L`historien et les mémoires de la Seconde Guerre

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L`historien et les mémoires de la Seconde Guerre
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L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale
À l’aide de ce document, montrez l’évolution de l’attitude de l’État français vis-à-vis de la mémoire de la Shoah.
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Il est dans la vie d’une nation des moments qui blessent la mémoire et l’idée que l’on se fait de
son pays. Ces moments, il est difficile de les évoquer, parce que l’on ne sait pas toujours trouver les mots justes pour rappeler l’horreur, pour dire le chagrin de celles et ceux qui ont vécu la
tragédie [...]. Il est difficile de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais
notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet
1942, 450 policiers et gendarmes, sous les autorités de leurs chefs, répondaient aux exigences des
nazis. Ce jour-là, dans la capitale et la région parisienne, près de dix mille hommes, femmes et
enfants juifs furent arrétés à leur domicile, au petit matin [...]. La France, patrie des Lumières et
des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable.
Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. Conduites au Vélodrome d’hiver, les victimes devaient attendre plusieurs jours, dans les conditions terribles que l’on sait, d’ètre
dirigées sur l’un des camps de transit. Pithiviers ou Beaune-la-Rolande, ouverts par les autorités
de Vichy. L’horreur, pourtant, ne faisait que commencer. Suivront d’autres rafles, d’autres arrestations. Soixante-quatorze trains partiront vers Auschwitz. Soixante-seize mille déportés juifs de
France n’en reviendront pas. Nous conservons à leur égard, une dette imprescriptible [...]. Je veux
me souvenir que cet été 1942, qui révèle le vrai visage de la « collaboration », dont le caractère
raciste, après les lois anti-juives de 1940, ne fait plus de doute, sera, pour beaucoup de nos compatriotes, celui du sursaut, le point de départ d’un vaste mouvement de récherches impitoyables de
l’occupant et de la milice, par l’action héroïque et fraternelle de nombreuses familles françaises.
J’aime à penser qu’un mois plus tôt, à Bir Hakeim 1 libres de Kœnig avaient héroïquement tenu,
deux semaines durant, face aux divisions allemandes et italiennes [...]. Cette France n’a jamais été
Vichy, Elle n’est plus, et depuis longtemps, à Paris. [...] Elle est à Londres, incarnée par le Général
de Gaulle. Elle présente, une et indivisible, dans le cœur de ces Français, ces « Justes parmi les
nations » qui, au plus noir de la tourmente, en sauvant au péril de leur vie, comme l’écrit Serge
Klarsfeld, les trois-quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu’elle
a de meilleur [...].
Allocution de M. Jacques Chirac, président de la République, prononcée le 16 juillet 1995,
lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942.
1. Bir Hakeim : point d’eau dans le désert de Libye à 70 kilomètres de la côte cyrénaïque.
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➤ Comprendre la question
Le document proposé, bien que relativement récent, figure déjà comme texte de référence incontournable, et sa portée est censée être bien connue des candidats. Il s’agit du discours prononcé
par Jacques Chirac, élu peu de temps auparavant président de la République, à l’occasion de la
commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, en 1942, date à laquelle les autorités françaises ont
organisé la déportation de juifs vers les camps de la mort. Par ce discours et pour la première fois,
un chef de l’État reconnaît la participation de l’État français à la Shoah. Ce texte marque donc
un tournant, et la consigne concernant « l’évolution de l’attitude de l’État français vis-à-vis de
la mémoire de la Shoah » nous invite donc à regarder en amont et en aval, afin de comprendre
comment on en est arrivé à cette reconnaissance tardive, et quelles en ont été les conséquences.
➤ Mobiliser ses connaissances
Même si elle ne figure pas précisément dans le programme de Terminale mais dans celui de Première, il faut connaître la rafle du Vél’ d’Hiv pour bien traiter ce sujet.
