de la bouse pour nos ronces

Transcription

de la bouse pour nos ronces
DE
LA
BOUSE
POUR
NOS
RONCES
De Lionel Marçal
104 rue Jean Jaurès 95870 Bezons
06 61 96 97 55
[email protected]
1
Quand on demande à un
gamin au pied de la tour "qu'est ce
que tu veux être quand tu seras
grand?
Il répond « vivant »!"
Reportage TV –
France 2
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3
A Paris, en mai 2008, le Docteur E. accueillait dans son service un jeune
professeur des écoles d'à peine vingt cinq ans qu’il suivit de longs mois durant
pour dépression grave.
Trois ans plus tard le médecin reçevait de ce patient une première lettre
puis quelques semaines plus tard,
un colis contenant dix cahiers d’écoliers
numérotés dans lesquels était rédigé un long texte manuscrit.
Voici la lettre et le contenu des 10 cahiers que le Docteur nous a confiés.
La version du texte que nous présentons est intégrale et sans correction.
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Bezons, le 25 mars 2011
Cher Docteur,
Ce matin, la nature verte de force regagnant du terrain sur le béton, le peuple
grenat de rage désarmant Dame Saint-République m’ont donné l’impulsion pour vous
écrire. Le printemps est propice aux renaissances.
Il me reste les formes à donner. Je vous promets de vous envoyer le texte dès que
je penserai avoir fait le tour de la question. J’écris « texte » mais je devrais dire potion,
comme celle que vous avez été je le crois après « l’événement ».
Si j'écris à vous, j'écris à moi. A mon futur-moi, j'envoie du courrier pour qu'il
entende ma voix.
C’est donc maintenant que je commence. Même si aujourd’hui tout va mieux,
l’idée de mettre mon histoire par écrit m’aide, j’en suis certain, à coller un point final à
tout ça. Vous, médecin, vous ne pouvez pas tout avoir faux. Ce serait impossible. Il doit y
avoir une sorte de nécessité, une suprématie de la plume sur la parole, mais vous le
savez, vous qui m’avez entendu délirer tout cela au fil des jours : mes pensées étaient si
bancales et acquises à la cause de mes monstres que mon désir de calme aujourd’hui me
fait promettre de m’arrêter là une fois ce dernier effort fourni.
J'aurais inventé ma tragédie. J'en serais devenu le premier rôle. Un auteur, pas
une victime.
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Il aura fallu que le JE joue. Il aura fallu que je me parle de mon parcours, du
métier, des quartiers excentriques, de ma musique qui elle aussi a fait béquille. Suivant
vos conseils, j’aurais traité de « l’événement » autant que possible.
Je n’aurais pas composé, j’aurais seulement consigné les choses comme elles me
sont revenues.
Ça sera ma dernière fête de fou, un dernier retour en apocalypse pour mon
ancien moi.
M. M.
PS : Pour visiter mon histoire, je vous prie de me lire lentement. Surtout ne vous
pressez pas. Poussez les portes tout doucement. Pièce par pièce, lisez-moi à demi-voix,
écoutez-moi parler.
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Vestibule
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I
Docteur, de nos jours, on ne ménage plus sa peine pour retrouver l’embellie. S’il
faut faire l’abruti, qu’on le fasse, s’il faut être ignoble, il n’y a qu’à l’être !... Le cœur à
bout d’essence, ce qu’il me fallait c’était une trêve dans ce grand cloaque, des roulettes
pour mon handicap, des petits riens… nutriments super balèzes, un grand spot dans le
tunnel angoissant et brumeux.
A devoir soutenir ce bazar, un millier de pages au bic a mieux fait le job qu’un
pilier de bar. C’est un besoin vicieux, qui prend vie comme toute soif ou toute aspiration.
Ecrire ? Une envie de pisser… Qui grandit avec le temps! Que des mots sur le folio mais
c’est du taf et ça s’arrache !... Une dernière poussée, un déchainement presque. Un
travail, certain, qu’il me faut voler à la feuille !... Au mieux je ferais des billes avec ça…
Au plus mal, j’aurais perdu de l’encre, ma saison et quelques illusions…
II
Aux pires des pires, je leur aurais collé des tartes… de peine. Je crevais de les
voir comme ça ; dans cette merde. J’ai souvent vu les pompiers cogner… Les beignes ça
réveille les endormis ! Mais le temps de présence à l’école sous ma pression, j’avais peur
que ça ne suffise pas… Une condamnation à mort, c’est pas donné à n’importe quel piaf
de la conjurer.
Ils auraient poussé des chariots, on leur faisait pousser les murs. On conspirait
contre la fatalité. Fallait créer l’écoute, pressuriser les cœurs, brailler, écarter des
influences, instruire, seriner, leur faire croître un génie. Mes oisillons… Les fixer et en
faire des machines à exorciser le destin. Pour ça, fallait déjà qu’ils aient confiance… et
donc protéger, s’abstenir de commenter ce qui aurait dû l’être, enfoncer le clou sans
marteler, vite patronner, asseoir et fonder, leur donner de quoi se remplir ; les natures
dont ils manquaient… Offrir un cordage à étouffer leur misère.
9
J’ai vu ça de très près ; les enfants avaient tous le don de souffrir, il restait rien ou
pas grand-chose pour dire, lire ou écrire. J’ai vite su que les peines ne viennent pas seules.
Vous devez le savoir mieux que tout le monde, Docteur, le sort aurait moins de sens
sinon. Vous seriez chômeur, et les pervers vivraient sans rire.
III
Ma banlieue : un terroir. 92 indice d'octane. Mon cadre : Colombes. République
indépendante !
Les câbles et les pylonnes se croisent, les artères les toisent et plombent les cars
et les feux, les caisses, les gares et les vœux.
Le temps passe bien vite en tourbillons de viols et de pianos. En France, j’ai
jamais vraiment approuvé ce qu’il se passait. Les bons petits trucs, farces de l’ordinaire,
n’en ont que la couleur. Ils ne sont là que pour épater le gogo.
Un type ayant vécu de ce côté là de la palissade est forcément perdu.
Automatiquement. Son esprit ne revient pas. Même sorti du truc, de ce tas gluant
d’impressions douloureuses, le calvaire n’est pas fini. Il reste à subir. On pense à soi, à
son propre parcours, avec des masses impossibles de pourquoi. On pense au
bouillonnement de l’autre côté. On se demande si ça serait pas mieux des fois ou pas
pire...
IV
A mes débuts dans le métier, j ai rencontré des cataclysmes ; des gosses
talentueux,
intelligents incroyables!… J’ai vu des êtres hors classe et renversants,
funambules excessifs, sublimes et imprévus, espèce parfaite en construction, singuliers
signalés, célestes et ineffables.
Ils restaient forts à mettre les adultes dans l’embarras. Mes jolis rats, chérubins,
miracles permanents cumulant les coups de crasse. A apprendre la vie, il y a des
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infirmités lourdes à vaincre ou à contourner. Lui, c’est un deuil parmi d’autres à
raconter… Le premier voilà tout.
Avec lui, j’ai retenu les coups. Il me faisait devenir d’une violence pas humaine.
Je déformais ses manches pour pas lui déformer le visage… je lui aurais percé la tête à
coup de pioche… mais c’est pas le plus efficace vous en conviendrez. Il suffit de s’en
rendre compte et puis tôt ou tard ça m’aurait causé un tort monstre.
L’arrière goût est trop vague maintenant… Je ne peux pas dresser ici la liste des
fois où j’ai respiré fort pour javeliser la colère, éviter qu’il parte dans un mur. J’oserais
pas le dire rosse ou vaurien. Sûr qu’il préférait « régner dans ses abîmes que de servir au
paradis ». Docteur, j’en saurais quelque chose un peu plus tard… Malgré tout mes efforts,
il m’était impossible de le comprendre à ce moment-là. Depuis, mon histoire est devenue
une image reduite de la sienne. Et si je pouvais revenir en arrière…
Alpha était un masque Nô d’esprit vengeur, mis en branle par l’effroi, piloté par
le trouble. Attitudes de tentateur, phases de succube, nain corné. Il était néfaste pour la
classe et pour l’école entière étant lui-même la victime principale de ses façons de voir
d’adulte fini.
Depuis le berceau, on devinait sur son dossard les mots « génial », « crevard » ou
« expirant ».
Il vivait avec sa mère, ses deux grandes sœurs, un frère de deux ans et un
nouveau né, dans trente mètres carrés au plus.
Le père rentrait par la fenêtre quand naissait le besoin de mettre un coup…dans la
mère ou sur le gosse. Sale monstre. Il rebondissait sur les ruines. Le matin, j’accueillais le
petit la face à l’envers sans trop savoir quoi lui dire. Pas évident d’exister dans le sorbet
mélasseux d’aigreur … Le bébé, ses hurlements et ceux du père et les cauchemars qu’on
ne fuit pas… Voilà l’enfance, celle qui subit et n’oublie pas.
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Docteur, voici donc selon moi, ce que je comprends aujourd’hui comme mon
accès à la rage.
Il est impératif que je me méfie des hallucinations, que je triche un petit quelque
chose pour connaître la crudité vicieuse du secret de la vie. Il faut que je m'y colle, que
j'abandonne les consolations protectrices, que je devienne moi même un pare-drame, un
éponge-torpeur.
Je disséquerai plus tard l’école. Il est nécessaire que je ménage mon propos. J’y
reviendrai après c’est entendu.
V
Avant l’ « évenement », j’ai filé droit quatre années complètes. Je connais les
trous de l'avenue Barbusse par coeur. Fuyard sur mon deux roues, je balaye mes environs.
Ici, pour moi? Un petit Barbizon! Question d'ouvertures... Droit devant! Ouvrez les
horizons!
J’ai le lien avec la route. L’hiver, la neige, les minots fin barges sans veste à s’y
rouler. Le froid, cinglant, équipé double, je roulais difficile et équilibriste sur mon
destrier. Météo brutale et flagellante. Je roule donc, je sais plus bien où. Du côté du pont
de Bezons peut-être, ou vers la mairie de Gennevilliers. Je ne sais plus vraiment mais peu
importe. L’univers est familier, l’ambiance banlieusarde en sensation : bâtiments aigres et
armés de singes. Je roulais, je roulais, je sentais la banlieue désastreuse de face et dans
mon dos, je guettais le rétroviseur pour parer aux menaces traîtresses.
Il y a eu comme un trou dans le temps. Je suis né une seconde fois. Insupportable
à l’âge adulte. Je le développerai long ; le vrai courage n’est que dans l’Enfance. Je n’ai
pas senti le déclenchement, je ne me suis perçu qu’en l’air, longtemps. J’ai vu les
bâtiments parisiens de loin, devant, très loin mais bien reconnaissables. J’en étais certain.
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J’ai eu le temps de le réfléchir, un temps très long. Le temps de le remarquer. Je vole,
surnage. Oiseau de vérité, je plane et pense. Je me dis « si je reviens : je raconte ».
Je pense à Alpha, à S., à l’école, à l’appartement, j’essaie de me souvenir si la
direction prise était la bonne. Je sens le danger mais l’air soûlant me gave. Je suis parti
trop vite et bien trop puissamment. J’ignore si je redescendrai. Je continue à couler, entre
les couches gazeuses. Sensation d’idylle et de catastrophe entremêlées, en aller-retour
permanent. En instantané. Je suis rassuré. Enfin. Je le traquais depuis tellement longtemps
cet instant là. Celui où tout redevient calme. Celui où on peut finalement se laisser aller.
Cet essor, ce sont les fantômes qui remontent à la surface, qui demendent à ce que
je parle d’eux. Ce sont les taches noires de mon parcours qui veulent être dites.
Les souvenirs reviennent. Je sens qu’il réapparaissent. Les images veulent percer
la carapace. Elles veulent revenir pour un temps. Et même si ça fait mal, et qu’elles me
terrifient, je les laisserai me rejoindre et s’épancher, parce que je sais que c’est nécessaire.
Ça y est. Je peux me replonger dans les hivers passés.
Je me souviens de tout. De tout ou presque. A partir de là, je raconte. A partir de
là, je trace mes drames. Même mal brossées, il faut que je dessine les grandes lignes de
mon tableau: une ville, une jeunesse, un engagement détruit.
A la surface du croquis, comme vernis, je vous déballerai mon sarcasme, mes
attentes d'ailleurs et ma pensée sans off.
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Porte n°1
Coup de cutter
dans le paysage
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I
On pourrait dire que j’ai poussé dans le vacarme et les rues tristes… Les racines
dans les égouts vous me suivez ? Évidemment ! 25 ans fermes dans le même horizon, j’ai
pris une longue peine donc j’ai bien le droit à quelques pages d’évasion.
J’y étais pas seul : Quatre-vingt-mille diables excités à ramper dans le bourbier
entre l’autoroute, coup de cutter dans le paysage, et La Garenne. Mais Colombes a connu
classe et panache ! Les archives existent bien sûr, abondantes. Il y a les livres, mais
malheureusement, j’ai pas connu le temps où le béton n’avait pas tout bouffé par ici, tout
dévoré de la grâce.
La bagatelle olympique en 1924 et la coupe du monde en 1938 ! Le stade Yves
du Manoir était le premier stade de France… La devise de la ville ; du grand n’importe
quoi déguisé en fine maxime :
« Dulcis ascendo pertinax volo »
Je vole avec persévérance et monte avec douceur.
Sûr qu’il ne s’agissait que de pauvreté et de délinquance. La ville se flattait d’un
des plus haut taux de criminalité de France quand j’étais enfant. Quand je pense à cette
commune, j’ai entendu mille fois : « Les jeux sont faits… ».
Le verso de la ville. Gris ! Pire que le recto. Il s’y empile l’utilitaire en oubliant le
charme et l’agrément, ou si rarement qu’on le perçoit mal à force. Usines et entrepôts
défaits, friches, bandes abandonnées, baraques en briques, fourrières, friches encore et
garages à peines : tout démoli ! Tout amer !
Zones conçues mais pas pensées.
Harcelantes et vénusiennes. Quand le réel n’est pas desservi, ce sont les connotations qui
suivent, qui prenant le relais, avec leur manège d’idées négatives, péjoration d’aprioris
bêtes et incléments. Une carte postale au mauvais format. Anxiogène sous pas mal
d’aspect soyons francs…
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Docteur, ça le fait en silence mais les parisiens ont toujours cette peur
irrépressible qui les prend aux tripes, les bretelles qui claquent et le paquet aux fesses
quand ils passent le périphérique. Docteur, vous-même parisien du centre, avouez que
mes faubourgs vous glacent le sang !
Laissez-moi donc vous prendre par la main pour vous emmener faire un tour des
lieux. Abandonnons derrière nous les portes d’Asnières ou de Clichy : nous y voilà !
L’entre-jambe de la capitale.
Les hommes croient connaître ces endroits-là ; on y trouve vie, vices, crasses,
maladies et circulation dense. On patiente malgré tout nombreux devant en espérant un
peu de doux, de soulagement et de gracieux ménagement. On pense que ça ne durera pas.
Une fois entré, on se rend compte qu’imaginer vaut mieux que faire. On se sent
sale et honteux ; Changé. Traîner son revers partout fait un bien fou ! Oui, Docteur,
certainement, mais ça provoque des aphtes, à force, ou des saletés!
Alors on regrette mais l’aimant fonctionne. On s’y attache sans raison aucune.
Comme avec les morues mauvaises, on s’en éloigne, on y revient et on le regrette encore.
On fini même par la célébrer… Vous me savez musicien, Docteur, je les ai entendu
jusqu’au travers mes mélodies se vanter en rimes que notre coin était le plus horrible qui
soit… Moi-même, voilà que j’y pense à n’en plus finir à la banlieue ! Je ne suis par sûr
qu’elle mérite quoique ce soit… ça ? Ce sera la guerre, le feu, du rire et des gnons :
Passion d’enfance. Premier Rideau !
II
Un lumière chaude et un ciel très bleu. Un vent doux. Un de mes premiers
souvenirs d’adolescence… Mon casque me soufflait mes premières émotions. A cette
époque là, les choses sont autres. C’était bien avant « l’évenement ».
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Je revois ma bulle sans cellulaire, sans peine, sans mauvaise onde. Il est 16h dans
ce flash-back-là, au millénaire dernier. Docteur, je me revois, craintif à tenter de
déchiffrer la littérature haineuse sur les murs de ma ville… Je comprenais mal mais
aujourd’hui, c’est pas garanti que je sois plus éclairé. Dans ce souvenir, je traverse la rue
Chefson sans regarder, je remonte sans patience les avenues … Dans ce temps-là, les rues
du quartier : tout ce que je connais. Dans ce temps là, je vis sans penser et ne m’en porte
pas si mal.
C’est que devenir un homme fut une explosion fulgurante, une dispense
phénoménale de chaleur et qu’en devenant un homme, je commençais à examiner le sens
des choses, à m’interroger sur l’éveil, le pourquoi des destins et les raisons des
inégalités... Je suis passé de l’être-enfant sans ombre et sans dilemme au mouton et à la
hyène pour finir, après Alpha, en homme-poisson écailleux, poisseux de peine et de
mauvais esprit, traînant comme une langue de pendu. Les craintes grouillant sous la peau.
III
« Ils s’essuient sur nous ! Nettoient leurs pompes… Plus on est petit, pire c’est !
Est-ce qu’on a des gueules de paillasson ?»
Voilà le genre de fulgurance dont était capable Selhermor. C’était un ami,
quelqu’un souffrant, comme moi, mais moins mystique probablement. Il avait sa part de
poésie parfois et tenait une grande fierté d’habiter la tour Bach, cité des Musiciens.
Un jour, y furent envoyés le GIGN, la BRI et tout ce que notre état sans âme
compte de polices et de spécialistes en tous genres. On y a vu les brigades cynophiles
lyonnaises, les gendarmes de toutes les régions, fonctionnaires et colonels provençaux...
C’était épique. Je voulais rater l’événement sous aucun prétexte. Selhermor, bon
camarade a accepté de m’y accompagner. Les gardiens de la paix avaient annoncé la
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nouvelle par tous les canaux possibles ! Ils rendaient l’information sauvage et si rapide !
Par affiche, par téléphone, par radio! Il fallait que j’en sois. En signe d’avertissement la
veille, les hélicos rayaient le ciel, pâles et spots en action.
Velours rouge et clous dorés. Le brigadier ! Les trois coups furent frappés à
l’heure pile comme au théâtre ! On a bousculé du monde. Coups de coude et crochets,
poussettes et manchettes! On avançait les doigts dans les oreilles pour se protéger de la
cacophonie ambiante. C’étaient crissements et clameurs, pétarades et mugissements.
Pour le moment, on hésitait entre carnaval et foire aux bestiaux… On était serrés contre
les barrières de sécurité. Côté stade. Il n’y avait plus une place au premier rang. Les
télévisions avaient dépêché sur place des myriades de caméramans grands reporters de
guerre pour que la province et les beaux quartiers palpitent avec nous.
Je n’avais jamais vu autant de policiers réunis. On a réussi à entendre les
crépitements d’un inventaire sur une radio officielle. Sur scène : quatre cent cinquante
hommes, vingt-sept cars blindés, deux hélicoptères et un char anti-émeute. Tout ça pour
saisir les « vendeurs d’inspiration »…
Selhermor charriait : « Ils veulent éradiquer le deal au quartier… fallait pas les
forcer à faire des CAP commerce ! »… J’éclatais de rire !
C’était alors assez calme. Et puis d’un coup, les flics ont commencé à s’agiter.
Comme la Neuvième Légion, leur escouade en tortue. Ils se protègent à 360°, ciel inclus.
Tout banlieusard, policiers y compris connaît le mythe du frigo balancé des toits.
Ordonnée puis… éclatée. Un vol de palombe. Dans tous les sens. La cadence de
marche se désarticule. La tentation de plonger dans le tas brûle les bleus de l’intérieur.
Un premier a jailli du troupeau et a commencé une guignolade que les autres ont
fini par singer. Ils contrôlaient jusqu’aux femmes enceintes, les interpellaient … avec les
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menottes, le plaquage au sol et tout ce qui est possible d’effort ! Charme et dextérité ! Ils
tendaient des guets-apens à des mômes de 5 ans !
Un seul mot d’ordre, la fuite ou l’arrestation ! Des braillements venaient des
étages… Le barouf monumental ! Le moindre passant était suspect ! On en avait pleins
les yeux. Les musclors nerveux gueulaient ! « C’est qui le boss ici ? C’est qui le boss ?
Hein ?! ». Dans la foulée, les plus incompétents sortaient leurs armes! Sang froid contre
eau bouillante. Y avait de l’emportement excessif… c’est sûr ! La chasse à l'innocent.
Leur antidote au tribalisme... Et on gueule tous en cœur : « Meurs mother fucker meurs! »
Les grésillements se poursuivaient dans les radios hurlantes « De la discipline !»
L’armée frénétique des matraques… Féerique et impressionnante maréchaussée ! Une
exhibition ! Un feu d’artifice ! Fantasmagorique ! Un 14 juillet en plein hiver ! Je
m’émerveillais d’un tel spectacle. Et puis comme ça, sans que je sache pourquoi,
Selhermor continuant de rire s’est mis à vouloir sa part du carnage… Ce soir là, rayon
compagnie, il confondait Créole et CRS.
Il interpela l’agent le plus proche et rit aux éclats : « Tu m’excites mon chou !…
J’aime te voir suer !... Sors-la ta grosse matraque…Viens me lécher la tangente !… » Il
hurlait maintenant en dansant. Deux énormes flics se sont plantés devant nous, leurs
gueules de cons défaites en travers des nôtres !... Mon pote : un boulet ! Et si j’ose, les
poulets: équipés de grosses piles, les nerfs hostiles ! Grand peureux, je me sentais à l’aise
dans mon rôle de spectateur-commentateur mais les senteurs de défaite m’arrivaient au
nez…
J’étais sûr d’être tout à fait innocent. Je n’avais rien avoir avec ça. Mais je faisais
parti du lot. Selhermor me tire la manche, il n’existait plus cent mille façons de s’évader,
c’était trop tard !... Le silence des macaques… Le temps de la réflexion. Les corps qui se
contractent puis que se détendent ! On connaissait la légende par cœur, ils nous auraient
fini à coup de bottin ! Fallait s’envoler ! On était jeunes et sans carrure mais ce jour-là,
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cette course : notre morceau de bravoure. Salvador Allende, De Gaule et Gabriel Péri en
deux, quatre, sept !...
En arrivant aux Quatre Chemins, on était sonnés. Tout ce chahut ! Un boucan
sans nom ! Et la cavalcade… Essouflé, je manquai de mourir sur le trottoir devant la halle
au marché. Une fois calmés on s’est mis à l’abri. De quoi ? De qui ? Ce n’était plus la
question ! J’ai quand même lancé à Selhermor qu’il n’était qu’un sale con… un pro
casseur d’ambiance, qu’à cause de lui on avait tout raté.
Faut dire que Selhermor, merde! Qu'est ce qu'il s'y accrochait à sa nuit. On peut
se plaindre, mais là, quand plus personne n'est dupe, ça ne marche plus! Il avait des
excuses pour semer la gangrène partout où il passait. Je connaissais le problème. Sa
copine du moment était une démente en train de s’abreuver de lui, corps et âme jusqu'à le
posséder. Jusqu'à ce que son mal à elle devienne le sien.
Je me renseignais sur les formules à réciter contre fées et sorcières… Mais le
Grand Amour était là. Il n’y avait donc plus rien à faire. On ne pouvait que sortir les
trompettes! Section complète!! Violons aussi! Passion mi-guerre mi-cannibalisme.
Foirée. Lui ? Embaumé pour longtemps.
Et mon copain malheureux s'attaque aux faibles comme l'ignorant... Il gueulait
de partout, bavait gravement, s'offusquait, s'étonnait de s'obliger à expliquer ses colères,
se prenait pour Dieu le père, aux mains avec Iblis ! Un homme vire parano si rapidement,
Docteur! Incroyable, non ? A moins que lui aussi n’accouche de son mal, de son passager
noir…
IV
En ville, on a parlé de l’invasion policière pendant des semaines. Il n’y avait plus
que ça pour passionner les gens. Tout le monde avait quelque chose à dire. Une anecdote,
une petite histoire à raconter. Certains se félicitaient de ce qu’avait fait la police. D’autres
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gueulaient que c’était loin d’être suffisant et que ce qu’il fallait, c’était brûler les quartiers
avec leurs habitants ! La plupart était dégouté de tout ça.
A la télévision, images à l’appui, ils ont dit tout le contraire de ce qu’on avait
vu… Les journalistes utilisaient toujours les bons termes. Ils disaient «squat» à la place
d’ «ennui» et « sécuriser » plutôt que « foutre la merde ». Ils choisissaient les mots qui
endorment, qui étraignent et qui paralysent. Tout est question de mots. Et les vicieux me
choquent depuis gosse, Docteur. Il faut toujours se méfier de tout ce qu’on nous dit. Pire
encore si c’est écrit. De Goebbels à la City Bank, y a pas loin. Je n’avais jamais connu
personne de la télé, mais devant les émissions d’enquête, j’imaginais les présentateurs
cachés à l’abri des micros, j’étais sûr que leur naturel de vache reviennait au galop.
V
Un auteur que j’aime bien dit que quelqu’un qui raconte des histoires, ce n’est
pas sérieux du tout. Pour être franc, Docteur, je suis persuadé que je n’ arriverai jamais à
aller au bout de la mienne. Et j’ai peur. J’ai peur comme j’ai toujours eu peur. Une
inquiétude que j’ai toujours déguisé sous un grand calme apparant. Mais ceux qui me
savent connaissent mes angoisses de toujours. Celles de faire mal ou d’avoir tort. Celles
de mal faire ou de manquer de force.
Et dans ce bordel en phrases et en accents, j’essaie de me persuader que cette
replongée dans le passé me donnera raison. Vous disiez « Ecrire c’est vider sa bile.
Catharsis jeune homme. » On verra ce que ça donne ! C’est pas tant pour vous. Il n’y a
plus que moi à présent. Mes ombres, le bic et moi.
Docteur, je dirai ce qui me passe par la tête. Aussi bêtement que ça. Par exemple,
le millénaire dernier : pas plus répugnant que le petit nouveau ! Il est né avec la nouvelle
monnaie. Nouvelle ère, nouvelle école et troisième guerre… Ce qui compte aujourd’hui,
dans l’équipage, ça ne sont plus les guides, bonzes ou gros bonnets… C’est le collectif !
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Serrons les rangs ! La violence, les crevasses… On hurle pour éviter au monde d’y
tomber.
A ce sujet, laissez-moi vous raconter un de mes cauchemars récurants de l’après
Alpha. Vous me direz ce qu’il en est mais je crois que ça explique bien ce qu’est devenue
ma nature. Chef, un symbole sans voile.
Chaque nuit je vois cette montagne. La vie y suit son cours. Mon pays, transposé
sur ces flancs, s’épanouit sous un soleil hilare et un équilibre fin entre bonté et tolérance.
Ma Petite Utopie.
Je suis le seul à connaître le danger que court ce monde. Je suis le seul car on m’a
donné la faculté de voir. Mais voilà ma malédiction, car je connais l’existence de la
bombe. Cette bombe odieuse, enfouie au sein de ma colline, prête à désintégrer mon
univers. Je tente d’avertir, je grogne puis je crie, puis j’exige, je gémis, je tente de
rassembler, je provoque… Tout cela sans l’ombre d’un effet puisque ma petite montagne
est riche et se croit seule, sans faille et que sa population s’en trouve tranquillisée, sereine
et optimiste.
Epuisé, je fini par m’asseoir à son sommet. Et j’attends.
Mon comportement alerte enfin les autres. Mais il est trop tard, je le sais et je
refuse alors de parler.
En un instant, la bombe souffle mon espace et mon temps. Solitude, plomb,
tragédie, explosion, mirage. Je meurs en pleurant de ne pas avoir su convaincre et d’avoir
gâché mon talent.
Ce rêve, Docteur, c’est un petit diagnostic… Répété, après la Maladrerie, il
m’emmenait toujours vers le même traitement. Car, je ne vivais pas ces visions
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passivement. Elles m’envahissaient et m’obsédaient. Une fois réveillé par la déflagration.
Inception, le cauchemar se poursuit car le premier y était enchâssé.
La nuit n’est plus que blues. Je ne connaissais que ça jusqu’à la délivrance de
l’aube: des quantités de liquide et d’effluves soignants et des protéines douteuses pour me
remplir. Je cédais à l’alcool, certain qu’il me réalisait. A deux verres, je suis moi-même.
Complet.
Je consomme, en guerre avec mes rêves. Je brûle, je tranche, je pile, je mélange,
j’étends, je plie, je fume et je fonds. De là, je connais l'apaisement aidé. Je fume, je bois
et je fonds. Je ne suis jamais si calme. Je fume, je bois et je fonds.
Je ne pense plus qu'au bon. Je fume, je bois et je fonds. Je jugule les drames par
la fumée et les liqueurs. Après la fonte, je reconstitue mes peurs évanouies.
Ça a duré un peu. A chaque sortie de cure, je suis profondément triste. Incapable.
Il m’est même arrivé de croire qu’Alpha n’était qu’un cauchemar. En rêve j’étais le plus
beau des messies. En réalité, je me baptisais fossoyeur. La nuit au fond ma torpeur, je
fume, je bois et je fonds.
VI
Vous m’offriez une oreille, Docteur, mais connaissez-vous la quantité de
personnes d’où je viens ayant besoin d’écoute ? Ils sont un nombre infini. Des gens qui
voudraient se dire et se raconter. J’en connais moi-même des dizaines !
La banlieue, c’est pas le cachot mais ça vous marque… Je ne dis pas que voir
c’est vivre, mais malgré tout. Il fallait y penser avant de faire mal. On a beaucoup chanté
sur le sujet. Ils croyaient avoir trouvé une astuce les diables. On a chanté puis plus trop.
C’est un signe des temps ! A coup de furie et d’abandon, les cris ont remplacé les mots.
Il paraîtrait que nous ne sommes pas bons au raffinement nous autres. Vivre à pomper des
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braises produit ses conséquences … C’est un petit effet de serre, un amas de souillures. Et
ici, ça se ressent dans les cœurs, Docteur ! Je n’ai connu que fous et génies.
Les autorités... leurs déductions… Ils ont construit tout ça en barres, et pourquoi ?
Par économie ! L’épargne, et pas l’ombre d’un concept ! Fonctionnalisme… Ça n’est pas
une histoire de ligne, de sobriété ou d’effet de style ! Non, Docteur ! Des galaxies de
personnes à loger, ça coûte moins cher en enfilades qu’en maisonnettes… et une longue
barre énormément moins que plusieurs petites. On ne déplace pas le matériel… Ils ont
mis les grues sur des rails et ont étendu les cages à poule jusqu’au delà du ridicule.
Ensuite, ils ont baptisé l’ensemble à coup d’appellations infectes… « Les Musiciens » à
Colombes… A Gennevilliers « La Banane », c’était le pinacle de la vacherie, Docteur !
Vous-même, voudriez-vous habiter « La Banane » ? Des décisions pareilles rendent fou.
Pire que le soleil de mars ! Un univers géométrique n’aide pas à arrondir les angles. Ils
ont fait croire aux ainés que tout ça serait proche de l’Utopie, qu’ils mettraient sur la
carte des fleurs du macadam… Finalement, ça a plus ressemblé à du fumier qu’à de
l’étincelant, à de la boue de cerveau qu’à un mythe glorieux. Une putain.
L’élégance... ses origines… la crasse… ça viendrait de plus haut ... Le côté fin…
L’homme s’illustre si rarement ... et pour le mal qui plus est ! Des gueules de cons par
derrière et sur les côtés ! Souvent je me suis offusqué d’un mot. Je ne suis pas prude mais
les mots enfin… presque pire que les faits, Docteur ! Une école par exemple, c’est un
endroit distingué, l’orthographe et les angelots y souffrent, ça vaut la peine de s’y crever !
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Porte n°2
Sarabande
de
Songe-creux
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I
Je démarre l’histoire là. Le Doubs ! Voilà le lieu impossible à promotionner :
Montbéliard. J’y ai passé deux années. Un avant goût de l’enfer version froid polaire
extrême. Là-bas, j’ai vu de la neige en mai. De celle qui accroche le bitume ! Celle qui te
paralyse les muscles ! J’ai senti mon sang coaguler dans mes veines ! Les rives du Styx
sans les attraits touristiques ! Un caveau à ciel ouvert, la déchéance… Les limbes abolis !
C’était ça !... Pandémonium ! Ville-croque-mitaine ! Sans le tohu-bohu qu’on s’imagine
quand on dit « ville »… Le calme. A se crever les tympans. La nuit, j’y brassais le néant
en gueulant à travers les rues avec François.
L’Est, c’était là que naissaient tous les tueurs en série dont parlaient les nouvelles.
Apparemment y en avait ni en Aquitaine ni en Provence ni ailleurs. Depuis un paquet de
temps ! Ah, l’Est ! A croire qu’il y existait des vibrations malsaines…et mortifères ! La
Haine ils pouvaient en parler. Elle leur faisait un horrible préjudice aux autochtones !
Fourniret c’était le dernier ! Mais Jack l’éventreur aurait été du coin que ça ne m’aurait
pas étonné ! En bref, la populace locale était dénaturée ! On avait passé notre premier
weekend à tourner en ville et dans les environs. On regardait ce qui se faisait… On
essayait de conjurer le sort, on voulait pas finir comme eux ! Deux ans à tirer et ça serait
tout. Les gens étaient amusants dans l’ensemble... Ils nous interpellaient en nous parlant à
la troisième personne. Un accent traînant à se tordre. La première fois qu’on m’a dit « Et
le monsieur qu’est ce qu’il veut ? Ça sera tout pour lui ? » Je me suis retourné pour voir à
qui ça parlait…
La beauté, faut dire ce qui est, c’était pas leur domaine… Ni dans la façon ni dans
la face ! Il y avait l’industrie automobile, c’était déjà ça ! Le délicat ? Le plaisant ?
L’admirable ? Non franchement pas… Tous autant qu’ils étaient : Affreux ! Y avait pas
une belle mignonne en ville ! Pas une. Pas facile à expliquer mais véridique ! On y a
pourtant cru jusqu’au bout. Dès qu’on voyait un dos de poupée, on courait pour voir la
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face que ça cachait. Que du mauvais, de l’infect ! Visages méprisables et laids ! Tout ça
était informe et mal fichu ! Corps ingrats et effrayants. Révoltants. J’ai fini par croire que
c’était une question de pognon. Par lettre j’en parlais à mon frère qui était de cet avis
aussi... comme quoi la pauvreté ça t’attaquait le faciès ou que du moins l’argent
permettait d’éviter la bassesse… Finalement, la version officielle c’était devenue celle de
Khalid, notre prof de physique au BTS qu’on tutoyait :
« Ici, avant, c’était un territoire allemand… Le pays Württemberg… Un prince
teuton ! Guerre de cent ans, de trente ans… Peste et inondations ! Des calamités depuis
belle lurette ! Tous les problèmes viennent du fait que c’est enclavé ! Des mariages
consanguins depuis le XIème siècle, vous imaginez ! C’est ça qui leur fait une drôle de
tronche à tout ceux-là ! Ils fêtent les lumières de Noël à coups de saucisses et de
cancoillotte et le reste du temps c’est la pénombre ! Ils sortent pas d’ici … »
Malgré les cônes et les engelures, pas trace d’une usine de crème glacée dans la
région. Des autos ? En pagaille ! La Peuj’ monseigneur ! Des caisses à en écraser la
France ! A en encombrer le monde ! Voilà un curieux bourg, qui eu même le privilège
d’être honoré par un ouvrage sociologique. Ça devait ressembler à « Montbéliard ou la
misère du monde, genèse des nouvelles classes dangereuses »… Tout un programme ! Et
quel esprit de synthèse ! Il ne subsistait d’exception pour personne ! L’usine ou la mort
en résumé.
II
J’avais glissé de Paris vers l’Est et ses anciens cantons allemands à grand frais
pour mes parents. L’épopée vers ce pays là, un périple !… ça se faisait par le train. On
partait le plus tard possible de Paris ! J’avais rendez-vous avec François vers 23h00 à la
gare de l’Est. Triste et métalleuse. De chez nous, ça faisait déjà une bonne heure
d’exaltation dans le train de banlieue puis le métro. On décollait ! Arrivée vers 3h00 à
Belfort… ça fait déjà une éternité !... Il fallait encore attendre dans le froids avec les seuls
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autres passagers du corail : des soldats… à n’en plus finir. Je croyais même en voir le
nombre augmenter au fur et à mesure des voyages. De plus en plus de recrues pour
l’armée, même sans guerre.
La correspondance pour Montbéliard partait de Belfort à 3h45 ! Arrivée finale à
4h05 ! On rampait dans le givre jusqu’au chaud !
C’est dans le train que j’ai souvenir d’avoir bidouillé mes premières paragraphes.
De la petite poésie. A cause de l’ennui peut-être…
Avec François, on finissait la nuit chez lui à se remplir de thé, à faire des
conjectures. On promettait un lugubre horizon pour la termitière. Il avait quelques années
de plus que moi, avait fait parti de la LCR à Marseille. Quelqu’un de concerné. Un vrai
camarade. Moi et la politique à l’époque… J’avais d’autres choses en tête ! Je me posais
bien des questions sur la vie, sur les tourments du monde. Mais lui ! De ces discours ! Il
aurait pu faire carrière ! Il aurait débité son truc devant des foules hurlantes :
« J’ai habité à Marseille… et puis à Paris… En France… les années 2000… c’est
des années façades. Comme disaient les autres, « c’est toujours la même merde derrière la
dernière couche de peinture »… Je crois que ce qu’on appelle le peuple est fatigué… Un
ou deux enragés à gauche à droite mais dans l’ensemble, trop de cachetons, trop de télé
ont fini de leur rincer la tête !... On est résignés… En vérité, je te le dis qu’il y a des trucs
auxquels il vaut mieux ne pas penser… On pourrait être victimes de complots
commandités par je ne sais qui… tout pourrait être calculé pour nous asservir et nous
vider comme des poissons. Tout ça c’est possible. Pose-toi la question!... »
La marrée montait. Crescendo… puis l’impulsion faiblissait, comme la haine !
Par cycle et pour toujours ! Et ça revenait souvent ses salades. Après trois whisky secs, il
enrageait ! La colère… Les angoisses ! Il râlait ! On se forçait à rester éveillés pour ne
pas tituber au réveil. Valait mieux ne pas se coucher. Vers 5 heures, c’était l’apothéose !
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« Nos vies ? C’est tout dans le virtuel, faut se faire une raison ! La damnation
c’est en costume qu’ils en décident… Ils organisent… et puis criminalisent !... Politiciens
électoralistes, industriels clientélistes, …. Sale race ! Ils te glissent leur démagogie en
petites coupures et le bordel dans vos caboches !... C’est nous leurs victimes ! Et oui
l’ami ! Ils se foutent de notre gueule mais j’ai l’impression qu’on aime ça au final !... Y a
une saveur qui se développe !...Le peuple en raffole… C’est la seule solution. Je ne vois
que ça. Il aime tellement ça qu’il s’achète une télé, à crédit !... et qu’a 20h, il attend sa
dose, un pilonnage en famille. Une bonne couche de foutage de gueule ça requinque… ça
fait plaisir… ça purifie... Elire des connards ça doit tenir de la psychanalyse ou d’un
ésotérisme quelconque… Avant, y avait que les gens voulaient tout changer ! Maintenant
on se contente de se poser la question : Est-ce que c’est possible ? On finira par demander
l’autorisation d’aller pisser ! Ça m’attriste… Depuis Platon les gens s’inquiètent de la
décadence de la jeunesse ! Est-ce que de tout temps, la jeunesse a eu peur de l’avenir ?
Aujourd’hui…personne n’a vraiment confiance dans l’horizon... le moral des ménages...
Pfff !... Notre destin… Soleil Vert ; de la psychiatrie en barquettes… On n’attend rien ni
personne ! Un messie quelconque pourrait revenir. Il pourrait passer et repasser… il
danserait la polka, il ferait n’importe quoi qu’on le calculerait pas ! Notre livre de chevet
c’est « Ravage »… tu l’as lu ? Hein ? Tu sais même pas pourquoi tu l’aimes… Pour moi
c’est comme dans le canard, un horoscope collectif à moyen terme. On a peur mais on
avance… Gloire à nous ! »
III
La formation durait deux ans. J’avoue avoir pas mal merdé là-bas. Je me suis
isolé. J’entretenais la solitude au lieu de la combattre. Je rentrais en bus du lycée le
vendredi soir. Je m’asseyais pour composer. Je ne bougeais pas de la chaise jusqu’au
lundi 8h où il fallait que je signe présent au BTS. Je me levais pour évacuer, c’était tout !
En réclusion ! Autarcie concept !… En gros, je faisais le séparatiste en faisant croire à
l’ascèse.
29
Les autres élèves, des types de provinces, de la campagne même. Habitués à la
poussière et à l'amitié. Je me retrouvais presque jaloux de leur manière d'aller,
entièrement tendus vers les autres, convaincus de base qu'ils étaient, par la bonté des
gens. Je les jugeais quand même : un paquet de grands guignols bouseux qui épuisaient
leur temps et leur argent à se mettre mal. L’isolationnisme avait du bon. Je me lavais pas,
m’habillais pas, parlais pas… Je mettais le son tellement fort que je m’entendais même
plus réfléchir… du coup je ne pensais pas.
Je raconterai pas plus. Pas tellement intéressant.
IV
L’été est arrivé. Il se faisait désirer. Tout a dégivré, d’un coup ! A la fin du
dernier cours, on voyait que les autres faisaient les émus. Ils s’embrassaient comme avant
un drame annoncé. Y en a même qui ont pleuré. Nous, on a ni salué ni rien. Fidèles à la
réput’, on l’a fait renégat ! On a fuit par la porte de service. On a couru jusqu’à la gare et
on a pris le premier train pour rentrer. C’est pas qu’à Paris c’était franchement mieux. Et
puis, il resterait la rentrée suivante pour faire les émotifs. Là-bas, le Paillasson, c’était pas
la gloire mais c’était chez nous, voilà tout.
Toute la saison, je me suis brûlé les synapses à coup d’écho et
d’harmonies. Bim bam boom !... et salamalekoum ! Je ne faisais que ça. Je m’abrutissais !
C’était mon seul horizon. Je voyais Selhermor, on se baladait aux Chanteraines ou à l’Ile
Marrante. On vadrouillait pas mal aux Halles. On s’hurlait « A Châtelet, y a de la chatte
frère ! ». Si cinquante francs traînaient, on fondait pour un vinyl. C’était l’école des
radiocassettes, l’industrie du 33 tours au top. La passion était là. Intégrale, frissonnante.
Dans le premier arrondissement, c’était le carnaval dans chaque ruelle. Nineties, Guerre
des styles. Ça ne vous dira surement rien… J’aimais les projets D&D, Def Squad, EPMD,
KRS-One, D.I.T.C, Big L et tout ce qui suit… Un amour véritable. De ceux qu’on ne
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croise qu’une fois. Chaque disque avait une valeur sans pareil. Je jurais préférer mes
oreilles à mes yeux.
Il y a aussi eu les premiers studios…. Le weekend, on était un dizaine à se réunir
rue Asimov à Bois-Colombes. Le sample, les batteries rudes qui toujours rugissent et les
pianos doux. J'enregistrais chez moi des cassettes chromes pleines de séquences prêtes à
faire tapis de prière pour mes poètes nés dans le magma. On méritait toutes les
subventions et les mécénats de France ! On s’occupait sans frais, on créait sans haine,
sans violence. Les mots mis en branle. Eux, à notre échelle : dévastateurs! Un résumé?
« Avalanche de grosses caisses, mélodies d’outre tombe… »
V
Un jour le téléphone sonne. C’était la copine de François. Elle commence à parler
mais elle y arrive pas. Elle pleure à moitié, elle savait pas trop. Elle me dit qu’il y a eu un
accident,… eux sur la moto… ils roulaient pas spécialement vite mais c’est la biche… la
faute de la biche… coupée en deux… le car… Elle était mal. Et mon pote bien pire
encore. « Coma artificiel; pour pas qu’il souffre trop ». Elle me fait le toubib à tout me
détailler, à surtout rien oublier. Brûlures graves sur le flanc, le dos et la jambe… les tibias
en miettes… côtes cassées, poumons perforés, pancréas attaqué, trauma crânien… Elle
m’a précisé ce que les médecins avaient dit : « Quand il se réveillera, il lui restera que sa
douleur, faudra l’aider à retrouver le reste… »
« Si les mystères de la vie
Vous mènent à zéro
N’y pensez pas, n’y pensez pas
N’y pensez pas trop »
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Je chantais ça quand les images devenaient trop rudes. Il avait coupé la biche,
valdingué, giclé sur le sol. Il était passé entre les roues du car qu’il avait d’abord essayé
d’arrêter avec sa jambe. Son casque râpé jusqu’aux cheveux. Il était mort pendant 5
semaines.
En septembre, à la rentrée de deuxième année au BTS, et pendant toute sa
convalescence, c’est moi qui ai occupé l’appartement de François. C’était au 4ème étage
d’un immeuble pas loin de la gare et du théâtre à Montbéliard, à la toute fin de la route
qui vient de Belfort. J’avais vite emménagé. J’ai vécu dans ses draps pendant 5 mois le
temps qu’il puisse revenir. J’avais l’impression d’avoir pris ses chaussons, son existence,
d’avoir remplacé le frère … J’ai gardé un souvenir bien étrange de cette période.
Mon pote, quand il est revenu six mois plus tard, c’était plus la même personne.
Fantomatique… Il était devenu comme les gens qui disent avoir atteint d’autres stades de
l’incarnation… Quand il a pu raconter, ça a été des trucs durs. Comment ça avait été
l’hosto et le centre des grands blessés de la route. Il m’a raconté la douleur et l’envie de
mourir, des types accidentés qui bougeaient plus un doigt, des bonhommes sans crane
parce qu’ils avaient oublié leur bol… Des jeunes tellement amochés qu’on aurait plus dit
des humains.
Et ces soirs là, il en avait fallu des doses mémorables pour biberonner ses
souvenirs. Il m’avait dit comme ça que la douleur du corps, la vraie, finalement c’était la
pire à supporter. Qu’on abandonne bien plus vite l’envie de vivre qu’on n’aurait jamais
cru. Convaincu à l’époque, Docteur, aujourd’hui j’en suis moins assuré… de la
superiorité de la souffrance physique sur celle de l’âme… La question se pose n’est-ce
pas ?
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Porte n°3
Capitale
côté faste
33
I
Retour à la case départ. Les Hauts-de-Seine. Colombes, place Aragon, lieu poète
donc…
Montbéliard, j’ai beau m’en être plaint comme interdit, j’y avais appris : à l’école
et en dehors surtout. J’y ai connu malgré tout quelques vagues amourons. Avortons
d’échanges forcés. Fallait supporter l’hiver et même dépassionné, comme dit Brel : « Il
faut bien que le corps exulte ! ».
Je pouvais marcher des jours dans ma ville. Rue Céline, Chefson, De Gaulle et
Kennedy. Vagabonder de la Cité Rouge, aux Pompiers, à Nanterre aux Hautes Patures. Je
croisais Guru qui me chantait son hymne à la stratosphère « Viens on décolle, viens on
s’en fout, viens on nique tout… »
J’étais pas vieux. La carrure suffisante à ma sécurité. Malgré tout, mes potes me
sachant doux m’épaulaient par des mots, balaçant aux autres des : « Lui, cherche pas, il
va te fumer ! ».
Y avait pas que ça de revenir au fief. Il faut réapparaître, s’en tirer. Gaillard et
vigoureux les premières semaines… 92 injection ! Hard Way !… après ? J’ai trainé
comme jamais : Visqueux ! Ecœurant ! « Quoi de neuf ? »… Que du vieux ! Rien depuis
le Doubs. Diplômé et alors quoi ? J’étais précaire, retour à domicile, honteux comme en
échec… liquide !
On m’assaillait de questions ! Fallait raconter !... Quelles expériences ? Le profit
obtenu ? Le permis, pas grand-chose de plus. Sirupeux. Et puis le silence, mais pas celui
de la satisfaction bénie ! Non ; le silence de l’embarras… La gêne ! J’étais aux crochets
du père ! Entre temps, mes parents s’étaient séparés. Ma mère avait démenagé …
Deux rues pas plus… un très joli petit coin. Rue de Bel Air, c’est là que les
bourgeois logeaient leur maitresse au XIXème. Dans le Bois de Colombes… A l’époque
34
c’était un signe extérieur de richesse ! Ma mère, elle avait peur qu’on l’oublie si elle
partait plus loin que la Seine… ça aurait été un obstacle certes… mais la mère quand
même ! J’y serais allé à la nage ! Ma mère, Docteur … Ma mère, je peux dire que je lui
dois d’avoir vécu sain jusqu’à ce que je devienne un homme, que je trouve mon
sacerdoce, que je sois ordonné Prof. Plus encore jusqu’à « l’événement ». C’est elle le
sensible, la confiance et les passions.
II
Je suis allé m’inscrire à l’université et puis dans le même temps, j’ai adressé un
nombre prodigieux de lettres de motivation… joliment tournées ! Des supplications pour
être précis. J’étalais des constructions de luxe !... du lèche botte imprimé !... un mendiant
sur A4 ! Je mettais de l’amplitude dans la forme ! Et le fond ? Vivement motivé ! En ces
temps là, on lésinait pas sur l’artifice pour faire rentrer des ronds. Je sollicitais, je
recherchais, j’interpellais !
J’étais formé pour l’envers technique des amusements ; la régie en radio, en
spectacle vivant… son et lumière ; le vent en résumé ! J’ai réussi à cumuler trois jours de
travail en 6 mois… Les contacts, les réseaux… Je quémandais.
Finalement, pas une réponse humaine à mes lettres. Tout automatique. Gentil
mais négatif.
Pour l’emploi ? Ces années là c’était spécial. L’oisiveté c’est plus ce que
c’était… Il était plus question de nous plaindre ; ça dégoutait les autres!
Et mon père le premier. Mais il était pas mauvais, j’avoue, il misait sur moi !
Fallait viser le sommet! Aller dans une école, qu’il mettrait des sous s’il fallait, mais
qu’il me faudrait une formation solide. Dans le droit par exemple. Quelque chose avec un
boulot bien payé à la clé.
