INTRODUCTION
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INTRODUCTION
INTRODUCTION 1 INTRODUCTION La vie de Boris Vian compte parmi ses œuvres les plus réussies. L’inventaire de ses réalisations a de quoi donner des complexes à n’importe quel écrivain. En trente-neuf ans, porté par une inspiration vivace et prolixe, il a en effet laissé une production littéraire surabondante : romans, nouvelles, théâtre, chroniques, poésie, chansons… Comment a-t-il pu écrire autant en si peu d’années, combien d’existences a-t-il en réalité traversées ? Pressé par le temps, un thème qui hante son œuvre, Boris Vian semble avoir matérialisé tous ses rêves d’enfant. Il a vécu en dépit de la fatalité de la maladie, il a vécu contre elle, coûte que coûte. Le sentiment omniprésent de la mort est chez lui un moteur puissant. Mais, loin de poser sur son style, il lui confère sa légèreté, sa grâce, son unicité. Il a fait de sa vie une œuvre d’art et de son art une leçon de vie. C’est pourquoi il demeure un idéal pour des générations d’adolescents qui tombent encore et toujours sous le charme de son humour et de ses inventions verbales. L’auteur de L’Écume des jours incarne la jeunesse, l’innovation, l’audace. Il mêle questions essentielles et plaisanteries de potache, rejet du monde du travail et réflexion douloureuse sur l’amour, tempère son inquiétude permanente par un goût rabelaisien de l’« hénaurme1 ». L’approche du personnage dessine un être tout en élégance, en maîtrise de soi, en dérision et en simplicité. En gentillesse aussi. Cette qualité, dont peu de créateurs ont pu se targuer, a frappé tous ceux qui l’ont approché. Il n’y a ni arrogance, ni suffisance, ni égocentrisme chez le fantasque ingénieur. Au dire de tous ses proches, travailler avec lui était amusant, le côtoyer un 1 Hénaurme = énorme (néologisme chez Boris Vian) 2 bonheur. Boris Vian était lumineux, transparent. Il ne fut certes pas un petit saint mais il s’avéra un ami délicieux, une belle âme. Mal compris de son temps, trop en avance sur ses contemporains, l’auteur fut longtemps considéré comme un plaisantin ou simplement ignoré. Sa personnalité constitua – et constitue toujours – un défi à la pensée cartésienne éprise de catégories (on peut également envisager toute son œuvre comme une tentative de sabordage de l’esprit de sérieux). Et que dire de son curriculum vitae ? Un ingénieur – trompettiste – traducteur – romancier – dramaturge – poète – scénariste – ’pataphysicien1 – librettiste – journaliste – compositeur – interprète de chansons – directeur artistique, cela a un côté dilettante* qui ne plaît pas beaucoup sous nos latitudes. Pourtant, Boris Vian a fait tout ce qu’il a fait à fond, quoi qu’on en pense. On peut être centenaire en passant à côté de l’existence, y assister en spectateur. Boris Vian a vécu trente-neuf ans dans un état d’éveil permanent. Notre jeune homme éternel meurt en 1959. Au début des années soixante, il demeure inconnu du grand public. Quelques lecteurs de Jazz-Hot2 ou quelques amateurs de son tour de chant lui reconnaissent un certain talent. Or, dès 1962, son œuvre remporte des succès en librairie avec le recueil de poèmes de Je voudrais pas crever et Romans et Nouvelles (L’Herbe rouge et L’Arrache-cœur). L’année suivante la réédition de l’Écume des jours remporte un triomphe. En 1965 paraissent Vercoquin et le plancton, et son Théâtre. Ses pièces et ses chansons remportent un vif succès populaire. Pourquoi ? Otto Hahn3 semble expliquer le phénomène : « Vivant, Boris Vian était un 1 Cf. Note 1, p. 8. Revue de presse pour lequel Vian écrivait des articles pendant dix ans et auquel il avait donné le nom de Jazote. 3 Otto Hahn (1935-1996). Il s'est fait connaître comme critique d'art défenseur du Pop art américain. 2 3 mythe. Mort, peu à peu, il devient un homme. » En effet, toute sa vie, le poursuivit sa réputation d’auteur à scandale, de provocateur prônant l’insoumission en pleine guerre. Méprisée ou inexplorée de son vivant, son œuvre devient, moins de dix ans après sa mort, l’un des gros tirages de l’édition, une des lectures favorites des jeunes. Le personnage, si dénigré par la presse de son époque, symbolise alors le souffle qui animait cette génération. En mai 68, il apparaît comme un adepte de la libération de l’esprit, du rejet des contraintes qui brident l’expression du talent personnel. Les fausses images de Vian se dissipent. Les critiques s’emparent de son œuvre et s’attachent à l’homme. Les émissions radiophoniques se multiplient et renvoient de lui une image plus juste. Le recul du temps éclaire ainsi le malentendu : à son époque, peu soucieux d’engagement, Vian se retrouvait dans la marginalité. Comme le dit Michel Rybalka1, le succès de Vian excède le cadre de la littérature pour acquérir une dimension sociologique. En révolte contre les impératifs familiaux ou moraux, contre l’aliénation* économique et la ségrégation raciale, il s’impose comme le héraut2 des jeunes générations et comme un héros romantique, trop aimé des dieux pour s’attarder ici-bas. Il nous plaît de présenter ici l'essentiel de notre travail qui consiste à cerner la vie et la personnalité de Boris Vian à travers son roman « L’Ecume des jours » : Ce mémoire présente en premier abord l’écrivain et son œuvre romanesque. Vient ensuite une analyse quasi-totale de L’Écume des jours qui est précédée du résumé du livre. 