Durant l’été 1942, Pétain à la tête de l’État français et son Premier ministre Pierre Laval
sont engagés dans une politique de collaboration active avec l’Allemagne nazie. C’est dans
ce contexte qu’ils font procéder à des arrestations par les forces de l’ordre françaises de
12 800 juifs, dont des femmes et des enfants, qui sont acheminés dans des bus de la Régie
publique des transports parisiens jusqu’au Vélodrome d’Hiver de Paris dans l’attente de
leur déportation.
➤ Procéder par étapes
Le plus compliqué n’est pas tant de comprendre le texte, relativement simple, que d’y repérer des
indications à même de fournir la trame d’un plan. Pour y parvenir, il faut utiliser vos connaissances
de cours à propos de l’évolution de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France, et plus
précisément en ce qui concerne le rôle de l’État. Cela vous permettra de repérer dans le texte ce qui
se rapporte au sujet et ainsi d’éviter de produire un travail juste mais hors sujet car ne se rattachant
pas suffisamment au document qui doit être au centre de votre analyse.
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Lors des cérémonies du 53e anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv, le 16 juillet 1995, le nouveau
président de la République, Jacques Chirac, prononce un discours qui fait date. Fraîchement élu, il
veut de toute évidence commencer son septennat par un coup d’éclat et marquer une rupture visà-vis de son prédécesseur, François Mitterrand, dont le mandat avait été troublé par les révélations
sur sa présence à Vichy durant la guerre.
Dans ce contexte, Jacques Chirac choisit donc de procéder, en tant que chef de l’État, à une reconnaissance en bonne et due forme de l’implication de l’appareil étatique français dans la déportation
de juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Si cette reconnaissance n’apporte rien de nouveau sur
le fond, car les faits sont établis depuis bien longtemps par les historiens, elle constitue une rupture sur la forme, puisque c’est la première fois qu’un représentant de l’État assume ce douloureux
passé. Pourquoi Jacques Chirac a-t-il pris la décision d’opérer ce revirement du discours étatique ?
Quelles en ont été les conséquences ?
Pour répondre à ces questions, nous reviendrons d’abord sur le long déni entretenu par l’État à
propos de son action durant la Seconde Guerre mondiale. Puis nous verrons comment, peu à peu,
il en est venu à la reconnaître. On verra cependant qu’il n’omet jamais d’insister avant tout sur le
rôle, plus glorieux, de ceux qui firent le choix de résister.
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La collaboration active des autorités du régime de Vichy avec l’Allemagne nazie est longtemps
restée taboue. En effet, dès le lendemain de la guerre, gaullistes et communistes, qui constituent
alors les deux principales forces politiques du pays, s’entendent pour promouvoir une autre version de l’Histoire, plus héroïque et consensuelle. C’est ainsi que naît le mythe résistancialiste qui
veut que l’immense majorité des Français ait résisté à l’occupant. On ne nie certes pas que des
Français aient collaboré avec les nazis, mais on les présente comme une minorité insignifiante.
Surtout, ceux-ci n’auraient engagé qu’eux-mêmes et en aucun cas l’État n’aurait joué un rôle. Cette
réticence à reconnaître la collaboration de l’État français avec le régime nazi s’explique aisément.
Jacques Chirac note à propos de ces événements qu’il « est difficile de les évoquer, parce que l’on
ne sait pas toujours trouver les mots justes pour rappeler l’horreur, pour dire le chagrin de celles
et ceux qui ont vécu la tragédie ». C’est donc avant tout par gêne, honte, remords, que ce passé
aurait été occulté. Plus fondamentalement, toujours d’après Jacques Chirac, la volonté d’oubli de
ces « heures noires » résulte du fait qu’elles « souillent à jamais notre histoire » et « sont une injure à notre passé et à nos traditions ». Autrement dit, la Collaboration, en rupture avec la tradition
française issue de 1789, vient brouiller l’image de la France vis-à-vis des Français eux-mêmes et
du reste du monde, et on préférera chercher à l’effacer plutôt qu’à l’assumer. C’est précisément
contre cette attitude de déni que Jacques Chirac va se positionner en ce jour de juillet 1995.
