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5 mai 1981, le débat
Et le 5 mai arriva. J'étais enfermé depuis le matin tôt dans
le studio 102 de la Maison de la Radio. Les deux équipes se
jaugeaient, feignaient une solidarité professionnelle de bon
aloi mais, en vérité, se surveillaient énormément. On traquait le piège, redoutait le chausse-trappe. Maniaque, paranoïaque, muni d'un centimètre, je mesurais et remesurais la
satanée table du débat, la hauteur des sièges et celle des
caméras. Je me sentais à la fois ridicule et important. À parts
égales. Nous tirâmes à la courte paille lequel des deux candidats introduirait le débat et le conclurait. C'est Giscard
qui ouvrirait les hostilités et Mitterrand serait l'homme du
feu d'artifice final. Enfin, nous arrivâmes à la question cruciale pour moi, mais formidablement soporifique pour
l'ensemble de mes contemporains, de la valeur des plans.
Une doublure lumière, une belle blonde, prit la place de
Mitterrand. Grosse poitrine, lèvres peintes avec excès. Je
refusai la pulpeuse. Question de teint. Et de taille. On chercha quelque part, nerveusement, sous la moquette, aux toilettes ou en régie, un homme assez petit de taille qui n'aurait
pas des allures de vraie fausse blonde. Oui, là-haut, dans les
cintres du studio, il y avait un électricien qui pourrait faire
l'affaire. On le fit descendre du ciel. Il abandonna en maugréant ses projecteurs (« je ne suis pas payé pour ça ! ») et le
voilà près de nous. Je lui présentai l'affaire :
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– Bon, sois gentil, tu prends la place de Mitterrand et on
règle la lumière et les plans sur toi…
– OK. Mais il y a un problème : je vote Giscard.
– Aïe, mais tant pis. Rends-moi ce service. C'est de la
France dont il s'agit.
Cet argument de poids parut séduire le seul électro giscardien et bougon de toute la défunte ORTF. On cadra l'impétrant. Ses yeux n'exprimaient qu'une immense vacuité et il
se mit à bâiller. Le prolétaire giscardien, traître à sa classe,
membre d'un syndicat maison, nous lassait et se lassait.
Tant pis. Je m'acharnai. Je voulais un très gros plan pour
mon candidat afin de le favoriser. Mais je ne devais pas
montrer une trop fiévreuse et suspecte exaltation. Je serrais
et desserrais la focale ; la tête de l'électro semblait exploser
et déborder du cadre. Sourire narquois d'Herzog, pas l'alpiniste, mais l'autre, réalisateur-conseil, choisi par la partie
adverse.
– C'est très laid, m'asséna-t-il. Tu le détestes tellement,
Mitterrand ?
– Mon pauvre garçon, répondis-je sobrement. Puis, suppliant : Je t'en prie, je veux ce plan !
– Maso, vous êtes tous des masos, les socialos.
– C'est vrai, mais sois sympa. En échange, tu auras le
plan large que tu veux, spectaculaire et tout…
Un temps d'égarement puis on passa à l'épineuse question du profil.
– Moi, je n'ai pas de profil préféré, m'assena Herzog.
– Moi, j'en ai un…
– Ah ?
– Oui, le côté droit. C'est son meilleur. Tu me le laisses ?
– OK ! Giscard, il est bon partout. Sous tous les profils.
Tous les angles. Dans toutes les valeurs de plan. Partout.
Il est beau, simplement beau.
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Que faire de mon collègue ? Le tuer ? Non. On y verrait
une mesure de diversion, suscitée par Mitterrand lui-même
pour entacher le débat d'une lumière tragique de fait
divers.
Et ainsi de suite, durant toute la matinée. Un moment,
j'eus l'idée de passer, après ces arguties, à l'offensive lourde.
Je rappelle que nous étions alors en pleine « affaire des diamants », ceux que le trop décrié empereur Bokassa Ier aurait
offerts à son « ami » Giscard. C'était le scandale de l'époque.
C'est oublié maintenant, mais en ce temps-là on ne parlait
que de ça. Je pris mon collègue à part et lui tins, en grand
secret, à peu près ce langage :
– Je peux, Gérard, te parler d'homme à homme ? Je veux
dire entre copains… Hors de tout ce tralala politique…
– Bien sûr…
Ma voix se fit toute douce et basse. Elle n'était plus
qu'un souffle. Rauque, amicale, presque amoureuse. Je
me retournai, comme pour voir si l'on n'était pas suivi ni
espionné. J'adore. J'ai toujours rêvé d'être un agent secret.
