement admiratif devant l'originalité de ce qu'il venait
de dire, il pouffait d'un rire malicieux, ajoutant un « mais tout le monde
sait ça, voyons! », tout en se demandant peut-être ce qui pousserait de ce
qu'il venait involontairement de semer dans nos esprits.
Il n'étudia jamais le chinois de façon académique même s'il fut élève
de l'Ecole Nationale des Langues Orientales, où il obtint les diplômes de
thaï (1944), d'océanien (1945) et de laotien (1947) ; il séjourna à Hanoi
une année à partir de mai 1948, détaché du CNRS auprès de l'EFEO, et fit
un voyage en Chine en 1955 : une photographie l'y montre (p. 120 du
guide « Petite planète », n° 11, 1956) dans une attitude familière,
d'observation d'une plante qu'il tient à la main tandis qu'il en serre quelques
autres sous son bras pour examen ultérieur. Lors de cette visite, sa propension
à intervenir dans un très grand nombre de domaines et de proposer une
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réponse chaque fois qu'on posait une question avait fini par agacer certains
de ses compagnons de voyage et lui avait valu le surnom de « Monsieur
Champagne » — en référence à l'animateur d'une émission radiophonique — de la part de la journaliste Marcelle Auclair, également membre
de cette délégation d'amis de la Chine. C'est vrai qu'il était un infatigable
lecteur à la mémoire fidèle, et que son insatiable curiosité dans les domaines
les plus variés et inattendus faisait de lui un vrai « lettré au vaste savoir »,
sur la Chine en particulier. Il avait déjà alors proposé une reconstruction du
chinois archaïque (Word, 1954), et il allait faire une première présentation
des résultats des travaux de Joseph Needham (« La science chinoise
antique » et « Les sciences en Chine médiévale » dans le tome 1 de
VHistoire générale des sciences, édité par R. Taton, Paris, PUF, 1957) et,
dans ses divers travaux sur l'origine des plantes cultivées, de l'attelage, de
la charrue, de la fonte, il montre toujours bien la part chinoise. Sa passion
des écritures l'avait conduit tôt à s'exercer aux caractères, qu'il aimait à
tracer en marge des livres ou des articles qu'il lisait dans lesquels on
mentionnait des termes chinois et, bien sûr, le vocabulaire chinois, de même
que les travaux des linguistes chinois formaient une des sources de ses
travaux bien connus sur la phonologie des langues d'Asie orientale.
C'est à un linguiste, spécialiste des plantes, que j'avais été adressé ; je
découvris très vite que les étiquettes lui allaient mal, tant on aurait pu lui en
attribuer, car c'était d'abord un curieux, un curieux étonnamment intelligent
et incroyablement modeste, mais qui aimait faire partager et transmettre le
savoir. Il y avait pour cela des circonstances privilégiées, en plus des repas,
les séminaires bien sûr, mais aussi les « sorties botaniques ». Ainsi, c'est
en herborisant au Père Lachaise que j'eus un aperçu de sa connaissance de
l'histoire de la noblesse européenne à partir des... blasons figurant sur des
tombes ; j ' appris alors incidemment qu ' il s'était passionné dans sa jeunesse
pour la science héraldique. Les jardins parisiens furent au début pour moi
l'occasion de m'initier, sous sa houlette, à la flore chinoise, découvrant
que bon nombre de plantes familières étaient en fait arrivées de Chine. Le
nom latin qu'il indiquait servait de sésame pour accéder aux informations
que ma précieuse flore chinoise illustrée des frères Jia (Pékin, Nongye
chubanshe, 1955) nous apportait alors sur le nom, la botanique et les usages
de l'arbre que nous avions devant nous. Ces herborisations, qui s'étendaient
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à la région parisienne, mettaient en évidence le fondement de sa démarche,
pleinement ancrée dans le concret et l'esprit en éveil. Sans cesse il établissait
des ponts entre les divers domaines qu'il connaissait, il aimait à raisonner
par analogie ; lançant souvent des hypothèses, parfois en apparence farfelues, il appréciait la réplique et même la contradiction, ce jeu semblant
pour lui à la base même de la démarche d'un chercheur. Pour les idées,
comme dans sa vie, d'ailleurs, il mettait en pratique la principale des vertus
confucéenne, l'altruisme.
Ces dernières années, sa vue ne lui permettait plus guère le commerce
des livres dont son appartement regorgeait, et ce fut certainement pour lui
une grande souffrance. Cependant, à chaque rencontre, passées les premières
minutes d'atermoiement sur ce « naufrage qu'était la vieillesse » et son
cortège de handicaps, il suffisait de le solliciter sur un problème scientifique
pour que se manifestent à nouveau la vivacité entière de son esprit et sa
passion intacte de la recherche. Son humour avait même gagné en causticité.
Néanmoins, il supportait mal son état et, très lucide, aspirait depuis quelques
mois au départ. C'est au matin du 20 août dernier que la mort l'a pris, dans
sa 86e année, à Paris.
Georges Métailié
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