RACISME ET TOURISME Qui de Rousseau ou de Hobbes a raison
Transcription
RACISME ET TOURISME Qui de Rousseau ou de Hobbes a raison
RACISME ET TOURISME Qui de Rousseau ou de Hobbes a raison, l'un posant que l'homme est naturellement bon, l'autre posant qu'il est naturellement mauvais ? On peut répondre en détruisant la question et en affirmant, que les êtres humains ne se comportent jamais naturellement, puisqu’ils vivent toujours en société et que dans cet état ils créent spontanément des cultures qui transforment et perfectionnent la nature. Cependant, il y a plusieurs types de sociétés ou de cultures possibles, et entre le clan ou la tribu, qui regroupent un petit nombre de familles, et les États démocratiques modernes, la distance est énorme. À l'origine, les sociétés sont plus petites et si jamais on peut dire qu’elles soient closes sur elles-mêmes, il leur arrivait jadis d’être beaucoup plus refermées sur elles-mêmes qu’elles ne le sont présentement. De plus, rien ne donne à penser qu’elles n’aient jamais vécu spontanément en paix les unes avec les autres. Au contraire, la guerre est un phénomène aussi ancien et radical, donc naturel, que l'amour. Et il est sûr que si les hommes ont été capables parfois de vivre longtemps, avec leurs voisins, dans la paix et le respect mutuel, ce n'est pas naturellement et spontanément qu'ils y sont parvenus. C'est bien plutôt par l'effet proprement politique d'un rapport de forces à égalité que par l'effet d'une croyance à l'égalité foncière de tous les humains de la terre. De toute façon, cette idée d'égalité des humains n'apparait pas naturellement dans un esprit. Elle a d'abord été découverte par des individus exceptionnels, tels les grands sages, certains philosophes, certains fondateurs de religions. Il a fallu que cette idée fût enseignée aux populations. Cependant, même dans ce cas, ou même « révélée » dans le cadre d'un enseignement initiatique ou sacré, cette idée n'a jamais eu pour effet d'enrayer radicalement les guerres et d'éteindre la haine à l’égard des voisins ou des étrangers. Cela pour dire qu’aimer les autres, et notamment ceux qu'on ne connait pas, ceux qui sont au loin, ceux qui sont étrangers, n'est pas une tendance naturelle et spontanée. Au contraire, ce à quoi chacun est d'abord porté naturellement, c'est de les craindre et de les détester. À côté de l'Éros, il y a en nous un Arès, c'est-à-dire un instinct agressif, qui nous pousse à détester et à attaquer ceux qui nous menacent, ou même parfois ceux qui nous limitent, ceux qui nous empêchent d'étendre notre puissance aussi loin que nous le souhaiterions. Or, à une certaine distance de nous, se trouve toujours un étranger, quelqu'un qui n'est pas de notre groupe, sur lequel nous n'avons pas de prise, que nous ne pouvons pas influencer ou faire obéir. Notre premier réflexe sera donc toujours de le détester, de lui reprocher de ne pas être comme nous, de ne pas parler comme nous, de ne pas vivre comme nous. Si nous ne sommes pas obligés de le craindre, parce qu'il est visiblement moins fort que nous, nous serons toujours tentés de l'attaquer et de le détruire. Quand ce ne serait que pour nous enlever l'idée que, lui aussi, à n'importe quel moment, peut tomber sur nous et nous détruire, parce que forcément nous représentons pour lui ce qu'il représente pour nous : une menace et une limitation à sa puissance. Ainsi Hobbes nous semble plus proche de la vérité que Rousseau, et sa formule « L'homme est un loup pour l'homme » apparait plus juste que celle de Rousseau « L'homme nait bon, c'est la société qui le corrompt ». Il faudrait cependant ajouter à celle de Hobbes : « pas toujours ! » Car il arrive que quelques-uns parviennent à dominer leur instinct agressif, comme d'autres arrivent à dominer leur instinct sexuel. Il arrive même qu'ils puissent le subvertir, cet instinct, et retourner cette haine de l'autre, du voisin, de l'étranger en sympathie, en bienveillance, en