– Voilà… Puisqu'on négocie tous les plans…
– C'est vous qui l'avez voulu !
– Je sais. Mais rends-moi, s'il te plaît, un service. Un
petit. Mais c'est vraiment entre nous…
– Accouche.
– Bon… À un moment, mon candidat a quelque chose à
présenter. Un document… Et j'ai besoin d'une caméra en
gros plan sur ce qu'il montre.
– Sur le document ?
– Oui. C'est très important ! Mais, c'est « top secret ».
– Ça concerne… le… les… enfin, les diamants de… ?
– Chut, malheureux ! Tais-toi ! C'est entre nous. Ne dis
rien. De toute façon, on est bloqué ici, tu n'as pas le droit
de téléphoner. Si tu le fais, je le saurai, et ce sera vraiment
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déloyal !… Et puis, gaffe, les choses peuvent changer à la
télé…
– Ça alors, les diamants ! Un document sur les diamants !
Ah, les salauds !
– Tais-toi ! Je te bute, si tu continues à bavasser ! Alors ?
– OK. Mais c'est pour toi Moati ! Personne d'autre. Jure
que tu n'en parles pas !
– Toi aussi, jure, Gérard !
Nous nous serrâmes la main, deux scouts.
Il se produisit dans le quart d'heure qui suivit ce que
j'avais prévu. Le sympathique Herzog dégota un téléphone
(il n'y avait pas de portable en cette époque lointaine) et
prévint l'Élysée. Une menace sous forme de révélation planait sur le débat : elle concernerait « l'affaire des diamants ».
Du lourd, du sérieux. Et en direct.
De mon côté, je demandai à parler à Mitterrand. Je lui
dis de ne pas oublier d'apporter un dossier vide, totalement vide, qu'il voudra bien tapoter de temps en temps de
manière nerveuse et inquiétante. S'il voulait faire mine de
le brandir, ce serait du meilleur effet.
– Je ne comprends rien à ce que vous me dites !
Le provincial est lent. Je lui expliquai l'idée, mais de
manière chafouine et contournée, car nous étions, bien évidemment, sur écoute. Il me répondit :
– Pour l'affaire dont vous me parlez… je n'ai… aucun
élément… Et je ne veux surtout rien utiliser à ce propos. Et
je ne m'abaisserai jamais à utiliser cette… histoire…
– L'important, c'est qu'ils croient le contraire. Si vous
voulez bien, on en reparle tout à l'heure. Merci.
– Merci.
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L'ambiance devint irrespirable sur le plateau que les
chiens démineurs inspectaient. Ils reniflèrent le bas de mon
pantalon. Pas bouger ! Ensuite les pontes de la télévision
vinrent saluer les prisonniers du 102. Poignées de main peu
chaleureuses avec ceux qui m'avaient refusé tout boulot
depuis douze longs mois. Pourvu qu'ils soient virés, sinon,
je serai mal.
– Dites-moi, Moati, me dit l'un d'entre eux. À propos
des règles que vous avez édictées…
– Négociées, Monsieur, négociées, pas édictées…
– Comme vous voulez ! Mais je maintiens tout de même
le mot « édictées ». Elles me paraissent, et je ne suis pas le
seul à le penser, fort peu démocratiques. Est-ce à l'image de
la future télévision que vous proposerez si les électeurs, pour
votre bonheur, faisaient accéder votre candidat à la magistrature suprême ? Une télé sous contrôle avec vingt et une
règles pour chaque débat ! Triste, oui, je suis triste. Et déçu
par vous. Je ne vous comprends pas, Monsieur Moati.
Et les seigneurs du moment repartirent après avoir chaleureusement tapoté l'épaule de leur ami, conseiller du président sortant.
Si, par malheur pour la France, Giscard était réélu, viendrait pour moi, à n'en pas douter, le temps du goulag ! me
disais-je. Mon chômage serait de très, très longue durée et je
ferais mieux, fissa, de changer de métier et de me consacrer
à ma passion pour la brocante ou la cartophilie ancienne. Je
pourrais aussi demander l'asile politique en une lointaine
république bananière. Haïti, Côte d'Ivoire, Tunisie. Et là,
tenter de devenir, à coups d'intrigue, conseiller du dictateur
local pour la télévision. Bref, cela sentait le roussi pour moi.