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Cependant, la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la déportation de juifs ne
repose pas seulement sur l’arbitraire personnel de Jacques Chirac. Elle résulte d’un long travail de
connaissance puis de reconnaissance entamé hors des sphères de l’État, pour finir par contraindre
ce dernier à reconnaître ses torts. Ce travail de mémoire impose une relecture de la version « résistancialiste » des années de guerre, qui, dès les années 1970, est le fruit du travail d’historiens, tel
que Robert Paxton. Il est aussi le fait de citoyens et d’associations auxquels Jacques Chirac rend
hommage à la fin de son discours, citant Serge Klarsfeld. Ce fils de déportés crée avec sa femme
Béate, dès 1972, l’Association des filles et fils de déportés juifs de France. Celle-ci mène des
enquêtes afin d’établir la liste des victimes et rechercher les coupables. Elle doit également se mobiliser dans les années 1980 pour lutter contre le négationniste, courant de pensée qui amène l’État
à adopter en 1990 la loi Gayssot tendant à « réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe ».
À partir des années 1960, l’intérêt pour la période de l’Occupation et la Shoah est entretenu par
le cinéma. Avec le film Shoah (1985), Claude Lanzmann, en pas moins de neuf heures, retrace le
sort des juifs d’Europe persécutés et exterminés par les nazis. Dans ce contexte, même « les plus
jeunes d’entre nous » sont donc sensibilisés à la question, et le silence de l’État sur son implication
devient de plus en plus intenable. C’est pourquoi en 1995, le moment semble enfin venu d’en finir
avec le déni et le président Chirac déclare haut et fort que « oui, la folie criminelle de l’occupant
a été secondée par des Français, par l’État français ». On l’aura compris, c’est surtout la fin de
la phrase qui est importante : la reconnaissance que la collaboration n’était pas le simple fait de
Français, mais bien de l’État français dans son ensemble. Et cette reconnaissance est d’autant plus
forte qu’elle vient du chef de l’État lui-même.
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Cependant, Jacques Chirac ne se contente pas de reconnaître les errements de l’État français durant
la Seconde Guerre mondiale. Il prend aussi bien soin d’insister sur le fait que, dans le même temps,
d’autres Français étaient engagés dans la Résistance. Il ne s’agit pas pour lui de réactiver le mythe
résistancialiste, mais de montrer le véritable visage d’une France profondément divisée. Reprenant
le discours de De Gaulle dont il se réclame en politique, Chirac insiste pour dire que la France
de Vichy n’est pas toute la France, mais qu’une autre France, celle de Londres, « incarnée par
le Général de Gaulle », poursuivait le combat. En tant que chef de l’État, Jacques Chirac se doit
aussi de commémorer le souvenir des Français qui ont fait honneur aux valeurs ancestrales du
pays bafouées par le régime de Vichy. Il termine d’ailleurs son discours en rappelant que « les
trois quarts de la communauté juive résidant en France » a survécu à la guerre, ce qui témoigne
de l’action héroïque des « Justes parmi les nations » qui, « au péril de leur vie », lui sont venue
en aide. Sans nier l’existence de la France de Vichy, c’est à cette France là que Jacques Chirac se
rattache et appelle à se souvenir, sans pour autant occulter le sombre bilan de cette époque.
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Avec ce discours, Jacques Chirac inaugure un nouveau rapport de l’État avec son histoire.
Convaincu de la nécessité de regarder le passé « bien en face », il estime que le déni est contreproductif. Mieux vaut reconnaître les errements du passé pour ensuite mieux le valoriser et mettre
en exemple l’attitude héroïque du « vaste mouvement de résistance » qui fait aussi partie de la
France de cette époque, de ce qu’elle « a de meilleur ».
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