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Il était inquiet je crois bien. Accumuler un capital pour lui, le principal. Ça lui
vennait de son enfance paysanne où on stockait dès que possible par peur de manquer lors
d’une mauvaise récolte. Pour lui, il fallait que je pense déjà à ma future famille… que je
prévois qu’élever des gamins coûte énormement, que je pense aux factures, aux
assurances, aux impôts…
Il insistait mais jamais à l’impératif. Il était aimable. J’avais l’esprit cadenassé, et
le museau ex- aequo. Même quand il voulait en savoir plus sur mon état du moment je
disais rien. Fallait supposer, peser mes attitudes et les quatre mots quotidiens…avec
beaucoup de « non » et de « je sais pas » à vrai dire !
Mes réticences à causer, ça m’a tenu un sérieux bout de temps. Mais y a pas à
confondre le silence et l’amnésie. Mon mutisme c’était comme ça, rien à y comprendre…
Un cancer de la com. Je ne préférais pas discourir, j’avais souvent trop de méchanceté qui
me venait au goulot. J’ai toujours épongé la misère. M’amadouer c’était la seule manière.
Et même avec ça, c’était pas fini. Je ne lâchais jamais les conclusions ! Le père attaquait à
nouveau à coup de mollesse et de caresses dans les mots. Il voulait m’avoir à l’usure. Du
coup il changeait d’angle, disait que c’était pour moi…
III
Je me traîne encore un peu. Et puis même période, par hasard, j’ai vu une affiche
sur un supermarché rue des Bourguignons. En deux jours c’était fait.
Malgré le bac +… Il fallait qu’on me teste dans mes capacités avant l’embauche.
C’était au siège à La Plaine Saint-Denis. Que je vous raconte, ils ont vérifié que je
pouvais compter de la monnaie. Maths fin de Cp. Ils testent quand même. C’est le
règlement. Faut rendre la monnaie sur un billet de dix… Et puis, grand sourire du
bonhomme : « Mes plus chaleureuses félicitations ! Vous êtes officiellement caissiermanutentionnaire chez Ed ! ». Le fameux épicier, Docteur…
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Mon premier jour de boulot. RDV mercredi 6h00. Je me lève très tôt. Bien en
avance. Cossard que je suis, je rampe hors de mon lit. Un spectre en plein cauchemar.
La superette est à deux pas des Ternes. 17eme. Capitale côté faste. J’ai pris le
train, Gare St Lazare, grand déversoir du bétail banlieusard en quête de travail. Le
paillasson ne fournit rien qu’à dormir mal et inquiet. Pour le boulot c’est Paris !
J’enchainais, ligne 13, la ligne la plus balaise. Pour l’emprunter, fallait penser à bien
respirer avant, parce qu’après c’est trop tard. On prend les « autres » lignes du métro.
J’observais la faune locale. Sur la 6 et la 2 côté ouest, on est loin de la 13. La
compression s’essouffle. On respire !
A la sortie du métro, il fait encore nuit… J’avance comme ça, presqu’à
l’aveugle… Je tourne au coin. Rue Wagram… Encore un angle et j’y suis. Rue Renaudes.
Je trouve le numéro. Tout est très sombre. Je devine quand même. Quel quartier ! C’est
beau, ça sent bon…
Je passe la tête sous le rideau de fer. Je salue. Pas en confiance. Le grand-chef, un
type un peu gros, du corps et des yeux, me sert la main, sévère. Il me guide jusqu’à la
salle de repos des employés. Un cagibi sale plein de casiers en métal. Je pose ma veste.
On est repartis. Je m’attendais à visiter, à être présenté… Pas quatre vingt dix secondes
après mon arrivée, je suis déjà en piste. On est dans l’inventaire. Largué à l’épicerie fine,
ma mission immédiate et d’importance capitale, Docteur… compter, une par une, les
tablettes de chocolats en tout genre. Y’en avait pour tout les goûts, et pour un siècle ou
deux à inonder tout Paris en cacao : 225 à la noisette, 474 au noir, 1005 tablettes au lait…
Sur la théorie, une évidence, mais quand même, j’ai pu vérifier que je savais compter
jusqu’au millier !
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En bref, j’y ai passé la journée complète, la vraie plus les heures sup, d’entrée
non payées. Je suis rentré défait. Et une fois couché, les tablettes ne s’arrêtaient plus de
défiler sous mes yeux. J’ai continué à les compter pour m’endormir…
Le lendemain… y avait un problème, les comptes collaient pas. Ils avaient croisé
les chiffres, entre ce qui avait été livré et ce qui avait été vendu. Fallait refaire ! J’étais
dépité, puis j’ai pensé : la bonne blague du patron ! Je la percevais « bizutage ». Pas mal
le coup ! « Il faut tout reprendre » qu’il insiste. Il rigole un moment, puis plus vraiment.
Je peux dire que ça m’avait fait rire, puis plus vraiment…
IV
Les jours suivants, on m’a initié. Le travail était pas compliqué. Un âne bâté
l’aurait fait sans sourciller ! Le patron, un chef ? Mes fesses ! Bac +2 de province, j’étais
le plus diplômé du lot ! Dans l’équipe, le plus fort en image : Fernando ! Un portugais
avec la moustache, l’accent et tout… Un cornichon ! Un sournois! Autoproclamé chef
du rayon fruit et légumes ! Il avait de l’ambition! Pour lui ce rayon, c’était un honneur,
une réputation à tenir ! Il se prenait pour un shérif !... Docteur, on avait le FBI dans
l’épicerie ! Une obscure andouille ! La défense du magasin contre de graves menaces
c’était son dada !…
Un jour, un type est rentré. Fernando bouillonnait. Il était excité d’avance. Ça se
voyait. Il m’averti « le mec qui vient de rentrer, celui-là c’est particulier, vraiment
spécial !...un spécimen, un pillard ! Faut réunir des charges contre lui, des preuves !... »
Il était déchaîné ! Il veut le flagrant délit ! Il me sort « c’est nous la justice ici ! La
prison pour ce salaud ! » Absolument !... J’étais emballé ! Trop heureux de m’agiter, j’ai
jailli de mon poste à la caisse, fuit les bips bips.
J’exauce les ordres de l’autre crétin. Je trace le suspect. Je m’embusque. Je me
poste. Je fais semblant de ranger des boîtes de petits pois. La belle astuce ! Concentré.
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Les dates bientôt finies le plus devant, c’était ça le boulot. Une vraie planque. Pendant ce
temps l’autre ramolli observe le suspect au travers du rayon. On se fait mystérieux et
insaisissables. Des fantômes connards au guet-apens ! On se roule par terre, on fait des
cachoteries ! Fernando, il était pas clair d’origine mais là, avec un suspect dans la zone, il
virait cinglé ! Il se persuadait qu’on avait là le principal criminel du XVIIème… que ça
nous revenait d’intervenir. Il était prodigieux ! J’adorais ! Il m’avait pris sous son aile.
Soit disant qu’il voulait m’enseigner les manières, les rudiments, les codes de la
profession… et de la chasse au truand. Il me pondait des conseils avec son accent, pire
que mon père !
« Tu comprends… il vient toujours ici. Un brigand revient toujours dans les
lieux. Il fait comme si il regarde, tu captes ? Il sait déjà ce qu’il va voler. Il fait un
numéro. C’est bien rodé : un professionnel du genre. C’est un dévaliseur ! Un
cleptomane ! Rigole pas avec ça! » Fallait pas que je me distraie.
Pour finir… il n’y a jamais eu de flagrant délit… Aun lieu d’y voir un échec de
sa théorie, il y voyait une preuve. Une preuve que c’était le plus dangereux de tous puisqu’insaisissable… Un pauvre type ce Fernando. Pauvre con mais pauvre quand
même. Persuadé d'être du bon côté de la misère en agissant comme ça. Des miséreux pour
en surveiller d'autres . Encore une magie muette des vaches immortelles.
Au poste avec moi devant le patron et Fernando, une croate et une pakistanaise…
Elles souriaient aux clients, toujours, claquaient la somme à produire, passaient la cireuse,
mais sinon… question de trouille ou de décence : elles caftaient pas un mot !
Moi je causais qu’avec le polichinelle, pour discuter ses balivernes. Pour passer le
temps. La journée de travail entre la caisse, les arrivages et les cartons, ça durait des
éternités. Naissaient des temps morts à me refroidir. J’avais large devant moi ! De quoi
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délibérer. Fallait que j’anticipe pour la suite. Que je pense au futur… Trouver autre
chose, au trot, de plus convaincant. Echafauder un plan, un truc ! Les tablettes à compter
pour toujours ? Le recomptage perpétuel ? Impossible ! Je me tuerais à la tâche. Tôt ou
tard je finirai mal.
Et le patron, lui, voulait m’enseigner l’art du rayonnage ! Pour les cartons, il y
avait façon et façon de les compacter. Un art ! L’empaquetage, l’assemblage, ça
changeait beaucoup. Fallait de la régularité ! Il assurait qu’il fallait bien les ranger par
taille et par genre, que ça nécessitait une discipline, que j’en manquais, mais que ça
viendrait. Qu’il fallait que j’étudie bien comment il s’y prenait, que j’observe en
profondeur sa vérité !...
Il me causait comme pour me convaincre. Ses responsabilités… Il voulait
m’enfumer, sans arrêt ! Il m’endormait sur les horaires. Il magouillait les emplois du
temps. Quand je m’affolais, il me berçait pire encore… Il y avait là des secrets que ma
jeunesse m’empêchait d’appréhender. Il m’expliquait avoir de l’indulgence pour l’âge!
J’en avais moins pour son intelligence…
C’étaient les mêmes salades pour la caisse. Il fallait y mettre un style ! Toujours
plus vite et plus fluide. Fallait que j’augmente mon rendement horaire ! De l’entrain ! De
la célérité ! De la souplesse ! et plus de gaieté ! La nouveauté… je devait y mettre une
euphorie, un rythme. Magasin vide ou pas ! De 700 à 1000 articles de l’heure ! Vite
ouvrir et vite fermer ! Pour les statistiques c’était capital ! Mon père disait que les vrais
patrons en ce début de siècle c’étaient les machines et les tableurs… Pour emmerder le
chef, je passais un article sur deux aux clients sympas ou à ceux qui payaient avec les
tickets d’aide de la mairie. Ils partaient le chariot plein en payant que la moitié.
Un jour sans dire quoi ou merde… j’ai juste arrêté de venir. J’ai reçu des lettres
d’avertissements produites automatiquement. Des lettres recommandées de convocation à
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mes conseils de discipline successifs pour abandon de poste. Une dizaine en tout. Toutes
lachement ignorées.
Après avoir déserté la superette, je suis retourné à la reptation place Aragon. J’ai
compté encore cent fois les allés retour de la Bapsa. J’ai compté les pauvres types
mourant sur la dalle. J’ai enjambé des corps encore. J’ai appelé les pompiers qui
débarquaient, soufflant, mais débarquant. Toujours.
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Porte n°4
Les remparts
qui protègent ou qui enferment
42
I
Mon père lisait ! Lecteur atypique! Attiré par des histoires de baptistes chasseurs
d’ours, de mormons cracheurs de feu, de moines rebelles… Le divertissement oui ! Mais
pourvu qu’il y ait un religieux étrange ou un voyageur incroyable quelque part dans les
pages. Sinon ça ne vibrait pas… Il y a bien autre chose qui le faisait se redresser. Les
étoiles du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les sites classés du fait de leur valeur
universelle et exceptionnelle. Il avait trouvé une carte un jour dans un magazine.
Maintenant il s’acharnait à voyager sur son papier. Il me choppait comme ça à n’importe
quelle heure :
« Regarde donc ! Si je te dis le Maroc quand même, pays de merde mais ils ont
des trucs. Les portugais y ont même laissé deux trois pierres pas mal à gauche à droite. Le
gothique tardif à Mazagan ! Tiens reste là… observe un peu l’Afghanistan…! Ils ont mis
des carrés rouges quand il y a un péril quelconque. Ah bah voilà, Jérusalem, ils sont bons
qu’à se coller des bombes dans la gueule là-bas… La France, ils sont bien placés ! Je
crois le pire c’est l’Italie au mètre carré ! Ils ont pas plaisanté! Un chef d'oeuvre à l'are! Je
te fous une église bourrée prodige tout les cents mètres, sûr que ça paye ! Non
franchement y a des trucs à voir là-bas ! Ça doit être fou comme zone. T’imagine
Florence et tout ce coin-là ! J’y vais, j’en rafle dix en pas trois jours ! En une semaine
c’est le double ! Pfiout ! Par contre dans leur liste… euh… hmmm… je cherche mais il
manque un truc je crois bien ! Ils t’y ont collé le Mont Saint Michel… bah évidement… !
La mer qui rattrappe un cheval au galop… les sables émouvants… Mon père adorait dire
ce genre de phrases.
En tout cas, ils oublient le principal eux… Saint- Malo ! C’est ça ! C’est des
cons franchement! Le Mont, C’est grâce aux omelettes de la mère Poulard ?! Non les
remparts à Saint Malo… c’est de l’évidence ! Moi j’y ai bossé là-bas en arrivant du
Portugal ! Hôtel Central ! C’est beau hein ! Le coucher de soleil à Bon Secours…
43
Pendant quatre ans ! Monsieur Pierre le proprio… il m’aimait bien ! C’est Ducateau… tu
sais Francis… qui m’avait présenté une bonne sœur qui m’avait arrangé le coup… »
Pour mon père, mioche ou pas, à nouveau sans boulot, fallait que je m’active ! Je
sais plus comment ça s’était fait. Toujours est-il que c’est à Saint-Malo qu’il avait
rencontré ma mère et que c’est là-bas que tout le monde me voyait. « Ça forme ! » c’est
ce qu’on me disait. L’été et pourquoi pas plus… Du coup, y a eu des recherches pour
retrouver les vieilles connaissances et puis un jour, j’imagine que les enquêtes avaient
abouties, on m’a mis dans un train pour Rennes.
II
Il y a des souvenirs avec lesquels on ne rivalise pas. Mon aube ! Saint Malo. De
loin : port industriel. A demi-distance : chantier naval. Planté devant : place forte. A
l’intérieur : ville de cœur !
Saint Malo, les remparts qui protègent ou qui enferment c’est selon… La Statue
de Mahé de Le Bourdonnais protège la forteresse. Mon entrée porte Saint Vincent ! Un
spectacle personnel !
Je me ballade un peu. Je connais déjà mais je redécouvre. Je profite. J’aime tout
de suite le square fleuri rue Saint Sauveur. L’enchevêtrement de pierre et de sable. Je
passe devant Le Septentrion. Façade en bois abimé. Gris bleu. Exposition permanente de
vieux bouquins de voile et de tempête. Des éditions anciennes sur les longs courriers et
les quatre vents. La dérive, Dieu, le Cap Horn! Jérusalem de marin. Chimère de la Mer.
Les bouffeurs de Miles. Les voyages autour du monde. Et des manuels scolaires de
1920 : de style! d'élocution !... Le décor est planté.
La boutique préférée de tout digne malouin qui se respecte c’est la librairie du
Môle. Monument ! Labyrinthe de colonnes faites de livres. Des ouvrages au sol, sur les
côtés, en pile, en tas, en quinconce... Il sort des livres de l’étage et de trappes. Un bazar de
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quelques mètres contenant plus d'écrit d’intérêt que n’importe quelle superette culturelle
de masse. Rien n'est rangé. Un chaos! Le vieux monsieur aux cheveux blancs sait son
antre. On évoque vaguement un titre. Il sait ! On est guidé. Là… Gauche… Ici, sous la
pile. On craint de voir les édifices de papier s'écrouler. On est prudent, silencieux mais
excités... Le vieux monsieur est une mémoire de la ville…
D’une librairie l’autre, Du Môle à Bon-Secours… Je me sens libre un instant…
III
Traînant j’arrive… 6 Grand Rue ! J’accoste le fameux Hôtel Central la nuit
tombé. A croire que le besoin se faisait attendre depuis des semaines, on m’a collé illico
dans les pattes d’un grand tout maigre et sans âge qui s’agitait derrière le bar. Malgré son
corps sans vie, le type servait avec une petite élégance tout de même, sûrement due au
costume. Malgré le fait qu’on m’ait destiné à lui donner un coup de main, le type a tout
de suite eu l’air méfiant. J’avais pas tant d’expérience de la vie mais pour le coup, j’avais
une certaine habitude des doutes qu’on impose aux inconnus. Les gens sont toujours seuls
mais détestent les nouveaux venus. Isolé ou en groupe, les gens sont toujours à l’affut, à
paniquer de ce qui pourrait bouleverser, ne serait-ce qu’en détail, leurs pauvres petits
jours.
Pendant une semaine complète, il s’est adressé à moi que par mouvements de
tête, pour me montrer ou pour me dire de le suivre. Donc je regardais ce qu’il me montrait
et je suivais. Ça devait être une sorte de test, pour voir si j’étais pas un emmerdeur ou un
fainéant.
Disons pour aller vite que j’ai passé des journées à charrier des caisses, des
cartons, des bouteilles, des citrons, des verres et tout ce dont le grand maigre avait besoin
dans son bar. J’ai vu défiler toutes sortes d’alcools… Vin de France, spiritueux, pétrole et
brandy,
apéro portugais, production italienne, irlandaise… Les liquidités, dans le
domaine c’était l’important ! Je me levais tôt et je transportais tout leur marchandise, des
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camions débarquant avant le soleil jusque dans les caves de l’hôtel, des caves aux
réserves et des réserves au bar. Ça m’occupait presque tout mon temps. Parfois, toujours
sans causer, avec sa tête, le maigre m’autorisait à transvaser des bonbonnes dans des
carafes. J’en profitais en douce pour goûter, pour pas rester ignorant de tout ce que je
trimbalais. C’était les soubassements des soucis. Ce vice-là je le développerai pour de
bon mais un peu plus tard… Toujours est-il que, du coup qu’il m’avait filé le jour où j’en
avais cassé une, de carafe, j’ai capté que ça rigolerait pas des masses et puis surtout que
j’avais à faire à des produits de luxe. Eau de vie et ivresse grand cru pour messieurs les
clients, dont, pour le moment je ne voyais le raffinement que de loin.
Au bout de huit jours, il s’est mis à me parler. Il m’a dit comme ça sans que je
m’y attende : « Tu voudrais apprendre à servir, toi ? » Sur le moment j’ai pas commenté
pour pas qu’il change d’avis dans l’instant mais le grand tout maigre, il avait un accent
incroyable ! Angliche ! J’ai rigolé à l’intérieur qu’il se mette à me parler d’un coup mais
j’ai pas bronché. Docteur, je me suis adapté, j’ai hoché la tête à sa manière. Fallait que je
continuer à la fermer, ça payait !
Le lendemain, c’est le patron, Pierre VanBigglen, en personne qui est venu me
chercher. C’est « Monsieur Pierre » que les gens l’appelaient. Je connaissais le nom, je
revivais l’histoire de mon père. Encore avec les mêmes manies : Sans causer, mouvement
de tête. Il m’a traîné à travers tout le bâtiment et pendant un sacré moment jusqu’à ce
qu’on arrive dans une pièce très haute, sans bruit et sans odeur. L’endroit était plein du
sol au plafond des costumes que les gens de l’hôtel portaient pendant le service pour faire
façade. De quoi servir, porter, laver, et s’incliner sans cesse…
C’est que l’endroit dont je parle, c’était la crème de la crème ! On y voyait
descendre les touristes et les passants les plus prospères de la côte ! Et de France peut
être ! Et sûrement pire !
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Le patron m’a pointé les vêtements du menton pour m’inviter à en essayer un. Je
ne connaissais pas ma taille alors j’ai mis quelques minutes à en trouver un à mon gabarit.
Et c’est seulement quand j’ai été habillé comme il fallait que Monsieur Pierre m’a adressé
la parole. Mais pas pour me causer pour de vrai, non, simplement pour m’avertir : que
j’avais intérêt à filer droit ici, que vu comment j’étais arrivé sapé, c’était que des beignets
sur la plage que j’aurai pu vendre mais que là, les gens que j’aurais à satisfaire (il a bien
dit ça !) étaient sûrement les plus riches que j’avais jamais vu de ma vie… que l’endroit
avait sa réputation à tenir et tout ça... Il a conclu par un nouveau mouvement de tête, j’ai
suis retourné voir l’anglais aussi sec !
IV
Quand je ne bossais pas et que je ne dormais pas non plus, pourvu que je sois
bien habillé, j’avais le droit au Salon Ancien. Repos pour les Petites-mains. Silence
obligatoire. Dans le Salon Ancien, le temps se balance entre le craquement des flammes
dans l'âtre et le tic tac de l'horloge. Je m'imagine qu'un instant pareil a le potentiel pour
être vécu des siècles.
On profite alors des secondes qui se paralysent. Chacun à ses pensées, chacun à
son souffle. Ce calme... Fabuleux ; qui ne m’avait jamais été permis en banlieue. A bien
me concentrer entre le balancement normand et le bois souffrant je reconnais le repos.
Je sais bien que chacun se recroqueville dans ses souvenirs de môme. Pour votre
serviteur, à deux pas… cette maison immense vers Saint Servan, en périphérie malouine.
Là-bas, ma grand-mère au tricotage, maman donnant toutes les affections possibles à ma
sœurette toute bébé. Mon frère et moi, en tailleur, la face au feu, hypnotisés, le visage
séché par les flammes.
J’aimais aussi sortir voir la plage. Je connaissais un peu le coin parce qu’on me
tirait là gamin voir ma grand-mère. J’avais pris la manie de faire un tour des remparts
pendant l’après midi, pour faire le romantique, cheveux au vent et compagnie… je
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m’arrêtais là devant les statues d’héros des eaux : Surcouf et Jacques Cartier. Assassins
officiels gradés montrant le large du doigt.
J’observais les bateaux qui accostaient et repartaient sans arrêt en me demandant
ce que vont toujours chercher les gens ailleurs…
Quand un navire reliant la ville à Jersey passe au large, quelques minutes plus
tard, c’est un petit raz-de-marée sur la plage. Je ris de voir les touristes hurlant y perdre
serviettes, tongs et raquettes…
Finalement, vu que j’étais là, coincé dans les murs jour et nuit, Monsieur Pierre
s’est vite dit qu’il pourrait me donner du boulot en plus à faire. Je me suis retrouvé au bar
le jour. A l’accueil une partie de la nuit. Parfois même en salle à servir. Je déroule my
salad of scallops, (in season of course!) with smoked breast of duck and citrus fruit, also
filo pastry filled with shrimps and winckles on spinach!
Je me débrouille avec le carnet du frère anglais. Un cahier qu’il m’avait laissé.
Couverture verte. Faut dire si je me souviens. 30 cocktails pour assurer. Y a pas un
americain pour me commander une bière ! On me lance Tom Colins ou Pink Lady. Je
simule, mens avoir oublié les glaçons. Je consulte, tourne les pages grand V. Et je
parviens toujours à mes fins. Jeune comme tout. Au garde-à-vous permanent. Je suis
présent. Je bouge pas !
Docteur, à l'hôtel je suis devenu un valet. Je fais les chambres. J'aspire, j'aspire
sans jamais m'arrêter. Je travaille avec Marie la douce. C'est Marie la dure qui vérifie le
moindre mouton. Elle passe son doigt derrière les commodes. Impitoyable ! Je deviens
expert en aspiration. J'alterne avec ma fameuse respiration lente.
Je suis opérateur de coulisse, artisan artiste. Office d'ordre et de charme. Je tiens
la façade que le client croit normalité. Je tords le maussade en beau. Au petit jeu de
savoir ce à quoi ces Messieurs peuvent prétendre pour la bourse qu'ils dépensent, le débat
48
dure... Ils exagèrent tous, n'envisagent jamais les limites de ce qu'offre l'argent. Ils
m’envoient à n'importe quelle heure. Ça sonne en bas. Urgence: des tartines! Un polo
beige! Une compagnie pour la nuit!... Je dégotte, tant bien que mal. J'exauce presque fier
de faire le génie.
Et je continuais à assister bien sagement l’anglais qui s’est mis à me faire des
confidences aussi brutalement qu’il s’était mis à me parler. Il m’a tout raconté ! Depuis le
début ! Il m’a déballé sa vie sans que je ne lui demande rien ! Il devait avoir besoin de
parler à quelqu’un. Du coup je l’écoutais.
V
Il avait vingt six ans. Il était de Londres, de ce coin là. Il était en France depuis 10
ans. Ses parents qui arrivent plus à se supporter, c’est tout ce qu’il se souvenait d’eux…
Pas glorieux ! Sa mère s’était faite repassée par son père. « A cause d’une histoire de
coucherie ». Lui, la mère au cimetière et le père enfermé, il a filé en centres puis en
familles d’accueil… En me montrant quel verre choisir pour quel cocktail, il me raconte
comment des abrutis se prennent pour ses géniteurs, comment on le trimbale de psys en
médecins en tout genre qui le prennent pour un dingo qu’il soit bien calme ou éperonné…
Retour en foyer donc avec d’autres comme lui, bien attaqués, biens seuls… Bizutages
sales et embrouilles à coup de cutter ! Il soulève sa chemise pour me montrer des preuves,
au cas où… Il me verse sa disgrâce. Entre les futilités, un épisode quotidien, celui du jour
sans arrêt pire que celui de la veille… Il m’explique à force de détails qu’au foyer,
débarquer mouflet c’était la double peine. Il fallait déjà l’habitude, impérative, de fermer
sa gueule pour pas servir de proie aux pensionnaires ou aux éducateurs. Mais malgré ces
précautions, les plus anciens se sentent bien solitaire et en manque d’amour… Ils fonts
pas de sentiments. Les petits nouveaux sont tendres et appétissants… Au foyer, c’est
comme ça.
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Au final, chacun prend le vice de l’autre. Bouillon de culture. Et lui n’a pas
d’autre ami que la fourchette de la cantine.
Après ça, l’anglais, ils ont voulu le mettre à quatorze balais à apprendre à faire le
cuistot dans une auberge à la campagne. Oliver Twist chez Sieur Thénardier. Il a pris les
premières leçons et dès qu’il a eu marre de leurs coups d’épée dans les reins, il est reparti
pour Londres puis en France, de ce côté-là, pour voir si c’était pas mieux des fois…
VI
Au bout d’un mois, j’ai profité que j’étais à l’accueil pour appeler à la maison. On
m’a dit de ne pas hésiter à rester ! Qu’il n’y avait que du bon ! On m’a servi toutes les
histoires connues sur les jeunes, les voyages et l’expérience… Et puis Saint-Malo ! Qui
pourrait s’en plaindre ? Le bon air me ferait du bien !
Je précisais quand même que l’air de la Bretagne m’était pas si favorable, qu’il
me faisait dormir pire qu’un somnifère… Ils réattaquaient : un hôtel c’est propice aux
rencontres ! Donc excellent pour la suite ! Pour plus tard quoi… Moi, je serais bien
repassé place Aragon pour voir ce qui s’y passait pendant mon absence. Mais je me suis
fait une raison. J’avais bien le temps ! Et avec les sous que j’espérais recevoir, je pourrais
peut-être me faire une réserve. Du coup je suis resté. Encore des annales et les taloches du
grand tout maigre, encore des tours des remparts, encore les verres et les clients.
VII
Je ne pouvais trouver rien de plus épuisant qu'une promenade en bord de Rance.
C'est ma grand mère qui se passionnait pour ça. Je passais la voir quand Monsieur Pierre
me donnait ma journée complète.
La Rance ne brille que par le ridicule de son nom et l'usine marémotrice. Rance…
Une fiancée phénoménale pour les gens d'Ile et Vilaine. Une fierté. La France qui gagne,
qui domestique la nature, qui lui prend sans voler.
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Ses côtes étaient vaseuses, son eau ni douce ni salée et ses oiseaux d'une taille
hors du commun. Malgré l'usine qui formait un pont de civilisation sur l’estuaire, le reste
n'était que le camaïeu vert d'une nature totale. Kaki pour le marais, clair pour les herbes
grasses, verdâtre presque noir pour la salicorne et les méchantes eaux. C'était en tout
point comme le quartier où j’enseignerai... Une école, éclat blanc pur, au milieu du
marasme gris noir en barres. Une tentative nécessaire mais insuffisante pour l'emporter
sur les gosses violents et cruels incurables… J’avais déjà fait mienne les idées
d'impossible résolutions. Bref…
VIII
En ce début de soirée, après la ballade , c’était au tour de mon père de me
téléphoner. Il est au Portugal depuis cinq jours. Il est là pour voir son petit frère malade.
Je resitue dans leur fratrie: Mon père numéro 8, 59 ans. Elie, désormais pauvre diable,
numéro 10, 55 ans, non fumeur, sainteté absolue, jeune marié, victime déclaré depuis
trois jours d'un cancer de l'œsophage.
En m’anonçant le mal, mon père prophétisait que la mort de mon oncle
entraînerait celle de la famille entière. Mon oncle était un pilier. Balayé la cathédrale
choirait. Le manque d’un mort se calcule en capacité d'animation... Qui égayerait la
famille? Pour mon père c'en serait fini de tout. Plus de frère : plus de famille, plus de
village, plus de Portugal,...
Mon père me raconte les derniers jours. La volonté de montrer au frère les coins
de Lisbonne les plus sauvages et sereins. Le premier jour, ils ont filé en face du centre, de
l'autre côté du Tage.
Il s'agit bêtement de tuer le temps. L’heure de voiture est bienvenue. Alors le
deuxième jour, la destination est toute choisie. Cabo da Roca. C’est le point le plus
occidental du continent européen. Un petit symbole… Le poète Luis de Camões décrit le
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cap dans Les Lusiades comme « l'endroit où la terre s'arrête et où la mer commence ». Je
m’accapare et réoriente : « l’endroit où la vie s’arrête et où l’effort commence ».
Ils discutent météo et conjoncture. Les banalités sont les seules à pointer leur dard
dans les moments de crise. Et puis la mécanique mise en mouvement, on parle de l'Après
qui n'existera pas.
C'est bien violent. On le sait. La vie l'est. La mer en bas l'est. Elle arrache la
matière patiemment à la côte. Elle démonte le paysage. Très long, on dirait ralenti mais si
efficace... On regarde dans l'urgence les millénaires agir. On urge de profiter. On trouve
ça beau. Tellement dégoutant qu'ils ne seraient pas là si tout suivait son cours.
Le vent souffle. Tornade estival. Il soulève le sable. La végétation de falaise est
courte comme leur horizon de vie. On se protège, on s'embrasse. Les larmes sont douces
et retenues.
Un genêt croît dans le paysage et s'en vient coloniser leur esprit. C'est une
dernière chose à partager, une petite fleur, ses pétales et son cœur irisé, sa tige à racines
minérale, la terre, l'endroit, la ville, la région et le pays. Elie s'épuise à se raccrocher à si
peu. Il ne résiste plus. La vague le dévore. Dévore mon oncle. Il faut rentrer.
IX
Fallait que mon père raconte. Maintenant je connais le mécanisme. A l’Hôtel, j’ai
le ventre en vrac à chaque sonnerie. La terreur du téléphone frappait désormais
régulièrement. Mon père m'appelait pour me raconter l’évolution. De retour à Colombes,
il avait lui-même chaque jour mon oncle au bout du fil, qui essayait d'articuler avec mille
efforts. Il n'y arrivait pas. Il n’y arriverait plus. C'était comme ça. Avec mon père pour
feindre la normalité et la détente on a dévié et parlé de ce que je lisais. Je donnais des
vacances au Festin Nu et à Notre Dame des Fleurs pour La vie devant soi. Ca tombait
bien. « Emil Ejar ! m'a-t-il dit sur le champ. L'histoire de ce gamin, fils de putain, élevé
52
chez une grosse juive à Belleville. » Il savait même que Simone Signoret avait joué
madame Rosa dans le film. Il a ajouté pour rire "t'es pas fier de ton père?". Je lui ai dis
"oui P’pa ! Quelle culture !"
Après ça j'ai tenu quelques minutes grâce au rire du père et puis je suis tombé en
larmes. Je suis allé marcher moi qui déteste marcher pour rien. J'ai sillonné la plage du
Bon Secours. J'ai d'abord fait le tour. Et puis quand ça a été fait plusieurs fois, je l'ai
arpenté dans la largeur pour essayer de me calmer. Il y avait ce soleil breton, rude mais
bienveillant qui me réchauffait la nuque à l'aller et le visage au retour. Il y avait cette
étrange odeur de menthe. Il y avait l'idée contagieuse de mon oncle Elie ne pouvant
même plus articuler, de mon père ne pouvait plus articuler à cette idée, d’une famille
entière n'articulant plus à son tour, jusqu'à ce que la parole disparaisse du monde.
X
Il est tard. Dans ma tête, la plage est devenue un dédale.
Egaré dans le labyrinthe, écailleux, je progressais ignorant tout de moi et de ce
qu'on en voulait. C'était un labyrinthe stupide, les seules dérivations ne proposant que
des issues dont il suffisait de s'extraire pour reprendre la route du tracé principal. Quand
bien même je me retrouvai face à une fourche, je faisais mon choix comme il se devait.
J’avançais dans l'embranchement B jusqu'a ce qu’il s’achève en cul de sac. Je
rebroussais la route jusqu'à la fourche initiale et me réengageais sur la voie A.
Parfois, les eaux montent petit à petit. C'est une marée. La mer gagne les idées
fondant les masques en pate graisseuse. J’essaie d’élever des arcs en passes aimantes. A
protéger un monde, à part crayonner, il ne restait rien. J’écrivais un petit quelque chose,
un conte ou une nouvelle et les eaux se redisciplinaient, me caressant seulement la plante
des pieds.
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J'avançais sur ce plan d’or, labyrinthe de pensées sans mur duquel je me
retrouvais incapable de sortir, ou d'y prononcer le moindre mot. Condamné à errer muet
sur le rectangle fermé sans autres cloisons que celles que mes pleurs faisaient pousser
autour de moi. Un immense bâtiment de peur. Et c'est là que l'épouvante croit, elle sans
peine à l'aise, donnant à ma demeure des habitants acharnés, apôtres de terreur formant
de leur gueules d'immondes cris étouffés car eux aussi souffraient de tumeurs de
l'œsophage, d’infection pulmonaire et qu'eux aussi mourraient s'étouffant de manque de
chance laissant s'écrouler les entrelacs du rhizome vert de terreur en ruine de nostalgie.
Je passe la nuit là. Sans souffle, camé à la Ventoline. Le ciel du dédale reste
ouvert, volontairement, que je subisse les assauts par les airs, gorgones volantes et
craintes ailées.
Toute cette passe en italique… J’ai fait ce cauchemar chaque nuit une semaine
durant, Docteur. Une semaine, juste le temps nécessaire à faire glisser le drame des
autres.
XI
Avec les semaines, à force de me taire et d’obéir bien bravement, Monsieur Pierre
s’est mis à me saluer et à me lancer un petit mot à chaque fois ! Ça me faisait ma petite
fierté. Loin de chez soi on se rattache à ce qu’on peut. Alors je le saluais en retour et
comme ça, au fur et à mesure des semaines, à y tourner en dedans et autour de leur hôtel,
j’ai entendu dire que le patron m’aimait bien. Marie la douce m’a même rapporté des
mots à lui : « que le silence devenait une vertu rare et que moi, manifestement, je
possédais cet immense talent de savoir fermer sa bouche… »
Des jours encore et il a fini par arriver à mes oreilles que Monsieur Pierre parlait
de me marier à sa fille. Il me considérait là-bas ! Il avait déjà fait trois filles cet homme
là ! Tout le monde le gonflait avec ça. Il lui fallait un gars jeune dans la famille !
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On m’a raconté que quelques années en arrières, alors qu’on préparait la salle
principale, devant tout le monde, il avait pris un air sérieux et solennel… il avait annoncé
qu’il allait se mettre au boulot ! Le soir même ! Qu’il fallait bien ! La suite…
l’héritage…. Il était nécessaire que quelqu’un assure derrière ! Le résultat n’a pas tardé !
Bingo ! Il avait refait une fille…
Margueritte, celle qu’il voulait m’offrir était un peu bécasse. Pas idiote en tout
mais pas dégourdie ! Ça se disait alors ouvertement, M. Pierre voulait que je l’épouse. Il
devenait question que je récupère l’affaire ! Je lui faisais l’héritier!... Moi l’Hôtel, le
boulot je disais pas non… j’avais la motivation ! Je me plaisais pas si mal à Saint Malo...
mais c’est plutôt la fille là… J’en prenais lourd ! Non c’était pas possible franchement !
Je voulais bien rendre des services mais là… Impossible ! Il a bien compris finalement. Il
savait bien que sa fille c’était pas ça… Et puis il m’avait toujours sous la main : semaine,
dimanche et jours fériés.
L’expérience grandissante, je m’étais transformé en monsieur sert-à-tout.
Barman, accueil… et puis surtout spécialiste des grosses affaires ! Je baladais les clients
importants, leur faisait faire un tour de la ville pour leur montrer les choses… La
Bretagne du fait de la marée basse, a toujours un air de fin du monde. Belle malgré tout.
Vous m’auriez vu sur le Petit Bé à traiter de l’extension maure au XIIème, des trois mâts,
des remparts par l’ouest, nord, sud, tout ! Du championnat suisse, de l’espérance de vie
des huîtres et de la technique de repêchage de la moule … en anglais, allemand, javanais !
De tout je leur faisais ! J’étais l’as de l’oubli, l’agence de tourisme, le bouffon, le valet, le
fils ! Pour sûr qu’il voulait me garder, et me faire roi du domaine ! J’avais tout dans la
besace ! Se taire ? Ok ! Discussion ?! Oui, quoi ? La divination chez les gaulois ! Je
gesticulais… le calcul de la marée… On avait même rigolé un jour avec l’anglais à le
faire passer pour le premier ministre de Jersey auprès d’une petite vedette de passage.
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Et puis la fin août est arrivée, les touristes se sont fait moins nombreux. Monsieur
Pierre m’a faire venir dans son bureau, a souri et m’a donné une tape dans le dos. Il m’a
remercié. Ça m’a fait plaisir. Je pouvais être content disait-il. J’en avais appris des
choses sur le travail et sur les gens. J’avais respiré du bon air pendant deux mois, j’avais
profité des paysage et de bien manger à l’hôtel…
Voilà. Saint-Malo c’était fini pour moi. Il faudrait rentrer. Je me posais la
question. Est-ce que le zoo manquait ? Pour que je m’en rende compte, je me suis dis que
j’essayerais de voir comment je me sentirai une fois rentré. Place Aragon je pouvais dire
« c’est chez moi ». Alors pour ça, je pouvais dire que je sentais une légère différence. Je
croyais bien avoir changé. En bien ou en mal, je ne le savais pas. Juste changé. Et du
coup, je craignais de ne plus être adapté aux lieux et la faune une fois revenu.
Marie la douce et l’anglais m’ont accompagné à la gare. J’ai eu un peu de
chagrin à les quitter. Surtout l’anglais avec qui, malgré les silences du début, on avait fini
par se comprendre. Il m’a dit « Alors, ici, c’est fini, qu’est-ce que tu as envie de faire
maintenant ? » . Je me suis imaginé ce que mon père aurait répondu à une question
semblable et j’ai haussé les sourcils comme j’ai toujours fait. Le ding dong a retenti. Je
suis monté, le train est parti.
56
Porte n°5
Le centre
« L’Abbé Glatz »
57
I
Retour à la case départ. Colombes, place Aragon, lieu poète donc…
J'avais oublié... Quel bordel dans le 161. Pour trancher dans les syllabes on disait
16-1. Bref, une ménagerie à roulette. Dès le démarrage.
Un type dehors : « Ouvre la porte arrière! »
Le chauffeur : « je suis pas votre chien. J'ouvre pas! »
Ca braille, ca s'engueule. Ca rit et s'interpelle. Les dames ont leurs sacs pleins du
marché... Elles reviennent du boulevard Héloïse à Argenteuil. Le grand bazar sur les
quais de Seine... On circule plus dans l'allée. Et les petits... Les petits ne se modèrent pas.
Ils beuglent! Personne ne commente. Ca souffle malgré tout.
Et la route... queue de poisson, on s'accroche. Ça pile, on manque de mourir à
chaque chicane. Mon naturel de retour, un peu rassuré, je lis des deux mains, sans me
tenir, épousant l’agitation du bassin. Je me dis c’est comme le vélo, ça s’oublie pas.
II
Les jeunes macaques sont amicaux. Mais ça leur passe vite ! Ça s’est fait pendant ce
temps là. J’avais fait la caisse, les cartons, les clients riches, les pauvres et les salauds.
Les patrons cons comme des culs, les grands silencieux… Je sais plus comment je me
suis retrouvé en charge de mômes. Je me souviens juste avoir commencé à surveiller les
enfants à la cantine rue Jules Ferry. C’était avant que je fasse pédagôôôgue... Pour le
contact c’était assez proche, pourtant plus amical. Sans pression et sans considération!
Quoiqu’il en soit, une révélation !
Pour une raison qu’on faisait semblant de ne pas comprendre, le centre de loisirs
de l’Abbé Glatz recueillait les gamins du coin et puis, en plus, les gosses des autres
quartiers qui n’étaient pas les bienvenus ailleurs. Dans ce paquet-là il y avait des petits de
58
5 ans que ni les parents ni les profs n’arrivaient à contrôler. Ça avait l’âge de glousser et
ça trainait à l’heure des hurlements… Y a des gamins qui avaient viré étranges parce que
leur mère les avait enfermés bébé des journées entières dans un placard à balais. Oui, ici
comme partout, on enferme les gosses dans les placards et les tabasse quand bon nous
semble. On les ignore, on jacasse dans le vide, on fait rien pour être ensemble. Et on
s’étonne du résultat…
C’était le lot des gamins étiquetés « troubles du comportement ». Ma première
fois, c’est celle où j’ai compris les mioches, comment c’est dingue, et prêt à tout !...
Sofiane était du genre pas clair, mais honnête ! Propre et avantageux dans le
groupe ! Y avait avec nous la petite sœur, ni habile ni maline mais débonnaire. Le petit
dernier, pas plus haut qu’un bureau, il ne parlait pas ! Pas une bredouillerie ni un
babillage! Rien. Un souvenir ! Mais la hargne! Formidable! Il avait le feu sacré qui lui
brûlait les tripes! Gary, c’était le coup de patte ! La griffure, l’art de la gifle !... Une
violence rare ! Une boule à pique: une masse d'arme! Des beignes au kilo, des pluies de
torgnoles qui dégringolaient sur qui s’approchait! Il blessait pire qu’en guerre! On ne
soignait plus les victimes, c’était devenu ingérable! Arme de carnage ! Il nous aurait fallu
une infirmière à temps plein! J’ai jamais vu des claques pareilles! Il marchait encore mal
mais il envoyait avec fermeté ! Et allégresse. L’horreur c’était pas la douleur des
victimes. Non. C’était son visage quand il cognait : le sourire jusqu’aux oreilles. Un
dragon! Mais tout en dedans ! Ça me secouait. J’en ai parlé aux autres animateurs. On
m’a tout raconté.
Les trois de la fratrie étaient chez la mère. Le père n’avait ni le droit de garde, ni
celui de voir ses gosses. Enfin seulement de temps en temps, et surveillé ! Les intrigues...
Le père avait secoué sa femme à une époque. Ce jour là, ça frappe à la porte. Le plus
grand y va, demande qui c’est… Il ouvre. Et voilà le père qui enfonce la boutique. Il
cavale vers la cuisine, les gamins suivent !... le temps que la mère se retourne… ils sont
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cinq dans la pièce. Le père s’empare d’un couteau ; le plus énorme !... Il attrape la maman
par la taille… les mouflets la bouche bée en spectateurs ... Tout est allé très vite !... Il lui
tranche la gorge de travers !... Il avait tout emporté ! La carotide saignait follement, sur
les murs, le sol, dans l’évier. Le sang de la mère en flaques sur le carreau !...ça
jaillissait par salves!... Il la croyait morte. Il l’avait retenue un moment contre lui et
finalement il l’avait laissé glisser par terre. Il s’était lavé les mains, avait fait une bise aux
enfants et était parti comme il était venu.
L’extravagance des enfants, ça s’explique toujours ! La maniaquerie ne se fait
pas en un jour ! Faut le terreau, l’engrais et l’ascendance pour beaucoup !… et de
l’insistance… à l’excès. Gary c’était une victime !... Du coup le père : au cachot, leur
mère : tracé à l’encolure mais bien en vie ! L’histoire de l’assassinat, ça a ému jusque
chez Monsieur le Maire. Du coup la maman, on lui avait trouvé un turbin sympa à nous
servir à cantine.
III
Sans trop faire l’émotif, depuis, je peux quand même me souvenir. Un minimum.
Le patron du bahut… Sidy. Sénégalais d’origine, sec comme un épi. Une bénédiction!
C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier. Faire confiance au gens, il arrive que ça paye.
Sidy, sa lubie, c’était de tout fairepour sortir les mômes de la ville. Alors, on allait
souvent au parc pour qu’ils voient du vert. Les venues au jardin étaient toujours
l'occasion d'épopées lestes et brutales. Des courses folles sans limites, du gazon à
s'abrutir. J’ai rien connu de plus joyeux que la vue de gosses qui courent sans garde. On
s'amuse à s'attraper. Premiers contacts ; on se capture, on se libère. Les symboles sont
immenses, des avant-goût de futur et d'âge adulte. J'avais mes tyrans, mes idolâtres, mes
prophètes et mes génies.
Quand l'eau se mettait à couler, les passions étaient transmutées, exacerbées.
L'eau source, une genèse accouchée. Les balles : planètes, les enfants : dieux. Ils jonglent
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leurs existences perdues entre les limbes parentales et les espoirs bornés. Ces esprits-là
tiennent des mondes en équilibre sur leur pied, les encaissent, les frappent et les
talonnent. Ils portent l'univers brinquebalant sur leur tête. C’était l'occasion de millions
de fantaisies. C'était leur carnaval: un jour d'enfant, un paradis de journée!
Au parc, le département régalait. Des animaux à découvrir aussi: une oie, un
sanglier; ultimes et tragiques banalités.
IV
Everyday, Féroces et Petites Fleurs cohabitent. On conjure et harmonise,
dompteurs et paysagistes. Mais les miens, un troupeau, une horde! Des monstres à nourrir
! Une agglomération de dingues réduits et de fous minimes. Une tarentelle continuelle de
conneries en tout genre! J’ai cru tout entendre ; tout voir. Les petits, ça a un truc bien
spécial. En bien!... Et même si les choses ne tournaient pas ronds dans leur tête…
Oeuvrait comme un enchantement, un charme en somme, qui faisait qu’on leur en voulait
pas. On se foutait de leurs maladresses.
J’ai passé des moments remarquables. Des sornettes et de la naïveté en barres!...
et des niaiseries… autant de notre côté que du leur! Pour eux les gamins, le centre : un
lieu de délices! 8h-18h : Un tumulte. J’avais pas le temps de réfléchir. Ça m’arrangeait
bien! Le temps expédié comme ça! En hurlements, piailleries, plaintes et mugissements!
Je peux en rire, Docteur, sachant ce qui m’est arrivé ensuite… Après quelques
temps, j’avais été désigné officieusement responsable des « cas spéciaux » par Sidy. Ah!
Il m’avait dit en riant que c’est parce que je leur ressemblais, que des fois je planais
tellement en regardant dans le vide… c’était normal que je m’entende avec eux. De leur
propre race. Entendu qu'avant de leur apprendre, je les comprendrais... Véritablement.
J’étais comme tout ceux la. Je les adorais.
61
V
Parmi eux était Lisa. Un ange, autiste, allergique à presque tout ; pates, caséine,
maïs… et je ne sais quelles autres saloperies encore. J’avais lu le dossier médical dans le
bureau de la direction : « Le gluten et ses dérivés interfèrent au niveau du cerveau avec
des neuromédiateurs… » Il y avait d’autres termes plus durs qui la définissaient sur le
papier mais ça ne changeait rien à l’affaire. Cette gamine! Pour le coup, y avait pas de
doute… Je passais mes journées au centre avec elle. Toujours les mêmes phrases en
boucle… Sans arrêt! Ni elle ni moi ne nous lassions. Tellement dans son monde ; elle ne
répondait même pas à son prénom. Ce qu’elle préférait c’était regarder les photos. Quand
les gens la plaignaient, je me demandais toujours si elle était heureuse ma belle.
Combien d’emmerdes en moins sans la conscience ? Ils la prenaient pour un
monstre ou un « coup pour rien ». Moi je la trouvais incroyable, comme elle dansait sur
son nuage, comme elle chantait Aufray, haché… Le Petit Ane Gris… pour elle, jamais
pour les autres, comme elle riait. Un sacre pour la vie. Elle ne pleurait jamais Lisa. C'était
elle la bonté si rare, celle de l'enfant, la seule qui vaille. Ses parents seraient morts dans
un accident que j’aurai tout quitté pour l’adopter. Ça commence à faire mais aujourd’hui
encore, j’en rêve la nuit.
C’est elle qui a fait que j’ai voulu bosser avec les mômes. Pour de bon je veux
dire… J’avais pas de quoi me faire pousser un don pour le cinéma, et puis j’voulais pas
servir à rien, ni me battre à perdre mes cheveux par plaques pour farcir le compte en
banque.
Avec Lisa, ça a été comme d’ordinaire avec le temps qui passe : le
bonheur bien immédiat, rapide et les regrets pour longtemps. J’aurais du garder contact
par l’intermédiaire des parents. Mais les amours d’enfants sont toujours suspectées. Je ne
l’ai jamais revue.
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Ce sont de belles images dans l’ensemble que je voudrais garder vivantes. Un
désordre heureux qui reste sur le fond de la gorge. Mon calme était là bas je crois, dans ce
préfabriqué au fond de la rue Glatz à Bois-Colombes.
63
Porte n°6
Une lignée de grands somnambules
64
I
Si mes souvenirs, engourdis depuis l’ «évènement » ne me trahissent pas, c’est
après cet épisode que j’ai repris la fac à Paris, pour un an, et passé le concours de prof.
Un Colombes - Antony c’est un conte croyez-moi. Pour ça, je l’ai senti passer
l’institut de formation ! J’avais intérêt à avoir la patience comme meilleur ami sinon c’en
était fini ! Pour m’occuper dans le RER, j’ai lu, j’ai lu… Finalement, j’ai décomposé des
kilomètres de lignes, des pages par millions. Y a des phrases qui m’ont marquées. Ces
gens là en ont tartiné des caractères dans leurs bouquins. Vous aviez raison. Y a des types
quand ils écrivent, Docteur, c’est la troisième guerre mondiale…
Le voyage vers le sud du département : mouvement puis vide à nouveau. Actiondétente... Balancements sans autres surprises que suicides, grèves ou déraillements. Les
wagons bleu-blanc-rouge progressent ainsi. Une existence en somme, une vie en résumé.