Surtout que dans les colonnes du Quotidien de Paris, le philosophe de droite Jean-Marie Benoît avait dénoncé avec une
férocité qui m'avait fait rire – très – jaune : « La série des
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conditions mesquines ou pusillanimes portant sur la dimension de la table ou l'intensité des lumières… Pourquoi pas
un débat sur la couleur des cravates ou la nuance des roses
rouges ou des anémones tricolores. […] Nous avons là un
“aveu” de l'esprit dans lequel la culture et l'intelligence
sombreraient si d'aventure Mitterrand et ses acolytes de la
gauche chic prenaient le pouvoir : procès d'intention, formalisme vide, névrose obsessionnelle. »
Elkabbach, écarté de l'émission, s'était écrié : « Non, la
Télévision française, malgré ses sinistres augures, ne ressemblera pas à celle de Ceausescu ! […] C'est une autre
télévision, celle de la préhistoire, avec le réalisateur et les
cameramen, prisonniers de leurs commissaires politiques… » Oui, sale temps si, par malheur, pour la nation et
ma modeste personne, la droite n'avait pas la bonne idée de
nous laisser, pour une fois, gagner.
Il était dix-neuf heures. Mitterrand et Giscard tous deux
flanqués de leurs conseillers survoltés allaient bientôt égayer
de leur fort peu chaleureuse présence l'angoissant bunker
que je n'avais pas quitté depuis l'aube.
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Un frémissement. Du brouhaha. Des flashes. De l'électricité. 19 h 47. Voici Mitterrand et sa troupe : Régis Debray,
Jacques Attali, Roger Hanin, François de Grossouvre.
Mitterrand, semblait très calme. Un débat ? Quel débat ? Je
lui fis visiter – rapidement – le studio et nous nous dirigeâmes
aussitôt vers la loge de maquillage. Coiffeuses, jolies dames,
souffle léger et mains douces. Cela sentait bon. J'ai toujours
aimé respirer les fonds de teint, les crèmes, mais aussi sentir
les parfums suaves et entêtants des maquilleuses. Des
conseillers entraient et sortaient. Le temps se dilatait. Puis
Mitterrand resta seul. Avec moi. Plus qu'une demi-heure à
attendre. Encore une demi-heure. Comme un comédien, il se
regardait dans la glace encadrée d'ampoules très blanches.
Mais se voyait-il ? J'étais assis derrière lui. Je n'osais pas trop
respirer ni bouger. Cet homme allait affronter une des plus
grandes épreuves de sa vie. Fallait-il lui parler ? Et de quoi
pourrais-je l'entretenir ? Sûrement pas d'inflation ni de
balance des paiements. Pas plus de politique étrangère, du
souvenir de René Bousquet, ou de l'entrée des communistes
au gouvernement… Cela tournerait, soyons franc, très
court. Alors, je me tus. Allions-nous, ensemble, nous endormir ? Le silence était profond. Brusquement, il me dit :
– Est-ce que vous pensez que Brigitte Bardot, du temps
de sa splendeur, était une bonne actrice ?
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J'étais interloqué. Je balbutiai une réponse alambiquée où
il était question de Vadim…
– Elle fut excellente, mythique, vraiment, dans son Et
Dieu créa la femme, ou encore dans Viva Maria de Louis
Malle… Et si craquante dans Le Mépris… Vous vous souvenez, Président : « Tu aimes mes jambes ?… Et mes fesses, tu
aimes mes fesses ? » demandait-elle, nue, sublime, à Piccoli.
Il s'en souvenait. Il se souvenait de tout.
– Et Babette s'en va-t-en guerre ?… Et La Vérité du redoutable Clouzot ?… Et le plan où elle est nue, de dos, avec
Gabin ?… Quelle silhouette, hein, dans En cas de malheur…
Il sourit. Il rit même.
Puis, je me tus. Lui aussi.
Que venait faire là, Brigitte Bardot, entre nous, quelle
sorte de souvenir, peut-être, érotique ou personnel était
donc venu rôder ici, ce soir ? De nouveau le silence. Épais.