pitié, en amour généreux et désintéressé. Mais cela constitue un progrès moral difficile, délicat et toujours menacé d'une régression. C'est à partir d'un tel point de vue qu'on peut poser le problème du racisme, en le reconnaissant d'abord comme naturel, normal, et en découvrant que seul un perfectionnement proprement moral ou religieux nous permettra de le surmonter. Considérons maintenant ce qui semble à première vue l'opposé exact du racisme : l'exotisme en général, ou de cet attrait pour l'étranger, le lointain, le différent, l'Autre, attrait d'autant plus puissant souvent que cet Autre est plus autre, plus étranger, plus lointain, plus différent. Il ne faut pas être dupe des mots « race » et « racisme ». Ce n'est pas tant la race entendue au sens de groupe humain possédant des caractères biologiques communs (comme la couleur de la peau, le type de chevelure, la forme du nez, le faciès, etc.), qui provoque et excite cette haine qu'on appelle le racisme, que les caractéristiques proprement culturelles que cette couleur de peau et ces traits physiques connotent à priori. Être Noir, c'est venir (ou être venu d'Afrique) et, par conséquent, avoir telles ou telles habitudes, telles ou telles croyances, telle ou telle mentalité, etc. Être Jaune, être Rouge, être Juif ou Arabe, semblablement. Et être Blanc aussi, pour tous ceux qui ne le sont pas, lesquels, il va sans dire, n'ont pas le privilège insigne d'être exempts de racisme. Pour eux aussi la haine de l'étranger est première, naturelle, « normale », et elle est renforcée par le fait qu'ils ont souvent subi avec la colonisation, une certaine oppression de l'étranger blanc. Aux motifs que nous connaissons déjà s'ajoute alors celui de la rancune et de la vengeance. Mais, objectera-t-on, n'y a-t-il pas aussi une haine du physique comme tel ? Une haine du nez juif, des yeux bridés, de la peau noire, etc. ? Certes, la haine tout comme l'amour, s'adresse au corps de l'autre, dans lequel elle trouve des raisons ou des justifications qui l'alimentent. Cependant, la haine, comme l'amour, mais plus que lui encore, est aveugle : elle croit détester le Noir pour ses cheveux frisés, le Jaune pour ses yeux bridés, le Juif pour son nez crochu, etc. Mais en d'autres circonstances, ou pour d'autres individus du même groupe que le raciste, ces mêmes traits physiques peuvent soulever l'amour. En effet, l'amour interracial n'est pas un phénomène rare et les « coups de foudre » entre personnes de races différentes sont non seulement fréquents, mais retentissants. Tous ceux qui ont tant soit peu voyagé peuvent en témoigner. Ces amours forment une sorte de pendant au racisme et constituent la preuve que la haine raciale n'est pas motivée par une répulsion à l'égard des caractéristiques proprement physiques qui différencient les races. Au fond du racisme se trouve d'abord un rejet et une haine de l'autre parce qu'il est autre et parce que son altérité, sa façon d'être comme telle, nous conteste, nous met en danger d'une quelconque manière. Cette haine double et prolonge un réflexe de défense contre l'étranger en tant que tel. Celui-ci en effet introduit toujours un élément de perturbation dans une organisation quelconque, que ce soit le corps, le Moi ou une institution, par exemple une société. Par contre, la vie, à quelque niveau qu'on la considère, se présente toujours comme un processus d'intégration, d'assimilation. Ce qui est Autre doit devenir Même, ou alors être rejeté. Cela est vrai aussi bien pour les substances chimiques que pour les idées. Et dans le cas où ni l'assimilation ni le rejet ne sont possibles, l'organisme devient malade et meurt. L'étranger représente donc toujours un danger. Par ailleurs, le processus même de la vie consiste à affronter l'étranger, à entrer en relation avec lui, à nouer des liens et à s'adapter l'un à l'autre. C'est la seule façon pour un être vivant (et pas seulement humain) de se perfectionner. Il ne