Les trains de banlieue sont des mythes, machines à s'isoler en masse, en mesure ;
à penser calme en souk, grand observatoire de chez vous. Monde 2.0, l'éternel en libre
accès. A force de tout avoir a disposition par câble et satellite, il devient évident de
n'aimer que ce qui peut l'être évidemment. Avant ça, on souffrait à l'écoute répétée pour
trouver des charmes aux arts. La rareté nous y obligeait.
A force de le dire et de l'avoir sous les orbites, ma banlieue, elle, qui n'a rien
d'aimable de prime abord, aurait du m'écœurer de fond en comble. Il y avait de ça qui
surnageait, mais certains charmes se dévoilaient en travelling ferroviaire sous luminosité
vierge et matinale.
Intérieur jour, l'axe Bezons- Colombes - Gennevilliers qu’on étirait aisément vers
le sud hébergeait une histoire embouteillée. Elle se libère par le rail. L'autopont détruit
pour laisser place au progrès, j'ai du liquidé mes discretion pour faire place net au sujet.
65
Les trains donc, j'y vois et j'y écris. Faut que je vous dise qu’on y voit des choses
pires qu’à la télé. Nanterre Université, et ce type qui fait le funambule et qui rit... Ce
mariole qui annonce et qui se moque, qui s'étouffe, qui mendie puis qui saute. Juste à
l’heure de mon direct..., deux mètres en amont sur le quai. Voir ça de près tâche le linge
et l'esprit.
Et dans les trains on colle aux gens. Hommes, femmes et enfants. Les
banlieusardes sont fines et folles. Agressent avec le sourire pour une place ou un regard.
La folie du féminin noir.
S. sera au sommet de ça, enragée élégante, douce et médisante. Les premiers
regards auront eu lieu dans un train, encore un bon point pour eux.
II
L’Institut Universitaire de Formation des Maîtres; vaste asile sans barreaux,
ramassis de déglingués, les pires pédago de France, anciens et futurs à interner mélangés,
de ceux dont on ne veut pas ailleurs… Censés faire gonfler les dons… pas exemplaires du
tout.
A l’institut j’avais vu devant moi un ravissant numéro. Dans le groupe à former,
une fois le concours obtenu, nous étions une trentaine dont deux types : Des anciens gras
diplômés, gras payés qui avaient eu le déclic ! Ils s’étaient réveillés un matin en se disant
qu’encaisser des euros ça ne faisait pas une vie. Ils voulaient donner un sens à leur
existence… Pas simple à faire mais en enseignant ils étaient sûrs de pouvoir changer les
choses.
Y a eu deux abandons la deuxième année, celle où on commence les stages
pratiques et donc à voir à quoi ressemblent des gosses et le boulot: C’était les deux
mêmes qui avaient capté qu’ils ne changeraient ni le monde ni les choses.
66
Pour tout chambouler faut un coup de rein impossible à donner. Le monde faut
déjà essayer de le traverser. Endurer le marais poisseux. On ne rêve pas tous de changer
le monde, Docteur. On a l’intuition fine. La seule envie qui tienne la route c’est de
vouloir tracer la sienne en crevant ni trop vite ni trop atrocement.
Parce que voilà un léger désavantage de l'enseignant devant le médecin par
exemple. On peut soigner de force, cachetonner sous camisole, diagnostiquer le
récalcitrant, on professera jamais au pilon. Art doux de nuance et d'équilibres, des
résumés de milliards de relations à capter et à contenir suaves et souriants, braves et
bouillants. Violents cajoleurs, manipulateurs incroyables, les profs se baladent en
ballerine sur le liserai côté fol et fêlé... La chute se produit souvent, ils n'ont pas tous
l'instinct funambule. Vous le savez mieux que moi !
L'enseignant se trouve frêle, doux agneaux au cœur d'enfer, à se battre contre
d'innombrables riens et d’insolubles soucis. Incroyables: sens premier et immédiat ! A n'y
plus rien capter ! Faut se multiplier et se blinder ! Durs et épais, imperçables,
impénétrables, intouchables, impistables, imperméables… A tout ! Pour tout ! Drame et
misères, catastrophe et horreurs ! A ne plus le compter, à ne plus les dénombrer, 2, 4, 37,
75 ! Elles arrivent là, guette ! Sois prêt ! Hop ! Hop ! Hop ! Esquivez, ripez volontaire,
glissez exigeant ! Faut avoir sa dose de vigilance !
III
J’y découvrais les programmes à l’institut. On se demandait si ça servait
que les gosses entendent parler d’absolutisme avant 9 ans. L’avis du père sur les
programmes ? Des enfilades de gâteux rue de Grenelle. 400 inspecteurs généraux, exmauvais, ratés, pas plus pédagogue qu’un lézard. Des « Nous devrions changer de termes
des programmes… ». Version 23, version 24… La lignée des grands somnambules,
attablés à gâcher des tonnes d’avenir. Il en faut pas moins pour foutre des vies en l’air.
Programmes vide-ordures, bien étudiés pour ne servir à rien ! Rester bien sage à attendre
67
le rouleau-destin-compresseur ? Niet ! Faut pas ! Je voulais bien comprendre qu’ils
naissent pauvres et malheureux nos petits, mais pas qu’ils le restent. Si y avait que ça à
leur transmettre ; l’idée qu’ils sont pas fichus, enfin pas complètement, qu’ils peuvent
viser fort et haut, qu’ils peuvent taper la voute d’un shoot. Je finissais juste par espérer
que là-haut ça ne soit pas le même cachot.
Pour passer des réformes on fait les braves. Venez dans les écoles bandes
d’abrutis ! Le malheur de près ça vous crèverait le bide. Monsieur le ministre, les larmes
aux yeux, se reconvertirait dans l’humanitaire... Je vois les choses bien. Docteur, je dis
souvent le noir mais j’espère un peu quand même. Sinon quoi ? Que je me foute en
l’air ?… Sert à rien. J’ai la force de voir encore les drames. Je continue à me dire que si
les gens vivaient ou voyaient de près ils comprendraient. Mais les choses même vues bien
en face s’oublient vite. On fait fissa pour biffer les sales images. On évite un peu d’y
cogiter puis petit à petit ça disparaît. A la fin, ça a jamais existé. Pour ça faut faire
confiance aux années. Les vaches d’en haut, grasses et immortelles, doivent bien se
douter de quelque chose. Non ? Est-ce qu’ils s’en foutent ? Qu’est-ce qu’ils auraient
pensé s’il les avaient vu les mômes battus, violés, traumatisés, persuadés que la vie pue la
pisse comme leur ruelle, incapables de comprendre quoique ce soit. Cerveaux endeuillés,
anesthésiés, cramés avant les dents définitives, vides de belles images et pleins des rires
gênés qui camouflent les pires épisodes…
Pour sûr, l’impératif est clair, Docteur ! Je vous referais les programmes avec
l’indication en énorme pour les nouveaux gladiateurs, bien en haut de la feuille, en gras,
italique, souligné, tout ! Faire que l’enfant conserve à n’importe quel âge l’état d’esprit du
nourrisson. Quelques détails admis en plus mais bien purs et bien idéaux comme ils le
sont avant d’avoir boulotté la première année d’école et les désordres qui vont avec.
68
En conséquence, il manquait trois choses à l’institut : des cours d’auto-défense et
de droits pour se protéger et puis la compassion pour nos clients. Ils manquent peut-être
de ça les profs dans la zone : manque d’amour et manque d’attendrissement.
Parce qu ‘un bon prof, y a pas a dire, c'est surtout de l'amour, Docteur. Y a pas
de bon prof sans amour. Je l’ai vu dès le premier stage.
Mais allez dire que vous aimez vos élèves... Vous imaginez? On vous dirait Guy
George, déviant. Les instructions officiels obligent à rester pale et éloigné. C'est bien le
seul chapitre correctement traité à l'IUFM. Dans les bureaux, ils ont trop peur des
passions. Alors au lieu de dire qu'on aime Issa, Alma, Ayan ou Djénéba, on se pleint en
salle des maitres et aussi souvent qu'on voudrait dire qu'on aime, on dit qu'ils nous
épuisent. On se déguise en déçus alors qu'on sait que sans eux on serait déjà sec et à
recycler. Du coup, à vous Docteur, je vous le dis, jusqu'à Alpha, j'ai ronchoné avec
application mais j'ai surtout aimé. J'ai remercié cent fois en secret les mystères du destin
de m'avoir jeté dans une école. Et même si c'était à refaire, que je pouvais rejouer ma vie,
je referais tout de la même manière. Juste prévenu, je m'endurcirais d'abord. Dans mes
amours aux gosses et dans ma résistance contre ce qui assassine l'enfance.
Est vite arrivée la fin de la « formation ». Je l’écris entre guillemets, il faudrait
pas que vous croyiez qu’on y apprenait quoique ce soit de foncièrement utile. Et les
moineaux de l’inspection, quand ils m’ont envoyé aux Fossés Jean, ils ont cru important
d’insister en me disant que je saurai m’imposer. A l’Académie, ils renchérissaient surtout
pour pas qu’on panique. Je les ai calmés. Pas d’affolement, depuis le temps… le père
encore ! Je pensais pas le contraire de ce qu’ils me deposaient mais j’ai quand même
soufflé un truc balourd pour les emmerder : « Croyez-vous je puisse quoi que ce soit
contre la tristesse d'un quartier qui s'enroule jusqu'autour des gens? »
69
IV
Tout début Juillet, en rentrant un soir, à la descente du bus qui me ramenait, j’ai
recroisé Selhermor, mon pote… Il avait changé un peu mais continuait à me raconter
souvent avec des histoires pas possibles... Ce jour-là, après avoir pris de mes nouvelles, il
m’a tenu pendant trois heures avec son histoire de complot ! Il racontait à qui voulait
l’entendre que le SIDA avait été crée de toute pièce… « pour nettoyer tout ça !... Faire le
sale boulot sans salir les mains de personne !... » Moi j’y croyais pas trop…. Je suivais
mon petit bonhomme de chemin, sans courber la trajectoire ; le banal en objectif. C’est
comme leurs dogmes !.... Dieu ? Je peux pas vérifier, Docteur, je suis trop petit donc j’y
pense pas. Ça m’évite de stresser pour rien ! Et puis comme ça tout roule plus
tranquillement. Tant que c’est possible, éviter de trop s’agiter ! Aller cuit donne la voie
de l'oublie... Je me laisse aller coulant, me vautrant dans le pécher morne. Borgne je
deviens. Moins voir donne ses effets. Réels... Moins regarder pour le voyant c'est moins
se rendre compte, c'est moins subir, c'est moins mourir, éviter la mort par brûlure de la
rétine.
J’ai finalement touché à beaucoup de choses, mais ce que j’ai touché je l’ai fini.
Comme dans « Le Bon, la Brutte et le Truand » : je finis toujours le travail pour lequel on
me paye. Le grand travers de la jeunesse parait-il : touche à tout mais ne finit rien. Un
comme ça, tout ce temps depuis le lycée, j’en avais un sous le nez. Selhermor, lui-même !
mon pote… Selhermor c’est pas le vrai nom, ni une vérité. Comprenez, Docteur, plutôt
un mélange de personnes,.
On s’est revu encore très régulièrement au petit Colombes avec Selhermor.
Apparemment, lui avait trouvé un poste à essayer de vendre des appartements du côté
d’Asnières…
70
Selhermor, je l’ai rencontré à l’âge ou je n’étais pas encore devenu moi-même.
Lui, il adorait être là, mais il savait pas bien pourquoi… du coup il cherchait, toujours à
faire un truc nouveau sans jamais viser le top dans rien. Selhermor avait été dans le
graffiti, avait bombé des murs et des trains, laissant partout une signature qu'il le rendait
existant. Une petite trace de peinture. Un autographe répété à l'infini ! Il était aussi
passionné de musique et se lançait dans des tirades folles sur telle ou telle école de jazz
ou de rap. Sont-ils au niveau? La compétition ! Toujours ! Ça le rendait gentil, une crème,
un bon ami, bienveillant, mais passif et énervant parfois !
On se voyait souvent... C’était une bonne compagnie !... Toujours des histoires à
compter, et toujours le rire de celui qui veut convaincre qu’il mérite d’exister… Côté
physique, Selhermor était plutôt beau. Et puisque tous ici se définissent en termes
d'origine, disons que ce grand brun raide laissait croire à un arabe venant du nord... Ca lui
donnait cette peau et cette prestance qu'il résumait d'un trait: "moi? Mi-gitan, mi-cubain
!" Il avait les traits fins et faits pour plaire aux femmes, un visage qui attire de loin, qui
intrigue et qui séduit. Sans le dire (on l'aurait traité de baltringue ou de narvalo) il était
toujours âpreté, à ses pieds la dernière paire de je ne sais pas quelle marque. Stylé, genre
demi-pd passionnant. Le mélange beau et sans confiance permettait qu'on croit en lui.
71
Porte n°7
Un oxygenarium, des deuils et des dons
72
I
De mon coin, Docteur, j’avais la parfaite vue de la zone. Le meilleur exemple !
Paradigme ! Entre le pont de Bezons et la Défense, là, bien au milieu du carrefour, à
trainer entre hier et demain, entre le fleuve qui abreuve et le verre qui reflète, la banlieue !
Mon école. Place Aragon, lieu poète donc, parce que mélange des opposés. D’où je suis,
là, je capte la perspective, presque sans fin, bien droite et cabossée tout le long de l’artère,
clignotante et tendue, enchevêtrée, ses câble transversaux, ses feux, des câbles encore et
des chuchotements vicieux. Son vert et son sol rouge. Son vilain qui tend vers le mieux et
pas toujours encore !
Elle est celle sur qui tout le monde cause sans en avoir vu la face, celle sur qui on
a l’avis mais pas le témoignage. Seulement l’image télé… : Fausse et désarticulée. Ça s’y
essuie la semelle et les préjugés, ça y fait se multiplier les bactéries, les plaies et les
assistés. Laboratoires à ciel ouvert, nos villes, en ronde autour de la perle. Une forêt !
Pleine de mythes et de légende, personne d’extérieur n’y entre mais tout le monde craint
ce qu’on en dit.
On se réunit un peu plus largement. Pleins de gens tristes qui s’amalgament pour
boire et rire, pour que ceux qui pensent avoir réussi épatent ou assomment ceux qui
pensent avoir raté leur vie… toute chose n’étant valable que pour chacun, on se rue sur
l’occasion de part et d’autre, amuseurs et amusés, harceleurs et harcelés.
II
Ma première rentrées scolaire en tant qu’enseignant ! Je m’y préparais pas
vraiment. Juste après le concours, j’avais eu des classes pour me former. Deux fois dix
jours. C’était considéré comme fait ! Maintenant, pour de bon que je serai le centre d’un
monde… avec des influences et tout le possible ; pour un an, puis un autre et un autre…
Et des conséquences pour des vies entières… Ce serait « ma classe » comme disaient les
titulaires.
73
C’était pour dans deux semaines. Pour l’entrée en scène je m’étais acheté une
nouvelle veste. Je confesse : j’avais un goût pas normal pour ça. Je les cumulais. Une
veste, c’était pour protéger du souffle et des molards… J’étais pas forcément sapé comme
on l'attendrait de moi dans un temple. Les gens d’ici s’étonneraient un peu au début et en
silence. Trop de capuches, trop de coton, trop de largeur autour des jambes... Autrement
ma soeur me disait toujours : « Tes sapes ?! Ouvrier, braqueur ou pédalo ! »…
Je connaissais le nom de l’établissement. C’était pas tellement loin, à Colombes
même. Côté Argentueil, dans les bosquets de béton. Les Fossés Jean. L’école était
adossée à l’autoroute, après la vieille église et du cimetière.Elle était seule à attendre au
fond du quartier qui l’encerclait. Comme au fond d’un cratère.
Quand on arrivait par l’avenue et qu’on passait sous les arcades, y avait ce grand
"je t'aime Marijeanne" en longues lettres rondes qui trônait seigneur d'amour face à cet
imparable " Nique ta mère président".
Je me suis dit « C’est ça ! Pas dépaysé… C’est parti ! ». Je me suis approché de
la porte, j’ai tapé au carreau, j’ai essayé une combinaison au hasard sur le digicode le
temps que quelqu’un m’ouvre. Dans le hall, j’étais pas le seul à attendre, pas le seul
débutant non plus apparemment. Ils étaient quelques uns, surtout quelques une à faire la
queue. On m’a regardé vaguement comme les gens se regardent en général, sans envie
d’en savoir plus. Un homme est sorti des toilettes, « un prof : un ancien ! » j’ai supposé et
il m’a parlé d’un coup sans que je m’y attende :
- Oula ! T’es pas vieux toi ! T’es nouveau ?…
- Bonjour, ouai… oui… nouveau pourquoi ?
74
- Ah… tu sais, t’es bien allumé de te lancer là dedans par les temps qui courent,
si tu savais ce qui t’attend… Avec des études comme il en faut maintenant, t’aurais mieux
fait d’aller te faire lubrifier la pastille en banque ou en assurance ! »
Il entrait sèchement en matière ! J’ai souri en coin sans commenter et puis je me
suis dit que lui, pour le coup, ferait mieux de s’en trouver un autre de boulot…
On a continué à attendre un peu que quelqu’un nous remarque et puis la directrice
s’est présentée en nous serrant la main juste avec la bonne force. Une antillaise. Pas
vieille, pas jeune et manifestement pressée. Elle a pas chercher à faire connaissance non
plus, elle m’a dit « CM1A » et on est monté jusqu’au deuxième. Elle m’a montré la salle
de classe en me donnant des recommandations que j’ai essayé de retenir sans trop les
comprendre. Pour finir, elle est repartie, pour j’imagine, faire pareil avec les suivants. Je
sentais ma motivation entamée…
III
Je vous installe, Docteur. On entre en classe. En face, quatre énormes ouvertures.
A l'arrivée la nuit s'enfonce, plus tard, le grand jour s'invite. Des fenêtres à bascule. Les
mômes adoreront les pousser jusqu'au blocage.
A droite, le tableau, mihab, sanctuaire, coeur et symbole. Plus vraiment noir.
Plutot vert devant, blanc au dos. Les murs, eux: couleur ciel, eau vive... Religieusement
frais, enjaillant. Le plafond fait sous pente, poutre en bois, charmant. L'ensemble est
réussi. On s'y sent bien.
La chaleur des lieux et quelques dessins de minots accrochés aux murst font que
l'endroit parvient à écarter mon reste de réticence.
Ce premier jour, une fois seul dans la classe j’ai fait un tour comme ça. J’ai
observé les tables et les chaises, l’armoire et le bureau. J’ai fait de la place et je l’ai tiré au
75
fond de la salle. Je me suis dit : « De derrière c’est plus traître mais je verrai mieux leurs
travers d’ici. »
J’ai regardé par la fenêtre un peu. On voyait les hauts bâtiments, vigies du
quartier, moroses à s’enfiler en ligne et à surveiller l’école, la cour et les entrepôts du
coin. En observant j’ai essayé d’imaginer les gosses et ce que je leur dirais pour
commencer. J’ai cogité des tas de formules chocs et puis j’ai conclu que je verrais bien
quand ils seraient là.
Je suis reparti visiter le bâtiment. Dans sa structure générale, cette école
ressemblait à un fantasme de prison. La coursive qui courait sur deux étages desquels se
surveillait le bas, fosse aux lions jurée, cour de promenade et hall d'entrée. Au premier,
les portes en enfilade tout autour en rectangle, série de ruches à mystères, série de
cellules, micro-univers fermés, ou pas, selon le genre des dompteurs.
J’y étais… devant les mômes à devoir les élever vers les cimes et leur faire croître
la fiole… C’était pas une mince affaire! Un collègue est venu me voir le jour de la
rentrée. Je croyais reconnaître le type qui m’avait averti quand j’étais venu la première
fois. Il s’est présenté. Pettelaid. Il m’a dit tout de suite: « Les gosses, on n’est pas là pour
les sauver. Fais le boulot pour lequel on te paye. Rentre chez toi le soir et n’y pense plus.
T’es encore jeune, faudrait pas que tu finisses à la Maladrerie. » La visqueuse homélie. Il
se disait que les dépressifs dans l’éducation nationale, ça représentait des pourcentages
immenses. J’ai écouté sans commenter. Il était dans le circuit depuis longtemps, il pouvait
pas avoir tout faux finalement…
IV
Au départ, en classe, on sait jamais comment être. Ni nous, ni les mômes. On
s’évalue pendant une journée, puis deux. Certains se désignent testeurs, voir ce qui
76
passera et ce qui glissera moins. Ça fait deux jours, puis trois, puis plein. Comme en
amour, on passe d’étranger à noyau proche ; super vite. Et on se retrouve à s’apprécier, à
se cacher des choses, à rire le ventre douloureux et à pleurer ensemble. Une petite famille
qui se crée, c’est ça qui faut !
Au début, j’ai rien fait. Là bas, j’y ai bien observé comme il faut. Embarqué
débutant grand navigateur, je me fous du tangage, j'ai le vent en poupe. Les premiers
mois et les quelques uns qui ont suivi, j’ai vu des craderies et des suceries pire qu’à la
foire. La perte de tout par le corps. Des marmots qui se tapent dans les murs pour pas
qu’on les laisse là. L’épuisement des drames par la vie. Des minots sinistrés, pieds joints
dans la merde… rien de pire je crois. Spécimens ! A zoomer sur leur pupilles le malaise
s’y lit… fallait que les « j’m’en fous » et les cahiers se réconcilient.
Je listais aussi des découragements de masse, destruction de gosses. Crosses et
dérives. Dépôts de bilan, flou, zones d’échecs prolongés. Les cerveaux, proues du district,
prient, se plaignent d’abord, crient, s’affolent et fuient. Des moitiés de classe
handicapées. Docteur, on fait école quand on devrait faire médecins. Des essais
nécessitants des forces telluriques. Sans levier, à l’ancienne ! Structurations pataudes,
absence de soutien institutionnel. Départ des profs d’expérience ; des solides effrités,
érodés, qui s’épuisent et se vaporisent. Les valises sont faites. Ecole quai de gare.
Tentative de départ pour mieux classe 4, arrivée en provenance du pire à toutes les voies.
Pour ce qui est de l’autorité, même en tenant sa troupe, ça devient troupeau sans
berger quand on les quitte des yeux. Décadré, remuant. L’égalité des chances ?... Vie
loto-bingo. Que de la ZEP ! Sans pèze… merde ! Salon de thé, jactance, barrique de
poudre aux yeux en livraison. Mur de verre après le changement de monde en 80 ? Les
transmissions implicites plombent des générations.
77
L’école est malgré tout un sanctuaire ; chappelle oxygenarium, bulle d’air dans le
mazoute. Profs : détendeurs. Aidant à aérer des pays complets vissés au poste. C’était
mon arrière-monde, un espace clos et finalement bon, relié à l'univers par un fil navigué...
Extraordinaire. La vie condensée belle et classique. Elle me présentait ses gens, calmes et
bienveillant, guettant tous un faux pas pour me mettre hors d'elle. Tous honnêtes et
accueillants, comme en utopie, tous déguisant leur suspicion derrière leurs merveilles
d'hospitalité. Protection, self-défense! Une île, appel au mystère, fascinante. J'ai vécu à
ses côtés des instants sereins. Summum de joie. Lieu de doute et de grâce. Place sainte
qui s'ignore, sans zèle et pétrie d'angoisse. L'endroit se montre comme parmi les plus
anciens et essentiels qui existent. Je suis satisfait, je persiste.
Et chez mes petits y avait de l’insolence. La mienne était camouflée depuis des
lustres ! Dans les consonances et le son. Je retardais le plus possible la résonnance :
« Hop hop hop ! Cahier de correspondance ! »
En charge de cas sociaux des bunkers. Ils méritent l’étude et une science !
Mélange de Ying et de yang, crève-cœurs, craches-venin, vengeances, missiles. Leurs
expressions à mille douilles, et la trouille en embuscade. Ils s’excitent dans nos sous-sols.
Inconnus de l’Homme et de l’Histoire, inconnus de leurs propres parents. Ils font que ça !
Tacler le frère et chialer : Des réflexes !
Cramés en herbe en pagaille au quartier, frères et parents spécialistes en
dopages… Je commençais la bataille ! Les jeans larges ont fait moins de mal que les
trois pièces ! Chiche qu’on compte ? Les gens devraient le savoir. Les jeunes, les curés,
les pédagogues comme les menteurs… sont des couteaux ! : ouvrent des thorax pour
décimer ou des miches de pain pour nourrir. Leurs trucs ça remplit mes histoires : Les
banales, les tristes, les crades et les rouillées. Matériaux tordus les démons. Mous mais
rudes. Durs et crus. Boom ! J’ai ! Celui-là ; écoutez, Docteur ! Booms, beurres et béton,
bim, cœur… la déchirure absolue. Les moins touchés racontent le plus.
78
V
En ressassant les crimes des urbanistes, ceux des politiques blèches, j’avais beau
baver beaucoup dessus, c’était quand même la France qui me nourrissait pour finir ! Pas
la première, mais le plus. Ma première paye de l’état : Surprise de taille ! Et là faut fermer
sa gueule. Et faut dire que La France, elle a un truc dans le domaine. Une hardiesse quand
même de lui gagner son argent … ! Un symbole en soit.
Je reçois en même temps mes premieres factures, Docteur j'ai mal aux abdos. Je peux
décripter
pour
vous
l'époque
des
pates
bolino.
Le salaire faisait son office mais aussi curieux que ça m’a paru, cet argent là ne
m’a jamais détendu : Fallait supporter de voir le mouflet rien capter de ce qui passait
autour de lui. Fallait accepter de pas commenter quand les petits atterrissaient la face
bleue des séances de la veille.
Les pauvres et les autres frappent, les premiers en ont moins honte, c’est tout…
Fallait être partant pour voir le malheur dans des yeux de pas de dix balais. Sans
antidote… Rien à offrir de grand et d’immédiat… Alors on était là. On faisait le boulot
comme disait Pettelaid ! Le mieux de ce qui nous restait d’énergie, le peu de ce qu’on
pouvait encore leur filer. Chuchoter pour leur expliquer. Gueuler pour les faire réagir. Le
pire à comprendre… : Y aurait qu’eux même pour vraiment se sauver. Eux et ce qu’on
pourrait leur faire gerber de rage et d’intelligence.
Au jour le jour, l’école constituait un continuum de petites insatisfactions. Deux
tiers de négatif, c'est la proportion générale ici. Je me faisais apôtre de l'épandage de
dopamine. C'est pas l'objectif de tête mais je cachais une quête au bonheur pour eux
derrière une chasse au savoir. Comme une fève dans la tarte au roi!
79
VI
La journée commençait toujours pareil. Pas une virgule à changer d'un astre à
l'autre. Les mêmes circulations, le même code, le faux silence idem, les marches idem.
J'arrivais trop tôt; il s'agissait d'humer l'univers avant le Big-bang... Je croise
Céline, la femme de service. On se salue gentiment. Un signe, une orientation pour le
jour. Puis les choses se décoinçaient, comme graissées par ma présence. Les vraies choses
ne sont mises en branle que par l'étincelle enfantine. La seule vraie magie apte à tenir ici.
Les plantes coriaces et autophages! Les anges.
Avant le Soleil, ils se propagent sur l'asphalte. Discrètement. Une buée devenue
gouttelettes. Puis ravageuse comme une crue merveilleuse. Les rires et les défis
emplissent l'air. Courbes et arabesques presque mascarades ; je devine chacun! Je les sais
tous... Leurs troubles et leurs douleurs, leurs habitudes, leur non-famille, leur isolement...
L'école est un havre incroyable. Passer le portail c'est s'embarquer pour le jour, signer
pour se faire accompagner vers l'au-delà, explorer la vie. Chacun le sait, on part pour le
voyage scolaire obligatoire, volontaire ou tenu en laisse.
VII
Voici le visage de mon école. Trois cent élèves, deux cents familles vingt-cinq
salles, douze enseignants et un potentiel dramatique pour des siècles et des siècles. Amen.
Je repense aux familles Partouche, Betha, Maison, Constantine et Joseph.... Je
repense à l'irréalité du quotidien. Je repense aux gamins qu'on raccompagne chaque soir,
à ceux dont on cherche encore les parents, aux familles hystériques, aux dépressives
contagieuses, aux sans-structure effarantes, aux fous et folles, aux violents, sourds ou
muets.
Pour pallier à l’apocalypse latente dehors, j'installais la classe dans les coulisses
d'un opéra. Musique à l'arrivée, musique au départ, musique à chaque virage. Entre les
80
matières… Enceintes, disques et sampler, instruments maison, sons d'ici ou d'avant, de
maintenant et d'ailleurs. C'est Bach puis Marley. Gainsbourg, West ou Holiday... Ils
idolâtrent le vinyle et la boîte à musique; ils aiment la douceur de la cire et du métal. Ils
dansent entre chaque leçon.
Pour détendre, il y avait la poésie et le rire. Vous auriez vu ça… Ils se faisaient
des crampes à la joue de m’entendre blaguer, les gamins ! Dérision indéfrisable ! Fallait
qu’ils viennent en paix. C’est ça une école. Un refuge. Loin de la vie brouillonne à
domicile. Il leur fallait une joie à serrer leurs aigreurs. C’était le minimum. Alors je les
faisais se dérider le plus possible. On n’apprend rien de bon sans avoir ri un peu.
J’étais là, à manipuler des masses humaines en souffrance. Chez eux, 91% de
sourire et de gentillesse. Mais le vice est là, tard ou tôt, les bobos des petits hommes
contaminent les cellules des couveuses.
Du coup, d’en certaines autres classes ça
pratiquait la terreur. Le collègue Christo, à force il parlait plus. Il beuglait directement.
Les enfants, sur 20 ans ça lui avait cramé une pile. Madame Desaxi, la psy scolaire qui
passait de temps en temps pour voir nos cas, elle avait fini par lui accorder un créneau à
lui ; on y revenait toujours : Il y a bien plus à se méfier d’un adulte que d’un enfant.
VIII
Le plus incroyable à l’école pour moi qui débarquait sur le plateau, ça a été les
réunions. Y en avait tout le temps et pour tous les sujets. J’avais l’angoisse permanente
d’en oublier une et comme il y en avait sans arrêt des réunions… j’étais en alarme
perpétuelle.
Pour y ajouter, tout était très lent, très lourd dans ces rencontres… 13 petzouilles
autour de la table. Mais ça devait toujours être de grandes réunions.
81
On y aborde les difficultés individuelles de chaque enfant. Y en avait pour des
mois. Programme lourd comme un continent. On bloquait une heure mensuelle. Le
fusible.
Voilà les types à couvrir: l'enfant-bulle, l'enfant-tank, l'enfant-mur, l'enfantmousse, l'enfant-fleuve, l'enfant-meuble, l'enfant-éponge à peines, l'enfant-pan, l'enfantbleu... Ils sont des peuples à adapter, à tracter, à fixer à la rive.
L'enfant-bleu passe sa matinée dans le ciel, à virevolter auprès du pont, quand la
brume de craie balaye les traits de soie effilés jusqu'au loin. Il nage dans le rose arraché à
la nuit, dans l'or dérobé pour un jour. Avant d'arriver dans le quartier, je ralentis sur la
passerelle pour lui laisser le temps de glisser. J'aime voir l'enfant-fleuve qui serpente au
dessous, tout en longueur, qui se laisse la durée pour exister, les kilomètres et les ans pour
progresser.
L'enfant-volcan fait jaillir le sang de la Terre au grand jour. Il se trouve à émerger
des abysses, en se construisant par salves. Le brûlant se consolide au contact d'un
environnement tempéré. La croûte visqueuse et brulante du cœur se cristallise en touchant
le calme.
Autour de l'enfant-volcan vivent les enfants-krill. Minuscules et dépendants. Ils
se nourrissent d'une chaleur qu'ils ne savent pas fabriquer mais dont ils ont un besoin
permanent. Ils tournoient autour de la source, se développent, vivent sans jamais
connaître la couleur. Voilà.
La première intervention dont j’ai mémoire est celle de Miss Nature. C’était un
surnom pour une instit passionné d’arbres et d’astronomie. Elle nous parle de sa classe,
82
des problèmes qu’elle rencontre, de ses petits. On écoute en se fatiguant. J’ai vite choppé
la routine de ces récits. Et puis vient le moment de se réveiller.
Elle l’a dit : « […] Monsieur Silence…». Evidemment, on ne comprend pas bien
de quoi il s’agit… On chuchote un peu et puis on demande des explications. « Monsieur
Silence », chez Michel, c’était le nom d’usage du bâton qui « fait taire les enfants trop
bruyant». Michel s'en plaignait comme ça, en plein milieu d’un cours de grammaire, que
sa mère n’était pas une femme gentille et qu’elle le cognait chaque jour. Il y avait déjà eu
des signalements anonymes pour maltraitance. Mais visiblement, on n’obtenait pas
toujours gain de cause dans ce genre d’histoire.
Pendant la réunion, quand ça a été évoqué, y a eu un silence énorme parmi nous,
à moitié de gêne, à moitié de colère. Et puis les larmes retenues qui voulaient à tout prix
forcer le passage chez Sophie et Sandrine. Le drame a laissé sa place à un autre, puis à un
autre... Des dizaines d'autres dont on devait traîter le cas durant ces rencontres. Dans le
désordre: cauchemar et manquement éducatifs, peurs et signalements divers, délires,
placements, fugues et parents-bêtes noires, supplices, agressions, demande de test psy
pour les gamins trop perchés, d'orthophonie pour ceux qui semblaient ne jamais pouvoir
parvenir à lire.... Nous avons remorqué des dragons par paquebot. Echoués qu'ils étaient
en haute mer, sans gilet, sans fusée, sans l'ombre d'une rame.
Dans le même ordre d’idée, c’est lors de ces réunions qu’on découvrait les
histoires des familles. En examinant le cas d’enfant gravement retardés, on découvrait
souvent, avec une surprise à chaque fois redoublée, que certains handicaps n'étaient en
rien dûs au hasard ou à l’accident. Des tas de gosses se retrouvaient lourdement déphasés
par simple absence de stimulation. On avait vu arriver la gentille Nicole en Cp avec la
démarche d'un enfant de 2 ans et les compétences intellectuelles qui allaient avec. La
môme vivait comme un bébé, à se rouler par terre, à manger des cailloux, à dessiner sur
83
les murs, ignorant jusqu’à l’usage du « oui » et du « non ». Quand la collègue a rencontré
la mère, c'est encore une histoire incroyable qui était sorti. Les écoles de banlieue sont
des banques à fable.
C’était celle d'un boulanger. Célibataire, parti chercher une femme à l'Est. C'est
madame qu'il avait trouvé. Une kosovarde qui s'occuperai de la boulangerie, du foyer et
peut être un peu de lui si elle avait encore le temps ou la force.
Nicole était née comme ça. Ce sont des choses qui arrivent. Et puis on avait pris
l'habitude douce et assassine de laisser bébé dans son couffin dans un coin de la
boulangerie. On la nourrissait. On l’habillait. On la changeait.
Mais rien d'autre. Absolument rien. Pas un jeu, pas un chant, pas une discussion.
Pas une attention. Pas même une colère.
Quand ma collègue a conseillé à la mère de lire des histoires à Nicole, elle avait
répondu qu'ils n'avaient pas de livre. Tout simplement. Quand ma collègue a demandé ce
que Nicole faisait quand elle n'était pas à l'école, encore tout simplement, la mère a
répondu « Elle est dans la boulangerie, c'est tout ». Toutes les autres propositions ont eut
pour réponse : « Madame, vous savez, on n’a pas le temps... »
Y avait pas qu’eux, je peux pas les accabler. Ils avaient leurs raisons sûrement.
Mais c’est vu, les parents veulent pas se bouger ni réussir. Ils veulent trimer en entier. Pas
un seul petit essai...
IX
Le lendemain, comme si ça n’avait pas suffit, Cène bis pour écouter l’assistance
sociale nous expliquer le reste des malheurs du quartier, ceux qu’on n’avait pas la chance
de fréquenter entre les murs de l’école.
Tour Z, Fossés Jean, vallée de larmes. Les orgues fausses et sinistres s'agrippent
aux
Justes traités de persécuteurs. Bien heureux ceux qui pleurent, bâtisseurs
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d'exemplarité. La rosée de joue, soupape merveilleuse des corps pour soulager la pression
des esprits. Tellement de soucis… Elle était impérative dans ce monde ci.
En ces lieux, les amours se dissocient mal des infortunes, vivent ensemble, se
reproduisent et s'entre-dévorent. Des malheurs à réparer à coup de grossesse, des amours
à rebours qu'on attend plus ou moins, comme on attend l'impossible ou l'incroyable. Voilà
à quoi ressemblaient les coeurs de ces familles, lugubres, télévisuels et archi-violents. Il
arrivait qu’on voit des efforts malgré tout. Mais ils s’y prenaient mal, insistaient sur
n’importe quoi et laissaient filer l’essentiel…
Le centre social du quartier accueillait beaucoup de femmes en alphabétisation
qui s’y surprenaient à voir des hommes s’occuper de mômes. L’assistante nous dit les
ateliers, les groupes, les associations … fourmis, femmes de l’ombre ; fallait faire plonger
le minot dans la baignoire francophone… on s’oblige ! Tisseur, tisseuse, lampes torches
endurantes pour nouer des liens et montrer un chemin. Elle annonce : « Faut pas
plaquer »! Une conviction que les choses changent, quand ça se transmute de l’intérieur.
On s’autorise pas à croire en soi. Ces femmes… qu’est-ce qu’elles y feraient en
bibliothèque sans savoir lire ? Ça commence à arriver ! On devine des humeurs et des
vies.
Je gratte jamais autant que quand j’écoute. L’assistante jacte, je déverse…. Les
couches s’empilent, se rajoutent !
L’argent, les mômes, l’école… Inentendable ! Je découvre leur extérieur aux
mères d’ici… Ces femmes : un programme accablant : ménages le matin, cours de
français, re-ménages… Y a des courages, des forces dingues ! Ça arrive par vagues au
centre ! 95% continent noir ! Puis dilution ! Sri-lankaises, nombreuses, le plus, une
tibétaine aussi… c’est difficile ! Très difficile ! Elles baragouinaient un français
cauchemardesque. C’est un problème de diphtongue. Leur langue diphtongue de trop !
Sans arrêt ! Ça rentre pas le François, mais elles s’investissement lourd quand même !
85
Ils y envoient des charges encore ; Tamouls et ethno psychologues s’inquiètent…
Le film file à l’envers. Big Crunch ! Au centre, la charte oblige ! Pas de tachisme ! On
structure ! On part d’en bas, des demandes des bas étages ! Ça se noie dans des craintes
et…. Les aides sont balancées, horriblement ! Sabrées ! Moins 75% ! Aréopages de
décideurs de ministère… Ineptes ! Traines savates, ignorants surtout ! Comprennent pas !
Le centre a mille bilans administratifs à fournir, remplir des cases, dorées sur tranches !
Cases de synthèses irremplissables ! C’est ça ! Les cases des bilans : C’est pas les bonnes,
rien ne colle ! Ça correspond à rien. On ne noircit que la case « autres » ! Aucune ligne
directrice ! Que des sources parallèles ! Uniques ! Débordantes.
X
Ce mois-ci avait atterri la « Nouvelle reforme » ! Les anciens de l’école, ceux qui
n’avaient plus peur d’aucune autorité, se sont cabrés tout sec ! Ils en voulaient pas des
décisions d’abrutis qu’on jamais vu un sauvageon de leur vie! Moi je me posais quand
même la question de qui était mon supérieur, de qui me dirait que je fais mal, qui me
sanctionnerait mais surtout à qui je pourrais dire mes difficultés…
A force de lettres, on l’a vue finalement l’inspectrice. Mme Chamaudie ; la
choucroute rouge et le chewing-gum ! Le buisson ardent ! Elle est venue avec son équipe.
Ça a commencé comme ça : « Le mot homogène me gène… » Pfff… tu parles…
« Colombes c’est la France ! Du meilleur au pire ! » La dame d’en haut a la salive qui
traîne, qui s’évacue mal. Ça tremble en début de prestation ! Ils ont été prof eux ? L’art
de la redondance ! Ça me donne envie de lame, de larmes et de corde en pas dix minutes !
Sont vieilles et ont des têtes bizarres Chamaudie et ses collègues ! Une, grand front et
petits yeux, l’autre, le contraire. Elles vous font des speechs sur la journée, le spleen et les
envies de plaquer l’école, sur comment faut exiger pareil d’Océane et Ismaël, demander
la même aux winners et aux Cro-Magnon. Elle dit qu’on ne fera jamais le tour de la
chose ! Que le monde il glisse avec les semaines ! Qu’un mioche c’est un mioche… mais
86
pas toujours et pas partout ! Elles nous conseillent ! « Faire, penser le faire, dire le
faire… L’industrie du faire… ! Chers collègues, n’utilisez pas de prétextes fallacieux, ne
brassez pas de fausses représentations, pensez progrès et non performance ! » Leur bluff
c’est du cinoche on se croirait en Tanzanie ! Elles font ce taff là pourquoi ? Pour mettre
du beurre dans les Panzani ?
Saupoudrage, bourrage, blindage, voilà les variations de la météo locale. Voilà
ce qui tombe du ciel, voilà ce que notre démocrassie souhaite pour ses enfants, voilà
comment on rêve au XXIème. On rêve mesquin, on rêve lâche et on pense crève-moinspire. En conséquence j’y assistais à leurs réunions, et comme un curieux remake, je me
coinçais au fond, près du radiateur pour éviter d’entendre les grues brasser des
amoncellements de phrases distraites. Les mauvais moments à passer je les connaissais
depuis la tétine, les habitudes de quand on était petit, ça s’oublie pas.
XI
Les fins de journée d’école… A 16h30 les mères sont là, pondeuses en foulards
ou constante en colère. Il y a celles qui se plaignent dès 16h00, celles qu'on attendra
jusqu'à 19h00 avant de racompagner les gamins chez eux…
Dès les premiers temps de la rentrée, et avant même que j’ai pu me retourner,
certaines me pressaient déjà pour des rendez-vous. C’était tout l’un ou tout l’autre.
Aucune modération. On voulait me voir chaque semaine ou ne jamais me voir. Ça
dépendait les manières. Je me méfiais jamais d’un gosse à priori. Mais les parents…
Fallait prévoir bien toutes les doses d’arguments et de caresses, de quoi les calmer et leur
clouer leurs habitudes à bêler sans arrêt.
La première, ça a été celle de Marceau. Fallait qu’elle me voit d’urgence pour me
dire que son môme à elle, il n’était pas comme les autres. Avant qu’elle s’assoie je lui ai
dit que j’avais remarqué ! Evidemment, c’était un numéro ! Et puis le prénom…! Fallait
s’y attendre de faire un excessif. Ça chantait, ça se balançait comme à la fête foraine….
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Mais elle tient absolument à m’expliquer plus en détail l’étendue et les sources des
agitations chez le petit… Toutes les médecines y sont passées, officielles ou non. Trois
ramettes de diagnostiques : Dyslexie, dyspraxie, lacunes en spatialisation, dysphasie,
dysorthographie,
dysenterie,
impuissance,
magnéto-maraboutage,
trauma
post
dyslexique… Bla bla bla, la, la, li, la, la, la !
Marceau écrivait comme un sagouin et ne tenait pas assis. J’avais pas besoin de
tant de mots pour expliquer comment le gosse manœuvrait mal. C’était loin d’être le seul.
Une larme dans une marée. Ses parents à Marceau, ils avaient les moyens de le savoir en
termes plus savant c’était tout. Moyens de déculpabiliser aussi… Ils venaient des
pavillons… Belle différence entre riches et pauvres, les seconds peuvent être atteints de
n’importe quel trouble psycho-médical, ils sauraient jamais d’où sortait leur misère à
penser.
XII
Et les cas étaient nombreux à attendre d’être traités ! Mais le plus étrange à voir ;
là où l’échec du système était le plus évident, c’était à observer comment les parents
étaient tous à moitié dingues. Tous prêts à piger ou prêts à se battre. Augustin est venu
me voir le lendemain de la réunion parents-profs. Le môme me faisait confiance. Il m’a
dit comme ça à l’arrivée en classe : « Tu sais, mon père il aime pas tes manières. Il a
enregistré tout ce que t’as dit pendant la réunion sur son appareil… »
En premier j’ai consulté l’annuaire pour trouver les urgences psychiatriques les
plus proches. Il y avait Louis Mourier pas loin, je m’étais dit que je pourrais lui donner
l’adresse au père d’Augustin ou faire un signalement... Le bougre, il m’avait pris pour un
dangereux criminel ! Il avait du se dire : « Ce prof : Trop jeune ! Trop suspect !
Expression trop détendue, c’est bien étrange ! » Ah l’enfoiré ! Il oubliait le bac + 5 ! Il
m’avait pris pour un lapin de six semaines, lui ! Il me croyait sortant de ma zone ! Croyait
que j’allais enseigner les « wesh wesh » et les « yo yo »… Ou bien je savais ! Il avait
88
regardé le 20h de Tf1 trop de soirs d’affilée ; Ça lui avait rongé un lobe… Ou bien c’est
ma barbe ? Légère pourtant ! J’étais arrivé mal rasé : il a cru au terroriste pakistanais !
Mais je l’avais capté : j’étais suspecté pareil quand je venais acheter « Science et
Avenir », « Le Monde des Religions », « Rapmag » et des sucettes chez le buraliste à
Saint-Germain. L’habit ne ferait pas le moine et la casquette ne ferait pas le dindon ?…
A voir comment leurs parents étaient des adultes ratés, fallait plus s’étonner à
surprendre les petits à la dérive. Je lui aurais mis une fessée moi au père ! Il méritait
même pas que j’en parle, Docteur!
Après la répétition de détails du même cru, je commençais non plus à les rire
mais à les penser durs et vrais. Une urgence, un projet pour mon purgatoire.
Voilà la mise : Qu'on envoie des nuées d’autocars de psychiatres et thérapeutes
partout à travers la ville! Qu'on les débarque et qu'ils essaiment les étages, les foyers et
les familles. Tous fous, paranos ou dépressifs les gens du quartier, il ne restait plus que le
traitement de masse. Allez hop! A chaque famille son psy. A chaque trouble vénéneux
déguisé en pudibonderie un traitement de choc, quotidien et obligatoire. Qu'on lance les
dépistages, que cela devienne une priorité nationale. Nos gourbis embanlieusés: qu'on y
soigne la faim, les lacunes en lecture mais qu'on commence par les esprits. Sortez les
débroussailleuses et le désherbant. Retournez-tout! Démontez les courroies et les ressorts
du mal. Attachez-vous à ressemer; du calme, une raison et de la tendresse.
Lula : "Fome Zero". Nous : "Barge zéro". C'est impératif. Sans ça nous? Don
Quichottes! Nous? Ronde pieuse affectée à protéger les marmots-châteaux de cendre.
Quant aux parents, aux institutions, à l'état et à l'armée de fantômes rue de Grenelle? Eux
tous? Deuxième ceinture, dans notre dos, soufflant à plein régime pour faire s'écrouler
l'édifice si délicat. Le souffle : un détail? Non! Pas plus d'un soupire pour ne pas finir
suspects. Pas moins d'une tornade pour venir à bout du sacrifice.
89
On pouvait toujours se morfondre et attendre que les choses coulent,
je pouvais regarder les gamins fondre et détecter un chagrin dans la foule.
On pouvait capituler par manque de résultats flagrants
ou bien continuer à tenir les murs autour des enfants.
XIII
Parce que les questions s’accumulent elles aussi. A attendre d’être examinées.
Qu’est ce qu’il fallait que je dise à des gosses qui arrivent à 9 ans sans savoir articuler une
phrase…. Je leur balançais des vacheries du genre : « T’as une paralysie de la mâchoire
ou un truc dans le genre ? Assois-toi bien ! Lève la main ! Mouche-toi ! Corrige !
Travaille ! Et parle ! Parle-moi ! Ne fais pas la plante verte ! Ni le meuble ! »
Un singe naissant c’est forcément bon dans le fond. Mais sur la façade c’est un
autre problème. Les ennuis débarquent avec la parole mais surtout avec sa compréhension
et donc l’influence des pairs. Dès ce moment là, ça crache et ça pisse sans discernement ;
sur les gentils camarades autant que ça cogne et que ça ignore. Faudrait les enfermer, au
moins un temps, pour pas qu’ils comprennent le mal. Les éloigner du trou. J’ai des
collègues qui continuaient de croire que ça en changerait un ou deux parmi la masse. Le
busing comme en Amérique…Franchement je savais pas. J’évitais d’y penser. Je faisais
le boulot et voilà tout.
Même si le job sur le principe était réputé et sublime, c’était pas si évident que ça
sur le terrain! Moins simple qu’il n’y paraît en tout cas d’instruire et d’éduquer. Et pour la
reput’ c’était du même tonneau. « Besogne aux horaires maigres et aux avantages gras. »
En vérité, c’est comme tout, si on veux s’appliquer, faut sacrifier à côté… Et puis on avait
plus le prestige de l’époque. Les profs ont été des dieux, sont devenus des emmerdeurs.
Heureuse magie...
90
XIV
Viendra le jour et cette histoire d’écrire me montera au crâne, Docteur. Je (re)tournerai taré à faire le messie. Ici bas, on prend les messagers pour des cons.
L’écologie, trente ans d’avance, le féminisme, quarante ans … et ainsi de suite. Rebrasser
tout ça, est-ce bien utile ? Avoir de l’avance c’est se sentir seul. Je sens bien le mal couler
avec les encres, mais les réserves sont immenses, croyez-moi !
Je me cherche une douceur de vivre, qu'on promotionne nos rues. Je me cherche
une spiritualité. Je cherche, la quête est longue et éreintante. Je cherche en art, en paroles,
je cherche dans les deuils et les dons. Je creuse pas mal mais je me trouve en difficulté.
Mal à croire c'est tout. Alors je ne crois plus qu'une fois seul. Ma religion ? Un noir
surnaturel et des myriades de sources… Des bizarreries… Une Maryline que rappe
Booba, des versets sirupeux, un christ héliporté…
Et Dieu ? Que reste-t-il de ça ? De quel côté est-il caché? De celui du progrès, du
bien et de la choucroute ? D’internet, de l’élevage et de l’écriture ? Plutôt dans le rien !
Du que dalle et de l’absence ! Rien de mieux que Dieu ! Rien de pire que le diable !