Brigitte Bardot traverserait-elle légère et nue, les couloirs de
la Maison de la Radio ?…
J'étais plus ému qu'il n'y paraissait. Je me sentais responsable. Je ne devais plus rien dire qui puisse l'agacer ou le
troubler. Il aurait été, par exemple, parfaitement nuisible
d'évoquer techniquement ce qui allait arriver dans quelques
minutes ou de lui rappeler la fonction de chaque caméra.
Tout aussi inutile de lui reparler du vrai faux dossier
« Bokassa » ou de lui raconter, pour le détendre, une histoire
belge ou juive. À quoi bon, également, lui reparler de la
dame fort jolie qui dînait avec moi à la brasserie Ruc, il y a
trois semaines. Et qu'il avait trouvée très appétissante.
« Qui est cette jeune personne ? » m'avait-il alors demandé.
Lui donnerais-je, par servilité, le numéro de téléphone de
la belle ? Non, non, pas question ! Devais-je faire le poirier
pour le divertir ? Jouer à chat avec lui ? Ou faire sagement,
en sa compagnie, un « baccalauréat », juste pour le faire
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patienter ? Il se regardait toujours dans la glace, immobile,
absolument immobile. Alors, je dis :
– Vous savez…
– Oui ?
– Tout à l'heure, vous ne vous adresserez pas seulement
aux vivants, vous parlerez aussi aux morts…
Un temps. Puis :
– Continuez…
– Les morts de votre famille… De la mienne… Ils vous
écouteront.
Allait-il hurler de terreur et composer un numéro
d'urgence psychiatrique ? « Allô, c'est François Mitterrand.
Oui, Mitterrand, le… Je suis enfermé, ici, à la Maison de la
Radio, avec un fou qui se croit entouré de morts… Oui, de
morts… J'ai peur, venez vite… »
Mais non.
– Continuez, Serge.
– Je crois que l'on ne meurt pas vraiment. Ils nous
entourent, ceux qui sont partis. Oui, mon père, militant
socialiste, je sens sa présence, ici, dans cette pièce. Il serait
si fier, il est si fier, oui, de me voir là avec vous, en cette
heure, ce soir. « Mon fils à côté du futur président de la
République »… La gauche au pouvoir… Des générations de
socialistes disparus vous entourent. Ils sont là. Ils souhaitent
votre victoire. Ils sont affectueux. Oui, c'est pour eux aussi
que vous allez parler… et gagner.
Esprits forts, membres de la libre-pensée, sceptiques et
ricaneurs de tous poils, passez votre chemin ! Et bouchezvous les oreilles : oui, il me sembla voir François Mitterrand,
doucement, pleurer. En silence.
Un génie d'Afrique avait dû, croisant Brigitte Bardot qui
s'en allait, entrer à son tour, silencieusement, dans la loge.
C'était lui qui avait parlé à travers moi et m'avait fait dire
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ces choses étranges venues de loin, si loin que j'ai même
scrupule à les livrer, 30 ans après.
Attali et les autres firent brusquement irruption dans la
loge de maquillage. Ils sentirent qu'il était arrivé quelque
chose en voyant le visage bouleversé du gladiateur qui
devait aller se battre dans l'arène. Je fus aussitôt accusé :
– Qu'est-ce que tu lui as fait ? De quoi avez-vous parlé ?
Tu as vu dans quel état il est ?
Mitterrand, qui croyait aux forces de l'esprit, tout en
ayant l'oreille qui traînait, réagit :
– Serge m'a dit ce qu'il fallait me dire… Exactement ce
qu'il fallait me dire. Je me sens bien maintenant. Il est quelle
heure ?
– Huit heures dix. Il va falloir aller sur le plateau.
Une jolie maquilleuse, la blonde pulpeuse qu'il aimait
bien, lui fit une légère retouche. Les larmes sont séchées.
Quelles larmes ? Peut-être ai-je rêvé. Et lui aussi.
Il me dit alors :
– Serge, tout à l'heure, je ne veux pas serrer la main de
Giscard.
– Pourquoi ?
– Parce que l'on ne déteste pas un homme dont on vient
de serrer la main.
– Comment vais-je faire pour l'empêcher de se rapprocher de vous ?
– Vous vous débrouillerez. Vous marcherez devant moi…
Et vous appellerez à la rescousse votre père, le mien, s'il le
faut.
Les conseillers sourirent ou se mirent à craindre pour la
santé mentale du futur président. Léger affolement. L'un
d'entre eux tenait à la main le faux dossier intitulé sobrement « Bokassa ». Il ne contenait que des feuilles blanches.