peut pas éviter d'affronter l'autre, à moins de refuser d'avance de se transformer, de se restructurer, ce qui revient en pratique à se scléroser. Ainsi, nous pouvons voir le raciste comme quelqu'un qui a peur. Peur de s'aliéner, de se mélanger, de perdre son intégrité, sa pureté. C'est un conservateur, un aristocrate qui croit aux vertus du lignage, à la valeur des ascendants. Il a un esprit de caste et biologiquement une sorte d'esprit de clocher. Il ne se sent pas assez fort pour garder son identité en diminuant la distance qui le sépare de l'autre, ou en levant carrément la barrière qu'il a mise entre lui et l'autre pour se protéger. Il est incapable de donner à l'autre dans son monde une place comparable à celle qu'il revendique pour lui-même. Partant de là, on peut maintenant comprendre qu'il existe une attitude contraire : celle qui pousse à s'intéresser à l'autre parce qu'il est autre. Mais alors deux possibilités se présentent : dans le premier cas, une personne s'ouvre à l'autre pour essayer de l'assimiler à elle, pour essayer de lui transmettre par exemple ses idées, ses croyances, sa culture. Il s'agit alors de prosélytisme, ou de colonialisme. Dans le second cas, celui qui nous intéresse ici, une personne s'ouvre à l'autre, il va vers l'étranger pour se fuir lui-même, par insatisfaction de soi, par malaise ou ennui à ne toujours trouver autour de soi que du pareil et du même. Cette attitude, qui caractérise l'exotisme, est très répandue présentement dans les sociétés occidentales et elle fait la fortune de l'industrie touristique. Comparant le prosélyte, qu'il soit religieux ou politique, peu importe, avec le touriste en mal d'exotisme, nous pouvons être amenés à penser que seul le second est véritablement respectueux de l'autre, de sa différence, puisqu'il ne cherche pas à la supprimer. Cependant, il arrive généralement que le prosélyte, s'il cherche à convertir l'autre, à l'amener à lui ressembler, accepte de vivre avec lui, de partager son sort. Or en cela il témoigne à l'autre d'une réelle sympathie et d'une véritable solidarité, qui peuvent, dans certains cas, s'avérer plus précieuses que le respect de sa différence. Ce respect en effet peut aller de pair avec une parfaite indifférence à son destin, ou même avec une haine larvée. Nos sociétés désacralisées, dépoétisées, sécularisées sécrètent un ennui, une lassitude que seuls les voyages en des pays qui ont gardé un certain cachet et dont la culture ne s'est pas totalement désagrégée sous l'impact de la rencontre avec l'Occident permettent de dissiper pendant un certain temps. Les gens veulent de l'étranger, de l'exotique, du bizarre, du différent. Ils sont prêts à se rendre au bout du monde pour le contempler, ce qui se fait maintenant très facilement. Ils aiment ces gens d'ailleurs, déclarent-ils avec emphase, et ils croient s'enrichir prodigieusement à faire leur découverte. En un sens, cela est vrai, mais aussi trompeur, car cet amour de l'étranger est superficiel, et dire de l'amour pour des humains qu'il est superficiel, c'est dire qu'il est faux. L'exotisme est trop directement opposé au racisme pour pouvoir nous en débarrasser. Et dans la mesure justement où il en est l'opposé exact, il le contient encore en lui-même, dans ses profondeurs. Si nous y regardons de près, nous découvrons qu'il y a du racisme dans l'exotisme, un racisme larvé ou embryonnaire. En effet, l'amour qu'on qualifie d'exotisme en est un qui vise l'étranger non dans ce qu'il a de commun avec nous, mais dans ce qu'il a de différent. L'autre est aimé ici parce qu'il est étranger. Notre amour ne demeure vivant qu'aussi longtemps que l'autre reste étranger, c'est-à-dire étrange et mystérieux. Aussitôt que ce sentiment faiblit ou disparait, voici que notre touriste commence à s'ennuyer. Il décide alors de changer de pays. À l'inverse, à bien y regarder encore, nous trouverons un exotisme larvé dans le racisme lui-même. En effet, si le