France 2010, on se fout de la charité. On vise l’ambulance, shoot les profs et les
pompiers. Il leur faut panache et adrénaline ! Ça donne donc dans la cravache et les têtes
dodelinent…
XV
Je résolus certaines fin de semaines impossibles à parler un peu aux autres de
comment je vivais tout ça.
Ma mère sut la première que même si je me félicitais beaucoup de l’emploi, que
je piaillais partout sur les joies du métier, j’avais quand même des pensées sombre à
propos des gamins. Je craignais beaucoup qu’on me traite de lâche. Oh ! Maigre défi :
Garder la tête haute même sous l’orage…
91
Ça m’est venu en premier par les rêves. Fin septembre, après que j’ai pu avoir un
peu de recule sur ce que j’obtenais des gamins, j’ai commencé à rêver la nuit de truc
moches.
Ça se passait en classe transplantée. Dans les douches, il se passait des trucs
dégueulasses et pas racontables entre moi et eux. Tout de suite, j’étais au village au
Portugal, sur un banc à discuter de ça avec des oncles. Je leur demandais en boucle,
braillant, si les gosses m’avaient balancé. S’ils avaient des nouvelles du juge…
J’attendais qu’on m’arrête en comprenant pas pourquoi j’avais fait ça. J’avais choisi le
job pour tout sauf pour ça… Sur une plage au sable rouge, je me justifiais de mes actes
odieux auprès de parfaits inconnus aux têtes de Pettelaid qui me calmaient tous en me
prenant dans leur bras et en m’embrassant : « Tu n’y peux rien. Tout ce qui s’est passé est
normal. Les choses sont mal faites. Le système est vicié et toi tu n’en es qu’une maille…
Repose-toi. Demain tout ira mieux tu verras… »
Déraisonner la nuit passe encore. Je me suis promis de tout arrêter dès que les
sales idées outrepasseraient l’aurore. Le réveil obtenu,
les seuls résidus de songes
questionnaient mon utilité auprès des gosses. Est-ce que je servais leur cause ? Est-ce
qu’ils partiraient meilleurs qu’ils étaient arrivés ? Est-ce qu’on détourne seul trente
destins d’un tir ?
Faut savoir comprendre des apparitions. Faut urger de tirer des conclusions. Des
trucs aussi moches, faut que ça fasse réagir. J’évitais de conclure trop simplement que
j’étais un pervers discret. Avec les rencontres et le temps, je m’étais rendu compte que
j’étais loin d’être seul parmi les pires. J’en conclus simplement que j’avais peur des
conséquences de mes actes. Que j’étais apeuré comme le gosse qui craint qu’on le punisse
tout le temps et sans raison…
92
XVI
J’avais en charge les cours moyen première année. Je ne croisais les autres
gamins de l’école que dans la cour. J’en profitais souvent pour discuter avec ceux-là. Je
leur demandais comment ils allaient. Je plaisantais un petit peu. Je les questionnais sur le
weekend … Je rebrassais le quotidien avec eux. Juste comme ça. Histoire de les faire
causer. Surtout aux plus jeunes, la discussion il n’y avait que ça pour leur faire du bien.
Y en avait quelques uns comme ça vers qui je revenais régulièrement : Les plus
crispés par l’idée de se faire éduquer. Apprendre à marcher en rang à 4 ans ça en choque
pas mal… Chez certains, le simple témoignage d’intérêt valait plus que tout.
Les minots qui parlent mal arrivent à se faire comprendre autrement : Ceux-là en
me voyant, ils se jetaient dans mes bras en réclamant un retour. Ils voulaient exister
quand même…
Bruce, 6 ans, 1m10, se trouvait incapable d’apprendre une lettre ou un son…
malgré tout, moins ridicule que l’ensemble de la finance mondiale…Pour ça l’école, ça
m’aidait pas à voir la vie moins rude. Le quotidien était pas désagréable mais y avait
lourd de conséquences à gamberger sur le sujet le soir venu… Notre tâche nous enlève à
l'émotion. A force de voir sans devoir réagir, on s'habitue à voir la peine mourir. On ne
réagit plus vraiment, et à force de distancier, on ne tient plus rien que du regard.
Comment bosserait-on en se paniquant devant les pleurs et les écorchures? On est
solides! Gratins! Kapos durs dehors, moelleux sensibles au cœur chocolat coulant.
93
Porte n°8
Les autres et les choix…
Orisha ! Yemanja !
94
I
A cette époque, j’ai revu Thomas. C’était mon assorti quand on était mômes. De
ceux qu’on ne voit pas forcément souvent mais dont on est sûr. Lui il avait fait la totale.
Bac plus etcétéra… jusqu’au bout du chemin. Maintenant que fallait vivre et toucher le
job qui va avec. Il se posait mille questions : « Avoir un supérieur pas de souci, me faire
engueuler aussi c’est normal, mais quand j’vois des collègues de promo comment ils font
pour être bien vu c’est dur. C’est l’usine à sucette ! Je veux être la pute de personne ni
faire un taf de sous-cafard. Aligner des pauvres non merci ! Faire le mac non plus, je suis
pas un traqueur. Pourquoi pas créer ou gérer mais pas trop dans les trucs d’oseille. J’ai
fait les choses pour, je veux le toucher, mais pas trop le manier. On connaît, tout ce qui
touche à la maille rend fou. J’ai vu les bureaux à la Démence. Dans les cabinets !.... de
traders, ça ouvre pas et ça ferme pas. Les mecs oublient qu’ils vivent, seulement pour la
jouissance de brasser. Les sommes, au bout d’un moment ça ne veut plus rien dire. Pour
la misère je sais que ça ne marche pas. On peux tomber bas, il y a toujours plus bas….
Pour la fortune, il y a toujours mieux mais pourquoi faire ? Et puis la maille rend con,
satisfait et parano… »
Ça c’était le principe. Aujourd’hui, Thomas a choisi tout ce qu’il critiquait. Il vit
comme mort a force de se dire qu'il a un métier d'horreur. Je n'ai pas compris s'il se
flagellait ou s'il se gargarisait de sa catastrophe. Il veut bien se justifier, il veut qu'on
l'aime. Il m'évoque ses parents que le bel Etat-providence doit supporter comme la
béquille supporte l'handicapé.
Il traite joliment l'épuisement des gens, la fatigue de la vie. Il raconte encore papa
et maman que je connais que trop bien ; Rmistes, toxicos, hépatiques. Pour lui, je suis
l'idéal. Il me dit que "j'envoie". Docteur, s’il savait Alpha… S’il savait mes pleurs, s’il
savait…
95
Lui expert en équation, en calculs de tout, en algorythmes des économies, voulait
se faire prof de math en fac pour que son passé moisi n'insulte pas l'avenir. L'éducation
centre du monde. Il a fait le choix de l'argent, celui de l'incohérence. Il se hait mais ne
voyait pas l'alternative. Il déteste son cadre, celui qu'il poli et lasure à la journée. Avec
conscience. Il ne pouvait pas se contenter des 1500 euros pour rendre la balle aux parents.
Que propose-t-on au jeune doué pour les mathématiques? La salle de marché, la grande
truanderie lissée au chlore.
Pour moi certaines choses sont limpides : A quoi bon s’engager avec des enfoirés
qui attendront pas le premier feu rouge pour te cartoucher. Les mômes ne frappent que
par reflexe ! Ni par sadisme, ni préméditation ! Moi, je suis dans le business de
neurones ! Voila ce qu’ils veulent couler ! L’activité pas lucrative et pas visible… Faut
quinze années devant soi pour voir les effets. Gros besoin de visibilité. Ils n’ont pas
l’habitude de voir de loin. Pour l’ensemble, le court terme… Premier objectif de presque
tous ; s’en mettre plein les fouilles. Objectif guidé par la peur comme toujours, rien
d’autre ne guide à part les chocottes et l’envie de crever l’autre! Mais y a des failles à
chaque centime, l’oseille nous persécute. Belzébuth en billet de 10 et c’est l’enfer qui
nous recrute. Je demandais à voir les parents quand les gosses galéraient trop. Mais quoi
dire aux mères qui ne se préoccupent que de ça. La bouffe ! Huit bouches à nourrir sans
un kopeck et la gamine malade… que le petit ne sache pas diviser c’était pas le problème.
Vénérer le goût du gain ? Vas-y ! Sauve qui peut !
II
« On se casse le crâne… Pour moi y a toujours eu musique et dégoût. Les deux en
mélangé. Et j’y pense sur le vélo, sous la douche et devant le miroir… Voilà le grand
dièse ! L’hégémonie ! La domination ! Le combat des groupes à l’intérieur de l’espèce…
Et le leur fait les choses tellement bien ! Ils sont fabuleux ! Qu’on se le dise ! Que
96
l’information circule et que tout le monde le sache ! Ils déroulent un programme
tellement beau et efficace, tellement sale et implacable… Verrouiller l’école : Je me suis
déjà étalé sur le sujet… Cadenasser la presse… Briser le collectif… Boucler les livres,
les journaux, les bouches et les idées que tout puisse sombrer. Ridiculiser les Vrais
Hommes Politiques… Je bloque tout et j’archi-bloque ! Est-ce qu’ils organisent des
réunions pour établir leurs stratagèmes d’enfermement ? Les programmes tout pourris
pour que les autres n’apprennent que mal… Le harcèlement quotidien et la faute
retournée sur la victime. Et le silence du martyr est un silence à bouche ouverte ! Carpes
anéanties et immobiles les peuples ! Fixés les yeux ronds devant le lingot et la salle des
marchés, idoles inviolables. Taboos roi et reine. Et puis le miracle ! Le plus grand et le
plus incroyable de tous ! Le prodigieux mystère…. Le phénomène : Réussir à faire voter
le pauvre contre ses propres intérêts ! Comment parviennent-ils à cette merveille de la
communication ! Ensorcèlement contemporain ? Anomalie thaumaturge … Allez savoir,
ainsi va la vie. »
Je tenais ce genre de discours vaseux à table pas longtemps après mes débuts. Les
gens me lançaient des regards désolés. Mon père disait que je perdais espoir… que c’était
triste, que si je pensais ça tout comme je le disais, je ferai mieux de leur transmettre ça
aux mioches au lieu de nous vomir ça avant le dessert… J’y pensais…
Valait-il mieux que je développe leur savoir sur les monts de France et les
pronoms ou leur connaissance vraie du monde, son dégout et donc l’envie d’en
découdre ?… Pour enseigner aux jeunes enfants, j’avoue qu’il faut ce truc un peu curieux
que j’assume mal au final. Faut assumer d’être un modèle pire qu’un père. Les gosses
nous écoutent et nous croient. Me voilà Dieu…perso… Pour trois dizaines d’âmes à
dégrossir.
Cruel ou sans esprit et les gamins acquiescent.
Incroyable pouvoir. Bien
dangereux en vérité. Fallait que je fuis l'idée d'en faire des moi.
97
Que de saloperie on pourrait leur faire ingérer. Pire que la télé ! Elle ; source de
tout ! Tout le temps… La téloche divertit et aide à dormir ! Mais déconcentre les gosses
comme les loches de l’aide soignante. De toute façon ; trop d’image casse le légendaire !
III
Au boût d’un certain temps, des collègues m’ont proposé de venir à une
assemblée syndicale. J’y suis allé. Pour voir. J’espérais voir des révoltés, des vrais de
vrais, de ceux qui ont encore l’envie de brûler et de retourner. Je cherchais les capables de
gueuler et de boycotter, ceux qu’on ne voit plus, ou avec difficulté.
La réunion du syndicat a été déplorable. Molle pire que Molly, ma petite flasque
du premier rang. Je m’attendais à voir des lions, je suis tombé sur des gens bien calibrés
dans l’art de pas s’affoler. Ils faisaient tout le contraire de ce que je venais découvrir.
Voulaient tout baisser eux : le niveau, la tête et leur froc. On ne fait plus les moutons, on
fait l’autruche. Penchés en avant ! La tronche dans le sachet et je parle pas de l’arrière
train. Une matinée complète ! « Action directe , chronobiologie , droit de grève , petit
point, grosses bouches ,
couches multiples , passe moi le micro, venez nombreux,
suppression, communiqués, jusqu’ou ira-t-on ? » Tout à fait, sigle, sigle, sigle, samedi,
parents pauvres de la fonction publique, parents d’élèves, mal élevés… C’était affiché en
énorme dans leur salle : L’échelle du savoir doit servir à grandir et pas à monter sur le
voisin ! Finalement ça s’est manifesté un peu mais du côté du public. Ça s’est élevé
contre le tripotage, contre le détricotage de l’éducation nationale, sur le fait qu’on nous
mangeait nous et nos idéaux, un peu plus chaque matin, mais que comme on aimait ça,
(qu’on en avait l’air…), on ne faisait rien.
IV
Je l’affronterai donc seul et archi-seul l’Ecole de la République !… La cour des
Miracles en vivant et en direct ! On avait aussi notre part à jouer dans la partie des grands
magiciens. Prodiges quotidiens à Bercy et à Grenelle et puis aussi par chez nous dans les
98
ruelles et les établissements anonymes. Faire parler le muet, partager l’autiste et
dénombrer idiots et inaltérables. Un défi ! Mais une paye comme ça pour sauver et guérir,
transfigurer, faire jaillir la lumière des puits, chaque jour, faire des choses auxquelles
personne ne croit… pas si lourd j’avoue. Mais j’avance en économisant les plaintes.
Comme les jeunes hommes du séminaire, on venait pas là pour l’oseille et on avait la foi !
Ah ! Ah ! Ézéchiel, Albert, Ridge, Clark, Aymen, Clément… Pierre, Paul et Sarusman…
Glissant mes enfants ! Si les termites rongent les fondations, la baraque est comme en
mousse ! Ceux-là étaient comme ça ! On avait cet avantage bien maigre sur nos pairs du
collège d’avoir encore l’ascendant physique sur les minots. Mais le gosse malheureux a la
convulsion longue et récurrente. L’emploi physique ! Faut pousser les tests à l’entrée
messieurs ! Les cafards, ça veut se battre et régler les choses par les mains… Les mêmes
qu’il fallait faire compter sur leurs doigts.
Donc on ceinturait, on attrapait par les maillots… J’ai plaqué et soulevé ! Bien
souvent pour être franc… En équipe même ! Pour la pédagogie aussi, mais pour rabattre
les récalcitrants, le collectif, c’était fondamental !
Et pour ça, fallait bien qu’on puisse s’arrimer à un point fixe, nous ! Il nous fallait
un guide ! Et bien, une directrice comme celle-là ne se présentait pas à la demande. Claire
était une femme forte et certaine, drôle et convaincante. Docteur, vous ne l’avez que
croisé. Si vous saviez… Une personne puissante et contagieuse, capable de comprendre et
d'imposer en douceur, d'être le meilleur et l'impossible.
Capitaine des ténèbres. Clef de voute du quartier. Je le pariais à qui voulait.
Qu’elle quitte les lieux et les tours s'écroulent. C'était une sainte créole. Orisha !
Yemanja ! Toute vouée à donner sa vie aux gosses des autres.
Elle, dragon aux doigts de fée, organisait les mouvements d'horloge célestes. Elle
était la loi claire et précise de ce qu'on ajoute ou de ce qu'on divise. Une matriarche, une
99
oreille merveilleusement ouverte et attentive pour tous, enfants et adultes. Sûre, cadrante,
presque sans faiblesse.
Elle, flamme de l'indignation permanente et puis
l'espoir, la puissance de
conviction du prophète.
Des astres vagabonds les marmots. Elle, gravité ! Les remettant sur leur chemin
naturel. Ceux que les vents avaient perturbés, ceux qu'il fallait attacher par l'invisible au
normal, au commun des pacifiés.
V
Un matin, alors qu’on rentrait à l’école, j’avais pu sentir un air curieux dans les
couloirs. Pas chez les zouaves, chez les enseignants! Ça venait de se suicider dans une
école du coin. Une prof retrouvée pendue au panneau de basket dans la cour. Récréatif et
original !... peu esthétique à l’heure où on enseigne l’histoire de l’art …. mais sportif !
Quel geste ! Moi je m’en marrais à plus en pouvoir mais les autres, ça les faisait pas se
bidonner.
Ils se sentaient peut être concernés les collègues. En parlant de ça, je voyais bien
que ça tiquait chez Josiane et Margueritte. Une vieille et une jeune mais les deux qui
avaient l’air crevées et rincées. Y avait chez elles la couleur et l’éclair qui ne coulaient
plus dans le regard et l’envie de démonter les pires de plus en plus souvent. Elles s’en
cachaient pas les gourdes : « Je suis au bord du claquage de câble mais j’assume ! ».
Car une chose était sûre, tous les collègues que je croisais au fur et à mesure se
ressemblaient au fond sur un point : Ils arboraient les progrès pédagogiques comme
rempart au langage par le corps, huaient les violents et s’insurgeaient contre chaque
mince exaltation chez les gamins. Mais en secret, ils crevaient tous d’envie de les cogner
les mômes. Il y avait toujours un ou deux turbulent sur lesquels ils auraient passé leurs
frustrations à coup de dégelées ou de dictionnaire. Cette pulsion là, elle était toujours en
100
embuscade, et finalement, ils étaient bien contents les collègues quand un minot dépassait
l’indépassable. Malgré la loi, ça leur donnait une occasion, si furtive soit elle pour se
défouler et la baver leur bestialité.
On ne se suicidait donc plus seulement dans les commissariats, les gares et les
prisons mais aussi dans les écoles… On sera passé en quelques temps du statut d’élite à
celui de parias. Je savais bien que le progrès marchait à grandes enjambées mais moi,
j’avais averti ! Au moment où j’aurais la cabine qui tangue, j’arrêterai ! Dès que j’arrive
plus à gazer un môme trop lent : Stop ! Dès que j’insiste plus pour leur plomber la tête :
La même !... Des réflexions évidemment plus d’actualité pour moi Docteur.
L’école, grande machine à croire… Son grand comique, c’est qu’elle désespère
les plus grands croyants !
101
Porte n°9
Alpha
102
I
Mes petits me demandaient souvent pourquoi est-ce qu’on venait à l’école.
Pourquoi on s’emmerde à soustraire et à diviser ? Pourquoi les Carolingiens et pourquoi
les compléments du nom … Ils avaient jamais bien tort dans le fond. Ils ne formulaient
pas comme Nino Ferrer mais c’était la même ;
« Je pense que tu te lèves trop tôt
Surtout si c'est pour étudier
A quoi ça sert le bachot
Si t'as pas le temps de batifoler ?
C'est pas l'envie qui t'en manque
Seulement t'aimes les grands sentiments
Oui mais, si t'as pas de compte en banque
La vertu, c'est décourageant. »
Paradis, paradis, puisque ça fait des enfilades de siècles qu’il faut penser en ces
termes, je le connais moi cet état idéal de la personne et des choses. Bien sur il n’est
qu’éventuel et donc d’autant plus soumis au mal…
L’Enfance ! C’est lancé ! Et comme pour toute belle chose, s’acharnent l’armada
du crade, de l’atroce, du dégueulasse et du féroce en cavalcade dans le rétroviseur !
Et les histoires de pendus ?! J’ai été servi ces temps-ci. Un peu avant Noël, le
petit Alpha a menacé de se suicider !... C’est la douce Aurore qui est venue me le
répéter…
ça a eu son effet ! Evidemment ! D’un coup, j’avais senti une pression
prodigieuse ! J’ai bien senti la chose monter ! Pas sur la peau mais bien au fond du
103
ventre, là où ça remue quand on est vraiment touché. Je restais calme devant lui.
Toujours. J’étais devenu un acteur de premier ordre. J'avais l'indignation subtile et sousmarine.
Je vous assure que j’ai tout fait pour garder mon calme. Tout ça fonctionnait
mieux certains jours. D’autres, j’ai crié à mon tour, je me suis moqué, j’ai tourné ses
menaces à l’ironie…
II
Vous le savez parfaitement maintenant. Il faut que je le redise. Pour moi. Qui
était ce môme…
Cet enfant… Un amer pour ma vie entière. Indéracinable. Empoisonneur de
sources…
Alpha, doom, braisé, Docteur Folamour, en rodéo sur un missile. Pile dans
l'immatériel. Matériau de base : intelligence débordante! Totem de ce dont je rêvais pour
tous mes mômes. Prêt à découvrir et à prouver. Niveau cerveau : Largement au delà des
15 pourcent de rendement. Au milieu du reste, il survolait. Alpha, c’était l’énarque en
puissance. Pas que ça soit une victoire d’administrer l’hexagone mais bon… bref ! Carré,
cultivé mieux que nous tous, et malin comme trois cents ministres du logement. Un
olivier, capable de tout sur terre aride.
Le père fuyard, barré au Mali, et la mère à bosser comme douze pour élever le
gosse et les grandes sœurs. Aide soignante dans un hosto de Seine et Marne qu’elle était,
il me semble. Je crois aussi qu’il avait un frère Alpha, retourné lui aussi au Mali mais je
n’en suis plus sûr. A remuer toutes ces salades j’en viens à avoir du mal à me souvenir.
On m’avait bien prévenu mais j’avais pas trop écouté. Mieux vaut se faire sa
propre opinion sur les choses. Mieux encore pour les gens. Malgré l’air idiot qu’il avait
avec ses lunettes rondes et rouges, j’avais compris en trois minutes à la rentrée qu’il était
104
génial. Il m’a fallu quelques semaines de plus pour capter qu’il était aussi fabuleusement
doué qu’allumé.
Voilà leur marque à tous ceux-là, l’oscillation ! Les culs de bouteille, la bigle et
les réactions biscornues ont eu vite fait de le classer chez les veaux. Pour moi, la seule
admiration c’était celle des mères-grasses du quartier qui s’étourdissaient à nous imaginer
gérer l’enfant toute la semaine.
Agressifs et dépressifs, stratèges et passifs comme des babouins de plaine. Les
mères et leurs enfants entretiennent des relations équivoques. Je les revois les mères
Jactau et Lafont à traiter Alpha de toqué et à s’épuiser le museau sur ses tangages, sur
comment il s’étourdissait à glisser entre bouffonnerie et grand tragique, entre la charogne
et l’azur.
J’y reviens donc au petit et sur le sale coup qu’il m’avait fait… Comment tout ça
a commencé… Je lui dis de m’attendre après la sonnerie. On marche tranquillement
jusqu’au bas de l’escalier, je le fais s’asseoir et je me pose à ses côtés.
Il s’est installé. Dents et poings serrés. Il soufflait par le nez, regardant le ciel,
bavant de rage. Taureau de Corrida. Je lui sors comme ça : « Tu vas te suicider hein ?
Quand ça ? Ce soir ? » Il reste silencieux plusieurs minute. Il finit par me balancer irrité:
« J’ai pas dit que j’allais me suicider, j’ai dit que j’allais peut-être le faire ! » Parce que
sans conteste, il maîtrisait les nuances et tenait à leur importance !
J’ai essayé d’enrayer le truc comme je pouvais, donc mal forcément. Je me suis
rappelé l’histoire de la semaine précédente où la mère desepérée avait menacé le môme
d’un retour fissa au pays…
On a parlé plus doucement pour qu’il me dise les choses comme il les pensait. Il
avait ses soucis. Même les esprits bunker cèdent sous le poids des obus. S’il ne voit pas la
terre, le piaf ignore qu’il vole. Pendant tout ce de temps où on a pu parler ensemble, j’ai
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eu le doigt crispé vers le sol. Fallait qu’il comprenne son art ! C’est pas tout mais faut
pouvoir prendre la place de l’autre, saisir la perception qu’ils ont d’eux les oiseaux et de
ce qu’on veut leur faire manger.
Il y eut après ça l’épisode des ciseaux sous la gorge, celui de la fiole de tipex
qu’il menaçait d’avaler, de la simulation de saut prêt de la rambarde donnant sur 7 mètres
de vide… Toujours la mâchoire serrée, le regard débordant des lunettes rouges me fixant
droit dans les yeux et le souffle en rogne.
Je m’y habituais. Après la panique de la première comédie, je l’envisageais avec
de plus en plus de calme. Le collègue Christo m’avait assuré qu’un enfant ne fait jamais
qu’appeler à l’aide. Qu’il n’y a pas de suicide d’enfant.
A la psy de l'école je dis qu'il faut faire quelquechose. Elle me répond à chaque
fois qu’on doit laisser du temps à Alpha pour grandir et se modérer. Je dis il est déjà trop
grand en dedans. Elle sourit comme les psys scolaires font tout le temps. Elle verrait bien.
J'espère qu'aujourd'hui les remords la tuent.
III
Le souci c’est pas la tristesse chronique, c’est pas la rue sale, c’est pas la tour de
28 étages-cité-dortoir, c’est pas la rage, c’est pas le manque d’oseille, c’est pas d’avoir à
se justifier de tout, c’est pas de partir de loin, c’est pas l’absence du père, c’est pas la
violence à la maison, c’est pas d’être si jeune et déjà si seul… c’est pas ça … L’ennui
c’est le cumul. C’est l’addition qui fait mal. C’est le tout qui frustre, qui fait qu’on en
retrouve à se balancer aux lustres. Toute la charge dans le même ascenseur, ça finit en
tour de la terreur.
Je me suis battu avec Alpha à coup de phrases et de mots encore, je voulais lui
passer le seuil de l’âme à Alpha. Je voulais qu’il me débrouille un peu sa déveine et sa
mélasse, qu’il me raconte ce qui pousse un enfant de 8 ans à penser suicide.
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Encore aujourd’hui, je ne sais pas si le bonhomme avait conscience de sa
profondeur, de ce qu’il avait de noir en dedans. C’est qu’il était mystique et voilà tout
son malheur ! Les idées qui tournent trop vite, sale guigne! Poisse monumentale… Il
connaissait des univers de vieux, de ceux qu’il n’avait pas encore le pouvoir
d’appréhender. Noir il était au dehors, rien de spécial pour un malien, mais en France,
quelle odieuse idée ! Génération « sale bamboula ! »… J’enseignais que c’était fini, vous
connaissez un peu les programmes, j’y reviens sans arrêt. Mais sans aucun doute, c’était
couvert mais bien existant !
Rêve intérieur, déraciné qu’il était ! Sens de la rêverie trop développé !
Paranoïaque un peu ! Désorganisé ! Stylo, crayons, compas ?! Prêts à planter au premier
regard ! Parce que pense-trop-vite ! Victime de père, petit-fils du démon avec ce que ça
comporte de pratique et de dommageable. Il voulait retrouver sa mère… qu’elle vienne à
l’école avec lui, qu’il puisse la voir, l’épouser, la prendre et la connaitre… Sensible aussi
au brouhaha du bahut, à sa violence, parce que ça se battait sans cesse !
Y avait certaines bagarres bien dures et teigneuses que je
laissais faire en
regardant de loin. C’est que les gosses ne voient que par ça ; des éclats de rire et de la
castagne ! Donc, s’il fallait leur laisser cette manière de s’exprimer, j’étais pas contre, ça
m’évitait de siffler toujours et puis certains le méritaient… Pire ! Pas mal en étaient
demandeurs. C’est que l’éducation c’est être imprégné. Si il a vécu des sanglades et des
offenses, le gosse répète et renvoie, comme un miroir ! Il en donnera tout pareil et en
redemandera le double ! Progression inversée pour mon gnome !
Alpha en était revenu du pacifisme au quotidien. Il avait ses habitudes de
victime !
Depuis la petite école ! On m’avait déroulé bien des détails : encore les
collègues sadiques… leurs histoires de têtes de turc et proies à ne plus savoir quoi en
faire, à ne plus savoir où les mettre.
107
Les yeux de la mère d’Alpha étaient figés… Elle ne savait plus trop quoi faire
avec son môme triste cette pauvre dame. C’est ma directrice à l’école qui l’avait appelée
la mère pour qu’on puisse l'a voir en rendez-vous.
Le gosse était égaré, en lui-même. A trop être intelligent y a mille malheurs qui
avaient suivi en percutant le petit homme. J’aurais juste voulu lui dire de pas trop penser,
de laisser glisser la vie, de passer au travers sans trop cogiter. C’était mal venu pour celui
que j’étais là bas. Je bossais pour ça, c’était le job ! J’avais signé, je pouvais pas dire une
chose et son contraire malgré l’envie et la nécessité.
J’avais un reste de morale, je pouvais pas anarchiser dans une école.
Ce petit là, fallait le voir ! Je voudrais que les vraies images vous viennent. Je ne
punissais jamais ! J’envoyais faire un tour pour se calmer ou je me moquais. Mais punir,
je ne passais mon temps qu’à menacer de le faire ! Il a fini par comprendre que je ne
châtierai personne… du moins pas comme il l’attendait.
J’ai expliqué à sa mère. « Il s’est mis à se punir tout seul. Se mettait au coin, il se
mettait des claques ou des coups dans le ventre, rageait à chaque rature !… à part fermer
la porte pour pas qu’il s’en aille, moi… »
Parce qu’évidemment, après la première fuite du gamin à travers l’école, j’avais
décidé de fermer la porte de la classe de l’intérieur. A la deuxième tentative, il a couru
vers la porte, secoué la poignée, cogné dedans et, résigné, est retourné s’asseoir pour lire
ses encyclopédies.
C’est la perception qu’il avait de lui Alpha qui le triturait du dedans. Quand
j’essayais de lui causer moi, il parlait mais sans sortir de sons. Il parlait pour lui-même.
Trop brillant donc, mais tout ça le perturbait. Il rechignait pour tout, j’ai pu compter les
jours sans ligne. Il avait donc fermé la trousse mais avait gardé le compas !
108
IV
Dans la classe Alpha n’était évidemment pas seul. On est dans le collectif, ne
l’oublions pas. Management quotidien des uns et des autres. Alors ça me fait penser à la
petite Kanel qui n’était pas très loin... Métisse, mi-Guadeloupe mi-banlieue ouest.
Mémoire des sens! La pauvre! Paniquée! Pas moins! Elle était prise de sueurs devant les
dictées, de tétanie face à l’Histoire et le plus horrible pour la minette: les chiffres et
lanumération. Je me revois me pencher au dessus d'elle à la questionner sur l'origine des
tremblements. Ses doigts saignants, rongés jusqu'a l'âme.Elle m'explique bien la petite
qu'elle est timide, depuis toujours! Je rassure encore et toujours. C’était le cœur du job
certains mois. Je suis roc en face, sous le tableau. Je suis serpillère rendu chez moi, loin
des jeunes yeux.
Et Jonathan ! Lui s’essuie l’ardoise sur la tête, il est en orbite un quart d'heure sur
deux. Usine à gâcher le temps. Il se traîne les séquelles de sa mère. Echec scolaire
incroyable. Elle qui haïssait l'école des deux poings avait transmis ses rancoeurs au
gamin. Pour me provoquer, la mère, elle me racontait ses bagarres à elle quand elle était
jeune : « Je comprenais rien à l’école. Je me battais avec les autres élèves, filles ou
garçons, avec la gardienne… : tout le monde ! »
Du coup, ça les surprennait ce genre de parents de voir les mômes sourire à la
sortie de l'école. Ils en seraient devenus jaloux les pauvres.
Même à leur montrer des merveilles, les gosses barbares n’y voient rien
d’important. Devant l’Obélisque, Jonathan gratte le sol. Devant la tour Eiffel, David ne
lève même pas la tête. La tête trop pleine ou pas assez, c’était le plus dur à comprendre
pour moi le manque de soif… Je l’ai toujours eu moi, comme un legs, un don ! Au moins
un dont je n’oserai jamais me plaindre.
109
Voyez pas le vice, soyez pas cons ! J’avais un truc pour les mômes… Pas comme
les autres hommes, pas comme le reste. Ils ont mille avantages bétons dans le caractère.
L’enfant pardonne quand l’homme ressasse, et par-dessus l’ensemble, il a le grand
pouvoir des origines ! Incroyable le petit d’Homme : Passer de crustacé à reptile et de
reptile à chimpanzé en pas dix mois… Une année pour apprendre à marcher puis encore
pareil plus tard pour déchiffrer !... Quelques temps supplémentaire pour glisser vermine et
claquer arrogant et sans amour.
Les gosses stimulateurs... L'école, bahut, barouffe. Tragédie et miracle
permanents. Et à force de naviguer en eaux troubles, à ramasser leur peine à la fourchette,
on se fait des douleurs dans les isquiaux et des crampes à la tête. Ça coule de plus en plus
gros sur le visage. J’essayais de plus crier parce qu’ils m’avaient confié en avoir marre
des adultes hurleurs. J’essayais d’être doux et mesuré.
V
Dans les livrets de notes, je relevais la lassitude des uns, la tristesse et les
frustrations chez les autres. On pèse l'absence d'espoir de chacun à l'épaisseur du dossier
scolaire.
Moi, Archange Michel ou Maât pesant les âmes, j'encourage un peu, je
désacralise. Comme toujours y avait les cumulards. Pas chien, je louais leur passion, leur
envie, leur courage. Tous des esprits fins, saints sans repères. Tous résiliants qu'ils
étaient, d'handicap ou de manque d'amour. Pour certains c’était trop tard, ils voulaient
plus parler… c’était trop tard et puis c’est tout.
110
Porte n°10
Le Pont :
Un Turner embétonné
111
I
Quand on se décidait à rentrer chez nous après les cours, l’étude et les boulots
perso, le plus dur c’était d’oublier les histoires qu’on avait entendues toute la journée sur
les gosses, leurs familles et leurs malheurs. Ça grésillait toute la journée devant nos yeux,
les hommes-bar et les mains trop lourdes. Et même quand les mioches dissimulaient et
que ça ne se voyait plus la misère, les collègues au courant et bien vicieux se gênaient
pas pour nous la raconter ! Et bien en détails…
En rentrant, je croisais bon nombre de parents du quartier. A cette heure-là, ils
partaient bosser. Au moment où ils auraient dus être chez eux à élever leurs enfants, ils se
retrouvaient sur le chemin de l’usine ou des bureaux à astiquer… dans une autre banlieue,
très loin si possible. Le trajet prendrait jusqu’à deux heures complètes à s’etouffer dans
des trains pleins à rendre jalouse la Sncf de 44.
Au milieu du l’hiver, je me suis mis à vomir chaque soir en revenant de l’école. Il
m’avait fallu un temps pour me rendre compte de l’étendue des plaies. Passé le pas de la
porte, en tout premier, je me lavais. Longuement. En essayant sans jamais y arriver de
faire couler la journée dans le bac, et puis je me traînais jusqu’au canapé. Là, couché à
l'envers, la tête tombante, regardant le ciel par la fenêtre en me posant mille questions,
j'essayais de m'apaiser en épousant par l'esprit les gestes des branches soufflées par le
vent.
Ça durait pas long avant que ma poitrine se comprime… Je terminais le visage
dans la cuvette, chaque soir, la bile pauvre qui me brûlait les tripes, et des contenus bien
plus acides encore dans les hémisphères. Des litres à vidanger. Au même moment que la
gerbe : les phrases se sont réunies… longs serpents sur les cahiers de classe que je piquais
dans les réserves de l’école. Dans l’urgence, parce que pas le temps. Mais long métrage
quand même, c’était décidé … immense blague donc immense compte-rendu…
112
J'écris, je me soulage, espère que ça désamorce. J'écris morse, code pour moi
même, bic clef de l'arrière boutique.
Du fond du canapé ou de la cuvette, je déroulais mes pensées vagues… A me
ressaisir un peu, je serrais ma plume bien fort dans ma paume et je m’attaquais au
noircissement des pages.
Avant de commencer le pavé-là, j’avais déjà écrit bien sûr ! Depuis mon cours
préparatoire. Des lignes mal graphiées, puis un peu mieux, puis vite des devoirs de quatre
heures à s’épuiser sur des thèmes glorieux comme ils en donnent à faire au lycée ; des
copies doubles sur « est-ce que l’homme est plus un dieu ou plus un animal ? »… sur
« est-ce qu’il faut toujours se défendre de mentir ? »… sur « est-ce qui faut suivre les rails
de la vie ? »… sur « est-ce que la France fut grande ? »… On pose des questions bien
pauvres et bien stupides aux jeunes à l’école.
A vous qui m’avez fait renaitre l’envie d’écrire Docteur, il faut dire la vérité !
Voilà à quoi ressemblaient les premières lignes :
Ce sont des petits machins qui ont servi de pylône au reste.
Un stylo, une phrase, puis deux, ça réfléchit pas trop. Comme ça !
Comme ça vient ! Je veux raconter tout ça ; les constructeurs, les sauveurs, les
rats et les déménageurs, celui qui choisit le mal, l’ ‘aiguilleur d’esprits, celui qui
ballotte et celui qui crache sur les berceaux, celui qui se marre pour pas se mettre
en l’air et celui qui se jette des quais pour plus rire jaune. Je veux mettre l’autre
113
en présence de l’homme, le vrai de vrai !... le choquer, lui plonger le regard, les
griffes et le museau dans les vomissures, dans le chaos, la faim et le désespoir. Je
veux le faire se promener sous le mauvais temps. Pluie de mots, pluie de m…..! Ça
sera mon oeuvre alors tubas, flutes et cordes tendues !
Je vous sors l’écriture sirène, moitié aguichante, moitié coulée, vieille et
pleine de verrues, et d’écailles aussi, et de poussière, et de broutilles atomisées.
Faut que je la chante ! Salade de banlieue… Grand mytho fantastique ! Entendez les
vagues d’accordéons désaccordés et de clavecin bien vicieux, la grande épopée ! C’est
comme ça que je le pense. Vu que les temps s’y prêtent… allons-y ! Dévoilons les
arrières cours! Une étincelle, un morceau ou une phrase entendue… Episodes qui font
échos a plus personnel, souvenir ou délire, ça arrive ! Plus transposable et plus
tranquillement !
J’ai les banlieues en vue plongeante derrière le bic à m’épier, elles sont la à
se demander… puis a se battre pour moi, pour mes contes et le reste... Je mettrai
des freins, défaut de jeunesse, mais on le sait, personne croit jamais les pires
histoires! Je me détendrais la plume pour la suite. Les histoires de bouquins et
114
d’écrans ne doivent pas trop en faire sous peine qu’on dise qu’on exagère. Donc les
accordéons sont finis ! Les épopées aussi ! L’émotion aussi ! Enfin… acceptée dans le
grand et doux-spectaculaire… la télé… tragique ? Dérisoire ? Hallucinée ? La
messe ! Je l’allume sans cesse. Pour un oui ou pour un non. Pour apprendre un peu,
pour me saouler d’image et de son. Présence… nouveau compagnon de l’ ‘Homme.
Grand vide-ordure inversé la télé, mais magique, hypnotique ! Au final, je ne suis pas
apaisé. Même par ces sornettes-la, celle-là même… sous mon nez ! Je suis bien
triste, je devrais me forcer un peu à me marrer plus et à arrêter de me plaindre…
Autrement qu’a la téloche, j’ai pas vu une guerre, pas vu une armée ! Personne n’a
essayé de me tirer dans le coffret sans raison ! En contrepartie j’ai vu et je vois
encore le troupeau de zombies couchés dans l’abribus ou sur le bateau. Depuis
Montbéliard, j’ai appelé cent fois a l’aide… pour des types que tenaient plus debout,
pour des vieux la bouche en sang à sortir du PMU, pour des filles boitantes à sortir
d’un hall… Prof, pompiers et médecin, … Dans mes coins, faut avoir bien envie d’en
voir le fond à la France, toute la journée, pour s’engager…
115
II
Sur la grande avenue, les rails étaient apparus. Mitoses parallèles. Deux lignes
d’horizon, flèches vers une verticalité d’avenir. Chaque lundi, le paysage était transformé.
Tout était tranché. Notre espace naturel saigné et organisé. Naissaient aussi les éclairages.
Un peu de lumière pour baigner la zone. Ça s’embellissait. Ça se radicalisait.
J’espérais qu’ils gazonnent un peu comme on avait vu faire sur les Maréchaux. Ils
avaient péniché des bras de pont monumentaux depuis la Belgique par la Mer du Nord, la
Manche et la Seine pour gonfler la passerelle Bezonnaise. Elargie, elle porterait le
tramway, supporterait des masses incroyables venues du Nord.
On a défriché le coin comme on aurait assaini un marais. Le béton qui mange des
arbres, insatiable. Bien entendu, ça s’est plaint comme pas possible du trop de modernité.
Faut dire que le tramway pour Paris était déjà là vers 1900, qu’ils l’avaient démonté pour
faire place à l’auto. On faisait marche arrière. Chaud devant !
III
Le soir, j’allais donc me promener un peu, parfois jusqu’à la Seine, après
l’autoroute, après le chantier du tramway qui s’éternisait,
là où les ampoules des
lampadaires redoraient enfin le blason sali du fleuve.
Dans le foutoir j'avais mes petits luxes. Je calculais précis mes heures de retour.
Si je comptais bien fonction de la saison et de la météo, je pouvais me payer presque à
coup sur une merveille d'embrasement sur le pont d'Argenteuil. Vers janvier, quand le
froid se faisait sec et traqueur, le coucher de soleil était immanquable. L'astre pile dans
l'axe. La Seine mouvante se faisait peinture d'or. Le ciel fauve, lumière joliment
blessante. Etouferie aux photons. Un Turner embétonné.
Les détails douteux se
gommaient. Eblouies les tours, éblouie l'industrie, ébloui l'humour qui cache, la foule,
éblouie la vie. Je roulais frôlant la mort, dingue hypnotisé, reflets de drames coloriés,
116
phase magique assurée. Des tankers pleins de jaune, sang orangé, versant doux sur le flot
usé. Les péniches dessinaient des chevrons sur la surface de l’eau. Faut voir une horreur
se transformer en musée.
Je m’arrête parfois. Je profite du beau banal des événements, des reflets et du
courant, des nuages en fuite, des arbres se penchant pour boire la seine, de la famille de
cygnes au bas du pont dont je sais qu’elle s’est agrandie. J’aimais tellement le fleuve… Je
partageais la promesse de feu notre président-bandit : La baignade dans la Seine. Pour
moi? Un fantasme! J'attendrais les travaux. Faites nous une plage au pont de Bezons!
Je restais un peu au dessus de l’eau, à observer ma journée, seul, assourdi dans
mon dos par la coulée permanente des voitures sur le tablier. De là, je savourais mon
paysage de toujours: les briques et la taule, le bois et la rouille, le verre et l'argent, les
tentes et les indigents. Sur le quai… Quand la pluie s'en mêlait, ça devenait gris sur gris.
Monochrome hideux. Goût de merde mais goût quand même. La dureté du paysage, c'est
les épices dans les pates au beurre.
IV
A force de devoir être vertueux à longueur de semaine, on connaissait que des
envies minables qui devenaient besoins
bien crades et répugnants, de ceux qui ne
s’assouvissent que de nuit et ailleurs que chez soi. Le bar du marché était devenu comme
une porte d’entrée dans une prolongation noire et ténébreuse et qui s’assumait en temps
que telle ; un monde comme je le touchais du doigt le jour ; un univers dans le charbon
fantasmé par devoir. J’y songeais donc bien fort, forcé par ce que j’en voyais à l’école…
Un endroit tellement banal avec le recul qu’il en devenait enchanteur, pour l’échantillon
qu’il était. La vitrine sur nos parts sombres. Pendant la journée on avait les gosses, qui
n’étaient que la part émergée… Le soir venu, les choses prenaient une tournure différente.
J’hésitais chaque soir à rejoindre les autres. J’hésitais toujours à partager ma
débâcle mais je finissais toujours par y aller. Au bar, on ne se présentait jamais seul,
117
toujours à trois… un rite… C’était comme ça. Seul, les gens nous auraient dit perdus. On
entrait sans se regarder. Un demi, un potage, une décoction… On s’asseyait… On causait
pas longtemps vestes et foirades. C’était si régulier qu’on séchait vite sur le sujet…
rapidement rien à rajouter… J’avais le métier de parlotte. Les mots, je les avais trop usés
pendant le jour donc j’en avais plus pour après la classe. Je ne parlais plus du tout. Ça
finissait par le gêner le silence, le patron. Il jouait alors un disque dans le fond, des airs
anciens souvent,
« pour faire une présence ! Parce qu’avec vous, on a vite fait de
s’accabler… » qu’il disait en essuyant des verres à l’infini.
Finalement, ça arrivait que la musique ça nous fasse repartir, à pérorer d’un coup
sur les arrangements et les mélodies passées, sur ce que le son a de bien particulier, à
nous perturber sans coup, sans raison parfois et sans prétexte. On faisait bien pitié faut
dire… Bien raisonnables mais pas mieux que la petite population de Nanterre, pas mieux
que les parents gauches, pas mieux que la ville. La gamberge me torpillait drue. Et mes
deux adjoints, ils avaient des airs de coupables. Qu’ils se mettent à se plaindre qu’ils n’en
pouvaient plus,
qu’ils voyaient plus le bout à force de turbiner, et le patron
renchérissait que moins que ce qu’ils faisaient déjà, c’était impossible… Vaseux ces
moments-là… j’étais content de mes options mais je m’en sortais pas, je parvenais pas à
conclure… Finalement on préférait être là à plusieurs, que seuls, encore, à le ressasser
davantage et perpétuellement l’Enfer ! Chaud et humide malgré l’hiver! Celui qu’on a
validé par défaut. Chaud et humide, comme maman, comme S., comme la mangrove que
mon frère me racontait. Tous gros de mauvaise graisse, instruits de culture parallèle,
« même pour nos dûs faut des chantages »…
118
Porte n°11
Les banderoles
119
I
Le petit peuple parvint quand même à rire ! Et la place à montrer son vrai sourire.
Ils ont fait mettre une énorme structure gonflable au milieu du carrefour. Derrière l’arrêt
de bus des Quatre Chemins. Les gosses s’y sont épuisés pendant deux semaines
complètes au moment des fêtes de Noël qu’aucun d’eux ne célebrait.
On entendait dire devant l’attraction :
« Qu’est-ce qu’on fait pour Noël ?
Et la mère accompagnant le môme qui lui répondait bien irritée, avec des accents
incroyables, en lui filant une taloche dans les reins :
-
Qui t’as dit qu’on fêterait ça nous ? Y a pas de ça à la maison ! Avance!
Y a de ces saisons qui renoncent à s’en aller. Cet hiver-là s’était installé avec ses
pluies, longues, froides et sévères. Je continuais à me déplacer à vélo, pour aller bosser
ou pour aller aux courses. Le gel était de mèche avec tout ça… et tout ça terminait de me
déprimer.
II
Quand l’autre sagouin de ministre Clacos a commencé à appliquer son plan de
guerre, on a mis un petit temps à capter le truc. Je vous ai déjà dit comment ces vaches
s’y prennent à l’avance pour faire les choses ! Bah voilà ! Elles venaient de vingt années
en arrière les racines de leur projet, aussi vieilles que moi c’est pour dire ! Ses bulbes
étaient là à éclore juste sous nos pattes et sous celles du reste du troupeau.
Ça s’est agité pas mal à l’école ! Ça a palabré un peu et puis finalement, on nous
a dépêchés Pettelaid et moi. Parachutés devant le ministère : « délégation de gréviste
représentant de l’école devant Mr Clacos and Co. » C’était les antis qui avaient eu l’idée.
120
On faisait grève pour les autres qui en échange se cotiseraient pour nous payer notre
journée.
La rue de Grenelle donne ces explications lorsqu'on la traverse. Elle se porte
comme un charme et les lierres tombant des facades l'embellissent sans mal. Mais la rue
abreuve les troubles ministeriels! C'est en réalité un repaire à Bacchanales. Les seuls
commerces vivants y sont des vendeurs de vin, d'alcool et de spiritueux. Voilà l'origine de
leurs piteuses parutions... Idéologue baignés de rouge. Tanisés! Le minsitère censé être
cerveau et coeur n'est que foie fini. Salauds!
Et que je vous explique, Docteur : cette manifestation, c'est pas la rue qui
s'ébroue, ni un pan qui s'ébranle, c'est le Français qui remonte en scène, qui attend pas
d'avoir touché le fond pour se mettre à remuer les membres. Le Français toujours
mécontent, décoiffant et mal rasé qui se tient malgré tout là, la main haute et la mâchoire
serrée. Le Français qui bien con, on aura du mal à se le cacher, a quand même des
valeurs. Une intuition surtout. Le Français qui comprend ! même si certains font croire à
un manque d'explications. Grande vilaine, vieille lubie des immortels.
Le Français qui angoisse mais qui destine, qui combat la gomme et qui dessine.
Et voilà donc, Docteur, notre bon grand mal, une transmission épidémique de résistance.
Alors certes le français est rustre, certes il a l'avis changeant, certes ses passions se
transforment en haines vite comme lumière mais c'est que le politique le roule, le domine
et l'endort. Le mensonge sert de racine à leur pouvoir et moi, je ne rêve que d'inscrire la
fessée déculottée publique au pénal pour les escrocs d'état, détourneur, et compagnie...
Je le plains donc le Français, je plains qu'il attende tout des lois, plains qu'il
s'acharne à les contourner. J'ai de la peine de tout ça, Docteur. Je coupe les circuits
volontairement, fusibles impératifs parce que le grand spectacle me brûle le fond des
121
atomes. Horizon vertical, haut-bas, écrasement de tête, domination, manipulation
courante et naturelle, c'est l'accumulation qui crée les raZ-le-bol...
III
On avait préparé une banderole énorme qu’on a baladée jusque là-bas. Y avait
pas mal de peuple devant l’entrée. Il s’était rien passé encore ! Ça hurlait déjà depuis le
matin ! Ça a gonflé pendant deux ou trois heures et puis la volaille a atterri, en camions
et en armure ! Y en avait un près de nous d’agent qui ressemblait comme deux
bourrasques à notre président ! Dans nos rangs, on se marre bien, ça s’écarquille, ça
ventile!
On est juste venu poser deux trois questions au ministre-démiurge-Clacos-aimantle-chaos. On voulait lui dire : « L’institution scolaire : Un miracle qu’on fusille ! » La
gamberge… Des cercueils debout qu’on était ! Drapeaux noirs et rouges ! Un peu de
boucherie, beaucoup de chair. Les CRS avancent sans qu’on se soit vraiment chauffés !
Ça se chiffonne un peu encore, et puis ça s’engage un peu plus… Ils nous rentrent dans le
lard sans comprendre ou négocier. Eux-mêmes ne savent pas vraiment pourquoi on est là
et pourquoi ils doivent nous rentrer dedans. Chacun son job à ce qu’il paraît…Ça dégaine
sec ! Part maudite et honteuse offerte à qui veut bien la voir notre police ! Sarcasme et
dénigrement pour attaquer… leurs mioches servent d’excuses dans nos rangs, on leur
hurle : « On instruit vos gosses, c’est comme ça que vous agissez ?! »… Mais voilà ce
qu’ils ont raté : un enfant n’est ni un sac de frappe, ni un parapluie.