– Vous l'aurez devant vous, Monsieur le Président.
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– Je ne suis pas encore président ! Pas encore !
– Vous l'avez toujours été, voyons…
On rit. Brigitte Bardot nous regarda descendre en procession vers le studio. Elle pouffa, gracieuse, légère, nue.
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Je le précédai. Et il mit ses pas dans les miens. Nous voici
sur le plateau. Nous étions un seul homme en deux parties,
moi devant, lui derrière. Collés. Pacsés. J'étais un étrange
garde du corps, stupide, encombrant. Giscard nous vit arriver, distinguant à peine son adversaire que je cachais derrière moi. Il vint vers nous. Je lui barrai le passage. Il me dit :
– Mais enfin, Monsieur, je vous en prie, écartez-vous. Il
m'ordonna : Je veux saluer Monsieur Mitterrand.
Œil noir et furieux du susdit Mitterrand qui ne put que
serrer, à contrecœur, la main de Giscard. Le regard du leader de la gauche semblait me lancer des éclairs de haine :
« On est toujours trahi par les siens ! Ah, pour parler des
fantômes, ça, Moati, il est bon mais pour empêcher une
banale poignée de main, là, il n'y a plus personne !… »
Nous l'installâmes à sa place. Pourquoi celle-là ? Et le
fauteuil, vous l'avez testé ? Oui, il ne cassera pas. Je vous le
jure ! Certes, j'ai laissé Giscard vous serrer la main mais je
vous garantis le fauteuil…
Il parlait entre ses dents. Des dizaines de photographes
faisaient leur office mais n'entendirent pas l'édifiant dialogue qui suivit. Il désigna par un petit coup de menton, un
objet plutôt familier posé devant lui.
– Qu'est-ce que c'est que ça ?
– Une carafe d'eau.
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– Vous êtes fou ou quoi ?
Stupeur. Et tremblements.
– Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai encore fait ?
– Vous êtes inconscient ou quoi ? Qui vous dit que l'on
n'a pas mis dans cette eau… une poudre…
– Une poudre ?
– Oui, un somnifère…
Alors, je me dis que cette histoire de fantômes l'avait
rendu totalement fou. La France ne savait pas, peut-être pas
assez, qu'elle risquait de mettre à sa tête un paranoïaque,
victime d'un grave délire de persécution.
– N'oubliez pas que j'ai été ministre de l'Intérieur, bon
sang ! Un somnifère, sous forme d'une poudre rapidement
dispersée dans l'eau, et hop… Je m'endors pendant le débat
(il mime la scène, feint de tourner de l'œil) et même si je ne
dors pas, je suis au ralenti, je m'absente, je suis lent, dans
les vapes…
Attali, zélé, rapide, coupant court à l'étrange dialogue,
fila chercher une bouteille d'eau minérale gazeuse qu'il
décapsula sur-le-champ. Il servit Mitterrand, sous le regard
intrigué de Giscard, auquel j'expliquai :
– Monsieur Mitterrand ne supporte que l'eau avec des
bulles. Vous en voulez ?
– Non, merci. Je digère mal l'eau gazeuse. À part celle de
Châteldon, mais je vois que vous n'en avez pas.
– Non, désolé.
– Tant pis.
Pour changer de sujet, j'indiquai à voix haute, pour être
entendu de Giscard, les emplacements et les numéros des
caméras, ainsi que les plans qu'elles étaient censées faire.
– La 2, le gros plan, la 3, en plan d'ensemble, la 5, si vous
avez un document à montrer… Ce sera la 5, n'est-ce pas…
Vous voyez la 5, elle sera toujours prête, bien sûr.
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Ruse grossière dont j'ai un peu honte. Mais enfin,
30 ans après, il y a prescription, n'est-ce pas ?
L'ambiance était plus que tendue. Les deux hommes
s'esquivaient du regard, attendaient, s'impatientaient. Je
n'aimais pas le costume trop clair de Mitterrand, sa cravate
à rayures, mais c'était trop tard. Et il aurait été peu élégant
pour moi de passer dans l'autre camp, d'inverser les caméras
et de mettre alors mes faibles forces au service de celui des
deux qui me semblait le plus à l'aise, le mieux habillé, qui
n'aimait pas l'eau gazeuse, sauf celle de Châteldon, et voulait bien, surtout, serrer la main de son adversaire.