raciste ne se sentait pas un peu attiré au moins par l'étranger et donc capable de se mettre à l'aimer, en renonçant partiellement au moins à sa différence, il ne se sentirait pas vraiment menacé par lui. Peut-être même la haine raciste est-elle d'autant plus grande chez un individu que celui-ci perçoit au moins confusément la « valeur » que représente l'étranger et le perfectionnement de son être qu'il pourrait en retirer s’il lui accordait son amitié. Le tourisme, qu'il ne faut pas confondre avec le voyage au sens fort du terme – ce dernier est au premier ce que l’artisanat est à la production industrielle – vit en définitive d'exotisme et il le cultive autant qu'il le peut. Cela fait qu'il ne sera jamais un remède au racisme. Certes, il peut nous enseigner à ne pas craindre les étrangers, il peut détruire beaucoup de préjugés concernant ces derniers, il peut assouplir la personnalité, la polir. Mais il ne favorise pas la vraie rencontre des personnes. C'est une chose qu'on peut aisément constater : le touriste revient généralement de voyage plus content de soi, plus content d'être celui qu'il est, et par conséquent plus imbu de sa « supériorité » sur l'autre, c'est-à-dire, malgré les apparences et malgré les photos, plus raciste qu'il n'était au départ. L'industrie touristique a besoin de maintenir les différences, le cachet, le charme qui est trompeur. Elle aborde les personnes de la même façon que les lieux, les objets, les monuments : comme si elles étaient à faire connaitre seulement, à voir et à photographier, non à aimer. En réalité, reconnaitre un frère ou une sœur dans l'étranger, cela n'est possible que sur la base d'une conception de l'interdépendance de tous les individus dans l'espèce humaine. C’est l’idée d'une liaison ontologique, d’un véritable « corps mystique » de l’humanité, par-delà les apparences, par-delà la communication même. Cela signifie que les personnes humaines d'emblée sont ouvertes les unes sur les autres et, dans leurs profondeurs, jamais étrangères les unes aux autres. Cette conception renvoie à une certaine notion de la religion, qui se trouve dans le christianisme par exemple : au-delà de la foi en Dieu et de l’appartenance à une Église qui impose des pratiques rituelles à caractère sacré, elle est aussi la reconnaissance d'une liaison de tous les humains dans une dimension transcendante, située au-delà de toutes les différences tant raciales que sociales et culturelles. Cette solidarité foncière est sousjacente à la morale, qu'elle guide et inspire, et elle se trouve au fondement de notre statut de « personne ». Nous ne sommes des personnes – en plus d'être des hommes et des femmes – que parce que nous entrons tous également en relation avec une Personne transcendante. Avec Dieu. Mais, d’un point de vue strictement théorique ou rationnel, rien ne nous contraint absolument à reconnaitre Dieu. Une chose est certaine : une véritable égalité, aussi bien des sexes que des races, des individus que des nations, des États que des Églises, n'est pensable que sur le mode d'une égale relation avec une entité qui les dépasse tous. À défaut de se rapporter à une instance supérieure, chacun de ces éléments peut en venir à s’absolutiser et à revendiquer une primauté sur les autres. La religion d'une personne, entendue ici comme une vertu ou encore comme le sentiment d'appartenance à l'humanité unie, se mesure à la capacité d'enjamber les différences de sexe, nation, de culture, de race, de statut social, etc. afin de rencontrer les autres et de les aider à être pleinement. Chaque individu, par le fait qu'il appartient à l'espèce humaine, doit toujours être tenu pour une personne à part entière. Mais il serait bon, en pratique, de considérer celle-ci comme un titre, qui n'est vraiment mérité que dans la mesure où l'on consent à le reconnaitre à tous les autres. Alors, ce statut de personne, on pourrait dire qu'il est la véritable « citoyenneté du monde ».