Leurs grimaces en permanence aux poulets, ça fait de la peine à voir… ça cogne,
ça cogne jusqu’à s’essouffler. Ils nous sortent une tactique inédite ! Jamais vue ! Même
au quartier… Leur groupe s’ouvre et se referme pour nous chopper ! Ça fonctionne par
vague ! Je dis à Pettelaid de se reculer pour pas qu’ils puissent nous prendre. Il m’écoute
pas ! Il s’expose! Il leur sort des vannes de troisième zone… me rappelle Selhermor dans
ses plus grandes heures ! Ils finissent par l’attraper le collègue, évidement !… Menotte et
122
tout ! Ils l’embarquent ! Je l’ai pensé tout net pour Pettelaid : La marge est courte entre
courage et stupidité.
IV
Ça avait gazé pas mal après ça. Je suis rentré en attendant des nouvelles de
Pettelaid. J’avais les yeux tellement ruiné par les assauts véreux que je me suis imaginé
pouvoir me repérer en aveugle dans le quartier. Rien qu’aux odeurs :. Je sortais de chez
moi filant à droite sec, quinze mètres et le remugle de la sandwicherie ; graillon et
croque-tout. Se suivaient quelques squats et les pollens des jardins abandonnés dès le
numéro 428 qui étaient pour moi germe d’ennuis nasaux quasi-permanant… dix mètres
encore et c’était le bazar à museau les jours de marché…
mercredi, vendredi et
dimanche : la grande Méditerranée dans les tuyaux ! Dix de plus, la boucherie muslim :
viande cru et aromates, haleine de morgue. Place Aragon ça sent le chou et le bouillon
cubor, les grillades sardines, brochettes jusque dans le fin fond de l'hiver.
En poursuivant, traversant la ruelle des chalets, on reniflait un couloir de
machins, mi-hommes mi-bouteille… la bibine de mauvaise gamme en sport national.
C’était ça je crois bien la signature locale : mélange immonde d’alcool, d’ordures et de
restes intimes, résultat implacable et reconnaissable entre tous.
Place Aragon, on entend les gamins courir et les télés hurlantes. On entend les
pétards toute l’année. Y a pas un jour sans barge en roue arrière. Ambiance cool et
radical… Les Quatres Chemins c'est le port d'Amsterdam, Boston et Kigali...
A croire que c’est moi qui les avais construit ces trottoirs. Je m'y faisais
suer presque cyclope, je sautais les ombres de barres, univers géométrique, cahier de
formes. Je pouvais les parcourir les yeux fermés ou en écrivant simultané, technologique !
La capuche que je dise : pour le froid et contre l'indiscrétion. Je peux cartographier les
rues entre le 424 et la gare. Au demi-micron. Je peux vous redire quel bateau et quelle
123
bosselette, quels panneaux et quelles fossettes. Les tuiles orange têtes creusées, les
réverbères, guide célestes imperturbables.
Le paysage d’idées continuait en fondu en allant vers la place Aragon, centre du
petit univers, pour finir au fond du trou d’Icham le cul-de-jatte où on ne respirait plus que
par la bouche.
Là, le pays des odeurs s’achevait en gouffre. Les dimensions se
multipliaient avec les celsius. La canicule venue, tous devaient être capable d’oublier un
sens pour tourner malgré-tout dans la marmite.
L’école, elle seule, était capable de conserver des senteurs à dominantes seines ;
de gouache et d’enfance. Aussi, les bagarres et les boubous coloraient le quotidien.
Début mars, une petite brise tiède pour m'aérer les bronches, pour ouvrir la veste,
pour profiter d'un moment de répit. C'était certain que le premier vent de la création en
avait été un tel que celui-ci. Doux, presque chaud, rassurant. Une caresse.
V
En classe, le printemps qui renaît et l'étude de Jeanne d'Arc les a enflammés! La
fille qui entend Dieu lui demander de sauver la France, les minots, ont déliré mystique
jusqu'en mai... Ils voulaient voir le Seigneur, adopter la voie du guerrier. Alpha se voyait
sur le bûcher comme la pucelle. Lina insistait pour voir la scène du viol dans la
biographie filmée de Jeanne... On pouvait plus rien faire d'anglais après ça! Les gosses se
surnommaient en « VII » ou en « fol » comme le dauphin Charles... Tous voulaient sentir
les cloches de l'esprit les prendre et danser avec l’Etre en imitant la Sainte Lorraine.
J’ai profité de l’euphorie pour exploiter les battements... Comme dans mon civil
quand je me transforme en musicien, dans mon dôme, dans la rue et dans les studios.
Qu'ils apportent des cartons mes petits, qu'on les scotche et qu'on les batte. Alors
des séances endiablées émergent du néant. Les doux rats à tabasser les boîtes. Ensorcelés
ou bien? Doux dingues à cogner en mesure, heureux de plus penser mais de taper. Ne
124
refaite pas l'expérience sans prévoir. Les minots se manipulent avec foi, force, maîtrise et
délicatesse. Comme le chimiste manie la base et l'acide.
Marceau quasi hystero bat et bat le carton, les filles sont timides et respectent le
moindre quart de silence. Alpha s'éclate et fini par se casser la boite sur le crane...
J'encourage. Je sers. Je brise et je souris.
Parce que moi, j'y revenais toujours. Les boucles encore! Le postes et les
chaines, les sources de son... La musique pompait mes colères et mes ravissements. Y
avait que ça je crois pour boire les surplus. J’espérais que ça marcherait pour eux. Les
musiques noires, nœuds de camisoles donnant sur la rue, le monde, les rencontres et les
histoires. Je restais léger. L'imagination sauve mal mais les battements le peuvent.
La discussion aussi, libre et hors-programme quand le besoin se fait sentir. Je
relance toujours sur les mêmes rives de pensés... Bonheur, choix,... Ils me racontent
noyades, meurtres et agression, pressions... A neuf ans, ils ont tous vu un suicidé. "Il s'est
jeté du 14ème, maître, c'est moi qui ait fait le 15! " La drogue qu’ils ne savent
qu’incomplètement, avec des charges de doutes infinis. Je manque de m'épandre
systématiquement. Des histoires trop rudes. Ils en ont vu trop et trop dure. Même Frank,
mon autiste gigantesque et doux d’Haïti, arrive à dire des choses après mille
perturbations. Il évoque des myriades de persécutions et part en hurlant de joie en
recréation! Rédemption permanente!
125
Porte n°12
Nébuleux paquetage
126
I
Depuis le temps que je vivais à Colombes, j’arrêtais pas de penser (ce qui est
toujours moins dangereux que de parler) qu’il était plus sérieux pour notre santé mentale
d’habiter dans un « vrai quartier ». Un endroit avec des vrais gens et donc des pauvres.
Tout ça n’allait pas sans son lot de misère humaine, que je côtoyais pas mal à l’école à
travers les gamins. La Crise habitait devant chez moi, les clochards se faisaient ni rares ni
discrets… J’ habitais à cinq cents mètres de l’hôpital de Nanterre. Sorte de centralisateur
de la misère des Hauts-de-Seine Nord.
Au début, je prenais ça sur le ton du folklore. Mon frère se marrait en parlant
d’eux. Il les appelait tous d’un nom qui devait sonner comique comme « Michel » ou
« Polo ». Ça désolait ma mère qu’on rigole toujours du pire. Mieux vaut pas penser pour
pas sombrer,… et quand on en parle, c’était avec le sourire,… dépressifs potentiels mais
ça empêchait pas de rester détendu. Les épisodes passant, je m’y suis habitué. Docteur, le
spectacle de carence humaine, c’est comme pas mal de chose, faut voir si on s’y habitue,
c’est tout.
II
C'est à l'école que j'ai le plus exhumé de choses sur le passé de la ville et du
quartier. Je laissais des temps libres aux enfants pour lire. Juste comme ça. Ce qu’ils
voulaient. J’aimais m’asseoir au milieu d’eux. Un jour, j’étais tombé sur ce bouquin
d’anciennes cartes postales colombiennes. J'ai embarqué le livre le soir même et je me
suis plongé dedans en rentrant à la maison.
Je pouvais pas croire ce que j'y voyais dans ce livre là! Le petit Colombes : les
hauts de forme, les élégances et le tramway à baladeuse. Les canotiers, les pique-niques et
les pécheurs... La Seine plaisance, les barboteuses, les barques, ...
127
Parce qu’il y a bien les archives, les bouquins, mais moi, je n’avais pratiqué que
les temps noircis et coulés de ciment. Alors voir ses images là, ça me baladait profond et
lointain… Je découvrais en même temps que la banlieue avait une Histoire (ce que
j’ignorais) et que celle-ci avait tout eu du charme et du raffinement.
L’Ile-de-France jadis demi-terre promise verte de forets. Une Amazonie! Le
savez-vous? De Saint-Cloud, de Boulogne, de Clamart, de Meudon, de Verrières, de
Massy, de Pantin, d'Auber, de Saint-Denis, d'Asnières et d'Argenteuil! Presque sans
interruption... Ici Colombes, bois aussi. Ruisseaux, bras de Seine. Scène de beau. Nous y
voilà! Halo! Après les cimes d'arbres millénaires, après les hommes, le ciment; le crime.
Tout est pour le mieux! Alléluia !
J’ai essayé de m’y plonger dans les annales banlieusardes. Grace aux livres
encore et aussi à cette minuscule dame de la mairie, j’ai pu connaitre quelques petites
choses en plus. Elle m’avait raconté l’histoire des Fossés Jean et de mon école.
C’était un de ces mille endroits qui avaient oscillé entre la campagne, l’industrie
et la ville. Les Fossés Jean étaient la poursuite des Fossés l’Aumône à Asnières et
Gennevilliers. Des canaux de dérivation pour la Seine. Construits pour préserver Paris des
crus, comblés, ils servaient aujourd’hui à l’épargner des cris.
Et puis le coin avait connu la révolution industrielle, avait servi de dépotoir et de
labo pour Babylone, avait vu s’installer l’immigration, les bidonvilles.
« Les
Paquerettes » et « Le Pont de Rouen ». Pour somme finale : la peur.
Ajourd’hui, après 40 ans pile, preuve du progrès, mazeltov, on fête ici le retour
des barquements sur les bords de Seine. Banlieue rouge sang. Bleu blanc rouge crame.
III
Y avait toujours la queue à la poste. Récupérer une lettre c’était relever un défi.
Le 5 du mois c’était là le pire. C’était ce jour-là que les allocs et le RMI tombaient. En
sortant de là, on avait l’impression d’avoir accompli quelque chose. D’avoir fait preuve
128
de bravoure et de patience ! C’était pas une mince affaire. Et dehors, y avait la somme
macabre des pauvres en tout genre qui consultaient leurs relevés de banque grotesques ou
leurs fiches de paye à 3 chiffres.
Je marchais relaxé, mais j’avançais quand même assez vite pour éviter de trop
voir tout ça. La seule limite à mes regards jetés aux sans abris, c’était celle de ma
résistance. Finalement j’affinais mon ressenti : La misère on ne s’y habitue pas. En fait,
c’est juste qu’on s’habitue à l’ignorer. Pour ça il faut de l’exercice, c’est juste une
question d’entraînement. Ce genre de trucs à voir tous les jours ça te crame. Ceux qui
virent barjots par chez nous c’est peut être juste qu’ils s’habituent mal.
Certaines fois, le soleil aidant, on avait l’impression que les choses allaient
mieux. Mais une fois le froid débarquant ou à l’occasion d’un orage, la honte me
reprenait, avec une intensité toujours égale. A cette période je croyais entrevoir ce que les
mystiques entendent par peine et compassion. C’en était déjà trop.
Je me faisais fantomatique mais j’intervenais quelques fois par hasard, parce
qu'insulte et irrespect. Des pétasses collégiennes qui s'offusquaient qu’ Icham, le clochard
mascotte cul de jatte jacte au vide. Elles le prenaient pour elles. L'Homme et la Femme,
déchéance flash après la première colère pensée. Premier effet : dans ces années là, faut
se méfier, faut sertir.
Quoiqu’il en soit, place Aragon, la troupe de vagabond était devenu mon
passager noir, enfoirée de sangsue, à me coller au corps pire que la pire des crasses. Je
l'avais sans cesse dans les jambes, à me singer, à me montrer ce que je voulais biffer. Puis
je filais, en colère. Le nez qui pique et les yeux rouges. Après ça, certaines boissons me
faisaient pousser des larmes. Les frissons de disgrâce, les peines et l’ivresse.
129
IV
Quand même, vivre à l’école ça faisait son effet. Ça donnait une vague
impression de famille. Dès que j’avais commencé le boulot ça m’avait rappelé comment
c’était quand on était mômes...
Ça m’a rappelé comment on s’appelait entre nous, comment on voyait les choses. Ça
m’a rappelé Antoine quand on jouait au foot dans la salle de culte au temple où prêchait
son père. 72 rue Victor Hugo… le centre évangélique à Bois-Colombes ! Ça m’a rappelé
les semaines de colle passées avec Selhermor. Quoi de digne à me rappeler sinon ? Et
puis tous les autres… la noble meute !
Parce qu’il ne faudrait pas croire que je suis né comme ça, leur vie je l’ai pas
méritée. Docteur, écoutez ma chanson : c’est ma rançon à payer.
Je pense à nous, à nos croyances et à nos mythes. Terre brulée et mauvaise
foi pour nos dires. Succès pour nos sons. Donne intégrée : faut bien ! Et remise en cause :
évidemment ! On cherchait à vivre, même pas à devenir. On était en colère, sans pouvoir
se l’expliquer. Un instinct. On était prêt à accueillir toutes les explications du monde.
Preuve de l’existence de Dieu ?
Donnez- la moi ! Processus de destruction, étapes
claudicantes, nouveaux protocoles, principe du multiple, infimes dérèglements des vies…
et du sens alors ! On était des miroirs : on agresse, coup de boutoirs dans l’officiel, dans
la postérité, dans leurs postérieurs et dans la mort. En train d’être autre chose, voilà !
Manque de synchro… génération spontanée, obscurs flamboyants, on cherche mais on
confuse. On ne séduit (ne nous mentons pas) que le temps d’un couplet. Deuil
d’humanité, ils s’épuisent vite les autres à nous écouter.
Nous… selon leurs critères, on parlait… et on vivait à l’envers… Y avait notre argot
et nos sales gueules qui ont souvent fait tâche. Agressés donc agresseurs. En
conséquence : « soyez sympa ! » C’est mon conseil vous connaissez la suite… Ça nous
empêchait pas de penser habilement. Des grosses tronches parmi nous… bien remplies
130
mais vides d’ambitions. On avait le sens des réalités ; l’inclinaison pour l’éternel
impossible.
La majorité n’a pas voulu étudier, ils avaient pas l’occasion les collègues,
ils
perdaient tout leur temps à vivre… et leur vie à la gagner. Certains de nos profs prenaient
ça pour un culte de la connerie… de la frivolité… ou un truc dans le genre. En réalité, de
l’expérimentation !... scientifique évidemment! Des saloperies à faire, ça fait se fendre
mais c’est pas la fin du truc. Le but c’est de comprendre : le comment des choses et les
conséquences. Comprendre de quelle manière on agit sur les jours ambulants.
Nos actes ?… Ah !… J’avoue tout !… la saleté ! Certains ont plus usé le système que
d’autres… Et je le dis, je ne respecte pas plus ceux qui se sont rangés. Ils sont pas plus
dignes. Ça fait une sorte de malaise à penser. Mais c’est un choix voilà tout.
Et puis, pour construire avec des gravas faut un ciment lourd. C’est pas traitable. Un
château de sable, c’est pire, faut y consacrer un effort inconcevable et méticuleux.
L’objectif est illusoire…et de notre point de vue inabordable.
V
Au détour des couloirs, je me souviens aussi comme ça... Ça vient tout seul ! Le
hasard des hémisphères ? Le prof de français au lycée. Vous irez voir : Lycée Renoir,
Asnières-sur-seine ! Il nous avait certifié : « Pas de thèmes nouveaux ! Aucun ! Ça
n’existe pas ! Dix schèmas d’intrigue dans toute l’Histoire de la narration…! 1. Je veux
sauver le monde. 2. Je dois sauver les miens. 3. J’aime mais la vie m’en empêche. 4. J’ai
été trahi, je ferai couler le sang et les mots. 5. La rédemption ! etc, etc... Et notez jeunes
gens que ces 10 canevas n’en forment en fait qu’un seul. Le total et absolu :
«En fin de compte, qui suis-je ? »
Maintenant que j’analyse l’idée : absolument vrai !
131
Pour le reste ? Pas grand-chose d’autre. Du style ? Oui, pour ça y a de la marge
de manœuvre, de la place pour tous. Enfin les bosseurs, ceux qui s’arrachent du normal,
ceux qui pensent… Enfin un minimum ! Pour le reste depuis Gilgamesh ça fait des
bibliothèques bien pleines. Même la Bible est pompée ! Vous pensez ! Depuis le temps !
Pleine du même jus de chaussette ! « Bambina, Quequette, la catin et Bambinette voient
une guêpe… qu'est ce qu'il se passe ?! » La même chose toujours ! La même ! La
boucle ! On prend les mêmes et on recommence. Ça réécrit même ! Imaginer qu’on
puisse réécrire un truc… C’est marrant ça ! Le sempiternel recommencement sur la
feuille, la toile, la scène et l’existence.
VI
Toujours plein de colère et enveloppé de misère… Mes camarades et moi. On se
parlait si mal ! Si vous saviez… Mes véritables congénères étaient fils de canidés … Je
disais ça sans rien peser. Sans y réfléchir. Je disais ça comme ça. Chien ! Oui
madame ! Bâtards ! Meilleurs compagnons mais charognards !... C’était ça ma France
quand j’étais gamin. Un troupeau de crevures. Rageux, moi y compris… Entre l'intérieur
et l'extérieur, l'équilibre était atteignable mais uniquement par cette voie là. Pas une seule
fois j’ai frappé. Mais mille fois j’ai craché les pires saloperies sur l’adversaire et sur les
miens. Avec le recul, c’est comme si les mauvais mots étaient là à macérer et qu’il fallait
les extraire pour ne plus les subir du dedans. On avait déjà une force de langue, pour
dégorger tous nos ouragans intimes.
Dans l’équipe, ceux qui foutaient rien méritaient d’être élevés à la gifle et au taistoi ! Est-ce que j’aimais mes gens ? J’évitais de me poser la question. J’esquivais, je
feintais, j’enveloppais, j’éludais, je fuyais et je me dérobais! Dire qu’on aime ?! Et après
quoi ? C’est quoi l’avantage à ça ? Je n’y voyais que des problèmes. Je peux pas non plus
trop vous bluffer… j’ai chéri certes ! Mais discrètement ! Individuellement !...
132
Pour ce qu’y est du collectif ? C’est peut-être ça l’attraction pour les
pédagogues… Ceux qui aiment, c’est eux qui créent ! Pas de tôles ou de ciment mais de
la culture, du savoir et de l’intelligence ! Avant ça j’ai eu douze patrons ! Et autant de
misères… et encore avant y avait l’école ! Haut la main ! Je me baladais là dedans en
slip !...comme à la maison !... Des mentions, bons points, sucettes et récompenses ? Y
avait qu’à demander et ça tombait aussi sec ! L’Histoire de France et le calcul,
tranquillement sans paniquer ! Le sourire et la souplesse en sus. J’avais un certain goût !
Alors les arts aussi ! Parce que j’aime les arts et que ça me perd… Je m’y mets. J’ai la
dose de mal nécessaire pour ça. Je vois assez déformé et carnavalesque comme Bosch et
Basquiat. L’art est le fusible qui protège l’artiste ! Pour sécher le malheur d’un monde,
j’avais choisi de faire la classe. Un homme qui ne sait pas, souvent en souffre. Un type
qui souffre est un assaillant ou un assailli … Eduquer c’est réduire le funeste et le
pernicieux.
133
Porte n°13
« L’évenement »
134
I
Le temps était au soleil et la période aux réjouissances. Maryse et Paulette avaient
relâché les papillons de leur élevage ce jour là. C'était admirable. Y avait bien les livrets à
rendre, des petites contrariétés de fin d’années, du travail dont on se serait facilement
passé mais on ne pouvait rien opposer à la chaleur apaisante d’une girandole de mai.
Le quartier gris, illuminé d’été se rendait presque beau. Tout d’un coup digne et
acceptable. Appréciable presque. Le contraste fraicheur et rayonnement était nourrissant.
La lumière filtrée par les arbres brodait des reliefs sur le sol et les murs. L’ombre des
bâtiments si laide et sinistre en hiver devenait réconfortante. Les gens s’y retrouvaient,
acceptaient de relâcher les traits de leurs visages. Des « U », parenthèses apaisées,
remplaçaient les boites grimaçantes depuis octobre.
On était réunis derrière l’école, sur le morceau de pelouse devant la salle des
profs. On avait sorti quelques tables et on profitait d’un repas partagé et de la météo
ravageuse. Claire nous avait fait le plaisir de son punch antillais mensonger. Bruno était
aux commandes du barbecue. Tout était pour le mieux.
La veille on avait fêté les anniversaires avec les petits ! Amel, Alma, Alpha,
Kanel avaient eu 10 ans. La cohorte de mai. Ils étaient dechainés ! J’entendais encore
leurs voix qui chantaient "zouglooooou la daaaaaaaaaanse des magiciiiiiiiiiiiiiens!!!"
A ce moment précis, j’aurai eu du mal à le cacher, j’étais au sommet. J’étais
calme. Le maximum du bonheur, serein et reposé. Je me serais dit assaini. Apaisé.
Je me sentais si bien à cet endroit; mon coin et les collègues riant, le ciel
amoureux, le chant coloré du vent, plus loin les jeux des mômes, attendant pour la
cantine.
135
Isolina est arrivée d’un pas urgent, elle nous a demandé à Claire et à moi
qu’on s’éloigne un petit peu des autres. Elle était blême, fermait les yeux presque. Elle
s’est approchée encore, a été prise d’un begaiement nerveux... : « C’était… C’était… »
II
« C’était pendant l’atelier d’échecs, l’animateur s’est retourné. C’est Alpha… il
a… »
Elle n’a jamais terminé sa phrase.
Ça a été une livraison : Une capsule d'acide qui irradie la poitrine en pulsation. A
la croche. Le temps démoli. L'air rare. Il a plu des lames dans ma tête. Et je le savais
déjà. Je serai désormais rempli de larmes jusqu'au cercueil.
J’ai tout de suite cherché quoi faire ou quoi dire. Je cherchais une solution. Je
cherchais des secours déjà imaginaires. Iso avait été calme et très clair. C’était déjà trop
tard, les pompiers étaient en route. Claire est partie en courant vers la grande cour, là où
donnait la fenêtre. J’ai tangué. Je cherchais les gens du regard sans les trouver. Un fil salé
s’est déroulée sur ma joue. L'écho d'une rumeur et le grondement d'un éboulement. J’ai
senti des bras autour de moi qui évitaient que je bascule. J’avais déjà le goût du drame en
bouche, celui des structures qui s’évanouissent et la douleur ; celle des poignards par
marées sous mon crâne.
Le dessin s’est gondolé. Les boursoufflures sont apparues sur mon aquarelle. Un
embouteillage de l'esprit, la bonbonne de la pensée qui glougloute en se vidant. La
confusion absolue. Après ça, je n’ai plus d’image. Tout autour de ce moment-là est
devenu flou et incertain : ce qu’on a fait de moi, les événements, les lieux…
La suite, on me l’a raconté.
136
J'aurais hurlé, mon cri perçant l'air et terrorisant les autres.
De ce que j’ai pu m’imaginer, la musique qui démarre douce et qui monte
énorme, d'abord berceuse mignonne puis BO angoissée. Une élégie toute personnalisée.
Trombones, cordes crissantes, enclumes et cors de chasse. Et les voix d'angelots
rugissant.
Je convulse, je convulse... Le drame bouscule muscles et hormones.
Je crois comprendre un décrochage, un saut et la chute qui s'en suit. Le sang dans
sa rationalité brutale. Sans l’avoir vu, je compte les étages défiler. En pas trois temps, j'ai
le visage froissé. Les méninges décomposées. La pile à plat.
Après c’est une course aveugle vers le drame et la mare de sang. La tour Z plein
sud. La récréation. Son adn sur la ligne des 3 points.
Les animateurs du centre de loisirs tiraient les mômes par le bras pour les
éloigner. Ça hurlait de partout. Lui, convulsait finissant de s'étouffer en bruits de gorge
inhumains.
J'aurais pris le corps d'Alpha dans mes bras comme une poupée désarticulée en le
berçant, en lui parlant tout bas comme pour le rassurer. J'aurais essayé de le réanimer en
lui heurtant la poitrine et en soufflant dans sa bouche ; un baiser grenat. Navrant. J'aurais
essuyé le sang sur son visage. J’aurais couru en le portant à travers la cour, l’entrée de
l’école, puis le quartier en passant sous les arcades fleurie en me guidant au son de la
sirène des pompiers qui s’approchaient. J’aurai traversé l’avenue noire de millions de
voitures en circulation, sans y prêter la moindre attention. Le bouchon immédiat. Les
conducteurs qui klaxonnent un peu puis comme délirants. Un désordre monstre.
137
On m’a retrouvé halluciné sur la grande artère arrêtant le flot torrentiel sous le
pont ferroviaire. Je marchais hagard en zombi entre les véhicules en pleurant d’une voix
qui n’était plus la mienne. Au sein d’un songe de métal. Macaque hurlant.
Des passants se sont arrêtés puis m’ont accompagné sur le côté jusqu’à ce que
Claire et d’autres collègues arrivent. J’aurai enfin attendu là au bord du trafic qu’un
pompier m’arrache Alpha des bras.
III
Certains enfants inscrits à la cantine avaient donc assisté à la scène. Claire m'a
raconté plus tard que mon attitude de dément aurait presque autant marqué que la chute
du corps. « Regardez, le maître est devenu fou… »
Voilà mon baptème dans une giclée de sang. Mon entrée dans l'antichambre de la
mort. J'ai repris conscience du fil des choses aux admissions de La Maladrerie. J’étais
assis à côté de ma mère. On l’avait fait appeler. Maman me dit : « t’as courru tout droit
jusqu'au pont, on t'as freiné avant que tu saute, tu te rends compte ? ». Moi suicidaire?...
Je la crois pas, je dis rien.
138
Porte n°14
Via Dolorosa
139
I
Je ne me souvenais de rien de ce qu’on me racontait, juste d'une douleur atroce et
insupportable derrière les yeux dont l'image était toujours celle de lames pleuvant dans
ma tête et anarchisant dans les chairs. Un abattoir, des troupeaux qui piétinent dans le
sang en attendant le choc frontal et l'égorgement.
« Choqué » ont-ils expliqué à ma mère.
J’avais cette grimace de la Méduse du Caravage. Le visage sans couleur. La
bouche ouverte, les dents prêtes à mordre sans force, les yeux fixant le sol, rouges de
rester ouverts.
Après mon arrivée, on m’a installé dans une chambre. Je suis resté éveillé des
éternités entières. Le temps arrêtait de s'écouler, retenu à la source, bloqué par l'incendie.
Une période sans souvenirs, absolument vide d’existence. J'étais à l'état de poudre... Sans
consistance ni cohérance. Ni tact ou cadre. Un tas. Vague. L'état de poudre c'est celui du
traumatisé, celui du promis à la décharge absolue, celui qui patiente en demi-pointe sur la
mine depuis la tétine...
Puis je suis tombé sans rêve, nuit noire sans fin, paysage brulé... Pendant le
tunnel, je me réveille par à-coups, paniqué. En crise de parano, j'ai peur que les flics
débarquent et m'inculpent du meurtre d'Alpha. Qu’est-ce que je pourrais bien leur
opposer ? Quoi leur dire ? Oui j’avais ma part de responsabilité. Guilty ! Assistance
désastreuse à personne en danger. Sa peur bien reconnue, je n’avais pas prévu de quoi lui
faire ranger.
140
II
Du point de vue des sensations du corps, le premier souvenir quand on a sombré,
c'est la peau d'abord. Elle était sensible, quasi-perméable. Je croyais sentir mes doigts y
pénétrer. Comme une chaire de poule sur l'envers. Je me sentais poreux.
Je rampe sous le lit comme un môme. Lâche à m’abominer moi-même. Des
contractions d’estomac me font rendre mon reste de souffle. Je dégueule une part d’émoi.
Je m’efforce de cacher mon côté sale, et tourne aux châtiments individuels. Je me claque
la tête dans le sol. Je me cogne, et au bon souvenir d’Apha, me mets des coups de poing
dans l’estomac. J’essaie de m’hermétiser. Je me répugne. Je suis une bête. Canidé. J’ai
des stocks de honte pour des siècles.
Je suis une façade. Seule. Impeccable j'imaginais. Pitoyable en vérité. Dedans
tout est effondré. Jusque dans les enfers. Un trou et voilà. C'est tout. C'est définitif. A moi
seul, une dynastie du vide. Ou si ce n'est pas de vide, de poison pour six mondes... Non...
Plus rien, c'est bien ça. Plus rien du tout. Je veux qu'on me laisse, tout et tous. Qu'on me
débarrasse du contact suspicieux des hommes. Je transpire et je frissonne. La fièvre. Je
veux qu'on m'oublie, qu'on me laisse partir. C'est dans les questions des autres que se
trouve la pire des acidités. Les infirmières veulent me questionner, me voir au moins... Je
pourrais me dissoudre de trop de regards.
III
Docteur, cher auditoire, voici ma saison en enfer. Ma saison en cet état où vivent
d’une vie vague ou presque les demi-morts immobiles. Ces nuits-là, quand le vrai silence
s’est déployé dans le bâtiment, j’ai subi une sensation reconnaissable entre mille mais si
difficile à décrire: derrière mes tympans, malgré l'absolu calme, se déchainaient les
brasiers, la stridence et les saturations. C'était là en opposition violente avec le dehors
pacifié une ignominie sonore, là, au creux de l'oreille. Une avalanche de mille objets
métalliques, des cris mourants diablement déformés, des glissements des terrains, des
141
Alamogordo étendus. Les apocalypses par dedans. La blancheur moite des draps et le
néant au dehors. Entre la vérité intérieure et la paix véritable, j'y perdais tout, je glissais
encore, sans pouvoir m'accrocher nulle part, je partais sans pouvoir arriver ou que ce soit.
Je ricochais sur les bruits, me renvoyant tous hurlant à mon troupeau d’enfants bêlant ;
fort en ma présence qu’ils étaient et cent mille fois plus fort quand je partais. Les sons
prennent corps, ils sont mes ouailles, ils sont mes mélodies horrifiées d'être, ils sont mes
chutes amplifiée, mes écarts impardonnables en échos infinis... Et rien ne s'arrête plus...
Sustain maximum. Rien ne s'apaise chez eux. J'en serai. Déchiré.
IV
La soul et le marécage. La ville et les étages écrasant, la bile, les années, les
reproches haineux des parents, la fuite? Les pistes, les combats se rapprochant. La nuit
désormais, c'était la folie. Je connais les hurlements isolés, les coups de flingues et la
haine honnie. La tôle embrasée. On connaissait tout mais tout détaché, alterné. A partir
de là, c'en était fini de l'alternance dont je faisais mon habitude. Tout se fondait en un
sinistre bouillon. Brouillon sonore et lumineux. De la chambre, même derrière les stores,
ça brille. Le rouge et le noir. Dans mon presque calme j'ai peur. Je plongeais écailleux,
main dans la main, avec et vers Alpha. Les cauchemars font surface.
V
Depuis l’ « événement » des plaques rouges me poussent sur les mains. Elles ont
gagné du terrain à la même vitesse que les insurgés de mes rêves. Une irritation à
l’intérieur du poignet devenue zone énorme s’étendant vers les doigts d’un côté, vers le
coude de l’autre. Je me gratte, j’essaie d’éviter mais je ne peux vraiment pas. Les crises
provoquent des saignements. Sur terre, mêmes pour les autres barges, je suis comme une
bête sauvage.
142
C'est que dans cette nuit noire de ma chute, le bruit ne cessait jamais. Les
camions succèdent aux bus qui succèdent aux marteaux-pilons qui succèdent à la furie.
Un bourdonnement sans pause, une mouche sans taille qui va et vole autour de vous.
Alpha renaquit ainsi dans mon corps et mon esprit sans que rien ne puisse en être
l’anticipation. Il fut. Il exista sans que je puisse le prévoir. Univers 2, bloc B, escalier 3,
cinquième rancœur à droite.
Dans ma chambre couloir des Hirondelles, je ne pensais pas, j’étais. Lui, seul
souvent, gueule triste. En manque de sous. Un mélange de bouse et de blues. Un aspect
variant entre l’enfant trop brillant ou l’adulte pas assez lâche, père de mes mensonges,
dégueulasse.
Voilà l’univers total. Un lit, 4 murs, plafond, baladeur et vie intérieur. A travers la
fenêtre, une mythologie complète. Un livre illustré. Le trottoir écran gigantesque et les
personnages du film, que je les présente un petit peu, presque tous immortels, fous ou
géniaux. Les trois le plus souvent.
Pour vous Docteur, mon histoire commence ainsi. Avec une mort. Laquelle ?
Celle de mon innocence de môme. Celle de mes petites utopies broyées. La vraie… Celle
d’Alpha de laquelle je me cache sous les draps. Mort violente, haineuse évidemment.
Un conte si con qu’on s’en blasera d’en dire plus. Mais voilà, comment ferais-je
autrement ?
Ça se déroulait. Comme une bobine, ma vie en stroboscope. Flash heureux, noir
triste. Flash heureux, noir triste. Et puis l’alternance a fini par cette explosion ultra
violente, à l’heure de pointe. Même plus un flash. Du noir. Uniquement.
Sa vie à lui moisissait ainsi depuis des années. Je mourais depuis des mois,
pourrirais du dedans par une culpabilité sans fond. Les idées étaient solides et
déplorables. Je reculais sans arrêt. Un moonwalk vers les tristesses capitales...
143
J'avais été fécondé dans mon sommeil. Fécondé par tous les malheurs de
l'hexagone. Ils avaient déposé leurs larves de folie à l'interieur de moi. Dans mon
abdomen. Entre le coeur et l'estomac.
Est-ce que j’étais en folie ? Réellement, Docteur? Ou seulement de passage
comme en Carnaval. En tout cas juste à côté du rêve. Capable d’un pouvoir inquiétant.
Une boule de cristal, la promesse d'être livré tout entier à soi-même. Donné dans ce qu'il
y a de plus créateur, d'illuminateur et dans ce qu'il y a de plus sombre et scintillant. Mes
nuits à l’hôpital étaient des cauchemars si réels que j’en doute encore aujourd’hui …
VI
Comme à l’époque, au quartier, avec Selhermor, l’hélicoptère avait balayé le ciel
toute la nuit jusqu’à l’aube. Il y avait eu encore beaucoup de bruit. Je n’avais d’abord pas
osé regarder par la vitre. Puis cédant, je m’étais glissé hors de ma couche, si chaude, pour
prendre contact avec l’enfer en contre bas. J’avais reconnu les miens. Equipés dingue :
baramines, planches, briques et hurlements. Je ne théoriserais plus sur le commencement
des guerres. Les dessins du dedans se réalisaient l’extérieur. J’avais le sentiment d’une
habitude de vie.
Cette ville de toquade, je pouvais m’y perdre comme en territoire inconnu.
J’aurais pu m’égarer, esprit compris, dans ces ruelles dangereuses et non cartographiées.
Non pensé, je m’obligeais à rester sur les grandes artères, cadres certains pour ma
personne et ses relations. J’allais donc, droit.
L’acte zéro fut éclairé par des taches de couleur. Bleu, blanc, rouge. Le tout
puissant, l’innocence et le sang. Au niveau du sol, des vies se jouaient. On pouvait
imaginer la peur des fantassins et l’excitation du groupe. Vu de haut, tout n’était plus que
stratégie, attaques, replis, courses et charge de meute.
Je somatise à 4000, les fables et le grand guignolesques. Le tout en dormant.
144
Par la fenêtre, c'est un étalement de barbarie. De près, la trouille et les flammes en
bas brûlent terriblement. De loin, à la télévision, on dirait juste une comète.
La scène se répéterait dans le temps. Une nuit défiant l’autre. Elle serait clonée
dans l’espace ; on verrait ces familles sur des milliers d’écrans, partout. Enregistrées pour
toujours dans ce qu’elles avaient de pire, ne retenant que la rage sans en supposer les
racines.
En réalité, faut-il que je l’écrive ? L’hôpital est cerclé de champs. Vous le savez
comme moi. Cette nuit-là, j’étais certain que ces champs étaient une ville et que des
émeutes la ravageaient. Les empoignades furent brouillonnes. Les banlieues ont cette
tradition d'art sans contrôle. Graffiti, râles, pierres et Molotov. Les images laissaient voir
des jeunes en colères défilant masqué et groupé au cœur d’un quartier. Sur l'esplanade. Et
le journal titrait depuis Paris, si proche mais si lointaine qu'il s'agissait de règlement de
compte entre jeunes.
L'étendard de la Vierge rencontrait celui du Gémeau.
Le premier choc avait eu lieu sur l’avenue. Les routes étaient symboles de liens et
se trouvaient mâchées réduite à être piétinées. Les médias de mes cauchemars, apeurés
avaient baptisé cela Reconquête. C’était en tout état de cause une petite croisade.
A la télévision, croissaient les symboles. Le Chien, la Pierre, un Livre Saint. La
jeunesse, poétesse, impatiente et cultivée se symbolisait « 1 sur G ». Somalie, Iran, Irak,
Afghanistan, Tunisie, Syrie... C'était un printemps. L'histoire n'urge pas. Voilà le vent qui
tourne, protocole bien connu. Le peuple frape avec le sourire, se souvient des victimes et
peut encore entendre leurs cris. Il connaît bien les délires bouffons des bourreaux, il se
rappelle de leurs crimes.
145
J’étais au bas du bâtiment. On ne pouvait pas craindre pire. Avec les caillasses et
les insultes, on était armures corps et âme. Je hiérarchisais mes peurs à la sueur et aux
tremblements.
Une guerre en soi, pour nous oui. Pour eux, des animaux sortant des bois.
Délirant de mes draps, j'ai glissé le long des façades mornes sur plusieurs blocs.
J'ai respiré les messages laissés par ma faune. J'ai exploré la surface des murs peints. Mal.
Mais résonnant des horizons de chacun de ses membres. Car en tant que béquille à
penser, c'est une bibliothèque presque. A classer, patrimoine immatériel des souffrances
et rires jaunes des habitants. De tous, évidemment, d’Alpha en particulier.
Je piste sur le plan des mots forts, prompts à m'extraire de l'ici. Ceux qui m'en
apprendront sur une colère expiatoire, une blague triste ou une confession vache.
Je me reconnais dans la mélodie du cri des loups. Je me guide ainsi dans une vie
ou les yeux ne voient plus que dans l'infrarouge sang ou dans la nuit.
Et ce soir-là, les murs s'étaient recouverts petit à petit. Murs des lamentations
d'importation, un Verneuil moins aimant. Malgré l’aspect si réel de la scène, cela restait
un cauchemar. Je ne pouvais articuler que ça : « Merci ». En sanglotant et cognant dans
les murs je chuchotais :
« Merci …
Merci pour les souvenirs, merci pour les traces et les cicatrices, merci pour les
chocs et les images dont on se défait pas, merci pour la colère, merci pour les peines et
les pitiés, merci pour l’aigreur de vivre, merci pour tout. Bien cordialement. Votre cher
ami. »
146
VII
Et au réveil, la panique télécommandait ; le champ libre, sonne le tocsin à l'arme
lourde. Elle prend ses malles et voyage autant que possible. Elle me tire par la manche,
me pousse à déguerpir. Forcé par elle, pendant la première semaine, j’essayais de fuir de
partout. De ma chambre qu’ils ont fini par fermer, du réfectoire, du jardin pourtant si
agréable et si gracieusement aménagé… Je respirais mal, la vague de pollen n’aidant rien.
Asthmatique comme Guevara, j’inhalais chaque heure des quantités folles de Ventoline
qui me rendaient la gorge acide. Mes ongles que j’avais toujours rongés l’étaient alors
jusqu’au sang.
Là, on se pince et on se demande si c'est réel. Ça pique, c'est établi. C'est bon tu
peux riper. La douleur n'a rien d'imaginaire. La boite cranienne à l'étau, le goût du sang
couleurs métaux.
Ce long délire, je l’ai évidemment tu au réveil.
Je peux l’écrire maintenant, j’ai cru mourir de peur de voir des images fausses
s’animer devant moi. Comprenez Docteur, depuis, ces scènes de guerre me hantent.
J’invoque ces armées, sœurs-ennemies, dans ce cadre industriel ou autoroutier. Ces
batailles qui commencent en plein jour pendant une de mes poses ou ce qui aurait dû être
une détente. Les yeux ouverts, je vie des boucheries accusant des familles, des
dissensions sans bornes entre « pures » et « sang-mêlés ». Je vois renaître des offensives
ayant tout d’une dixième croisade. Je pense à des cités ravagées, à des populations
piaffantes et réfugiées. Je vois les fameuses tours au sol.
Dans mes cauchemars, pour tuer la violence, ils ont tué les violents. Je vois les
esplanades rouges des quantités de sang insensées qu’elles ont vu couler.
147
Les nuits qui suivent, tout se poursuit. La peur s’apaise le jour et gonfle le soir.
L'armée d'état est toute prête. Elle me chasse sans cesse, cherche les leaders. Elle me
cherche moi aussi pour tout autre chose. Meurtre. Assassin, moi !? L'écho de la rumeur se
répercute entre les halls et bâtiments. J'ai les tripes défaites. La vision trop réelle. Voyezvous ce que c'est de vivre des mécanismes de polar ? Je cours...
VIII
Un des premiers matins dont je puisse avoir une vraie conscience à nouveau… la
police est vraiment là. Ils enquêtent à l'hôpital... Ils avaient attendu votre feu vert
j’imagine. J'ai pas de « veudjon ». Pas la force... Il faut que je me dresse. Je sors en
survet’. Encapuché. On fait un tour au parc avec les deux types. Je me force à causer sans
pleur. Je me surprends. Tout est plutôt simple, je me rappelle de rien. J’allais pas me
lancer à leur conter mes cauchemars ou à leur tendre mes cahiers d’école…
On me parle de l'autopsie, du médecin légiste... On me demande si j’avais signalé
quelque chose le jour même dans le comportement du môme… Dans les mois qui avaient
précédé ?... Je leur lance le génie d’Alpha, sa compréhension trop claire du monde, sa
souffrance sans remède… Ils m’écoutent comme pour me faire plaisir, me servent leur
empathie entendue…
Plus tard, à ma demande on me tendra le certificat de décès. Je me souviens de
l'odeur du flic plein de bière et de gras de sandwich. Je me souviens aussi de vous
Docteur qui surveilliez la scène derrière moi…
Quand on m’a remercié, je me suis retourné vers vous. Vous m’avez souri pour
me tranquiliser. Et puis je suis retourné dans ma chambre à mes hantises.
IX
Deux, trois, quatre jours encore. Je refuse de sortir. Mes délires me poursuivent.
Ceux du môme et ceux de la ville. Ténèbres et chaos dans ma chambre si propre et seine.
148
Si cela continue au-delà de ces murs, jurez qu’on m’enferme. Pour de bon. La face dans
le linoleum. J’écume, je m’applatis. Abominable. Le goût de la poussière et le sel des
larmes.
Abus... Remous… Tout est sourd à nouveau... Mes symphonies intérieures me
quittent. Un intermède, enfin. Un silence si brutal… Je ne contrôle plus rien. Chantier
interdit au public. Interdit because les dangers imbriqués, embarqués, inésquivables.
Interdit à cause des saillies indubitables. Toutes ces scènes, doc, absolument
authentiques ! Absolument vécues et transpirées ! Absolument formelles… et sûres… et
sans éthique. Le pire c'est les sanglots. Ils me font si honte… Je me bâillonne moi-même
mordant mon poing. Je ne veux pas qu'on m'entende, ni qu'on me devine. Je suis une
longue idée tancée par l’existence gourmandeuse… Franchement innocent, strictement
même. Mais prêt à me donner… pour tout ce qu’on pourra me coller sur les côtes. Jetez la
pierre, jetez la…
L'accueil (s'il en est un) se fait envoûtant. Souriant mais sans charme, les
infirmières me trimbalent de couloirs en couloirs. L'odeur de l'hôpital me tord un peu
plus. Je croise quelques clients. Jaloux un peu que j’accapare leur personnel. On me laisse
à mordre des sourires sans équilibre, des « j'espère que ça ira » plus un « bon séjour »
que je crois deviner. C’est jusqu’à votre bureau qu’on me guide sans cesse.
Docteur, notre premier entretien, il n’y a pas à dire, pour m’expliquer ce qui
m’arrivait, vous avez eu cette façon de parler curieuse pour un médecin. Rugeuse et
poetesse… Sans certitude. Je me méfiais quand même. C’était un premier indice pour
m’assagir.
« Comment vous dire, jeune homme?... Votre carte intime a été rayée ce
jour là. A l'intérieur, vous avez subi la puissance de mort d'un Hiroshima au
point d'impact. Votre vitrine a volé en éclat. Pour un pays, ça aurait nécessité
l'exode. Vous ne pouvez pas fuir. Il faudra coexister avec ceci. Rassembler tout ce
149
que vous pourrez des quelques atomes de sublimes que le choc a éparpillé en
vous et être patient. Je vous aiderai, autant que je pourrais, à ramasser les
miettes, à les mettre en ordre. Pour l'après, nous, médecins, on ne sait jamais
quoi dire. Il vous faudra trouver toutes les raisons possibles pour continuer la
ballade. Vous avez atteint en une bouffée acide le fond du bassin. Maintenant,
prenez appui sans peur, il n'y a pas plus bas. Vous connaissez la chanson ? Il
faudra laisser du temps au temps... Vivre et porter les mois pour qu'ils vous
cicatrisent. »
Au fil des jours, je trouvais l’homme que vous étiez bien courtois. J’aimais votre
discours de médecin de l’impossible.
Quand les séances obligatoires s’achevaient en silence, on marchait parfois dans
le jardin. J’espère que vous vous souvenez de nos ballades !... On y discutait laissant
passer de grandes allées de silence. En thérapie de groupe j’étais une carpe. J’avais mes
questions plein la bouche prêtes à jaillir pour jouter mais elles y restaient le plus souvent
là, sans courage pour aller combattre. Je me découvrais l'âme frêle dans un corps réputé
fort. Comme si la substance d'esprit se retrouvait diluée dans une carcasse si grande. Mes
deux mètres offraient d'autant plus de prise aux coups et possédaient une inertie énorme.
Au parc sans cérémonie tout passait mieux. Peu à peu je vous parlais du quartier,
de mes parents, du Portugal, de ma musique et de bouquins. Vous me parliez d’art et
d’inconscience. Je vous dois de m’avoir fait renaitre mes envies de lecture et
d’encourager celles d’écriture ! Pour ça, vous méritez tous les mercis possibles.
X
La nuit enfermés, au petit matin les fêlés dansent. La rumba des innocents, la
valse des aspergés. Je vois des gueules enfarinées, déglinguées pour les uns d'une nuit
sans sommeil pour les autres d’une nuit assommée. Les bises matinales des fous entre eux
sont terrifiantes. On croirait voir des agressions. Les têtes s’entrechoquent. Des coups de
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joues piteux. Ça éructe et bave ! Dur ! Je retrouve mon silence adolescent. Celui qui
protège et qui dégage un temps pour l’analyse. J’observe alors...
Docteur, au passage, il n'est pas dit que votre clinique n'ait soigné que des
vivants. Il est parfaitement possible que vous ayez entendu et chaperonné des morts. Je
crois même pouvoir assurer avoir serré la main à certains d'entre eux… Avoir été à deux
doigts d'en être. Presque aspiré.
Je peux me féliciter de m’en être sorti vivant.
A l’asile, mes co-aliénés avaient tout d’une armée de fantômes. Tous pâles et sans
vie, les yeux vides et la bouche plate et pâteuse. Tous Freddy, Freaks ou Nosferatu. Je les
désignais mentalement tous comme atteints de tares de naissance. Contrebrio... Atavisme
c'est le mot non ?. Tous manquent de force pour avancer sans pilule. Tous parfaitement
français donc, car champions du cachetons. Tous ici étaient drogués publiques, assouvis
au frais de l'Etat. J’en étais. Pas meilleur qu’eux. Sauvegardant peut-être les apparences.
Mais à l’interieur, un sinistré parmi les autres.
Au réfectoire, en atelier, devant la télé… on entendait l'armée de pailleurs en
rangs désordonnés donnant dans le grand délire.
Déluge verbal... J'aurai pu les dire créatifs. Ce qui leur manquait? Le tri. Trop de
déchet, quatre vingt pourcent, et de phrases sans cœur. Des tonnes de mots vains, des
gueules de bovins. On se fait éloquent par ce qu'on ne dit pas! On doit penser doucement.
Malembe Malembe! Dès que les clichés ou les propos s'engagent trop rapidement dans le
tuyau à trier, la fonction n'est plus remplie, c'est réglé: on est fou.
XI
Un soir, alors que j’étais alourdi, atone, devant l’écran de la salle collective, ma mère
m’avait fait prévenir par une infirmière que mon copain Bakary venait d’avoir sa Licence.
151
Lui qui parlait de son parcours scolaire « long comme l’avenue de Chandon », ça faisait
de lui un homme-totem ! Un symbole d’acharnement sûr. En relevant la tête, la télé, elle,
m’annonçait qu’Aimé Césaire était mort. Bakary, mon gars ! Un albinos malien qui a
grandit dans le Sahara. Un grand comique, artiste lyriciste... Alors le diplôme de l’un, le
décès de l’autre, comme ça… c’était quelque chose. Le symbole d’un monde noir et
d’une banlieue partageant les semelles des vaches immortelles. Un paillasson devant la
ville, un paillasson devant l'occident. Avec des victoires envisageables. Mais comme
toujours dans notre camp, achèvements de batailles longues et douloureuses !
Pour continuer, le programme de « La 3 » traite des noirs et de la Françafrique.
Remet les vaches sur le tapis. Elles raquettent les piles nigérianes et les forêts du
Centrafrique. La croissance pousse la bas et pompe ici. La France vampirise. Ombre et
lumière. Le Nord pour le Sud : main dans la main ou main dans les poches? La clef de
bras n'est jamais loin.
C’est moi qui zappe : Sur le service public, on nous divulgue d’autres sales
genres vérités : La Gambie ! De vieilles blanches très vilaines, vicieuses et dégoutantes
vont en masse là-bas pour passer leurs vacances avec de jeunes gens sympathiques et
beaux. Huile de massage, ballades sur la plage, nuit dingue… Tout négociable ! La
femme blanche a les crocs ! Pas rassasié en Europe ! La Terre mère bonne qu’à récolter la
sueur et la souffrance. L’amour à balle en Afrique ! On Joue avec son sang ! Vieille ou
moche ! Elles se sentent libre de se payer des passions avec les jeunes sans abris ! « On se
sent la reine vous comprenez ?! On aime ça ! Pas en France bien sûr, vous imaginez!
Mais ici ! C’est formidable ! » Une lucidité folle! Des accros à la Gambie… Sylvie la
coquine ! « Ils savent comment nous considérer ! » Et gentiement, le reportage glisse.
Elles deviennent victimes. Elles se font avoir ! Par ces animaux sans cœur qui ne pensent
qu’à leur argent.
152
Je zappe encore : On nous parle pomme-de-terre, fruits et légumes ! On passe la
fraise aux rayons X et la patate au gaz ! Quoi de neufs pour nos intestins ?… Les
immortels se remettent à brasser ! Même dans le cadre, ils me gonflent ! Droits d’auteur
et royalties : Sur les espèces végétales ! Je commente avec mon voisin de canapé
parfaitement réflechi… et radical ! Il sort que les gens mangent ce qu’ils peuvent, ce
qu’on leur donne, même mauvais ! « Evidemment ! Ils en ont jamais baffré une bonne !
Après, transformé par Ronald ou les autres néfastes-food… Les gens biens mangeraient
même la merde du chien si elle était bien vendue. » L’historique de la patate sauveuse.
Chamanes, paysans, agronomes pirates ! Faut qu’ils payent le tribut à la Terre ! Qu’ils
rendent au peuple la patate ! Vieille et sale ! Au Pérou, on conserve les espèces ! Comme
une médiathèque à légume ! -200°C pour la patate Inca ! Les immortels ! Les vaches ont
fini d’achever la concurrence ! La nature serait coupable de concurrence déloyale ! … ça
s’enchaine… Je zappe… ça s’enchaine…
Ça me surprend quand même que certains etiquetés « fou » soient si prudents et
mesurés. Et puis je repense que c’est un grand classique du cinéma. Je ne connais que ça
les histoires d'hommes totalement clairs entrant à l'hôpital par un hasard ou pour une
mission quelconque et s'y condamnant à vouloir prouver qu'ils ne sont pas fous.
XII
Les cachets de l’institut m'ont dérouillé. M'ont fait désaisir les liens avec ma
rigueur d'âme. Je pouvais accuser l’hopital d'agir par méchante volonté.
Comme les flics en banlieue nord, vos collègues étaient nerveuses et sans
patience.
153
Avec les semaines, je résistais à l'environnement louche et aux clins d’œil d’un
excès de pillules. Comme les bons élèves résistent à l’attrait des tentations de fainéantise.
Je voulais bien être moi-même un mal arrangé. Docteur, vous me disiez bien : « On
assume ses points de suture et son curriculum ». Alors je ne prenais ni pour meilleur ni
pour moins bien. J’acceptais qu’on paie sans rechigner. Et que si on veuille fuir, on le
fasse dans le monde réel. Je le projetais déjà, d’ailleurs, de partir. J’attendais juste de
reprendre mon souffle. Je me désolidarisais donc systématiquement du reste. Sympathiser
c'était couler. C'était certain que cet hôpital était un territoire où se méfier était une
priorité. Il m’est devenu absolument vital de rester du bon côté de la folie. Certains des
patients avaient cédé aux pires des originalités. Moi : pas grillé comme les autres.
Amoché seulement. Touché. Toujours à flot. Je me contentais de cohabiter avec la horde
molle. L'air d'un rien, par imprégnation, par contagion, j’aurai fini cinglé complet sans
m'en rendre compte. Je restais sur mes gardes. Je m'isolais, me terrant dans cette pension
pour éviter que ma dépression devienne celle du pays tout entier. Je m’interdisais donc
formellement de me prendre pour quelqu’un que je n’étais pas, et aussi de fréquenter ceux
qui se le permettaient. Dernière précaution : Je m’obligeais à taire mes horreurs
nocturnes.
Pour lors, je survivais en me refugiant dans ma chambre et dans les livres, en
m’appliquant toujours pour lire vraiment. Je savais que les livres possèdent la substance
d'un supplément de vie. Un petit bonus. De quoi se combler les béances. Je m’efforçais
d’entendre la voix des lignes chanter dans ma tête. Je contemplais le talent de fabuleux
exaltés du passé. Animaux des mots! Je me baignais du charme des tournures et des
circonstances.
154
Je filoutais l’infirmière. Un cacheton sur deux, puis un sur trois etc... Mais de plus
en plus de livres. Lire; un petit moyen de faire disparaître son corps et les pluies aiguisées
avec. Des lignes de Bétadine. Des voix à cultiver et à satisfaire. Des pilules d'humanité.
XIII
Au bout de quelques semaines, j’ai eu l’autorisation d’avoir des visites des
collègues. La famille, elle, était venue très rapidement. Sans que je sente le truc venir, je
fondais en larmes devant eux à chaque occasion. Une humiliation comme on s’imagine
pas. Je chuchotais comme glacé : « Vous pouvez tenter toutes les paroles du monde mais
pour ce que je suis devenu, il n'y a ni assez de Français ni de n'importe quelle autre
langue, morte ou vivante d'ailleurs. Paniquez pas. Je chiale à nouveau. C'est le pue qui
sort. »
Avant, ça avait toujours été rare. En classe, j’avais dit ça aux gosses : « On pleure
quand on ne peut pas parler ». Je pouvais plus parler c’était trop. Craqué... Je n’ai pas
arrêté de penser à lui. Alpha… Mon petit Alpha, mon tout petit, mon ange. Je le hais
autant que j’en sois capable. Il s’est détruit et moi avec. Il m’a poussé devant lui dans son
saut. Il ne souffre plus mais je continue à l’endurer. Son souvenir, un arsenic. Alpha,
maintenant tu sais. T’as un après ? T’es finalement soulagé ? J’ai voulu t’apporter la
parole. Tu m’as rendu une monnaie de silence.
XIV
La suite… J’ai peu dormi, peu mangé. J’ai vomi… et encore. Le dégoût. Mais pas
de lui. A l’abri des regards, j'ai rampé. J'ai été animal sans force ... J'ai beaucoup pleuré
dans le secret de ma chambre. Les besoins de pleurs doivent être assouvis comme ceux de
gerbe. Pas de doigt au fond de la gorge, des icones au fond de la tête.
Et le jour quand je ne faisais plus face, je déguisais. Malgré cela, on me disait ces
matins là que j’avais une tête de fou, le visage de l’homme qui a vu le Diable en face.
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Pour eux j’étais perdu... Je marchais sans mouvement. Possédé, bon ou mauvais je ne
voyais plus trop.
Excepté Claire et Selhermor, les amis et collègues, méfiants, ont sûrement cru
bon laisser passer la tempête. A la sortie, j’éviterais de bomber le torse auprès de ceux-là.
Je dégusterais en silence. Je ne réserverais mes paroles qu'à vous et au cahier pour ce
qu’il me faudrait fournir : de la poigne et du cœur là où il n'y avait plus que mes restes.
Au cimetière les immondices…
XV
La Maladrerie se situait en campagne dans les Yvelines. Vous m’expliquiez ;
l'institut portait son nom depuis le Moyen-âge... Une histoire lointaine mais qui gardait
tout son sens. Maladrerie ; Lazaret ; Léproserie. Le parallèle était vite fait: nous étions des
lépreux modernes ! Pas traumatisés, tous un peu usés et choqués de l'école au quotidien.
Mis à l’écart pour éviter les influences.
A parcourir un livre trouvé au bibliobus qui stationne chaque jeudi à l'entrée du
parc, je me re-confronte à mes études scientifiques. J'emprunte un ouvrage titré "3
minutes par théorie scientifiques". Je découvre stupéfait que mon état que je croyais sans
matière porte un nom dans le domaine de la physique de l'atome. Sujet aux lois de la
mécanique quantique, je suis un Chat de Schrodinger. Puisqu'on ne peut ouvrir ni mon
cerveau ni mes pensées, qu’on ne peut attester avec certitude ce que je suis devenu, la
jolie théorie établit (d’une hypothèse tout à fait scientifique) que je suis à la fois mort et
vivant. « En états superposés ». Voilà qui m’arrange. Et qui m’arrache à mes incertitudes.
A la poursuite de l’ouvrage, je théorise à mon tour. Le Principe Anthropique, à
mettre au crédit du physicien Brandon Carter définit que toute chose fut parfaitement
156
agencée pour que l’humanité puisse émerger. Les lois de la physique sont nécessairement
telles qu'elles permettent à la vie d'apparaître.
Selon mon Principe Anti-anthropique que je baptise pour moi-même et sur le
champ : Rien de pire pour moi ne pouvait apparaitre... La structure du monde et les
événements me sont hostiles. Tous veulent m’abolir. L’univers veut ma peau. Des étoiles
aux quarks, de la gravitation aux drapeaux, des minéraux aux hommes-animaux, tout me
veut du mal. Les mystères du cosmos, l’énigme de la vie sont nécessairement tels qu’ils
permirent à Ma souffrance d’apparaitre…
J’emprunte et relis aussi Pantagruel. Je suis ravi de la langue! Et déprimé de ce
que j’en vois apparaitre. Pour le monde je veux dire. Comme il en va de Bosch en
peinture, Rabelais avait ouvert des horizons d'art avec des siècles d'avance. Quatre et
demi si je calcule juste. Qui pour le suivre? La police et la critique. Les autres n'acceptent
pas les bons en avant radicaux, se contentent du chemin de l'art à travers le temps, si lent,
si dégueulant de gâchis et de coups pour rien.
Ça me revient évidemment, un passage... Ça me transporte en classe débout
auprès des élèves, le tableau farci de nos questions et hypothèses de lecture. Il faut voir
comme l'auteur nous attire dès le prologue, jurant de la grandeur de ce qui va suivre,
attestant de la véracité des ses chroniques.
On rencontre ce géant, on s'engouffre dans sa bouche avec une volée d'oiseaux.
Voyageant, on découvre des monts blancs (dents de géant), des gardes, les villes :
Laryngues et Pharingues, des morts par milliers terrassés de l'haleine puante du monstre,
des jeux de balle, des galeries.... Des brigands nous volent, on regagne sa mise bien
spécialement : on se refait en ronflant!
157
Devant la classe, j'ai affiché une petite image de l'énorme Pantagruel, bébé
joufflu, les boucles blondes. Entre ses jambes, se repose un troupeau de vaches. Il en tient
dans ses mains…
Les mômes le remarquent sur le champ, en rient, l’aiment. Ils lisent alors
beaucoup, me demandent Gargantua… Devant Rabelais ou quoi que ce soit, il restait
malgré tout des récalcitrants au dressage ou récalcitrants à presque tout. Je forçais sans
cesse. Il fallait pousser avec le sourire et lâcher du leste en grimaçant. Sûr que j’étais
doué pour ça. Avant Alpha...
Je les faisais beaucoup écrire . Un portrait d'une âme aimée, un journal intime, un
article d'opinion... Ils n'étaient jamais franchement sereins. À l'école malgré tout, ils
respiraient mieux.
Je donne un thème. Une matière, un instrument. C'était à eux de s'épancher
perforés sur la feuille heureuse.
Lors de l'exercice de portrait, Walid (le Grand !) voulu se décrire lui même. Lui,
du genre à avaler les gens autour de lui, à en faire des dévots de sa grandeur. La plupart
des autres gosses s'y pliaient, louaient sa gloire à chaque occasion. Walid est beau. Il est
intelligent. C'est le meilleur des athlètes. Au jeu de la géographie affective de groupe, il
aurait été élu capitale dans la seconde. Monnaie officielle dans le mois et aurait laissé son
nom à l'école pour toujours. Un anti-Alpha !
Pour être certain des adjectifs auquel il devait se fier pour définir sa perfection, il
me demanda un miroir. Il y plongea les yeux aimants. Le visage puis le corps entier suivi.
Il s'y perdu.
Quand j'y entrai pour le secourir, je découvrais un souterrain sombre et humide.
Descendu dans la cave, j'étais le monstre à écaille. Celui dont les nageoires et la
cruauté remplacent les membres humains et la patience. J'étais l'horreur du renoncement,
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la frustration des tentatives manquées. Je me présentais rampant dans ma bouse, celle que
mes muqueuses modifiées s'étaient mises à sécréter, un amphibien gluant, un nonhumain, une machine à cauchemar.
J'avance dans une non-marche, un déhanchement grotesque et horrible, effrayant
mes élèves et leurs parents. Ils refusent à m'accepter tel que je suis. Ils voulaient un ange
à leur service. Ils eurent un satyre sadique dans le panier à écrevisse…
Voyez ce que donne d’être confronté à ses propres pensées pendant des jours et
des jours. Des délires un peu, des délires encore…
XVI
Déjà cent jours à l'hôpital, entre lectures et visites, j'attendais que la pluie tombe
derrière la vitre. Premier bilan depuis l’événement, j'avais perdu la flamme, dix kilos et
probablement quelques camarades. Je m’étais fait un cv de lecteur acharné et je cultivais
une quarantaine volontaire qui, j’en étais sûr me sauverai la peau.
A bien y réfléchir, mon arrivée à la Maladrerie était comme la réalisation d'une
promesse que nous avait fait l’inspecteur général DuDény à l'IUFM. C'était à l'occasion
de notre dernier module de formation, la dernière ligne droite dirait-on. Je saurai plus
tard que ça n'était que le début de ce déluge de ressentiments et de peines impossibles à
avaler qui nous tombe dessus une fois passé le seuil d'une classe. Une atmosphère douce
en surface mais au fond viciée d'inertie et d'impuissance. Cette dernière semaine de
cours, nous étions donc 400 futurs profs des écoles réunis en amphithéâtre pour écouter
les derniers conseils et avertissements de ce fameux DuDény. Après les formalités
d'usage, il nous expliqua comme un serment et avec un petit quelque chose de plaisir
mielleux dans la voix que "les études menées par la mutuelle générale de l'éducation
nationale étaient claires sur un point : au cours des dix premières années de service,
cinquante pourcents des professeurs étaient traités pour dépression grave." Ma présence
ici, fragilisé, m'avait donc été promise. Tout ceci était honoré. Merci encore !
159
XVII
Septembre à Paris est un mois venimeux. J'essaie d'éviter le retour des sales
images. Seul, je change de sujet. Je zappe pour moi même. Je rembobine toute la journée.
Retour. Play. Pause! Arrêt sur image. Noire. Je n'ai pas l'instant même. Je parcours le film
sans jamais trouver le drame. Tout est monté à l'envers. Seul ou dans l’échange, je ne
tombe jamais sur ce que je cherche. A disposition : Un bazar sans titre.
Dans la pluie grise et serrée, je revois les jeux dans la cour et les leçons d'Histoire
passionnées. Je revois sa ganache et sa précocité qui d'abord calmes en fond de tableau,
tombent de face et viennent me claquer au visage dans un bruit de verre terrifiant. La
chute est horizontale, part de loin et se rapproche grand V. L'écran fenêtre explose.
Oubliant je retrouve la solitude de la chambre et le calme aigre de la pluie d'automne et à
nouveau sifflement, claquage et déflagration. Tout brisé. Tout effrayant. La boucle!
XVIII
Vos conseils exaucés, Selhermor m'apportait les livres dont vous me parliez en
promenade. Ceux qu’on ne ne trouvait pas au Bibliobus.
Je me suis alors perdu en Utopie et parmi Les fleurs du Mal. Notre-Dame-desFleurs et dans un Voyage au bout de la nuit. J’ai connu Le Grand Secret et la psychohistoire avec Fondation. Je regrette mon bac S et ses calculs abrutis. Je chéris la langue.
Sans que je lui demande, Selhermor approvisionnait aussi mon baladeur. Musique
en grande quantité. Il me raconte aussi les nouvelles…
« J’étais en soirée vendredi. Tu me connais, si y a soirée, je suis dans la zone et
si y a des Angolaises j’y suis d’autant plus. En bref, j’arrive, je salue, commence à
discuter, à boire, … modérément, j’ai bu… et encore… tu sais depuis Eva, je suis plus
qu’un demi moi… donc j’ai bu encore et ça a mal fini… »
160
J’relançais son enthousiasme autant que j’en restais capable avec des « hmm
hmm ». Sans mot.
« Au moment où j’ai fini la bouteille de Whisky, c’est le trou noir… La soirée
était à Argenteuil… J’ai repris le fil de mes idées à Montigny… Je savais pas ce que je
foutais la, ni où j’étais d’ailleurs ! Ce dont je me souviens c’est que deux bonhommes de
la B.A.C m’ont secoué. A ce moment là, je marchais en chaussette au bord de la
départementale… mes chaussures à la main…
Ils me demandent si je suis bien Selhermor, je dis qu’évidemment. Ils m’ont dit
qu’ils avaient retrouvé ma voiture la porte ouverte, la musique à fond, les clefs sur le
contact et mes papiers sur le siège…
Tu te rends compte ? J’ai failli crever, j’ai conduit donc ! Sans savoir ! Y a des
bornes entre Argenteuil et Montigny… Sans me souvenir du moindre truc… On aurait pu
m’enlever, me voler un rein, on aurait pu me faire je sais pas quelle horreur… Je te jure
j’arrête tout… boissons et soirées… »
Secoué !... Ça y est, il avait sa légende ! Il avait presque marché sur l’eau…
L’histoire elle se racontait de semaines en semaine… en plus de celle du Sida : les amis,
les autres patients, tout le monde devait passer l’épreuve de la folle narration ! Qu’il avait
échappé à la mort de prêt… Il a fini par dire qu’il avait été envoûté… qu’Eva, sa dernière
africaine en date avait dû le marabouter…
Un jour retrouvant ma voix, je lui ai dit comme ça : « Selhermor, tu me fatigues,
c’est la connerie qui t’as envoûté ! » Il lâchait pas… Il disait qu’un tel nombre de
malheurs dans une seule semaine, c’était pas possible autrement que par la magie noire…
y avait cette histoire d’amnésie, y avait le boulot qui allait mal, y avais l’angolaise qui ne
le lâchait plus… J’ai été rude ce jour là… Il parlait de malheur et de malédiction. J’ai
pensé qu’ il ne devait pas assez lire le journal. Son malheur à lui, c’était le cabaret ! De
l’amusement… des anecdotes… Je me suis engagé dans une liste d’abominations
161
« véritables » … Qu’est-ce qu’il dirait face à l’atrocité, à l’infamie, à la désolation, la
haine et l’exécration… Y a quoi de pire que la magie, quelle salade il nous inventerait le
jour où y aurait une vrai tuile… Je lui ai tout déballé, il a mangé mon rayon de peurs, de
répulsions, de monstruosités et d’abjections. Je lui ai sorti que sa vie était rose bonbon
quand le monde baignait dans le noir de la fureur, le feu de la faim et le bouillonnement
des guerres, je lui ai craché ma terreur du grand système… Je ne suis pas certain qu’il ait
compris. Il a valdingué … Avec les gens en trouble, le risque est constant de mal tomber.
Il était mal tombé, et quand ça tombe mal…
Et je poursuivais : « Chacun fait ce qu’il peut... Evidemment !... y en a pour qui
on a mâché le boulot !... et qui pensent malgré tout qu’ils ne doivent rien à personne.
Faut rester calme mais pas viser à nous prendre pour des niais !...dégénérés ! Je dis pas
que tout glisse quand t’as des billes, je dis juste que ça glisse mieux… Le sable ça
accroche plus que l’huile ! Entre un pauvre con et un con riche, tant qu’à faire, faisons
croquer le pauvre abruti ! Le con riche, il s’en fout, ça ne change rien pour lui !... Au pire,
il aura une vie de merde. Mais une vie de merde avec le bide plein c’est toujours plus
agréable… faut pas emmerder un affamé avec des idées d’énarques. Faut pas se
demander si t’es heureux si t’as à manger chaque jour !...
sinon vu la proportion, à
grande échelle, le bonheur n’existe pas. Je le couche, peints-le sur ma tombe, il faut que
soit toujours et partout pris le parti du plus faible. »
Rien n’était clair. Ca faisait un maigre entracte entre souffrances et guignolade
Voyant dans quel désordre se rependaient mes propos, Selhermor revenait à la
charge avec la musique, sachant qu’elle seule me repêcherait.
Docteur, je m’apaiserais volontiers à exposer la sensation, la volupté de ce qu’est
pour moi l'Entendre. Le plaisir infini à découvrir une œuvre. Selhermor connaissait mon
amour du son. Les compositeurs américains se battaient pour mes faveurs. Les français
avides de gloire avaient la pointe de vitesse mais pas l'endurance. Leurs mélodies
162
concurrençaient merveilleusement avec des envolées gracieuses, des ornementations
tristes et chéries, des nuées d'archi-croches ; mais les New-yorkais étaient partis trop tôt
et trop passionnés dans la cavalcade rythmée pour que l'on puisse ne serait-ce que leur
accrocher le maillot. On pouvait bien imiter New-York, transposer New-York en
déguisant... On serait toujours découverts. Tard ou tôt! Plagiaires !
Pour être clair, Docteur, quand j'entends la musique du New York de 96, j'éructe,
je me désinhibe, je vois la skyline et mes fantasmes à six sous, les spectres dégorgés, la
pollution colorée, les batailles picrocholines, les autres contre les uns contre moi torse
contre le vent. Je : blindé à la race. Nous : puissants comme un fond de lame, tous prêt à
fondre dans le tas.
Mon compte rendu, j'aurais voulu le faire explosif, consonant, syncopé. Je n'ai
réussi qu'à le baver sur papier avec une rime ou quatre à l'occasion mais rien de quoi
ébahir en vers. J'ai cette courte frustration. J'ai plongé dans le battement d'un côté et dans
les phrases de l'autre.
Connaissant ma passion sans borne, Selhermor m'assurait d'un traitement certifié
(par lui-même!) contre ce qu'il appelait gentiment ma « petite mélancolie ». Il me
conseillait l'écoute au casque répétée des chansons les plus tristes possibles. Il m'explique
que lui connaissait ça, que quand rien ne va plus, ce genre de soin isole et plonge dans le
pire des marasmes, que les pleurs surviennent longs et douloureux. Au bout d'un moment,
les larmes s'arrêtent et la « petite mélancolie » avec.
Plus tard, une fois Selhermor parti, je me choisi une quotidienne pour
expérimenter son remède : Nid de Guêpe d’Akhenaton et le marasme émerge 4min56
chaque jour. C'est un morceau qui contient juste assez de sinistre pour me contraindre à
me tordre. D'autres pleurs encore. Des plus basiques et animaux, plus rances et drus, plus
azotés et violets sombres.
163
XIX
Malgré les semaines, le sommeil avait renoncé à me récupérer. Les nuits étaient
longues et consacrées à revivre les phases de crises sans couleurs. Les yeux béants, je
détaillais ma chambre, mur et plafond, qui n'avaient eu, dès la deuxième veillée, plus un
centimètre carré de mystère à m'offrir. J'étais déjà prisonnier d'un rêve éveillé. Je vivais,
je voyais et je verbalisais à demi-mots. Personne ne devait m’entendre. Un retour éternel
à la même merde. La même nuit sans fin attendant qu’Alpha saute pour adoucir sa chute.
Je ne pourrais plus entendre le calme des autres, je coulerais dans le bruit
terrifiant des bombes-obus du dedans. Elles allaient me bouillir! Pour me tendre un
paysage, ce que je compose sans outils dans ma tête? Des messes tragiques et des chants
grégoriens. Gloria! Requiems terrifiants. Avec des voix toujours, des pianos et des
clavecins. Des coups de force cuivrés et des finesses sibyllines au coin de chaque mesure.
Des noires, des blanches et des pas mures…
Dans mon lit comme en caverne, régressant me tenant la tête et les genoux, je
respirais l'air enfermé sous les couvertures. La chaleur augmentait avec la sensation de
moiteur et d'étouffement. Je me laissais croupir là, jusqu'à ce que forcé, j'éjecte le drap
pour prendre une bouffée d'oxygène réconfortante. Un petit délice dans le fond de
l'abysse. Je vis alors avec mes petits moyens la privation atroce puis le plaisir de
soulagement quand le corps retrouve ce qu'il avait perdu.
XX
Moi, analogique jusqu'aux racines. Je refusais de jouer du cœur au synthé. J’avais
la dose de hargne suffisante. Même croulant sous les préoccupations, la charge pour
flamboyer. Je l’avais avant. Je l’aurais ensuite. Le dilemme était simple. Trouver de quoi
forer pour retrouver la veine. Relégué en bas de tableau mais pas congelé, je frémirai à
nouveau, je révélerai la frénésie triomphale et les forces éternelles qui m’occupaient ! Je
serai de retour et j’écrirai mon Journal du Voyage d’un Vivant Parmi les Morts. Vous, le
164
médecin, ne me destiniez pas la moindre injonction à la souffrance comme j'aurai pu le
croire. Vous lanciez le nécessaire pour guincher la vie restante, évitant l'impression de
trahir Le Mort. "Episode suivant" disiez-vous, "saison deux, jeune homme!". Docteur,
quand on cesse de vouloir la mort des gens, c'est déjà un essai pour les sauver.
En vous rendant compte de ma volonté de me passer de chimie, vous avez rigolé :
« Feu follet ! Refuznik !... C’est vous qui voyez… » Je ne voulais pas d'une claustration
double. Déjà emmuré, je ne voulais pas d'une deuxième enceinte autour de ma civière.
Pour marquer le coup vous m'avez fait lire "Junky" de William S. Burroughs. C'était
histoire de tester ma détermination, me plonger le nez dans l'addiction ? Curieusement le
bouquin rendait la came presque douce. La vie de l’intoxiqué aventureuse. Je l'ai lu en
deux jours. Je cornais les pages et griffonnais les lignes qui me rappelaient à moi-même.
Genre page 186. Edition poche Folio. Vous irez voir.
Vous disiez : « Quand on épuise un stock.... Politesse! On le renouvelle! Faut se
débrouiller... Pétrole, confiture, talent, camarades et bonnes actions. Pour vous jeune
homme, c’est la vie ! » Selon vous, si je renonçais aux cachetons, il fallait que je reprenne
mes cahiers. Que je m’épanche sur la page… Timidement, j’ai relancé la machine.
Puisque le sommeil me boudait, je consignais la nuit.
Et ça s’est dérouillé… Stylo Frameto ! Ils s'en vont les premiers temps, mais rien
ne change, rien ne se rompt autrement que par le détail des menus fretins à la quotidienne.
J'ai stoppé très brièvement, je reglisse progressivement, je ré attaque en souplesse.
D’abord les rêves de trains… bleu blanc rouge…. je réentends les gens, je regratte avec la
patience et le soulagement.... Milles sources restent à éponger. Au boulot Marcel !
Rien d’évident. En ce temps là, le héros eut des heures sombres. L’instant
viendrait, et pire que l’instant, la longueur. Rien de complexe à se sentir mal. Faut bien
qu’il s’étire le martyr, que ça sente, que ça soit hideux ! Nauséabond. On veut de
l’exécrable et du sordide, que ça convulse, que ça souffre ! Il faut bouleverser le
165
spectateur. Ça m’était offert. Presque garanti ! La vie est trop chienne pour t’ éviter de
souffir. Et je sombrais, me disant que ma crasse et mes rencontres finiraient au trou. Tout
termine en boue. L’essentiel c’est sûrement ça. Personne ne rattrape des cendres, les
grands ni les siècles. Le temps t’arrache ta dignité, par morceau, par fins lambeaux. Il te
prend les tiens et il abîme ta belle gueule. Il te ridiculise. Le visuel pourri. Faut tolérer. Tu
pars en débris. La charpie comme les souvenirs… et ça s’attaque à chaque coin. Une
lichette par ici, en souplesse ou par à-coups. Ça trahi jeune ou ça grille vieux. Et pour la
femme, même là où y a du beau ! C’est le plus traitre et triste avec les gosses ! Ça dure
pas long les cheveux de soie. C’est court un sourire, ça s’écroule, comme tout !... Elle
aussi S. en bavera… comme son pater, comme son papy, deux cadavres sur les genoux
depuis gamine. Ça pèse ! Comme Selhermor… comme mon père et ma mère… Fernando
à l’épicerie je lui disais de pas gueuler, c’est la même pour lui. Il sera entamé. La même
pour Marc, pour Claire et Thomas… et les gosses qu’on poussait. Chacun son tour.
Selhermor et les cousins, ceux qu’on aime et qu’on haït.
Et puis si ! Vas y ! Faut se marrer quand même ! Même de l’horreur !... Si y a que
ça pour en profiter ! On se dégourdit mal quand le dégueulasse nous guette. Une
gangrène à rebours…Oula ! Mais voilà c’est ça. Danse et remue tant que le chrono le
permet. Prêts ?...Top ! Fini ! Un spasme ! C’est tout ce que tu peux te permettre ! Agite
toi !... et bien dans tout les sens ! Faudrait pas avoir à regretter. Vas-y ! Grouille!... La
chorégraphie ! Improvise même, c’est pas bien grave ! On s’en balance en fait ! Fous la
merde. Saccage le show. Ta face se carie déjà ! Lance toi dans une sarabande, guinche,
quadrille, seul ou à plusieurs.
Moi-même, je danse allègre en évitant les horreurs avec toujours l'impression
sourde mais bien réelle d’avoir été assis sur une bombe.
Le décès en cascades… Alpha…Y a des plaisirs dans chaque essence. Et des
ordures en quantité supérieure ! Mais n’oublie pas… Soit ignoble ! Ça commence comme
166
ça. Il faut l’être ! Soit le pire des pires ! Soit une salope de première catégorie. Soit
malfaisant, détestable ! Qu’on t’insupporte, qu’on ait la haine ! Soit malhonnête et
nuisible, fais le mal, venge toi. On te sortira de la fosse que pour vérifier que t’as bien
crevé comme ci ou comme ça. Personne ne te sauvera, ni la passion ni les curés ! Ni ta
fonction, ni ta poupée… La mort ne respecte pas les gros palmarès. Chien sale. Crameles. Trois âges ou quatre : Question de répit ! Un nuage, un délai… L’histoire c’est de
l’épouvante en années. Du laid, du féroce ! La faute à qui ? Faut pas chercher ni faire le
curieux. La faute à nous ! Espèce venimeuse ! De la pire des vermines ! Méphitique ! Et
absurde. Oui ! C’est avarié l’humain… Vieux singe douteux ! Ça serait le mieux ? Que
quoi ? Pff… Non. Informe ! C’est évident presque. Erronée et inutile ! Une sorte
redoutable ! Un genre indigne d’avoir la langue et le pouce opposable. Une classe
délétère, un gabarit hostile et imbuvable. Un groupe précaire et contagieux
d’abomination, une hybridation cahoteuse ! Y a de la chienne et du porc là-dedans ! La
mouise…et la bassesse. Un résultat d’inceste : réalité française… et c’est l’identique pour
le reste. Vérité ancestrale ! Un échantillon foiré ! Un demi-calibre et une étoffe perverse !
Je priais « Vivement la suite en résumé »… Que le calme revienne dans mes pensées.
XXI
Mon tout déboité, ma petite part de vérité fondue… Les voies d'avenir se
diffusent, postulent, se proposent: corde diamètre 8 ? Retour au charbon ? Capitulation
sans condition ? ... Non ! Enchainé aux hologrammes dégueux, je projette tant et tant...
L'avenir ne ressemble jamais aux projections. J'étais prêt à reprendre la masse et la truelle
pour remonter des cloisons neuves et le pot d'acrylique pour tout anoblir. Objectif OS
neuf, révolution forcée. Ok pour tout. A vos marques… Prêt…
Avant d’être enfermé, je rêvai déjà d’évasion comme Treiber ou Colona. Hanté
par un Alpha génial, môme et marchand de la mort, chaque minute, le corps sifflant me
tombait sur la tête suivi par celui des autres émanations du quartier. Eux tous broyés de la
167
vie, moi en kit seulement. Dès que j'aurais fini de recoller les morceaux, je ferai mes
valises.
Dans ce corps, immense machine, le cerveau fait son chamane, crée des ivresses
artificielles pour de ne pas que les monstres du réel l'emportent sur lui. Désamorceur en
définitive mais terrifiant malgré tout. On est jamais définitivement fixé ou perdu. Le
délire peut servir d'inspiration... et inversement. Voilà qu'une immense bataille faisait
rage en mon sein. A ma gauche les traumas dégradants, à ma droite l'instinct de survie.
Messieurs vous connaissez les règles. Combattez !
S’il faut parler d'un développement personnel, je note l'événement comme une
hibernation, un sommeil et expliquons que dès mon retour à la réalité, il était assuré que
je me développerais à nouveau. J'avais décidé de zapper sans m'en remettre.
J'étais jeune, des embryons d'aile sous les omoplates et je savais que quelque part
sur le chemin se trouverait mon souffle rare. Ma ration supplémentaire de vie. Je voulais
redevenir un être entier, me nourrir de la matière des villes et des gens. Je voulais
terminer sur Ursa Major. En finir avec l'ombre. Sentir les choses, les dissoudre.
Le seul talent de l'homme, comme Bach, l’art de la fugue. Alors mi-rat mi-lâche,
dans votre dos, Docteur, j’ai profité d’une visite de Selhermor. Ensemble on a filé par le
train.
Retour à la case départ. Colombes, place Aragon, lieu poète donc…
168
Porte n°15
Avalanche de grosses caisses, mélodies
d’outre-tombe …
169
I
Je suis revenu habiter chez ma mère. Elle s’inquiétait énormément. Elle m’a
demandé si la clinique c’était fini, comment j’étais sorti, est-ce que le médecin était
d’accord… Je répondais pas vraiment. Je lui disais de pas s’inquiéter, que ça allait.
C’était pire. J’étais chez elle à 27 ans comme ces types de quartier, les sangsues, dont je
m’étais toujours foutu… Un soupçon de honte donc en plus du reste.
Les collègues ont essayé de me joindre. Je demandais à ma mère de décliner. De
dire que tout allait mieux mais je préférais me reposer encore un petit peu. A la maison,
personne n’osait vraiment me parler de l’école. Docteur, le soir je m'allongeais devant
l'écran. Sacré. Je me plongeais dans le soir. Les volets, les rideaux. Noir intégral. Je
faisais semblant de ronfler quand les gens rentraient.
Ma mère me préparait des petits festins, insistait pour que je vienne à table. Je le
faisais, de temps en temps pour lui faire plaisir mais les repas silencieux la rendaient
encore plus triste. Je m’excusais. Et c’était pire encore. Elle m’embrassait, me prenait
contre elle pendant des heures. Son traitement à elle... Je n’aurai jamais de quoi la
remercier. Ça a duré des semaines. Heureusement que j’avais ses bras pour m’y réfugier.
Et je dormais peu. Pour les mêmes raisons encore et à cause des oiseaux aussi qui
se mettaient à chanter avant le jour. Toujours la gouache les piafs ! Sous mes fenêtres à
piailler malgré le gaz et le vent. Pas de perte de motivation, pas de tristesse ni de regret.
Le bel état. Le crâne de piaf. Comme les gamins ignorés ? Comme Lisa ? Peu importe….
Maman m’a confié qu’avant Alpha et tout ça, elle s’inquiétait déjà pour moi
parfois. Elle avait voulu attendre pour m’en parler. Attendre, attendre. Maintenant, y avait
des raisons pour qu’elle ose le sortir. Alors ce soir là, elle est venue me demander un peu
timide comme ça, comme si c’était une question à risque ! Est-ce que j’allais bien ?... Est-
170
ce que j’étais heureux un peu depuis gamin ? Est-ce que j’étais bien ? Régulièrement elle
se la posait la colle, mais jusque-là, elle l’avait gardé pour elle. Moi aussi, il m’était arrivé
de me la poser. C’était plus ou moins récurent. C’était ça La chose particulière. J’étais
là… Bien à parler et à vivre… tout normalement, l’appétit, les vannes,… rien de travers
comme un boomerang, mais une impression que j’étais ailleurs. Les réponses réduites, le
visage affaibli, le sourire en demi, et l’air d’être à des kilomètres de là absorbées par des
pensées insolvables.
Elle voulait pas me tuer avec ça… elle savait déjà que depuis l’ « évenement »,
j’en bavais. Elle voulait juste savoir comment j’avais vécu mon enfance.
J’ai commencé par lui expliquer que je comprenais sa question. Ma première
copine avait vu aussi, évidemment, mais avait cherché à y trouver quelque chose… et
puis elle avait insisté. Beaucoup trop ! A parler vrai ; elle aurait pas dû. Elle voulait y voir
je sais pas quoi dans mes silences. De la haine, une volonté de m’enfermer. Elle s’est fait
des films. Moi-même je savais pas. Faut pas chercher des causes à tout…
Fallait avoir les tripes pour me causer dans ces moments-là… zone trouble et mal
définie. J’ai averti ma mère pour la soulager ; éviter de chercher, pas de secret ! Des
souvenirs sourds égarés, douleurs ou traumatismes… Non ! Rien de tout ça ! Elle, doigts
de fée ! C’était comme ça voilà tout, elle a compris. Moi, depuis gosse que ça durait !
L’hermétisme… Sauf qu’avant c’était sans fin. On pouvait fouiller dans mes poches mais
pas dans ma tête... Ma mère m’explique qu’en secret, elle demandait à mon frère et à ma
sœur comment j’allais… Ado j’étais seul… Ouai ! Avant qu’un déclic m’ait embouti…
avant que j’ai compris que je trouverais pas de bonheur en boutique. J’avais du plomb
dans le caractère et puis ce poids sur les épaules… Celui du monde en entier je disais.
« Les gens, les baraques et leurs soucis ! ». Ça pèse vache de lourd !! Nébuleux paquetage
même !… Je peux l’assurer. L’attitude engourdie ; comme l’anesthésie ce truc là. Comme
du regret douteux, de la culpabilité timide. Purée de poix ! Pire de brouillard en dedans
171
qu’au dehors… la tristesse hésitante… en mille fois plus vague… en plus incertain.
L’autisme en homéopathie… « Non adapté au réel… » C’est ce que les autres pensaient.
Au contraire, je suis le mieux adapté de tous à la réalité. Issu de l’espèce endémique à la
zone, évoluée d’avoir trop vu la merde, à en pelleter aussi… J’avais des manières de m’y
enfoncer dans mes pensées, des pas folles mais tellement en dedans. Petits on était pleins
à se balader mais moi j’étais seul dans la foule. A part ma bulle, je refoule! Quand je vais
vers les gens, on me dit « Ouai ! Allez chante ! ». La carpe ! J’avais le ménage à faire
dans mon bunker avant d’ouvrir la gueule en grand… entre la rage et les rancœurs, fallait
que j’y mette des vraies émotions. A essayer de recoller les débris de « je sais pas
quoi »... Dans ces moments là, j’avais l’air de chercher des finesses impossibles. J’ai
fourragé vers les messies, vers la philo et vers la bouffe... Pas mieux pas pire qu’avant.
Presque 8000 jours à faire le « normal ». Pour pas sortir du monde ! Enfin pas tout de
suite ! Qu’on arrête de me prendre pour un dingo déglingué… Du coup, de l’aspect déréel
de ma jeunesse, y’avait des résurgences qui venaient m’abattre de temps en temps. Avant
Alpha, ça faisait une journée toute les dix. Des fois deux… Que de l’honnêteté envers
mes sources ! Réduire le fardeau jusqu’à la goutte, juste de quoi sombrer un peu pour
pouvoir vivre beaucoup.
II
On peut bien faire le fou à penser fort et mal… j’ai préféré me donner des années
pour faire pareil avec la bouche et le stylo donc ! Et la rue… la rue… y’en a qui se
mettent à y brailler pour donner leur avis. Les miens d’avis ne valent pas forcément la
rue. Le papier à la limite et votre attention, Docteur. C’est moins spectaculaire et sur le
fond moins risqué ! Mais la rue, les pauvres n’ont que là pour y parader. Les riches qui
ont un détail à exposer, ils débarquent manucurés, brushing, les dents blanches brillantes,
le costume bien taillé et ils se font la une des canards, du treize et du vingt heures… Ils
beuglent en grand des horreurs! Ce sont eux les plus grands bandits, de ceux qui ont
manucure et tailleurs.
172
Nous, on parle fort, on rappe, on peint les trains, on est bons qu’à vomir…
Faudrait qu’on puisse mettre tout ça en marché… Mais quand y arrive, ils crient au génie
d’exception plutôt que de parler du travail abattu… Nous si on est fabuleux, c’est le bol !
C’est l’histoire du singe savant ! Bien dressé et puis la lumière qui frappe au hasard chez
les cloch’ et bien en masse chez les coquets !
Les plumes, celles que je connais, celles qui frottent leur visage sur la dalle, elles
ont commis des couplets de quatre-vingt mesures, des trois fois seize, des douze et des
vingt-quatre… en pagaille! Bien pleines ! Des tournures de légende, des punch-lines à
s’arracher les cheveux ! De rire… de pertinence… ou d’efficacité. Je connais ces artistes,
inconnus, capables d'holocauste et d'explosions par vers et phrases, de bouteilles de gaz
cloutées de rimes, d'avalanche de coups de poing, ... De soin, d'élégance sans douceur...
De larmes sans pitié...
Les miens de sages, ils ont bien observé les choses avant d’encrer la plume. Ils
ont hésité cent, mille fois… Et puis ils ont vécu ! Ils imaginent pas… ils ennoblissent,
renouvellent, maraboutent la langue et renversent l’ensemble! Mais pas de ce qu’ils ont
cru fantasmer ou présumer halluciner… Ils risquent tout ! Leur peau avec le reste.
Je les appelle « Les têtes d'argent ». Ils chantaient les blues de brique, des valses
éternelles et franches en tout. Les têtes rasées bavant des discours aux inflexions neuves
et définitives. Des formules pour la vie, Docteur. Obsedés, tous, par le flash d'un vers,
l'éclair d'un thème illuminant, d'un oxymore tout en murmure. Capables de collages
verbaux dingues, d'association de termes et de beats et d'images subliminales. Talentueux
et méconnus, mineurs, chasseurs, experts ès swings, ès souffrances à inscrire, ès
paraboles à sens arrachés à leur propre vie, arrachés à leur propre corps, arrachés à leur
propre âme...
Mes soigneux se démènent. Exit les mous ronrons de langagiers à la traine, mes
loups sont tous à leur piston pour piquer le style à la veine. On ne dit rien d'immédiat,
173
dans ce cas-là, les discussions vaudraient mieux que l'art, on distord pour un oui pour un
non. 1000 vers par saison. 3 mondes par vers, des fusions de mot en lumière. Ils sont
l’accélération de l’histoire, peuvent condenser à l’extrême et résument mon paillasson en
deux mouvements. Ils disent qu’il est un ban, une exclusion réunissant des quantités
astronomiques, limite majoritaire des forclos. Ils disent que nous sommes tous
banlieusards. Les atypiques et les particuliers, ceux qui marchent contre le vent, qui rient
les vilaines évidences et les crises manufacturées. Sont banlieusards à tête d’argent les
exilés de tête, les déçus de notre mutualité fracturée. Sont banlieusards à tête d’argent les
chercheurs de solution, les opposants, les sens contraires, les détracteurs de politiques
statufiées, les bagarreurs insolites, les coléreux sans freins, les poètes belliqueux et les
victimes de tout bord.
De quoi faire trembler l'Homme! Que meurent les incapables de les entendre.
« Les têtes d'argent » produisent des hurlements sacrés.
III
Pour briser la routine, Docteur il y aurait pu avoir le travail. C’en était fini pour
moi. Poussé par les gens qui me disaient de « sortir et de pas rester enfermé à ruminer »,
j’allais à « La Démence ». Y avait les tours grandes à s’abrutir comme à New York, les
remugles de graille à s’étourdir comme à New York, les gros équipements, la mitraille
potentielle à dépenser, un mini ailleurs comme un nano-New York… à un quart d’heure
de bus.
J'aurais volontiers perdu ma vie au Virgin de « La Démence » à m'égarer dans les
rayons et siphonner des quatrièmes de couverture. Je m'y serais noyé avec un sourire béat,
bien content que j'y étais finalement, à essayer de comprendre le monde en tournant des
pages. J'aurai épuisé Chomsky, Naomi Klein et Jean Zigler. Ginsberg, Villon, Baudelaire
et Césaire. Babeuf, Barbusse et Louis Ferdinand l'immense. J'aurai bu les romans et les
174
essais, les premiers et les ultimes. Tout était là gratuit comme dans le meilleur des univers
pourvu qu'on finisse par laisser les bouquins. Là dans leur milieu naturel.
On m'aurait retrouvé sec d'avoir trop lu et trop papillonné.
Curieux ou obligé j’ai lu. Pas autant que j’aurai voulu. Pas autant que nécessaire.
Sur ces choses de livre, j’avais quand même des bassins d’avance sur le gros de ma
troupe. Et augmenter les doses de lecture ? Est ce que je l’aurais supporté? J'ai toujours
été le bonhomme perdu entre l'envie de tout savoir et celle de fermer les yeux sur
l'insoutenable. Ça circulait tout autour sur les chemins tracés par les rayons, je cherchais
les liens et les sens dans le document, le talent, les relents de beau, de colère ou d'atroce
dans le roman. La poésie ayant sa place en tout.
IV
Et puis j’avais ma deuxième source. Pour accélérer le temps, j’avais ce qu’il
fallait. Les bruissements, mesures, rimes plates et embrassées… les gros battements, ceux
qui font peur et qui étourdissent, ceux que je remplissais de moi, ceux dont je
m’emplissais. Depuis quatorze balais, comme aujourd’hui les pages à noircir, élaborer
des mélodies m’avait laissé gerber les absences et les manques.
Docteur, voila comment je me suis épuisé à supporter les jours, les mois et les
semaines. La musique ! La seule chose où je veux bien voir Dieu. Un apport majeur !
On analyse les événements en accords et en croches. Vocabulaire qu’on ne
maîtrise pas d’ailleurs, on a toujours eu notre voie barbare de traiter le sujet qui fait que
les « vrais artistes » nous déconsidèrent. « C’est fat, lourd, gras, noir, mortel et
dangereux… cocaïné, battements et vibrations lourdes! Ça swing, ça tape, cogne, bave,
ronronne et déborde ». La musique et moi, on se connait bien l’un l’autre. On s’est dressé
et on s’utilise sans remords. On a gravit les échelons et on s’est maltraité et déconsidérés
pour avancer. La seule manière de s’y prendre. Ne jamais considérer avoir fini de
175
progresser… La remise en question permanente. Du temps avant d’encrer le tampon…
Les gens ont fini par me connaitre. Et me reconnaitre ! Dans notre biosphère on salue
régulièrement « l’esprit » que je mets dans mes sons. J’essaie… J’ai le progrès prudent.
Toujours un œil dans le retro. Se souvenir ! Toujours, même en musique. Là aussi
l’influence de là bas : New York… là aussi !
Le Hip Hop, mouvement d’initié et les délits qui vont avec. Ils te collent des
procès à chaque phrase d’engagement enragé. Dédicace à mes animaux, « les têtes
d’argent ». Le rap a ce truc : L’odeur de mort et celle de l’audace. L’horreur et l’extase.
Vomir un piano et voler des séquences, voilà des attitudes dures à faire admettre au grand
public. Mais poètes et mélodistes ont du mérite. Dans notre monde aussi. C’est ce que le
peuple demande… Là aussi, on nous met dans un sac à part. Le Rap, la sauvagerie, la
haine du monde, les quartiers pauvres… Le Rock avait ce truc là aussi, mais la variante
est subtile, les types étaient des zouaves certes, mais des zouaves venant de haut. Le
parachute rend les choses mignonnes, fleuries et moins risquées. Nous ne sommes pas
glamour et ne cherchons pas à l’être. Nous n’avons que batteries traîtresses et sales
échantillons. Nous écrivons mal, ils se le disent. Nous ignorons formes et paragraphes.
Nous avons la gouache des sans voix. Nous rabattons peu et ratissons large. Nous avons
l’ingénuité, le courage et le décodeur. Nous avons la culture craintive, méfiante. Nous
rimons pour l’art et nous attendons le refrain comme un rituel. Ça me rassurait l’éternel
retour du refrain, comme ça rassure certains les épousailles.
Imaginez-vous ! Le soldat, assis sur la brèche, depuis le temps, cherchant tout
sauf la fraîche, ne voyant les crèches qu’en se marrant, ne grattant qu’en se navrant.
Combien d’heures durant je me serais crevé le cul, Doc, pour une caisse claire à
assombrir ou une mesure à décaler ?
176
Même dans le marasme de l’après Alpha, Docteur… La musique ! Oh ! Les vrais
le savent très bien, presque le plus sérieux ! J’avais l’idée fixe. De faire le son utile. Soimême, servir à quelque chose : Faire des chansons armées ! Le grain de sable fait grain de
sel et la pluie fine termine en grêle. En dehors du petit cercle de songe-creux, personne
n’a jamaistrop bronché pour cet art-là. En France, y a que les mots qu’on respecte, si tant
est qu’on ne les autorise pas vraiment à remuer hors des bouquins.
Passe encore pour le Jazz mais bof les batteries. Passe encore pour Stockhausen
mais bof l’électronique… L’an 2000 ; on se méfie du musicien-technicien. On cumule
trop ! Soit disant qu’on ne serait qu’arrangeurs! Qu’ils aillent se faire mettre ! Ils veulent
que je joue du « 73 touches » pour me valider… pour me considérer ?...un peu ?!….Sous
la merde et l’ignorance prétendue, y a des fortunes ignorées.
La musique celle des mots, celle des notes. Matériel à travailler encore en
continu. Voilà les choses dans lesquelles l’absence ne vit pas, ni l’ennuie ne s’y
développe : musique et enfance ! Fils de l’esprit, de la soul, sons noirs de souffrance, sons
résonnant et se répétant à l’infini, échos, délais, réverbérations et cathédrales gothiques.
On copie l’un qui a copié l’autre. C’est par micro-pallier qu’on avance et qu’on
progresse, en trébuchant évidemment sur les fausses notes et les fausses routes, sur les
chemins perdus… pour nous ! Ceux-là même sur lesquels d’autres glisseront, sans péage
ni goudron. J’y vois que par là, des semaines à délirer en mélodièze, mineures et d’autres.
Dans celle-là, j’évite la charge des mots qui s’y perderaient à la décrire la belle.
Mon casque en évasion, mi-ticket mi-protection, harmonie des coups, bruits de
bouches, horreurs qui embellissent, cascades et progression en spirales, nectar argenté.
Avalanche de grosses caisses, mélodies d’outre tombe …
Les heures qui font les différences, l’acharnement et les détails, ceux que
personne n’entend ni ne voit mais que tout le monde comprend. Et les lignes qui suivent
177
les morceaux, s’accompagnent en vases communiquant, un jour l’un, une semaine l’autre,
écrire et harmoniser, pourrir et écœurer.
En idées-sons, je n'ai qu’à tendre la main, voler un peu, planer, chercher en
paysages. Ils sont là, dans l’idéo-sphère, prêts à la cueillette, offerts et dispo, styles et
formes, dentelles par tonnes à fondre et à forger. Pour créer, Docteur, il faut respirer
calmement, garder l'œil ouvert, et se pencher souvent, s'en faire saigner l'oisiveté, aller à
la barre, marche avant, chaud derrière!
178
Porte n°16
Amsterdam
« Et ils tournent et ils dansent
Comme des soleils crachés
Dans le son déchiré
D’un accordéon rance
Ils se tordent le cou
Pour mieux s’entendre rire
Jusqu’à ce que tout à coup
L’accordéon expire »
Jacques Brel – Amsterdam
1964
179
I
On racontait la chose comme la ville du tout légal. Le vice sans inquiétude. Celle
qui se dit comme un monde à part. Un monde où pécher n’aurait pas le même sens.
L’endroit idéal et à viser. Une terre où on oublie.
Selhermor est venu me chercher dès six heures du matin. A la fraiche et selon lui
le timing parfait. Il me l’avait promis la veille du départ. Il connaissait. Il a répété sa
promesse le matin même : « on n'oublie pas mieux qu'à Amsterdam. »
Cinq heures de route. Colombes, Nanterre, La Courneuve, le Blanc-Mesnil,
le Nord, la Belgique… Tombeau ouvert sur l’autoroute.
Machinalement, la tête appuyée sur la vitre, je laisse passer les kilomètres. Je suis
las. Epuisé mais sur le départ. Le paysage est rythmé bossa, par les pointillés, les ponts,
les moulins même, par mes pensées, par les sons. Comme je ne le contrôle pas, les lignes
de la route s’effilochent à la noire, les lanternes au quart de soupir. L’hymne à ma fuite
nait. Voilà un ramage pour habiller mon envol. Ça bourdonne, asphalte et gomme, pousse
pour se faire entendre, s’évanouit, meurt puis remonte rinforzando. Coup de tonnerre,
berceuse au piano-jouet. Ritournelle parégorique. Les sons inventés m’apaisent. La
manivelle enclenchée, le clavier s’amollie, s’apitoie et devient orgue de barbarie. Il
arpège pour moi, pilote automatique, fonce vers l’impersonnel avant que je l’endimanche,
hardi et romanesque. Je brode toujours entre Oratorio et vibration de basse. Quand les
questions d’atmosphère sont réglées, de la toile de fond aux guirlandes, la gamberge
reprend les reines…
Je pense à Colombes, à mes collègues, à la place Aragon, aux trains, aux
wagons... Selhermor charge le pioneer avec un cd d'instrumentaux. Je coupe mon film
intérieur en chantier. Lui, naturel comme si de rien était... Il sifflote. Il m'ignore, je m'en
satisfais. Il me provoque. Me lance que j’ai perdu le goût des mots. On est partis !
Improvisateurs. Poètes désastreux ! Le contrat : la rime et le rire. Tout fonctionne, je me
180
décontracte. Parti d’un couplet rageur, on a le débit baveux pirate. On est les pires barjots
qui rappent.
II
On est arrivé un peu avant midi au parking de la gare. Astuce des français en
vadrouille. A sortir du souterrain, on manque de se faire emporter par les myriades de
vélos. De quoi boucher des arrondissements ! Six cent mille paraitrait-il, Docteur.
L’architecture est douce. Villes de berge, de canaux. On invoque Holmes et Brel sans
peine. Les édifices à brique rouge font rappel avec le style banlieue rouge 1920. Sous nos
pieds les pavés sans goudrons nous guident déjà vers le cœur du problème. On ne s’arrête
nulle part, pas même aux feux. J’entends déjà jazzer en flamand dans mon dos. Après les
bicyclettes, un tramway manque de nous faucher. Tram-fantôme… On se tire par le col.
On se reconnait… On rigole comme deux veaux !
Une odeur? Chaque ville en a une. Là... Pas sortis de l'habitacle... Fumeroles,
aires sensorielles motivées... Senteur épicée, costaude, énorme et exotique.
Le premier endroit où veut me traîner Selhermor, lui prévient : « grosse
perturbation ». Je propose Café Brun. Il lance « niet ! Coffee shop ». J’avais vu dès le
départ, aussi nombreux que les Grecs chez nous. Quatre par rue, vingt par blocs. Même
en préfabriqués sur le bord des avenues excentrées. Je résiste un peu, résidu de fermeté.
Selhermor pousse, tire… Green-Babaloo-Evil en lettres romaines. On descend quelques
marches. Rez-de-cave. On entre ! C’est fait ! Là, un comptoir, des tables, des cartes et
déjà une amorce de brume. Onze trente mais déjà la nuit à l’intérieur. La décoration
m’emmène déjà, trip lumineux, arabesque de néon et son Step. Résolument trop de bas.
Les cheveux tressaillent. L’épilepsie s’enclenche gentiment. Au zinc, on y voit la société
du dehors : Des couples et des poussettes « à emporter », des PDG, des costumes. On
fume comme on boit un café.
181
Selhermor fait le garçon, s’incline me tire la chaise pour m’installer. Je souris !
On me tend la carte. Tout est partitionné et détaillé. Au gramme:
Grey Haze, Isolator,
AK-47, Double bubblegum, Temple Ball, Royal Crème, White Weadow, Népalais,
Bio !... Je n’étais pas prêt. Je fais une drôle de tête. J’ai encore Alpha qui chute dans le
champ. On me croit hésitant. On m’épluche les possibles selon les goûts, l’élan,
l’atterrissage. Il y en a des pré-roulés. On me propose même une pâtisserie aromatisée,
brownie à l’herbe, Space-cake…. Selhermor, vieux briscard, attaque. Je comprends vite :
même les abstinents sont drogués, autant se laisser faire ! Les passifs sont coupables par
présence. J'en suis. Je bascule! Ok ! Mon guide hésite un peu entre l’Orange Bud, goût
citronné ou une Thaï noire, sèche, goût barbecue… Et voilà mon mystère roulé dans un
deux-feuilles. Je suis siphonné comme Dexter. Le pouls s’emballe, la bouche déserte. Je
vois sur Selhermor le sourire niais et les veines des yeux ruinées. Débarquent des quarts
d’hallucinations, side-effects, conneries en cascade, presqu’autisme...
Au sortir du café, égaré dans le labyrinthe des ruelles du centre, on remarque
malgré tout le couple type : Une hollandaise typé Nord avec un black. Grande détente.
Les Amsterdammers, racistes parait-il, sont tous métis, tous beaux.
On avance, on s’égare. On tombe sur ce pâté de maison. Quatre ou cinq ruelles,
pas plus. Une centrale comme colonne et des passages cernés par des cellules aux portes
vitrées. Deux mètres de large. Des mannequins ouvrent leurs cages pour t’alpaguer. Plus
tôt le long des berges, dans les vitrines hautes, la qualité s’affaiblissait. Selhermor
m’explique « Le prestige et la fraicheur ne sont qu’au cœur de la meule, dans les
passages, ». Au final, ça forme un carré. Minuscule quartier. Un centre commercial à
marchandise humaine et motivée. Ca donne un effet ravissant dans le coin qui baigne
intégralement dans une lumière rouge chaude. Dur à traduire mais j’apprécie la “mise en
scène”. Tout de la cabine téléphone ! Un lit, une banquette carrelé, un robinet, le néon
encore. Cinq mètre carré. Elles ont le nez, repèrent mon acolyte, demandent l’argent
d’entrée. Pas de concurrence déloyale : Tarif unique, 50 tout rond ! Ça y est. Il est
182
conquis. Je le vois partir dans la loge. Le rideau se ferme. Top ! Et le timing, absolument
cadencé. La mesure est certaine. Comme Chirac à l’apogée: Dix minutes tout compris !
Pour moi ? Docteur ! Minute… Jocker !
Dans ces rues, on a l'air de loosers pour les locaux. L'anglais pourri, les traits et
les attitudes de crapuleux. On nous voir venir de loin. Les Dutchs savent qui nous
sommes. On nous tire par le bras pour nous remorquer vers les échoppes.
Au deuxième arrêt, je suis presque entrainé par l’indifférence générale. Selhermor
m’incite : Y aller le matin, fraicheur oblige… Elles parlent toutes anglais. 100% naturel.
Elles entreprennent sèchement. On ressort. Coffee shop. Spring break. Entre 11 et 17h,
mon adjoint est enragé. Quatre en six heures. Un conte de la frustration !
Les jours suivants, la flânerie se poursuit. On remet des poses dans des coffee. On
en a fait des kilomètres, et si je devais donner preuve de mon séjour, Docteur, elle
passerait par mes pieds.
On parle un peu avec Selhermor, je lui demande des explications sur la ville (et
plus large sur la vie !) qu'il me donne toujours sans même les connaître. Il sait que j'ai été
le plus passionné de tous et que là, je rame à l'être. Il m'aide et s’acharne à me corrompre.
Il montre l’exemple ! Sans répit. Drôle, frais et fidèle jusque dans les limbes. Herbe et
verbe. D'abord peu de l'un et beaucoup de l'autre. Puis paraboles croisées, je mets tout
dans l'un j'abandonne l'autre.
Glacés par le froid. La pluie ici ne s'arrête jamais.
Je suis toujours le même sous mon k-way.
Ma capuche vissée sur la tête depuis ma mort le 15 mai.
J’ai trois centimes dans la poche.
Des millions dans mes carnets.
183
Les forces pâles me poursuivent. A me voir déambulant, ces grands bonhommes
nous proposent de quoi partir sans retour : « Coco, Dope, Shit ! » Ils ont cette dégaine
« Matrix » ! La taille immense, les locks twist et la gabardine.
Mais à Amsterdam, je ne cherche pas tant de départ sans raison que de saveur à
retrouver. Remède à la carte, échoppe à gourgandin ! Bouffe comme fou. Les saloperies
pakistanaises et les boissons chokolatées : « Chocomelt alstublieft ! » Notre délicat nuage
rejoint celui qui nage sans pause jusqu’autour de Paris. Une brume d'amnesia flotte
jusqu'à Porte d'Asnières…
Et quand le soir vient, toute la ville se reflète dans ses canaux. Du jaune, de
l’orange et du feu. Tout est jumelé par l’eau qui duplique. Les ponts sautent les miroirs et
n’offrent que le juste nécessaire aux bateaux-serpents pour se glisser entre leurs arches.
Les taches de lumières dans le flot me ramènent sans contredit à Van Gogh que j’adule
depuis môme. C’est cette sortie de classe en Camargue… Je le sais du coin, de Paris
aussi, d’Arles, Saint-Remy et Auvers-sur-Oise…
On passe nos nuits dans la voiture au parking de la gare. On doit guetter les
vigiles et les faisceaux de lampes. L’endroit est interdit aux noctiliens, chassés par les
chiens. On s'endormait entre les bruits de la ville et les râles des trains.
Dès le lendemain, je me glisse hors de la voiture et laisse un mot à Selhermor qui
ne décroche plus de sa nuit. Je me faufile à travers la ville pour aller voir Vincent.
Tramway 2, Paulus Potterstraat. Là-bas, je paye mon billet avec plaisir. Je grimace pour
la forme… Je marche calmement dans les premières salles. Le bâtiment est blanc
immaculé. Anguleux monumental. Je cherche les Tournesols et les champs de blé brulés
par le soleil. Je les trouve et les accroche. Je les fixe longuement. J’ai l’impression de
retourner à mes nuits blanches en Yvelines, voyant un ciel se courber, cernant les étoiles
et caressant le voile d’azur. Les blés se soumettent, ploient sous la force du prodige. Voilà
184
une poursuite aux voix que j’entendais au parc en lisant. Les livres c’est là où on range
ses rêves. J’essaye d’écouter l’homme me parler en couleur. Tout cela fait rebond avec
ma saleté. Impudique, j'essaie de dévoiler mon membre amputé, Docteur, et de le peindre
au calame. Plus loin, j’accélère et détourne le regard à la vue de cet atelier d’art pour les
enfants en visite. J’ai trop peur d’y reconnaitre ma chimère. J’avance rapidement vers les
toiles. Je sors le bic.
L’âme grise à nue
L’ardeur mise à mal
L’homme mis au ban
Dansant, mes peines en bal.
Les astres ici dansent avec les fleurs. Bleues-ecchymoses. Elles colorisent avant
de faire sens. Docteur, je rêvais de rimer avant de décrire. Je forge ceci en hymne à l’art.
Je retiens mes larmes devant «Le vieil homme dans la douleur sur seuil de l’éternité »
puis « L’autoportrait à l’oreille bandée et à la pipe ». Puis c’est le déluge. Van Gogh ;
L'oreille coupée. Les coups de folie mariés fondus aux coups de génie. J’en suis. La
peinture se fait alléchante. Les aigus piquent et le reste envoie. Merveille de formes et de
lumières…
L'art me décomplexe, me montre à voir que je ne suis pas seul à avoir vrillé. Et
puis l’art doit jouer son rôle d’enjaillement. Un tissu, un tube de gouache! Une amorce
d’étincelle et boom… une genèse artisanale pour qui voudra y mettre assez du sien.
Stendhal s’égare gravement, le meilleur style ne se fait pas oublier. On le crédite
d’amour, on le légitime. Il provoque le désir de copie. Assurément, il ouvre des portes. Il
permet qu’on s’y perde. C’est un rôle que d’être éternel.
Plus marqué qu’après le canna... Je vadrouille comme pas possible. J’ai l’esprit
tournant, colorisé. Je rejoins Selhermor à qui je cache mon tour au musée. Je lui invente
une visite à Carla, sa galante au Quartier Rouge. Je lui lance « Red Light, Selhermor :
185
chaudière des amours infâmes! » en hurlant de rire ! Il me félicite, m’embrasse ! Un As
de coeur au milieu de sales races.
III
Dans les rues, je reconnais les parisiens. Et réciproquement. On se sourit en coin.
Sans effusion. Jamais. Ils sont tous venus pour les mêmes causes et mobiles. Vapeur
argentée sur peau d’or que chacun expire sans pudeur. On parle d’Amsterdam, on
plaisante sur les vitrines et les rastas revendeurs à la sauvette. De fil en aiguille, on se fait
inviter chez ce type. Là-bas je retrouve les ambiances perdues des sombres samedis soirs
alto-séquanais. Canapé absorbant, son fort, basses exorbitantes, bande originale, herbe
folle et histoires de fous.
L’appart fait camping. La déco atomique, genre post-apocalypse. Les verres
plastiques sont posés sur des bobines industrielles. Les murs ont chacun leurs couleurs
qui refusent de s'accorder les unes aux autres. Le tout est déglingué, déguisé de fissures,
de taches d'humidité ou d'autre chose... Dur ! Mais accueillant malgré tout ! Dans le
désordre, je profite du sofa survivant ! J’y plonge. On se colle aux autres, cintrés à l'écran
large, MTV, canal 242. Wu ! Un doigt dans la bouche. Mélange de cuir et de fœtus.
Glissade. Porte des étoiles. J'attends ma perfusion. J'ai fait une croix sur la chimie. Haro
sur les barbituriques ! Je réoriente! Cocktail malgré tout...
Allons-y ! Je réinvestis le savoir-faire malouin.
Je produis mes mélanges
élémentaires. Cuba libre ! Revolution. Caïpi, Rhum aromates, on accompagne pâtes
carbonara, vodka tagada, Tequila Sunrise. C'est coloré, c'est jovial. Je perds le contact,
tout est produit en différé, les verres en section se font haineux puis criminels. L'alcool,
comme les arts, stimule et motive.
Je me révèle, détendu de la première strate. Les couches plus profondes recèlent
toujours miasme et stress mais la surface est euphorique. La Télé diffuse mes hits :
Smooth Criminal, Still, Hell on Earth... Nuit tombante puis aube qui nait. En musique s'il
186
vous plait. J’entends le cri de la ville sur un vinyl. Je m'autorise à ne plus penser à Alpha.
Je barre et glisse sur les horizons pâles.
C’est sympathique. Je ne nie pas. Il y a des gens d’un peu partout. Londres,
Madrid, Lisbonne (je parle cinq minutes dans mon portugais discount…). Un tchèque
dans l’assemblée propose une Absinthe. J’en connais que les accusations d’interdiction,
la folie de Baudelaire, de Van Gogh justement. L’Assommoir ! On dit même qu’on s’en
servait comme abortif. Les tricoteuses d’ange… Le rituel de la cuillère me dit vaguement
quelque chose... Arrive un verre, une cuillère donc. J'interroge : « I'm a beginer... A
spoon? »
Le tchèque sourit, s'empare de la cuillère, y verse du sucre roux, la trempe dans
l'Absinthe pour en imbiber le sucre, ressort la cuillère et l'enflamme...
- You wait, you wait... When it's caramel... You mix it with the alcohol…
Les ondes basses, les jupes courtes font qu'on nage en plein délire. On s'échange,
on guinche, on valse... A 120 bpm ! Rapide ! Dingue ! Ils hurlent. Certains sont dans une
soirée paquito maizena. La blanche ! Croisés, une sur chaque doigt, pupille pièce de 5
euros. Snouf man quand tu les regardes, c'est les yeux forme olive, defonce absolue, night
shot. On n'est pas choqué ni rien. Ils bondissent, rebondissent sur le sol. Y a plus de
voisin ni de loi dirait-on... C'est une folie ! Lokura ! Brasillera ! On fléchit, fléchit double,
spéctaculaire... Show me ! Cris Ostinato! Violence en mesure.
Et il y a cette nénette à lunettes noires qui se dandine comme en 50 ! On décolle !
Yéyé! Holla oup! Je ris de tout. On m'interpelle en langues inconnues. Je relance en
anglais aproximatif. “How are you son? Whud up dog?...” et pour les records, l’herbe et
la piche me propulsent. Blast ! Effet de souffle, surpression ! L'alcool et les herbes:
traitements ancestraux !
187
Je puise la force dans la sève de flore. Carburant pour ma faune. Instinct de
fauve... Réaction primitive... Bouilli. Réflexion de côté. Ça donne encore… Frozen
margarita! On me verse des pichets dans l'œsophage. Les taux sont élevés, je discute avec
l'interrupteur. En sortie de conduit, un briquet et c'est l'incendie. Je suis un diurnambule.
Homme de jour marchant sous la lune. J'aime le monde, je crains de vomir. L'alcool
abattant totalement, les sens sans dessus dessous, la flamme qui brulait pire que jamais,
les apparences plus dignes de rien. Je baille par à-coups. Je file me cacher. Je chie
honteux, criant à qui le souhaite que je me torcherai jusqu'a la mort. Je suis capable
d'oublier tout, drame, kif, larme,... Aux armes etc… Et je passe de vedette de music-hall à
victime polycriblée, de star de la pop à flop incriminé, de glorieux illustre à contus et
mutilé. De mes réussites à Alpha. Dans ce canapé sans fond, aboulique, je me suis enlisé
et me suis juré qu’Alpha n'était rien pour moi-même. Je repense donc à lui plongeant dans
l'obscur et à vous...
Les autres pâles dans leur morve, la masse cool dans leur œuvre. Alpha que
j'aime et que je haïs, m'éblouit et me révulse. Aucune importance en soi ! Ça en est fini.
J'en suis quasiment content. De suicide, c'était un meurtre. De celui que les hommes se
gargarisent de s'offrir les uns aux autres. Un goût pour s'entredévorer. Alors c’est comme
ça ? On rit, on répond gentiment et on se jette par la fenêtre… Alors c'est ça la vie? Vivre,
et se démolir?
Sans tout ça, j'en aurais sûrement gardé un souvenir vague et amusé au fil des
ans. Attentionné prof d’expérience, j’aurai conservé la photo de classe dans un tiroir du
bureau et de temps à autre, l'image serait revenue, celle du gamin drôle et halluciné,
presqu’histoire tarte à la crème! Par ses explosions de couleurs, chouette comme un jour
de carnaval... Mais l’innocent était une collision d'hasards et d’obsessions. La bouteille
de gaz cloutée. En pleine heure de pointe. Voilà ce qu'était Alpha.
Pour vous dire j'en voulais à l'institution toute entière de m'avoir validé expert
démineur alors que j'étais qu'un môme gris sorti de son univers sale. Ils me devaient de
188
me prévenir, de m’annoncer la mine. Il n'en avait rien été. Pourquoi l'auraient-ils fait ?
J'étais kamikaze, gentiment volontaire. Chair à canon trois étoiles ! Au secrétariat, ils
m’ont tendu le contrat tout sourire et m’ont lancé « Bienvenue ! En bas à gauche… oui !
Datez, signez… » et puis plus doucement « Bonne chance » et pour finir « Crève sale
race… »
« C’est l’enfant que la destinée,
Force à jeter ses haillons
Quand sonne sa vingtième année
Pour entrer dans nos bataillons.
Chair à canon de la bataille
Toujours il succombe sans cris…
C’est la canaille !
Eh bien ! j’en suis ! »
Je ne sais franchement pas comment rentrer. Je me guide au sonar. Le ticket
coincé entre les lèvres, les doigts plus assez forts. Selhermor me tient. Je le tiens. Bras
dessus, bras dessous. On titube comme jamais. Nos corps sont des sacs à traîner. Soldat
héroïque, ne revenant pas de la défaite mais de la défonce. On passe les ponts, les pas de
travers. Epuisés de se porter soi même. Endolori, vomissant à chaque canal. Je ne
discerne plus les visages. J’ai peur quand même. On pense à l'arrêt et au parloir, à la
prison hollandaise, à La Haye, au T.P.I…
Une nuit finalement. Un burger, une limonade. D’autres aspergés à la caisse qui
quémandent à manger en français… Tous perdus, pas seuls ! On passe.
IV
Les soirées de foireux se répètent, se répètent, se répètent...
Des images de miroirs dans des miroirs, dans des miroirs... Et ainsi de suite. Je ne
sais pas combien de temps ça dure. Ça rôde vaguement. On s'installe, petite routine.
Toute petite routine. On achète un peu. On vend. C’est nous les marchands de rêve. Et
pour les notres ? On se prend une barque à moteur avec les autres. On se retrouve la nuit
189
tombée à naviguer comme des matelos-bouffons sur les canaux. Je suis entouré de
démons mineurs, la plupart majeurs désargentés. Je navigue genre seigneur de guerres
interieures sur les eaux sombres. Max et les maxi monstres...
J'aime l'eau qui donne, celle qui rend... A Amsterdam, celle de France, ma Seine,
mes quais à Bezons...
Docteur, on circule dans Amsterdam avec un plaisir immense. Un jour, puis deux,
puis dix… On s’habitue à prononcer les noms. Tout en straat. Tout en fond de gorge.
V
La rumeur circulait en ville depuis quelques jours. La date était arrivée. Journée
des fiertés. Comprendre Gay Pride. Maritime. Une foule monstre agglutinée sur le canal.
Les privilégiés comme partout ont leurs places aux premiers rangs. Sur l’eau, dans des
barques et des bateaux. Dès le midi ça boit énormément. Les habitants des immeubles
donnant sur la voie d’eau font commerce de leurs toilettes. C’est la queue déjà. Leurs
résidents sont assis sur le rebord des fenêtres, les pieds dans le vide, les enfants sur les
genoux. Le genre col et V, gilet, la mèche rotative ou la boule à zéro. Une détente
exemplaire ! Pas un sale ou un dézingué pour semer le trouble. On se trouve un petit coin
de quoi participer à la fête. Prendre notre part de fierté.
Il ya une série d’explosion. La foule répond en hurlant. J’ai toujours aimé
les foules. Colériques ou en joie. J’en fais parti. Sur notre gauche, on voit pointer de sous
le pont le plus proche le premier bateau. Sorte de petite péniche, Docteur. Couleur bleu et
blanc. Des ballons, des centaines. Les gens dessus portent l’écharpe tricolore. Un peu
comme miss France. Ça explose à nouveau. Deux énormes tubes gonflables se dressent,
cinq, sept mètres de haut. La troisième explosion est la bonne. Ça part de l’arrière du
bateau. Un canon à cotillons. Des confettis par millions. Ça gicle très haut et ça retombe
en champignon. La foule applaudit. On tend les bras vers les couleurs qui tombent du
190
ciel.
Cette première barque, accrochez-vous… L’équipe municipale. Déjà des
déguisements à bord. Un peu de retenue malgré tout.
Le deuxième navire est rose. Des gars en chapeau de marins. A pompon. « In The
Navy ! » Chacun tient une pancarte. Recto rose sur blanc. Verso, blanc sur rose. Le
message : ALL TOGETHER NOW ! C’est peu mais c’est beau ça, Docteur.
Au fur et à mesure des bateaux, les couleurs varient. Des ballons toujours et des
déguisements de plus en plus nus et… de plus en plus libérés. Gays… C’est la chemise
ouverte en premier, plus le pantalon moulant, puis le caleçon, torse nu, les bretelles ! Iam
Amsterdam . Je ne suis pas en reste. Ces dames sont aussi de la partie. C’est coloré, c’est
jovial, court et motivé ! Le cuir entre en scène et puis les casques de chantiers pour
l’association gay du bâtiment. La bière coule à flot. Ce qui me surprend le plus derrière
les attirails de chevaliers, de fées, de reines en léopard, de chaperon à chaperonner, ce
sont les âges. Les vieux… Ils sont déguisés pareil. Faut voir ! Je ris ! Ça me tue ! Les
serpentins continuent à voler, les guirlandes avec.
Après le défilé des pirates noirs et roses en slip et lunette de soleil débarque une
péniche moins colorée. De loin, on ne voit que le kaki, le bleu marine. Les képis. Il y a
des hommes, des femmes. Déguisés ? Ils s’approchent encore un peu. Le bateau
s’immobilise. Des uniformes plutôt que des déguisements. Ils montent tous leur main
droite rigide au garde à vous. C’est un salut militaire ! Enfin on comprend. C’est le char
marin de l’armée ! Elle est là, défile à la gay pride. Il aurait fallu voir nos tronches,
Docteur ! Ah ! C’est un geste ! Je valide. On était bien loin de ça en France. A quand un
char Leclerc peint en rose à la Gay Pride ? Et le agents du Quai des Orfevres en slip de
bain ?
On a rodé encore un peu. On a glissé vers le musée Anne Franck. Sur le parvis de
l’Abbaye, qui est à deux pas, se déroulaient les quatorzièmes « Drag’Olympics … » Le
tout sponsorisé par l’Eglise ! Instant chéri ! Un attroupement devant une estrade. Ça
191
commence en musique. Disco Club ! La DJette remue un maximum. Et puis c’est une
présentation tout à fait officielle des candidats-candidates. En fil indienne et en rythme
sur le podium, avec des mouvements gym tonique ! Tout le monde est maquillé à
outrance, l’exagération au paroxysme. Mascaras turquoise, le rose à lèvre de superette.
Sourcils épilés. Des boucles de dix carats qui pendent aux lobes, des colliers de perles. Et
la maitresse de cérémonie, une Véronique en top playboy, un shorty magique et des bas
nylon ! Elle se dandine encore, la bouche ouverte en énorme… Suivent un barbuMistinguette fuchsia emperruqué avec une poitrine irréelle, une moustachue en chemise
hawaïenne, et mes préférés, Docteur, les jumeaux-jumelles en cycliste et casque à vélo
piqué de fleur artificielles !
La première épreuve nous déplace sur l’avenue. Je profite du passage des athlètes
pour me faire prendre en photo avec mes favoris. C’est parti. Cent mètre talon aiguille!
« Stiletto Sprint » ! C’est ultra rapide… Faut courir sur leurs échasses… ça se blesse,
évidemment… Le vainqueur est désigné, on retourne sur le podium et on enchaine.
Epreuve numéro 2, « Handbag Throw » ! Lancer de sac à main. Dans la foule ! Et là, on
sirote nos petites canette-cocktail, Cola Captain Morgan, on encourage, on apprécie les
techniques : Rotative au dessus de la tête, nonchalant par-dessus l’épaule, violent,
académique, marteau, guignol, sexy… Le gagnant est ce drag hyper musclé en robe de
soirée bleu brodée de brillants. Le sac est parti dans la foule de l’autre côté du parvis.
Incroyable ! On l’acclame ! Il est fabuleux ! …
Selhermor bourdonne : « La gay pride… Putain, tu crois qu’on est sérieux
là ? C’est que des pds ! Des Drag Queens, merde !
- Sérieusement... T'es pas ému? Tu vois leur liberté? Eux... Ils emmerdent le
monde. T'es pas ému Selhermor ? t'es pas humain! »
VI
192
J’ai quand même pris un plaisir dingue à partager ce jour-là. Notez Docteur,
PLAISIR ! La fringale... La dalle, vitale et les nerfs. Des décharges de faim de vie. Le
besoin absolu de siffonner un reste d'envie. La patate pour ne pas abandonner la ballade.
Les pendus mis à la traîne, je pourchassais un souffle venu de la tête, c'est dire si le
terrain de chasse était immense. Il n'y a de mort complète que pour qui prend le goût de
mourir. C'est le retour de la vie mon miel, celui qui chasse les saveurs amères.
Et je me suis décidé : Je m’étais creusé une quantité suffisante d’abandon.
J’oubliais déjà son odeur. Le zoo me manquait de nouveau. Il fallait que j’y replonge les
nazeaux.
193
Porte n°17
Des souvenirs et une souveraine et pour me
bercer
194
I
Retour à la case départ. Colombes, place Aragon, lieu poète donc…
L’état du père se dégradait, ma sœur étant partie en deux mouvements pendant
mon absence… ça le foutait en rogne. C’était plus la peine de se pleindre sans cesse.
Fallait se combler le trou au ventre ! Par l’être et la fête !
Quand la vie se complique, on vit quand même !
De retour à Colombes, j’avais gardé des contacts un peu. Quelques temps après
avoir repris mes marques au quartier, un des copains d’Amsterdam, vivant dans le 78,
nous a invités pour un anniversaire. Selhermor pas dispo, le poto d’Hollande était venu
me chercher en voiture… C’est lui qui conduisait. Pour moi la place du machabée ; tout
était parfait.
On partait des Quatres Chemins, case départ! Nanterre, Rueil, on passe rue du
Corse Œil de crapaud, chez Tourgueniev, Bougival, le long la Seine et Port Marly. Pas
loin du tout, très vite fait, mais dans le décorum : y avait des mondes de décalage en pas
dix bornes ! Les Marlyportains : Le pote avait dit direct « des Jmeporteplutobien » Oui!
Le bourg était un peu connu pour Sisley et son Inondation. Et plutôt que de l’eau
c’est un torrent de caillasse là encore ! Des maillons à en perdre son calme. Un Beverly
Hills français !
Arrivés de nuit, vue en contre bas sur toutes les loupiotes qui barbouillent une
portion de nos coins, bribes de nous souillés : Colombes, Nanterre… déchets de la vallée.
Cette boucle là du fleuve vue des coteaux c’était sexy ! L’éclat du génie civil, le
miroitement des phares, cent mille bougeoirs à se tordre dans les vapeurs d’éther. Ma
sous-capitale sale, emmitouflée dans son halo. Une gloire clocharde et une aura dans la
bassesse. Fichu panorama… Belle à voir de là mais détestable à hauteur de caniveau.
Sphère ignorée, ville bidon, descendance de bidonville. J’en avais vu quand j’étais môme
195
en arrivant à Lisbonne ! Chez nous y avait pas de baraques en tôles… Ils avaient fait le
ménage à une époque dans les quartiers noirs. La misère sur le carreau ! Mais la ville :
l’abrutissement en vérité. C’était l’outil à nous soumettre et à nous faire perdre un
honneur ou une vertu. Y avait rien à gagner dans ce chaudron moisi ! Elle est mesquine la
virago. Un laideron en furie ! Une tricoteuse ! Une poufiasse ! La gorgone assiste au pire
et ne bronche jamais, comme le destin qui se gargarise de se réaliser.
Là, le port avait su s’élever au dessus de la torpeur. Un oasis en colline. Cocagne
à deux pas de la mouscaille. Pour ça c’était curieux la banlieue ! De l’opulent et de
l’indigent presque siamois-collés ! Des Ménechme-inversés ! Je me suis repris, toutes ces
idées ne rimaient pas à grand-chose. Faut pas trop se griller la tête à trop penser. Endurer
c’est déjà assez.
Passés le portail, c’était un méchant jardin ! La crème de la closerie privative !
Oula ! Je décrirais mal mais sacrée maison en définitive ! L’espace vert qu’on avait en
allant au square étant gamins, ils l’avaient pour eux seuls! Arborisé en finesse ! Du beau
travail ! Et l’escalier en pierre de taille, on l’a descendu en se redressant. Bien droits !
J’ai rentré le ventre et j’ai relevé la tête bien haute, en faisant bien attention à chaque
marche. Je savais pas trop où j’arrivais, je pouvais pas trop faire l’imbécile. J’étais déjà
pas habillé en conditions. Fallait de l’attitude pour faire l’appoint! Ils ont quand même
flairé le pingouin ! Quand tu t’enfonces, à gauche et à droite, des statues anciennes font
haie d’honneur. Certains auraient dit : « la culture, la vraie. » J’affirmais : « haut de
gamme ! » C’était pas de la brique en tout cas. De l’exaspérante allégorie ! Ça faisait
sbire en roche ! Je fanfaronnais pas. Et puis au bout du chemin, l’incroyable maison. Sur
les niveaux de langues, j’aurais fait dire « demeure » à mes élèves ! Ça m’a fait me
rappeler de la Bavière : Louis II le dingue! Des aires de Neuschwanstein, des chichis, la
structure ! Des fantaisies de maçons !
196
Comme convives, y avait quinze ou vingt personnes, des connaissances
lointaines. Au début ils on fait les respectables ! Et la mère patronne, elle était resté là
pour nous surveiller d’un œil… Un seul lui suffisait, même que d’un y avait assez de
méfiance pour nous tous ! De toute façon l’autre bougeait plus bien, comme pour mon
père…
Ils ont fait les polis. Des « comment allez-vous ? » et des « je vous
débarrasse »… C’étaient des jeunes gens blindés, mais qui voulaient faire les détendus.
Des comme j’en avais connu pont D’Asnières chez les bonnes soeurs ! Le coup de la
soirée c’était un anniversaire surprise ! Le truc pas bien surprenant, mais bon… On est
disciplinés ! On a fait les euphoriques comme le reste. On s’est cachés dans l’escalier, ça
a chuchoté, pour moi du marmottage, je gardais les dents serrées pour feinter l’exaltation.
Et puis la victime de la soirée débarque ! On hésite, on se tâte, on se pousse du
coude et puis bim ! Ça jaillit de la crevasse ! Comme les mouches de ma fosse sceptique !
Moi je reste par derrière. Je veux pas trop être mêlé à ça ! On crie d’abord ! Ouh ! Ah !!
Oulala ! Surprise ! On dit les choses clairement au cas où l’autre n’ait pas compris ! Et
puis une fois l’effet enclenché, on se gène plus pour s’accoler, se biser… On se suce la
pomme, on se bave dessus littéralement ! Beaucoup de joie assurément, mais aucune
retenue! Ça m’a surpris. On savait plus si on était dandys ou genre d’arsouilles à la fête à
neuneu ! La châtelaine Mireille et les deux-trois anciens sont vite partis. Ils auraient eu
trop honte de voir la débauche de la jeunesse ! Le portail à peine claqué, on a sonné le
tocsin ! Ils ont dégainé sono, trompettes et tambours ! Ça a pompé aussi sec ! On aurait
cru que la guerre menaçait tellement l’entrain y était ! Même si j’avais l’intuition d’un
Révolution, moi, j’étais bien le seul. Et encore, c’était pas une raison ! Aie aie aie ! Ils y
ont mis de l’énergie à se démettre une épaule ! Folie dans le gazon ! Zoum !... Par devant
et par derrière dans les buissons ! Bacchanale express !
197
Et puis voilà Martine, apprentie châtelaine, qui se démène pour trimbaler une
énorme marmite et qui gémit pour qu’on l’aide. Un truc vraiment lourd ; un outil
cannibale ! Y avait pas d’amateur dans un rayon proche ! C’était là des gens appliqués
dans le chahut et la beuverie ! La marmite c’est rhum rhum ! Avec d’autres alcools pas
moins faciles à sentir. Et trois larmes de jus pour colorer le mélange traître ! Et les
minettes s’en privaient pas plus que les bonhommes. « Cul sec ! » qu’on se braillait
dessus de partout ! J’avais beau tout éviter, je dis maintenant que je pouvais pas faire
autrement ! Je l’ai pas mené ! Je l’ai subite la muffade ! Je régressais ! On m’abreuvait
alors que j’avais adressé la parole à personne ! Ils cherchaient pas à savoir qui t’étais ! Ils
m’ont même mis un chapeau pointu ! De force! Fallait écluser et puis c’est tout ! Si tu
biberonnes sec t’es un bon ! Si tu tètes t’es un bon ! Si tu sèches le fond de la casserole,
t’es le meilleur ! Ils m’ont validé, évidemment !
Il y en avait un qui savait pour la musique. Mes gazouillis, ça me faisait des frères
de partout ! Partitionner ça fait de toi un homme à mérite ! Macareux de base, mais
manchot méritoire ! Il s’appelait Jean Jean, enfin c’est comme ça que tout le monde
l’appelait. Il m’a scotché jusqu’à la fin de la liturgie ! Ça et la boisson, ça a fait un
ménage bizarre, ça m’a pas aidé à m’économiser. Il parlait d’une manière le zouzou! J’ai
tout de suite pensé qu’il était de Montbéliard !... En plus de la face dégénérée, il s’épuisait
sur chaque mot dans un bafouillis impossible. Mon nouveau frère : Un bègue
mongoloïde ! Je devenais mauvais avec l’infusion ! Je lui aurais bien collé une tarte pour
l’aider à finir ses phrases. Mais dans le mauvais y a du bon aussi. Pas loin j’ai guetté ce
qui devait être le porte drapeau de l’escouade des prospères soiffards anonymes. J’avais
titubé dès la deuxième gamelle, en même pas vingt minutes ! J’ai roulé dans les graviers,
j’ai gratté le sol comme un larbin pour m’infiltrer dans sa troupe de grognasses « Du
combustible ! que je gueulais ! J’ai la gorge sèche ! Au secours ! Donnez-moi un poussecafé ! Il m’en faut encore ! Par pitié ! Je vais faire un malheur ! Encore de la gnole ! » Je
me contrôlais plus ni la vessie ni l’intelligence !
198
Je file au toilette, je demande mon chemin en zigzagant, on m'oriente, on
m'épaule. Merci à tous. En pissant, je laisse les yeux au ciel, je m'oxygène. L'ampoule
décharnée m'aveugle. J'oublie puis je recontacte. Je finis mon œuvre.
J’avais la jugeote dans les babouches mais j’avais mon coupable ! Pour soûler le
coco y avait l’essence et moi ! J’ai attaqué sec ! Apocalypse ! Bonté ! Aumône ! Libérez
les énergies ! Donnez-moi un coup de main ! Oula !... Je tombe ! Mon Dieu ! Jésus !
Bouddha ! Hilala !!! Alléluia ! Reviens Jean Jean! Je clamse ! J’ai le courage qui fond !
Faut que je le fume ton pote positif ! Toi blondinet… Paye ton tribut un peu ! Et vous
aussi vous mourrez tous ! Ainsi soit-il ! Enfoirés de riches ! Connards ! Boursouflés du
cul ! Vous crèverez pareils qu’Icham ! Avec ou sans jambes…On vous rappellera ! En
camtar ou à pied, on viendra vous chercher ! Vous captez ce que je dis ou vous pitez
rien ? Soyez pas sympa ! Je vous crois pas ! La merde : bave pas boulet, je suis avec elle !
Et alors ! L’amour… Hi Hi ! Y a quoi bordel ? J’imagine mal certes ! Et en plus j’oublie,
ça c’est dur ! L’essentiel doit être ailleurs du coup… La vérité aussi qui sait ? Faut être
fantaisiste ! Mais toi bouffon, tu pourriras quand même ! T’es déplorable comme être !
T’as pas honte d’être ?! Avec toi les psychanalystes doivent être ravis ! T’as pas lésiné :
ni sur la tronche ni sur le destin ! On ne choisit pas grand-chose dans le facies mais quand
même, réagis fais quelque chose ! Une tête de cul pareille… Jean Jean ! Merde ! Mets-y
du maquillage à celui là ! Quand la nature a fait la garce quand même, faut grimer ! Et
moi ? Je sais que je suis lâche… Je sais que j’aime rien et pas grand-chose… Ni les gens
ni les salades… Je refuse tout ! Voilà mon gros ! Etre un goret humain ça doit être rude !
Regarder le monde accabler le monde c’est pire ! La conscience c’est ma seule
médaille… Mais je veux rien avoir à faire avec eux… Toi et tes potes… le mignon chœur
de vomiteux… Je vous débagoule ! Vous et votre avenir platine… Abominables ! C’est
quoi votre bilan ? Réussir à former une symphonie de merdeux croyants… Tu crois que
t’as réussi quoi ? Dis moi… explique… T’es un échec mon vieux ! Tu pues la défaite !
199
Pire que mes mômes… Ils ont de l’espoir mes petits ! Toi t’es haut… dans je sais pas
quoi… t’as rien à faire qu’à être bon… à y essayer… t’y arrives même pas… Tu voudrais
te justifier que tu pédalerais dans le diagramme ! Faut y songer… conjecturer…
projeter… Tu regarde les infos ? Tu lis ? Tu fais autre chose que te branler sur le flan de
ta grosse… Tu va finir ta soirée en quichant… Et ça t’ira !...C’est ta life qu’il faut que tu
quiches… Ouvre les yeux ! Encore ! Plus grand j’ai dis ! Tu te souviens plus combien tu
chausses ? Regarde moi pas tes pieds…
J’ai respiré un peu et j’ai relancé… : « Jésus et compagnie donnent la vie douce à
leur équipe. Tout est oseille ! Euh, amour ! Amour ! Certes ! Le bidon plein bien sûr ! La
compassion en avant scène, seule, bien ridicule. Il lui faut des bras pour agir et celle-là,
sinon ça fait sentiment gratuit ; compassion manchote ! Bien inutile ! Nourri personne
l’affection ! L’amour au cul ! Je lui dis que Jésus j’y crois pas une barre, que si j’écoute
un peu c’est par vague intérêt historique… mais que chrétien, je le suis bien meilleur que
lui ! Je suis un intense mystique, un religieux complet et sans dogme. J'ai une ligne
directe, sans pression, sans friture et sans vergogne. Je suis le dévot idéal, un croyant
parfait. Moi, je pense à l’autre ! Lui, il se préserve la bourse ! Trop de concret ? Mystique
au chômage ! Je me répète encore un peu… Moi : La Foi, l’Espoir et la Charité ! »
En l’outrageant le singe j’ai commencé à faire n’importe quoi… Les mots et les
actes ! J’ai enlevé mon pull et ma coiffe… pour les mettre sur une statue-sbire… j’ai dit
qu’il fallait les habiller !... Qu’elles pouvaient pas rester à montrer leur cul jour et nuit les
idoles! Question de décence ! Et puis j’ai choppé un verre de rouge comme ça avec les
deux mains, coudes rigides…et j’ai refais la vanne de l’oncle sur les curés à la messe ! En
levant le verre et en le regardant par en dessous « c’est bon, il est pas trouble… » En le
baissant et en le matant par en haut « c’est bon y a pas de mouche dedans… » Vers la
200
gauche « T’en veux ? non… » Vers la droite « T’en veux pas non plus ?... » Zioup…cul
sec!
Quand bien même j’avais tanné le beau gosse, j’étais consacré grand guignol
d’honneur… J’étais pas si loin du naze de base quand j’y allais !... Après ça je me
souviens plus bien… Je crois avoir fait des propositions graveleuses à qui venait…. Enfin
j’ai ouvert la séance des outrages quand j’ai discrètement balayé le bègue, son verre et
son gros cul sur le parfait… L’autre a bien vu que c’était moi… Y a eu un choc… Je l’ai
cogné d’entrée ! Les mistinguettes braillaient qu’on aurait dit des sauvageons ! Y avait de
ça ! Et même elles dans le cirque, elles se sont pris des volées ! La bastonnade était pas
claire… les sangs étaient trop dilués par la potion infernale de la Martine… Les taloches
se perdaient dans le vague … C’était bénévole ! Le blond tente l’estocade… j’esquive…
il renverse la bassine à gerbe… c’était pas propre… Du coup ça a commencé à jaillir de
partout… Saucisse apéro, quiche lorraine, chips à l’oignon… C’était varié ! Harmonie de
geyser ! Dégueux j’avoue !... Mais je pouvais plus flancher ! J’en profite qu’il baigne
dans la vomissure pour lui amocher le nez… Je saute un peu et je lui tombe dessus exprès
avec le coude ! Bien placé là ! Dans le plexus… Il étouffe!... De la mandale et de ses
renvois… Il essaye de se remettre debout. Tic Tac !...Je danse une sorte de Polka devant
lui pour se foutre de sa gueule. Il enrage… Il essaye de me chopper mais je suis plus vif !
Je lui tourne autour et je lui colle des tatouilles derrière les oreilles ! A croire que j’avais
servi d’étincelle… Y a des gars de chez eux qui se sont rangés avec moi. L’union sacrée!
On s’est mis à percuter grognasses et navets du Port ! Les pires baissaient le froc des
libellules…Un peu pour foutre la merde, un peu pour mater ! Jean Jean il s’est mis à
serrer la vedette de la soirée… vachement fort… Il pétait un boulon! Il voulait voir sous
son maillot…Pour elle qui connaissait que l’ordre ça lui a fait bizarre… Elle était égarée!
Elle osait même pas se débattre… Figée ! Comme une poule sous hypnose… Un
enchantement pernicieux possédait machin et machine ! Personne n’a trop remarqué…
Tout le monde s’étourdissait ! Mais pour les souris ça faisait cauchemar ! Martine
201
gueulait « Arrêtez ces insanités ! Ça suffit ! » J’étais mort de rire !... Et bourré à la race !
C’était un attentat ! Ça cavalait dans tout les sens… Ouest, Est, Sud ! Pole Nord ! Kuala
Lumpur ! Vladivostok ! Gif sur Yvette ! On savait plus ! Le zoo! La voilà ma révolution !
Y avait des coups mais surtout beaucoup d’insultes ! Les comptes de longue date se
réglaient ! C’était plutôt sain de mon point de vue… On perçait l’abcès ! Les gentils du
début appelaient leurs copines « catins, putasses, morues, garces ! » Des traumatismes…
De la jalousie… Des chocs mal réglés. Fallait pas étaler autant de chair fraîche devant
des bovins en disette d’affection…
Pourtant mur porteur, S. n'apparaît qu'en fin de récit. Cette fille… Elle regardait
la scène à l’écart, avait suivi l’agitation de loin. On s’était déjà croisés dans les trains,
dans les rues à Saint-Germain. A l’IUFM probablement.
En début de soirée, on s’était souri sans même oser venir se parler.
J’avais plus d’élégance pour quoique ce soit…
A un moment, je crois qu’elle s’est lassée… Elle est venue insensiblement, a
dégagé Martine qui roulait devant ses pieds et m’a pris par la main… Elle m’a emmené
pas à pas en s’éloignant patiemment du désordre. On a lentement remonté l’allée vers le
portail. Elle me sortait du puits. La Belle et l’Envolé … Elle m’a ramené au milieu de la
nuit, sans rien me dire, comme si tout était écrit et qu’on attendait ça tout les deux depuis
toujours. Elle m’a couché et bercé de la plus douce des manières.
J'empestais la mort et le vice. Je la revois couchée sur mon ventre, le visage
niché dans mon cou. Au dessus de nous, une lumière capitale me transperçant les
paupières. Mes yeux papillonnaient pour retoucher terre. J'étais parti trop fort, trop loin.
Et je me suis dit que je voulais mourir en elle, étouffer dans sa crignière de fée...
202
II
Rien à foutre, plus le temps de se faire la cour. Avec elle c’est comme pour ma
musique ; j’ai jamais fait de brouillons. Improvisation systématique ! S. … On s’est
connus vite et bien. Je peux me souvenir un peu. Saint-Germain, le château… à pénétrer
dans le centre on ne voyait que vendeurs de glace, vendeurs de fleurs, ville sans frasque,
plus riche tu meurs. Je glissais dans le RER en rentrant de l’IUFM. C’est dans un train
bleu, blanc, rouge, le prologue du ravissement.
J’avais pas encore causé qu’elle rayonnait. La chance, il m’en a fallu quelques
fois pour y parvenir ou pour ne pas sombrer trop vite. L’existence est bien lente parfois et
mérite quelques accélérations. Pour un coup d’être grisé comme en grosse cylindrée ou
bien juste pour alterner entre ombre et lumière. C’est peut-être bien l’alternance qui fait
qu’on continue sans cesse à se lever après la nuit et à charbonner.
On est aveuglé par certaines rencontres comme on l’est par le jour au sortir d’un
tunnel sombre. On s’habitue à la noirceur, et dans ces conditions, c’est au choix : l’éclat
est douloureux ou affolant ! Faut bien dire que j’ai été emerveillé ! J’avais attendu
pendant des siècles ! Elle …
Fallait que je l’imagine comme une amorce d’un nouveau tout… Personne n’a
insisté. On était dans le nécessaire. Aimer ! Mais à quoi ça pouvait servir ? Question
fatidique ! « Etre aimé ne sert à rien voilà tout !... Selhermor dirait ça !... Ça empêche ni
la pluie de tomber, ni de boire le calice... C’est presque le contraire ! » Mais y a
l’avantage, je peux pas faire que cracher... Si les gens ont la haine c’est parce qu’ils
souffrent ou qu’ils ignorent, ou qu’ils en savent trop des fois. La solitude ça fait pas tout
mais une sérieuse partie. Un extrait de mort en avant première.
203
Pour ce qui est de S. j’avais tout fantasmé à l’intérieur. Avant même d’envisager,
je programmais ! Elle était gracieuse et attentionnée et croyait peu en elle. Mal courant.
Elle croyait dans les gosses et « leur pureté » comme elle disait et puis parfois mollement,
et par épisodes, dans l’amour. Elle était belle ! Faut pas se torturer… Drôle ! Faut
rigoler… Blessée ! Comme chaque héros ! Fallait au moins qu’on partage ça… La fêlure
dans la carapace. Et puis y avait l’école et la musique, ça faisait des cohérences… Au
final et pour ça, j’ai été servi ! S. sourire de lune, éclipse des autres !
L’amour !... Ah… ça fait se pavaner ! Mais la frustration c’est elle l’inspiratrice.
Sentiment d’enfant gâté. Avec S. ,
je ne panique pas. Pas de sueurs froides ni
d’inquiétudes, pas d’espérances inassouvies, et pas de vicieux fantasmes. Je reste moi !
Et j’ai pas besoin de l’autre pour exister. Sans drames cycliques ; On s’apporte la vie
voilà tout.
J’en avais connues qui cachaient des lames derrière des sourires ! On s’étouffe
pas, on cœxiste. Si la passion se fait de cris, de larmes et d’hystérie, je remercie, je
renvoie et j’éconduis ! J’ai rien d’autre à partager que mon temps. Notre salade est assez
limpide pour qu’une fois dedans j’ai pu continuer à me regarder les pieds. L’amour qui ne
ravage
pas,
c’est
de
l’amour
quand
même.
Et la passion ? pas celle du barbu en croix ! Non, je suis un passionné moi. Un vrai et j’en
ai croisé peu des comme moi ! Les gens se passionnent mais avec retenue ! Faudrait que
ça braille, que ça gueule un peu plus ! Faut rigoler qu’il disait l’autre. Bah faut pleurer
aussi, si ça vient des tripes j’admets ! Le goulag sinon… C’est dans leur crâne toute la
poisse ! La vie est un échec ? T’as qu’à muscler le jeu. Savoir ce qu’il y a à gagner ? Pas
de coupe pour le vainqueur ! Y a du temps à emporter avant qu’on te zappe.
L’embarcation est miteuse mais au bout y a un autre essai. Peut-être ! Derrière ce
royaume, un autre royaume…
204
Avant elle, Docteur, je déroulais des vies, seul, à me dire que je continuerai
comme ça. J’ai rencontré S. . Depuis je vis. C’est le genre qui sait bien qu’elle n’est pas
un monstre, mais qui n’est pas assez sûre d’elle pour que ça puisse tout gâcher. Le genre
ballerine, la grâce expansive, la gestuelle coquette, le sourire gros calibre, prêt à porter,
dessiné pour maquiller mes peurs…Une souveraine pour bercer. Y a de l’anesthésie chez
elle, de quoi tranquilliser les masses. Y a souvent pas à en rajouter. Elles ont souvent eu
du mal à le percevoir. Elle peut garder le silence et disparaît en cas de besoin… cherche
pas à faire l’irremplaçable. Personne ne l’est. Elle peut faire le glaçon pour l’embrasé à
contenir. Elle sait faire l’incandescente pour les peines à ensevelir.
Docteur, y en a qui disent qu’avec S. c’est l’Amour, le vrai. Les gens m’ont
appris à m’en méfier. On m’a dit :
« Tout ce que tu gagnes, c’est d’être enchaîné à
quelqu’un que tu ne connaissais pas et que t’aurais pû ne jamais connaître… » Parce que
sous prétexte que quelqu'un les aime les gens feraient n'importe quoi. Dans le pire et le
meilleur ça dépend du genre de personne. Ça donne des ailes ou ça rend con.
Ils délirent souvent à trop vouloir s'aimer les gens. Le manque enfantin qui
pousse. N’est-ce pas, Docteur ?. Quand ils se tiennent alors, ils veulent se bouffer l'un
l'autre, s'épuiser, jusqu'à la fin. Tout le monde veut attirer l'attention, comme pour
clignoter dans la nuit noire. Rares sont les phares permanents, rares sont ceux qui tiennent
la route dans le néant. Selhermor, il se barre dès qu’il pense tomber amoureux. Il a peur.
Peur de tomber sûrement. Il est pas con, il a bien tout lu. Tomber… ça fait mal. Oui ! Et
comme un homme averti en vaut deux, bah lui il évite ça comme la peste.
Franchement je me demande ce que je fous là, Docteur. Cette fille, elle me fait
des grands sourires. Elle est du genre à cligner de l’œil quand elle m’aperçoit de l’autre
côté de la rue. Moi je suis pas comme Selhermor. Je me laisse faire, je suis certain que
c’est la bonne manière d’agir. C’est agréable et puis elle essaye pas de me monopoliser.
205
Elle aimerait que je lui appartienne mais elle sait au fond que ça voudrait rien dire. Les
mots tant qu’ils sont pas écrits c’est du vent. Du coup même si elle sait que j’écris, je lui
montre pas… On verra plus tard si j’ai des prix. La gloire ça désinhibe…
Quand je lui demandais, elle se racontait.
Aucunement dirigé nullement dirigeable. S. disait avoir pas mal avancé. Elle en
était fière de s’être extirpée de sa province, m’en parlait souvent de ça et comme ça !
Comment les autres étaient restés périr là-bas dans le Morbihan… C’était pas le fait
d’être « montée à la capitale » mais juste d’avoir pris le départ. Elle ressassait souvent ses
anciennes et ses anciens… La victoire d’être partie. Elle aussi avait ses fantômes à fuir.
Elle trainait les deux cadavres bien lourds d’êtres perdus précocement. La mort d’un
proche pèse d’autant plus qu’elle intervient tôt dans une vie. Pire encore quand c’est le
père…
S. était banlieusarde débutante. Malgré tout ultra convaincante. Moi, depuis
toujours! Elle, en 1000 jours à peine déjà intégrée au paysage. Elle avait les façons, les
coutumes, les sourires vaches et les gueulantes. Gardant l'éclat malgré tout. Un phare
dans la ville.
Elle, c’était vite devenue ma poupée. Ma sublime. Pour rire on disait qu’on se
plaisait. De la plus ravissante des races ma cocotte. J’avais connu des morues et des
maquerelles… Pour le coup j’étais formel, c’était la meilleure ! Le fleuron de la flotte !
Le miracle breton ! Un cierge dans le noir. Une croqueuse en chocolat. Le corps beau et
l’esprit moelleux… Ma mousmé ! Douce et l'air sévère. Ange matricule 56. Une grâce
grillagée. Perchée. Cigogne celte rentrée du désastre. Je l'ai vue. Mis en vibration,
bégayant, massacré d'office, impuissant, vissé, à elle et au sol. Et je reste bloqué sur
206
l’incroyable et sur ma grande gueule d'un coup de beau ramollie. J'ai vu en elle des
paysages violentés, déchirés, apaisés. Falaises brutes, forêts rougies, plages, douceurs et
clairière franches. J'y voyais la Manche, un fil, les Iles et les planches. Sans théâtre, elle a
incendié mes absences, y a fait pousser de goûts, des sourires, des couleurs et des
aisances. Une douce, ex-danseuse, la musique et la colère embarquées. Rythme et chaos
dans le bout de mignonne. On s’échange, on équilibre :
Je tiens ses angoisses, elle voit mon souffle.
J’amortie ses frayeurs, elle évite que je m’étouffe.
Je connais ses fantômes, elle me cache des miens.
Elle m’inspire une folie, je lui expire des freins.
Je lui dois de m'avoir fait connaître mes seuls états de paix désormais possibles.
Les voies des sensations via les flammes et la soie. Magicienne, elle clonait les actes de
dons, les heures de calme et des jours d'abandons. Moi, les minutes passantes, elle
accroupie, je ne bougeais plus. Mon corps à la réclame, avec mes rêves et mon vice.
A force de me prendre prudemment, elle gagnait sur moi. J’avais jamais demandé
que ça ; de la patience. C’était la seule à bien vouloir ne pas me manger le crâne. Je me
suis endormi comme ça, et j’ai rêvé, agité, de nous sur les bords de mon lac au Portugal.
207
Porte n°18
Perspective safranée
208
I
Je l’ai fantasmé celui-là faut dire. Je les aurais bouffés en rêves les eucalyptus de
chez moi, de chez mon père. Atalaia c’était le bout du monde. Y aller ça faisait comme
aller à la fin de tout. C’était un endroit où je pensais à ce que j’étais, à qui on était, nous.
Au statut du père en France.
C’est là bas que mes parents se sont le plus mis sur la gueule. Toujours discrets !
Mais moi, l’éponge à affect, même l’indicible et l’implicite, la merde encore au cul que
déjà j’absorbais.
En arrivant au village on devait fermer les fenêtres de la voiture. Le bitume
devenait de la terre et l’immigré, émigré…
La dernière fois que j’y étais allé, les fougues européennes avaient tout fait
bétonner. Evidemment ça bousculait une part du rêve. Mais avant, ça avait toujours été le
sommet du beau. Un paysage mythique. Incroyable. Le lac, des blocs de phénomènes
arrachés à la falaise, des parties de moi en semence, des pins, du liège, de l’eau et la
sécheresse.
II
Il y a bien longtemps, il y avait eu un grand incendie. Tout avait brûlé une
première fois. C’était si loin. J’étais petit. A mon échelle, une catastrophe insondable. Un
incendie. Un assassin. Ça s’était passé comme une comédie sans rire. Je n’étais vraiment
pas grand. Ça avait commencé sec. Les saloperies ne préviennent jamais.
D’un coup on avait vu les flammes crâner à cent mètres de notre univers. La
vieille voisine était arrivée en hurlant. Elle a fait demi-tour aussitôt et était revenue la
minute suivante avec sa mule. On ne comprenait pas trop. Elle avait attaqué ma mère
sans préambule : Il fallait qu’on sauve la bête. Elle n’avait que ça.
209
Elle lui tend la bride. Il faut partir… la route par là ! Non l’autre à travers le
village ! Si ! La première est plus sûr pour la bourrique ! Ma mère ; son visage s’est
allongé d’un coup. Fonte, liquéfaction, hésitation, perplexité, tâtonnement… Comment ça
fuir avec la mule ? En même temps on voit mon père et mon frère (pas douze ans à
l’époque) ! Ils sont là avec l’ensemble des hommes du village. Mon daron crie à ma mère
qu’ils vont protéger les maisons sur le front du feu. Maman, fallait pas rigoler avec sa
couvée… Les bonhommes, équipés comme des pitres ! Des balayettes et des branches
d’arbres. Que le père aille se griller les miches à combattre un feu, soit !… passe encore !
Mais qu’il emmène le grand fils faire le kakou dans le brasier. Elle voulait l’étrangler !
J’ai vu sa fameuse veine enfler le long de la figure, vers la tempe. Toujours la mule au
bout du bras…Y a eu comme un choc en elle ! Vaporisée la réflexion ! Distillée l’entente
cordiale! Elle accable mon père de tous les noms ! Devant tout les oncles…que c’est un
imbécile, imprudent et négligent ! Un mauvais père ! Qu’il est le fautif de tout ! Et depuis
toujours ! Que c’est un guignol ! Qu’il a le raisonnement con ! Qu’il perd la boule !
« Salaud ! Saleté ! J’aurais jamais dû épouser un branquignole pareil ! Je me suis marié
avec toi que pour emmerder ma mère ! S’attacher à un immigré y a rien de pire pour
emmerder la vieille ! Ma mère, finalement elle avait raison ! T’es qu’un cruchon mon
pauvre ! T’as la boîte en vrac à vouloir éteindre un feu à coup de bâtons ! Toi et tes
frères…bande de couillons ! Sales abrutis ! Enflés ! Sinoques ! Rendez-moi le môme ou
je te colle un procès aux fesses ! Charogne ! Et regarde ta cousine la folle !... Elle veut
que j’embarque le bidet je sais pas où… Faut que je sauve la bête pendant que fils et mari
font les pompiers avec des branches ! Je l’emmerde la cousine ! Elle et l’animal !... Je
sais pas comment on dit ça …dis lui toi en portugais que je m’en tape de la mule !
Qu’elle crève !... qu’on la rôtisse ! Ça nous changera du miel et des olives !... et elle
arrêtera de brailler au moins la connasse! Je la sauve pas la bestiole ! Voilà ! T’as qu’à la
prendre toi ! Moi je me tire ! Et le môme…bah garde le voilà aussi ! Je m’en fous !
Occupe-toi en pour une fois ! Ça te montrera un peu ! Mais qu’il lui arrive un malheur et
je t’en tiens responsable ! Je te tue ! Je te jette au puits ! »
210
Elle a lâché la mule en lui filant un coup dans les côtes… La bestiole a fuit en
zinzinulant !... Ma mère nous prend par le bras ma sœur et moi en continuant à gueuler
autant de saloperies qu’elle peut à mon père…
Passion orange et les premiers arbres qui tombent… Le four à 250. Et puis d’un
coup elle se calme… Il se met à pleuvoir et ça s’arrête aussitôt… Ma mère pleure et elle
s’arrête aussitôt. On s’est barrés à trois comme ça. Tout droit jusqu’à la grande ville.
C’était en 1990. Finalement, celui là d’apocalypse, il avait mieux fini que le plus
récent… C’était qu’un essai. Le croquis s’est réalisé bien plus tard…
III
Peu après mes frasques à Amsterdam, la fin du monde, la vraie, avait pris forme
au Portugal.
C’est un matin que j’étais passé voir mon père chez lui. Alors qu’on discutait, le
téléphone avait sonné. J’ai vu revenir le daron bien étrange. Une sorte de gémissement,
un cri étranglé et puis les larmes. Je crois que c’est la seule fois de ma vie où je l’ai vu
pleurer. Les sanglots chez le père étaient rares comme une comète. Y avait du ridicule
dans tout ça, Docteur, je peux l’avouer. Mais qu’il tombe comme ça dans mes bras, ça
m’a chamboulé. Le père qui convulse et qui chavire, c’était pas le genre de la maison.
C’était un drame, encore un. Des mauvaises nouvelles, de plus en plus rapides.
L’avantage du progrès. Le suspens aboli.
Mon père m’a dit qu’on irait en voiture ensemble. Lui et moi. J’ai dit « pas de
problème »…
211
En vrai je signais pour ma peau ! De gorille dans la ZUS, j’ai failli finir mort cuit
en plein désert espagnol. Le père a grillé le premier feu à Gennevilliers. Il a roulé hagard
et détraqué… Je lui ai fait des remontrances jusqu’à l’arrivée. Je pouvais me permettre de
laisser une jambe à un stop mal maitrisé. J’avais des choses à faire encore à mon retour.
Revoir S. …
Les excès y en a eu de toutes sortes. De la bouche, des manœuvres et des
températures pas humaines de la Loire au Tage. Et dans la voiture c’était un barbecue. On
roulait épouvantés. Les fenêtres ouvertes tout le long pour aérer les cœurs. J’ai pris le
volant vers Bordeaux. Cent quatre vingt minutes au point mort en plein cagnard avec
l’escorte en machine à vapeur. Le père Papin dans l’habitacle. Et à la frontière espagnole,
on me l’aurait raconté que j’y aurai pas cru. Le plus grand bouchon du monde ! On est
resté là une demi-journée ! Rien ne bougeait… Un prodige! Goulet d’étranglement pour
l’immigration de France. Le lieu de chasse idéal ! Et pour nous l’attente… ravagés. Puis
des tunnels, des tunnels, des tunnels… Ombre est lumière.
On a vu le coucher de soleil à San Sébastien, la Concha ! On a vu Salamanque, la
cathédrale et l’université. Et on a vu Burgos, les portes, les ponts et le monastère. Des
pierres exemplaires ! … Mon père adorait ça ! Ça l’a remis un peu. Pour son histoire
sites étoilés de l’UNESCO : Ça lui en a fait deux en un jour seulement.
Sur place on baragouine du portagnol pour demander notre chemin… ça fait
marrer les bonnes sœurs churros espingouines !
IV
La maison où est né mon père était en haut du village. Comme chez les juifs,
Docteur, chez nous aussi y avait cet exode qui dit tout. Chez nous aussi, du symbole.
Pour arriver au Saint des Saints, il fallait grimper le long d’une oliveraie. L’accès
au monde transcendant c’était dès le panneau en bas de la côte. Mon père avait un paquet
212
de sœurs et de frères. Neuf ou dix, je ne l’ai jamais mémorisé. Ça nous faisait bien trop de
famille. Des parents proches je m’en suis découvert jusqu’à tard ! A chaque champ un
cousin, à chaque cousin une bourrade. Mais le sommet de l’accolade c’était ma tante
Rosa. On se poussait les uns les autres pour pas être le premier à passer en persécution, à
subir le calvaire d’affection. C’était le coup de carence bisannuelle. C’est donc le « Olà »
et puis derrière un enlacement à étouffer le monde ! Elle y mettait un certain effort ! Ma
tante était forte. Ça et la barbichette ça faisait marrer tout le monde ! Fallait bien gonfler
le torse et pas respirer pour pas y rester dans l’étau… et sourire surtout ! La crème de
tantine, aux petits soins. Elle a été douce, toujours ! On était les gamins qu’elle avait pas
eu. Elle s’en remettait à Dieu. Elle avait un humour ! La taille facile ! Tradition
ancestrale ! Mais cette manière de saluer, Docteur, ça aurait fait marrer le démon !
Pour dire que là-bas on se sentait chez nous. Nos phases, nos effets, nos chemins,
nos huiles, nos figues, nos fleuves, nos emmerdes… Là-bas on avait même une petite
épicerie au nom de la famille c’est pour dire l’ambiance sur place… On était pas blindés
du tout. Le daron avait été élevé à l’ancienne. Les fifties au Portugal c’était l’Ancien
régime en terre gauloise. Mais ça s’apitoyait jamais ! Viens pas te plaindre de pas avoir
de chaussures à des gens qui n’ont pas de pied. La maison était réduite au minimum…
Au maximum, Docteur, y avait eu treize têtes à loger dans la hutte. L’été c’était le double
ou le triple à chaque repas. C’est juste qu’il y avait pas grand monde d’autre qui aurait eu
quoique ce soit à foutre par là-bas. Encore maintenant, Docteur, quand on me demande
mes origines, Je dis Banlieue Ouest, St Malo et puis… « Le bout du monde au fond à
gauche ».
Pour revenir au trajet, disons qu’on a fini par filer droit. Le centre. L’essence !
Pour ça on a tortillé dans les routes incroyables qu’ils ont par là bas. J’y pense pas !
J’évite pour pas virer dingue ! Mais c’est un risque en vérité ! Que des virages ! Quatre
vingt dix ! Cent quatre-vingt ! Tournant Léger ! Je me cramponne ! Courbe épingle !
Lacet ! La chaussée fait un choix d’orientation. Et puis boom ! Elle change d’avis !
213
Contour pirouette ! Le ruban qui se déroule sur des plombes ! Faut bien faire attention à
klaxonner sans arrêt tout le long. Avertir du crime potentiel ! De la ville au village, c’est
un dédale. On rame ! La forêt vierge ! Même si je connais bien la chose, j’y perds du
poids ! La chaleur et la panique rentrée ! Je me contrôle malgré tout. On manque cent fois
de se retourner. Et la chute… c’est pas sécurisé comme au zoo ! Ni barrière ni rien pour
nous sauver la mise. Mon père doit se dire qu’on ne meurt pas sur ces chemins-là. Moi je
pense bien qu’on y fini. Là-bas, aussi bien qu’ailleurs, Docteur. Et sans difficulté ! Les
quinze bornes là, elles faisaient perpétuité ! Puis d’un coup le trajet arrête de délirer. On
débarque… On se gare. Le village a l’air vide.
V
Après l’épouvante à distance, on l’a vu en vrai l’œuvre du grand gâte-sauce. Le
paysage avait changé avec moi. Le grand incendie a tout rôti : mon enfance comme les
herbes. Tout éteint ; ma tante Beatriz et le passé. Le fond d’un cœur mélancolique.
Perspective safranée… Les troncs calcinés comme mes songes. Au début une naissance,
une présentation. En dernier l’impuissance, la déréliction. Des omissions terribles dans le
panorama. Les bouillonnements ont fait de ma terre une Biche bréhaigne. Rien de pire à
remobiliser. Je l’ai vu alors comme jamais. Le feu avait agit comme le temps en plus
appliqué. Efficace, il avait tout trahi : les arbres, les baraques, les arabesques, ma famille
et les souvenirs. Etant gamins y avait là la plus grande étendue de pins d’Europe. A
chaque pas un palier dans le calibre et dans le jugement. Les flammes ont fait deux trous.
Un dans l’horizon et un dans les méninges.
Il y a eu l’enterrement. C’est le curé manchot qui a célébré la messe. Il s’était fait
sauté les avant-bras avec un feu d’artifice. L’office, d’une tristesse infinie ! Les gens
étaient assommés. Personne ne parlait. Y avait pas une membre de l’entourage pour
accepter ce qui se passait. Après la mort de son petit frère et celle de sa grande sœur, mon
père était détruit. De ce que je pouvais en imaginer du moins. Lui, quasi-hermétique.
214
Voilà le vrai enfer. Ces souvenirs-là sont indélébiles. Ils marquent, on s’en sort
jamais. Celui-là a mis le soleil à l’ombre. Quand les gigantesques personnes immortelles
se joignent aux flammes, pas d’issue. Avertissement ! Publicité divine. Le désespoir
enfoui cherchait là à m’abattre. Chez moi ! Enfoiré de salaud ! Fallait maudire la
résignation, seul truc à combattre. Un père et son fils seuls en guerre sur la Lune.
VI
Le lendemain, on avait grand besoin d’air. Mon père me traîne comme ça dans les
parcelles. Ce qu’il en reste. Les siennes ont pas trop subit les flammes. On grimpe, on
grimpe. Ça transpire à grosses goutes. C’est du sérieux. On est plus à se la dorer comme
en banlieue. Je ronflerai plus tard. C’est rude mais qu’est-ce qu’on respire ! La pureté
patiente… elle nous attendait, plantée là. On m’explique qu’il faut bien ouvrir les
poumons, profiter qu’ici c’est pas encore trop pollué comme endroit. Il me fait le geste. Il
m’enfonce la main dans la colonne et me force à bien faire rentrer l’air. Il était lessivé par
tout ça. Les événements… Il s’acharnait… Pas d’amnistie ! Il voulait attaquer l’Etat
portugais pour négligence ! Si j’avais que ça se pouvait, je lui en aurais collé tout les
weekends des procès à la grosse France pour mollesse et désintérêt !
Mine de rien, vivre le pin, l’eucalyptus et la terre natale aide à bercer les nuages.
On avait fait le ménage. Sous nos crânes de ce qu’on en pouvait et sur le terrain : à couper
les jeunes pouces qui sabotent la croissance des arbustes déjà grands. On s’enfonce dans
la terre dure et sèche. Au plus profond dans le pays, au plus profond dans nous même.
Ça a été mon dernier voyage. Un dernier pour tamponner et consigner les derniers
cocards.
215
Porte n°19
A furia de meu pai
216
Pendant le retour, on ne parlait plus que de leur prétendue crise financière. Ça
étouffait tout le reste. Je me souviens comment mon père avait fait ressortir son analyse
entre Irun et Biscarosse. A présents que le sort s’acharnait sur ses proches, ses dégoûts se
mélangeaient tous. Mais tout ce qu’il disait, j’aurai pu le dire. Ses observations, les
mêmes que les miennes. Les mêmes que les nôtres. Je crois que les pères ont été
révolutionnaires jusqu’à nous avoir. Il avait la foi avant d’avoir la trouille, mais malgré
tout, la bile giclait une fois comme ça de temps à autre. Et c’est comme ça que parlait
mon père :
« Le monde? Tu veux que je dise ce que j’en pense ? Les vaches grasses
immortelles sur le chantier de la guerre; les vaches grasses immortelles en marche pour
encore, impasse du plus, sentier du davantage; les vaches milliardaires, la nation du 1%
du sommet, faite d'une cupidité sans fond, cette crapulerie rayonnante, ce petit peuple
prouvant sa souffrance au sujet de crises qu'ils provoquent... eux, se gavent de huit
dixième de la fraiche neuve du pays. La chair saigne, messieurs, attaquez l'os! Dans
cette grande série de repas, il s'agit juste de s'avoir qui paye la note. Je sens que le plus
gros porc de la table est l'invité forcé des maigrichons. Lard exagérant, grand
belligérant.
L’arnaque arrive à toute vitesse ! Ils ont remplis leur caisse et maintenant que les
soucis se pointent…la solution ?! Légiférer, voler pour donner aux voleurs ! Même
donner des postes au gouvernement pour les pires ! Toi, fiston, j’ai l’impression que tu
voudrais vivre dans un monde idéal et juste. Or le monde n’est ni idéal ni juste. Voilà le
problème majeur. Il faut que tu t’en rendes compte bien vite. Bien rapidement si tu veux
pas finir pendu au panier de basket à l’école comme ta collègue, étalé sur le sol comme
ton petit élève… vite si tu veux survivre dans cette merde. Regarde les bougres… Je suis
propriétaire, je m’enfile les dividendes, je rackette et je flambe. Je suis fier et heureux. Je
vis en pompant les cons de pauvres. Mais quel bonheur d’être plein de billes ! Quel
plaisir de nager dans l’oseille ! Voila la vraie volupté, celle qui mérite qu’on s’échine un
217
minimum : Faire de l’argent ! Un paquet ! Vite et sans conséquence ! Le monde c’est ce
que je vis. Je ne suis pas un autre donc l’autre n’existe qu’à la télévision . Qu’on soulève
800 milliards à la plèbe pour sauver les banquiers assassins ! C’est établi, il en faut 80
pour annuler la faim dans le monde. Ça s'empiffre du non nécessaire et donc prive le
reste de l'élémentaire. Et alors ? Franchement, la faim dans le monde, ça intéresse qui ?
Pas moi en tout cas. Environnement causal non quantifiable… Moi quand j’ai faim je
mange et c’est bien moi qui ai raison ! Qu’ils bouffent ceux qui ont faim. Qu’ils
s’empiffrent bien. Et s’il leur manque de l’oseille, qu’ils prennent un bon job comme le
mien…de ceux grassement payés. De ceux dont on est fier et qui permettent de glisser sur
la vie. Mauvais travail… mauvais espèce…
On veut me mettre la banane mais je ne descends pas plus du singe que d’une
berline de luxe ! Le contraire pour les intellos ! De nos jours ceux-là? Des torchons…
qui servent à rien ou pas grand-chose. Tout juste bons à demander une pause en live d’un
massacre. Moi je suis franc ! … et je mens si je dis que tout ce fracas ça me détend !
Déficitaire comme le reste de la banlieue. C’est comme l’Afrique, les intérêts sont à
régler par les victimes ! Qu’on le puisse ou pas… En arrivant à la gare les magasins à
Paris en 70, avec mon petit corps et ma valise en carton, les bonnes dames me disaient :
« ah, tiens un portugais ! ». Je leur lançais que j’étais avocat pour les emmerder. Elles
lachaient : « oh, un portugais avocat, enfin ! »… L’habit fait le moine… Les préjugés et
la haine, ça résiste aux révolutions. Dire que certains s’imaginent mal qu’on puisse venir
d’au delà de la porte Clichy… Les alentours de la capitale-sale…Qu’est-ce qui diraient
pour ce qui est d’y vivre ? D’y aimer et d’y réussir ? Dans la chasse à l’homme c’est quoi
le tarif ? Ça fait un bout de temps qu’il est abattu le rideau de feu autour du périph. Les
immolations dynamisent l’éphéméride. Les Molotov ont décollé en retard. Et tout ce
gâchis qu’ils ont écrit au parpaing à une époque… Rien d’étonnant à récolter le fruit de
la faiblesse. L’odieuse dette c’est eux qui devraient la supporter… et si tuer c’est prohibé,
le dispositif est pas lourd à modifier…une loi il suffit de l’amender ! La France, à la
218
blinderie, elle roule un patin. Elle masse les raclures du soir au matin, pour pas que les
chiens puissent l’oublier. Elle est blagueuse la vie, certains l’acceptent et d’autres moins.
La saison et l’Histoire en gros elles tournent en boucle et progressent en pente douce.
Dédommagement interminable si on monte dans le manège. Et si elle colle pas l’Histoire
à la politique, qu’elle fait suspect … y a qu’à la réécrire ! Faut décaisser et nous
racheter ! En permanence, mais on sait ni comment ni pourquoi. Kafka pour ça c’est un
exemple. Et dans notre dimension, y a de l’insuffisance dans l’excès. Ça vient pas d’une
défaillance ! Oula que non ! La rareté c’est comme une noce, ça s’organise ! Ça tinte
couillon mais l’assassinat ils te le légalisent. On glisse vers le devoir. Authentique masse
informe. Les immondices et le capital ça devrait finir au cimetière. Et ceux des trusts ?
Les gigantesques personnes immortelles… faut qu’ils soient dans la tombe ou dans le
noir pour être prêtes à verser des larmes ? Barbarie en grosse équipe.. La féodalité, va
enseigner dans les écoles c’est fini…depuis Louis XI par chez nous ! N’importe quoi ! En
fait pas plus fini que les croisades et les colonies. Chiennerie humaine, pot pourri
d’ignominie. Blindé de certitudes… quelque soit l’âge rien de naturel. J’aurai voulu
pouvoir croire. Rien de moins possible à voir le marasme ambiant. Sagaie et propulseur,
sabre, feu grégeois, fusil à pompe, phosphore et napalm… Tomahawk, roquette, mine,
B52 et bombes atomiques, biologiques, chimiques, climatiques, thermobariques,
radioélectriques, lasers… Des saloperies de grossistes ! Oui ! Gros ! Pas de détails…
Fumer la liberté, organiser la rareté, structurer la violence… Que le droit aille se faire
mettre. Ceux des hommes et ceux des enfants. Endetter, affamer… Y a du talent et de
l’art là dedans ! Une certaine ingéniosité en tout cas. Faut aimer jouir sur des dépouilles
de gosses pour faire le banquier. Faut être charogne pour torturer à profit. Y a de la
satisfaction à vider des corps. Un respect à gagner assurément ! Si ça rémunère c’est ok !
Ils portent avec sourire n’importe quel poids sur la conscience. Pathologique ! Mais plus
fort que l’éléphant y a la brousse. Elle prend feu, elle crame tout ! Tout s’anéantit. Pour
le moment, les faibles en priorité ! Anéantir utopia ?... moins aisé ! Pour ça y a du travail
à leur user le crane aux méchants gabarits! Mais un désespoir paisible, sans excitation,
219
ni rage, ni damnation, ni « Oh non, y a pas moyen de négocier! »… C’est ça que ça
pourchasse les pontes branleux ! Pour nous polluer la tronche y a de l’abruti à
l’embauche ! Pour compenser la merde et l’horreur, y a moins de gens au portillon.
Putain, qu’on ait tué pour se nourrir, par nécessité, j’entends, à la limite ! Mais l’éthique,
elle a claqué ! Et elle se retourne six pieds sous terre. Depuis un siècle, les naissances, il
y a de quoi paniquer des foules que ça fait ! Un déferlement potentiel ! C’est une
termitière. Mais y a des moyens dans une pagaille pire encore. De l’oseille à craquer les
portes blindées. Des milliards en réserve ! Des fortunes qui s’accumulent ! Ils savent pas
quoi en faire les vaches en chef! Y a de la trésorerie, du grisbi, du quibus, des radis, de la
fraiche en avalanche ! Maladie mentale ! De la pire des pires ! En écus, en dollars, en
euros, en francs, en riyals, en yuans, wons, dirhams, roupies, shekels, livres, pesos,
escudos, dongs, bahts, shilling, dobras, meticals… C’est la débauche de ronds dans
certains coins. La démesure ! L’exagération ! Du dévergondage ! Profusion et
surabondance ! Comme la glace au Groenland ! On peut même acheter de l’un avec
l’autre ! Et ça coûte ! On épargne, on thésaurise ! Ça fait même de l’encombrement pour
certains. Ils font des largesses mais ça fait pas encore assez ! Une pléthore en liquide, en
lingots ! Monnaie divisionnaire, fiduciaire, scripturale, virtuelle ! Des actifs, actions,
stock potions ! Ah ah ah !Mais… on leur casse les reins à coup de termes ! Les colons :
les porcs, les synonymes de ce business. L’odieuse dette…et le tiers monde en
banqueroute… et les cabaretiers-manitous, ils te sortent la cosmogonie du problème en
deux arguments :
1- Si ils sont dans cette situation les pauvres là-bas, c’est parce que ce ne sont
que des singes gluants, feignasses et vasouillards !… et quand ça suffit plus de nous
enfumer avec leurs conneries de nuances bio entre caucasiques, rouges et mongoliques,
ils te sortent le 2- Annuler la dette, ça mettrait en danger notre économie…
Des mômes liquidés. Chaque minute messieurs ! Mais y a une raison ! Ils
expliquent !...Euh… Ah non ! En fait non ! C’est pour rien ! Pour le cash ! Mais en
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cachette ! Pas beaucoup en proportion mais le crime paye ! Et l’acquittement de ce qu’ils
« doivent »… chaque berge ça pèse pas gros dans nos bilans de pachydermes ! On
pourrait même faire litière ! Pfiout ! On biffe ! On caviarde ! Allez les filles, on arrête de
pleurer. La honte ça va qu’un temps ! On rigolait !...
Tu veux bien prendre le volant, je vais essayer de me reposer un peu… »
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Porte n°20
Ma Belle et les maternelles
au nom de fleur
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Pour la fin, sûr que c’est allé très vite.
Avec S., on avait passé le pont. S’éloigner un peu de Paris, gagner en
indépendance, en calme, en air et en distance. On s’est installé avec mille chances dans
un petit immeuble de ville de 1920, typique banlieue sang ! Ça avait son charme, le sol
remuant et l’escalier bavard. On était au 1er, au dessus du salon de coiffure de Saïd. Trop
forcés à nuancer tout le jour auprès des petites ombres, on a décoré sobre et radical. Noir
et blanc l’effet d’une bombe.
De la fenêtre de la cuisine on attendait pour voir la nuit tomber sur nos nouveaux
horizons. La banlieue, inaltérable… Elle était là, plus discrète qu’à Aragon. Le fleuve pas
loin, derrière deux lignes à couler… si calmement. On se frôlait… La ville, elle, ne
faisait plus que clignoter, verts éclair végétaux, alternances, flash redondants... Spectacle
sons, lumières et odeurs : concurrentes les unes des autres sur l'échelle de l'indicible. On
priait pour qu’on arrive à s’y faire. On riait de finir par s’y plaire.
La mi-saison s’amadouait mal ! On savait jamais comment s’y tenir. Elle était
traitresse, pire qu'un faux frère! Un jour chaud cocotier, le suivant glacé Himalaya atroce.
Et toujours la couche noire épaisse à nous contraindre. On ne la voyait plus… On la
supposait.
S. m'allège, me console. Elle a toutes les ordonnances du monde pour ça. Une
intuitive, coupeuse de feu. Elle prend le mal puis s'en débarasse, gardant toujours une part
infime en elle, pour elle. Elle me déverse une délicatesse dingue, finesse entre les mots.
Des vaguelettes, des ondes de grâce. Une source d’équilibre pour moi et de volupté
inépuisable.
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La vie, elle, pour se venger qu’on parvienne à notre petit confort, nous glissait
toujours son lot d’objets obscènes et redoutables à contester. Docteur, quand le dégout
personnel ne suffisait plus, celui des petits de S. complétait ma collection. Affectée au
Val Fourré, purgatoire urbain connus de tous, elle faisait office de remplaçante ici ou là.
Elle officiait pour pallier au manque des « profs au repos ». En tant qu’itinérante, elle
rencontrait tant de situations, absorbait tant d’effroi qu’elle aussi avait sa folle quantité
d’images à expectorer. Pour exorciser, elle répétait ses histoires, à coup de détails, peints
de plus en plus précisément à force que les souvenirs refaisaient surface. Docteur,
j’écoutais patient, multiple, comme le papier l’avait fait pour moi.
Cet hiver, on l’avait envoyée dans une école maternelle au nom de fleur.
Complément balourd au milieu de la mer de plomb. Je ne me rappelle plus vraiment… ça
devait être « Les Jonquilles » ou « Les Camélias ». L’école était en face d’un foyer qui
accueillait des minots retirés de leurs familles. Tous avaient moins de cinq ans. Tous
choqués et perdus. Tous déjà fous ou presque.
S. m’énumérait les cas. Je devinais qu’elle m’épargnait certaines scènes ou
détails, comme moi j’évitais de toujours tout dire. On garde certaines horreurs comme des
petits secrets, bien au chaud pour soi seul. Certaines choses ne se racontent pas.
Elle me retraçait les violences, les mariages forcés, les pressions, les menaces et
les enlèvements… Des tels que des soirs, Docteur, je peinais à y croire.
Elle me racontait Roberta, Jean, Hassan et Adam.
Quand elle me détaillait ses histoires, je repensais évidemment à Alpha. Lui qui
ne me quitterait jamais…
A vous Docteur, je peux pas cacher que j’avais obtenu les petits succès du travail
qu’effectue le temps : Une petite mise à distance entre lui et moi, une désaturation des
sales images, un éloignement des pluies de lames. On ne liquide pas une terreur venue de
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l'interieur. On peut bastonner autour mais pas en dedans. On ne peut que continuer la
marche.
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Porte n°21
Fini mes récits rences
226
I
Le compte-rendu arrive à sa fin, Docteur. Vous pourrez me le dire… M’avezvous suivi sans peine ? J’ai tenté de calligraphier la platitude… Je n’ai vaguement
déformé le propos. Quoiqu’il en soit, j’ai glissé ma joue dans l’étau. Un esprit ça se pèche
pas à l’étang. Ça se voit pas à l’échographie, Docteur ! Les idées s’arrachent. Faut
qu’elles tiennent à la page ! Langue sauce piquante donc dure à digérer ! Faut avoir
l’estomac solide.
Je n’ai pas plus de brio que les autres mais j’essaie d’avoir plus de manière. J’ai
pu la faire automatique ou contrôlée. Ça a été cinquante-cinquante, pour ravir Pierre et
Eli.
Mon travail a fait la différence ! Des bonheurs, je peux pas me souvenir mais
y’en a mille à suivre. Des grandes peines ? Pour ça, faut se calmer et prendre son temps
parce que là, on a été servi. Vous direz que je grince. Je fais le prophète d’apocalypse !
Rien que ça ! Payez moi bien pour ça et je vous organiserai même le grand barbecue
final… là, je prononcerai mon discours ! Au revoir et merci ! Ça suffira à tout le monde je
pense…
Vrai qu’à ignorer syntaxe et grammaire on peut que frapper l’œil de l’arrière
cour… et draguer le haut du panier. J’escroque mais je garde le côté gentleman. Je tourne
autour de l’émotion. Mais je bafouille pas ! Le trait est sale mais on s’y arrête malgré
tout ! Mais le paradoxe est rude à piloter : Le gastronome en haillons ; c’est suspect !
L’artiste, le saltimbanque, l’ouvrier ferrailleur ! Ça fait frémir l’humain ! L’esthète
exécutant, l’artisan bohème, le maître fantaisiste… Moi ! Je suis le farceur qui anime vos
pénibles soirées, Docteur, et vos navrantes fins de semaines. Mon cruel et morose tableau
ravira les plus septiques. N’ayez crainte ! Faites-le lire à tous !
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II
Docteur, pour moi ce texte c’est le savon… pour ceux qui ont fait mes joies, je ne
sais pas ce que ça leur fera… au final et comme d’habitude je m’en carre… plus encore
pour ceux qui m’ont lâché. La vie c’est la machine à briser les rêves. L’instinct de voyage
de mon père c’était trois pas en avant, pour fuir. Mais au final elle est belle l’histoire. Y a
des trucs moches à voir et à subir, y a des crasse en pagaille en travers du chemin, y a de
la haine et de la patience en quantité égales. Comme les peines ne viennent pas seules,
pour certains c’est du temps à maudire pour d’autres des heures à espérer… Et c’est ça le
pire, c’est le fait d’attendre, parce qu’au final, pour les gamins que j’avais avec moi
,comme pour la majorité, c’est quand t’as fini d’attendre que tu l’emportes.
J’ai analysé verbe et barbarie, chargé la plume et le fusil. Mes haines et mes
dégoûts… tout ce sur quoi je voulais cracher, tout ce derrière quoi j’aurai voulu me
cacher, tout cette bouilli de renoncement, d’abandon, d’incompréhension… La rage,
l’immobilisme et la faiblesse, c’est mes petits fantômes ça...
Ces petits-là faisaient parfois que je disais avoir le poids du monde sur les épaules
alors que c’était rien. On était prêt à mettre le feu à la carte mais on était trop feignant
pour aller acheter des allumettes. C’est ça notre gamme : La défaite. On se disait ça
souvent entre nous « toi t’es la défaite… ».
A un moment on a cru que c’était de la faute des précédents. Truc de génération,
du genre «vous les anciens, voyez le bordel que vous laissez… ». Y a de ça évidemment
mais au fond, génération d’avant ou pas, notre univers est un égout sans fond… de la
défaite à perte de vue ! Faut juste retrouver le Soleil.
Maintenant j’en suis archi-sûr, j’ai manqué d’égoïsme face aux putains… le
butin ? On verra bien… ahr ! Tant pis, tant pis ! Et allez savoir pourquoi, S. était ravie de
découvrir que je grattais. Pourquoi ça ? Faudrait que je lui demande... C’était mimi mais
je fais pas ça pour ça. Les gens trépignent quand y a de l’encre et de l’effort à leur
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destination. N’est-ce pas Docteur ? Ce tas de tracas ; Ça sera mon parchemin pour
toujours ! Une fois le baril à 1000 dollars… ce truc sera là ! Je parle pas pour les
lunetteux de la télé, ça c’est pour jacter dans le vide… Ils explorent Mars et Jupiter :
J’explore mon crâne d’œuf ! Je valide ou je valide pas ! Je me censure même si je veux,
je veux pas qu’on s’offusque de trop sur mon cas ! Qu’on en rigole ça serait chic. De là à
ce qu’on piaille sur moi et mon soin? Ouah non… ça fait trop loin tout ça. Et puis ça
serait suspect surtout !
Faut savoir que ces feuilles là c’est de la récup. Pas du papier écolo… Faut pas
abuser des facultés ! J’ai jamais trop parlé. C’est moi qui suis économe. Je recycle en
masse ; tout ce que je capte ! Je pompe ! Toute mon imposture est là ! Pas une virgule de
vraie, pipo… banjo… de la plus belle qualité malgré tout. On ramasse, on s'approprie, on
réinvente en assaisonnant. Ici même pour la mise en phrase, je copie le procédé. On me
traitera de voleur. Peu importe. C'est ce vol qui sera mon oeuvre.
Moi j’ai écrit tout ça. Mais je sais le fin mot de l’histoire. Et plutôt que de dire
que j’accouche, ils diront que je ressuscite. Je le vois d’ici, ça criera à la ficelle éculée.
Peut-être faut-il que vous le gardiez pour vous, Docteur. Ils se foutront de ma
gueule la plupart… Chance ! Ballet ! Façon de vivre ratée ! Enfant de la balle !
Insaturable ! « Le chuchoteur est en chute libre et s’affiche en grand ! » C’est ce qu’ils se
diront. Allez-y ! Dites-le. Mais la recyclade c’est celle des apparitions, des maux anciens
et continuels, de l’angoisse de toujours. Alors oui, évidemment que je récupère. Mais
seulement le « moi » ou le « nous »... Un soupçon d’eux, les chiots, de leur braderie
d’existence et de leur espoir en mousse. S’échiner à le travailler l’espoir ? Faire qu’il
gonfle et qu’il prenne vie ?! C’est utile sur une semaine. L’espoir et le bonheur ont la
mémoire de forme. Ils reprennent leur état initial après dix jours. Les atouts de la
naissance et les condamnations qui vont avec.
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Je doute comme pas possible ! Grosse manière ! Et permanente ! Faire moins pire
qu’avant ; c’est la lubie ! On s’acharne, on s’acharne ! Les forages et les crises… ça
craque, puis ça coule !
Docteur, mon récit faites-en un film. Mettez Coulais à la compo et DeNiro en
premier rôle. Avec une belle lumière et de la promo! Faites pleurer à la française. C'est
notre domaine la vie des pauvres.
On ne pourra pas rendre beau l’immonde. Le crade gronde c’est toujours comme
ça. On teste quand même ! On se ronge les mains à gratter plus loin. De pire en pire ! Ça
saigne. On sait : on fait quand même. Les sanglantes pinces qu’on se trimballe. Des
charpies au bout des bras. Dingue ! Secoués ! J’barre bien et beaucoup. J’idolâtre en
nombre. Du temps je demande… De voir ! De voir ! J’attends de voir beaucoup, oui !
Mais j’espère peu en définitif… En maternelle, j’ai vu le mal ronger dès l’âge de marcher.
Et les autres, au top, limite à se marrer de voir crever les petits copains. En face de chez
moi, j’ai vu trop de gens glaner des fruits pourris à la fin du marché.
Je suis arrivé dans les mots par le son. Radical, je dépeins la troisième guerre
dans mes chiffons. Je repartirai comme je suis venu, sans trop en baver j’espère que ça.
Que tout se passe gentiment, sans typhon, sans chevrotine. Je suis le babouin qui parle
peu et qui grave dur, qui ferait bien autre chose s’il en avait le temps, je suis la limace qui
bave dur, qui gaze sec pour railler le clan.
Si je deviens un opéra, j’espère que ça se souciera pas trop à l’entrée. Qu’on
rentre comme ça, sans payer et sans mériter.
On est la seule guignole d’espèce à se marrer et à courser des spectres. Des petits
et des énormes. Dans la ligne de mire ou dans le retro. Ça obstine sans trêve… Champs
de cons à Paname, j'ai usé trop de paroles gentilles pour ces putains de macchabés. Donc
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cavaler ou supporter ?! Docteur, est-ce qu'on devrait prendre les armes et tout atomiser?
Ou juste se défendre contre leur predilection pour la saignée? Le monde ne valide que les
extrêmes durs. Technicos de l’arnaque et roi du racket. L’extrême faible aux oubliettes,
dégusté. Pour l’océan de moyenne, les vannes sont ouvertes en grand. Les vannes du petit
plus et celle du grand moins.
III
La saison chaude fait pousser les feux en Ibérie et les délits derrière le périph’. La
moiteur dans l’histoire ne changeait rien en vérité… Comme d’hab’ dans le scénario, rien
d’autre à faire que l’assassin, la victime ou le pénitent. Les gens d’ici s’assomment plus
sûrement l’été. La boisson attaque plus durement que la chaleur. Mais quand l’une vient
dans l’autre, c’est le babouinage assuré ! Même avec des occasions, la plupart des gosses
rêvent de partir mais passent la canicule à fondre sur place. L’été on secouait le
paillasson. Le gaz brûlant, les allergies et l’ennui étaient de retour.
Pendant les mois de trêve, les jours… Les mêmes unités, les unes derrières les
autres. En rang d’Oignon. Ils faisaient la queue sagement. Ils attendaient leur tour. Pas de
carambolage…Tout dans la lenteur et la répétition. Et puis la similitude. Les mêmes,
invariablement, sans autre surprises qu’un contrôle ou un orage.
IV
L’orage qu’on guettait devrait être inoubliable. On attendait seulement ça. Une
pluie grasse qui viendrait balayer toute la crasse, la tristesse, l’ennui et la constance… Un
truc qui aurait coulé nos certitudes de voir tout se répéter à l’infini. L’ouragan sur la
banlieue ouest… le déluge, celui qui flash, qui découpe les silhouettes, qui craque, qui
s’abat sans prévenir, d’un bloc, qui crève notre monde pour le renverser, qui rince tout,
qui récure à fond, les trottoirs et le malheur. La foudre qui enfièvre et les flots qui
déblaient… La misère, les gus allongés sur la place, les bouteilles de vin mauvais, les
seringues, l’échec, les déchets, les ordures à tête d’homme, les traces du passé, les pères
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violents, les regrets qu’on rumine, les mères seules, les bouches sans dent, les zoulous qui
se testent, l’esprit qui nous déteste, les fausses croyances, la sainte éthique, les odeurs
atroces et les gamins tristes. Tout partirait dans le torrent. Tout s’écroulerait, tout
s’écoulerait, tout disparaîtrait dans un sillon de mort, tout finirait par glisser sans bruit
vers les ailleurs reculés. Que ça se dilue, loin, le plus loin possible, Docteur, loin d’ici,
loin de nous en tout cas, qu’on se réveille après lui et tout ait disparu. Qu’il pleuve de
l’essence... et que je vienne craquer l’allumette.
V
Moi, j’avais dansé sur les horreurs. Le décès de mon oncle ; pas de biche à droite.
Celui de ma tante ; rond de jambe à gauche. Le suicide d’Alpha ; grand jeté aérien. Et la
banlieue… mélopée de tristesse, punaises, chiens errants et damnation. Dans notre
deuxième acte, ça serait un chant d'enfant, la chaleur du groupe, des louanges et les
combats tranquilles des façonneurs de paix. Ce serait une tentative où les gosses ne
commettent rien d’irrémédiable. On pourrait se réjouir d’avoir un deuxième essai : un où
on saurait dès le départ. Un où on saurait que traîner des morts abat et que donner
naissance rend fort.
J'ai dégusté à la muerte. J'ai dégusté mais ouvrez bien grand vos yeux. Regardezmoi en face. Débout comme je suis donc absolument vivant. On ne se remet pas mais on
remarche. Il existe de l'innocent, du faiblard et de l'halluciné chez ce moi d'avant. Je le
sais, je le garde en fond de cave. En stock, juste au cas où.
4ème chapitre de ma vie. J'attaque sourire aux babines. En avant.
Et Docteur, à cet instant précis, c’en est pour moi bel et bien fini. Je serai moimême le Soleil dont mes pleines ont manqué. Astre rayonnant. Fini mes récits rences.
Fini le chant de la chair. The storm is over. Fin du requiem.
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Flash, S.
Flash, naissance de Noé.
Flash, je suis le plus heureux des ex-morts de la Terre.
Flash, nouvelle vie.
Flash, retour de l’embelli.
Une dernière promesse, Docteur, pour vous, pour moi : je ne me rendrai plus
jamais.
Bezons, novembre 2011.
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