1 2 Cf. Chap. I, 8. Anthologie critique, p. 21. Héraut = messager important (mot médiéval) 4 Notre effort s’est porté aussi sur l’inclusion d’une partie (dans le dernier chapitre) qui cherche des racines du Nouveau Roman dans ce chef-d’œuvre écrit en 1947, c’est-à-dire avant que la nouvelle école de la deuxième moitié du XXe siècle ne voie le jour. Il faut aussi avertir dès maintenant : il n’était nullement dans nos intentions d’expliquer l’œuvre entière de Boris Vian. Par conséquent, ce présent travail n’est pas une étude exhaustive et nous n’avions d’autre but que d’entreprendre une promenade à travers la vie et l’œuvre de Boris Vian, pour souligner ce qui semblait digne d’être souligné. Il ne reste que deux dernières remarques : • Les extraits cités de L’Écume des jours dans ce mémoire, font référence à l’édition Le Livre de Poche, Société Nouvelle des Éditions Pauvert, Paris, 1998. • Des mots et des expressions qui ont un astérisque sont expliqués à la fin du mémoire dans un glossaire. Pour conclure, nous espérons que ce modeste travail servira quelque temps aux étudiants intéressés par cet écrivain et son chef-d’œuvre. C’est notre vœu que ce rassemblement d’idées serve un jour à toute étude ultérieure littéraire ou esthétique au sujet de cet auteur en Iran. 5 Chapitre I VIAN ROMANICER : INTODUCTION À L’ŒUVRE ROMANESQUE 6 I. VIAN ROMANICER : INTODUCTION À L’ŒUVRE ROMANESQUE Dans ses notes intimes de novembre 1951, Boris Vian fait la liste de ses cinq romans de prédilection : 1. Adolphe de Benjamin Constant, dont le héros analyse avec lucidité ses responsabilités dans une aventure amoureuse dramatique. Comme le remarque Noël Arnaud1, ce personnage séduit Vian par sa modernité, son caractère à la fois intransigeant et romantique ; 2. Gestes et opinions du Docteur Faustroll d’Alfred Jarry, satire féroce de l’hypocrisie au pouvoir, remise en cause totale des idéologies ; 3. La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka, qui ouvre les perspectives sur un monde aliénant, qui est aussi le nôtre mais qui semble le doubler et où règne une logique contraignant ; 4. Pylône de William Faulkner, romancier américain qui dédouble la vision du monde en multipliant les points de vue ; 5. Un Rude hiver de Raymond Queneau, qui témoigne d’une virtuosité extrême dans la création verbale. Ces choix nous engagent à envisager ce qui vient, dans l’univers romanesque de Vian, de l’héritage de la ’Pataphysique (Jarry) et du roman anglo-saxon (Faulkner) ainsi que ce qui le constitue comme un dédoublement constant de notre monde (Constant pour la psychologie, Kafka pour l’inquiétude existentielle). Nous verrons ensuite en quoi Vian participe à un renouvellement du langage, tout comme Raymond Queneau. 1 Cf. Chap. I, 8. Anthologie critique, p. 21. 7 1. La ’Pataphysique1 Pendant l’entre-deux-guerres, le surréalisme s’était imposé comme un mouvement littéraire incontournable. Breton et son groupe avaient renouvelé la vision du monde en transformant la réalité visible, en lui adjoignant une dimension supérieure, celle que confère la surréalité, l’ouverture vers l’imaginaire par le biais de l’intuition. Les surréalistes pratiquaient le jeu comme une sorte de mécanisme intellectuel qui permettait de remettre en question la raison et de surprendre le fantastique du quotidien. Boris Vian n’est pas un surréaliste dans la mesure où il ne pratique pas le jeu verbal pour introduire une dimension nouvelle et supérieure de l’existence. Sa perspective ne présente donc rien de commun, sur le fond, avec les expériences des surréalistes. Cependant, comme eux, il veut déconcerter, réduire à néant les anciens réflexes, pour faire naître le lecteur à une réalité onirique, héritée de l’enfance. En ce sens, il s’inscrit dans le sillage d’Alfred Jarry, qui, à la fin du XIXe siècle, lança un défi, avec son Ubu Roi, à la raison satisfaite d’elle-même et au naturalisme triomphant. Les surréalistes se sont reconnus en Jarry mais il ne faut pas pour autant faire de tous ses continuateurs des héritiers du surréalisme. Pour Gilbert Pestureau2, un spécialiste de Vian, ce dernier hérite du surréalisme au travers de ses lectures anglo-saxonnes. Défions nous de toute classification formelle, et donc réductrice. Nous nous contenterons donc d’évoquer les influences de Vian sans pour autant tenter de lui imposer des étiquettes, qu’il aurait sans doute refusées. 1 La ’Pataphysique, « science des solutions imaginaires » que développe Jarry n’est pas qu’une simple plaisanterie bouffonne. Elle se propose de décrire l’univers supplémentaire à celui-ci, de disserter de toutes choses, d’effectuer des recherches inutiles et savantes, d’examiner des thèmes, des auteurs et des œuvres. 2 Cf. Chap. I, 8. Anthologie critique, p. 21. 8 Boris Vian vient à la ’Pataphysique avec L’Équarrissage pour tous, une pièce de théâtre. Mais on peut avancer sans trop de risques qu’il était déjà ’Pataphysicien sans le savoir. Qu’est-ce que la ’Pataphysique ? Jarry la définit ainsi dans Gestes et opinions du Docteur Faustroll : « La ’Pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualités. » Autrement dit, la ’Pataphysique étudie scientifiquement ce qui n’existe pas, confère une existence à des créations imaginaires en les traitant comme des objets réels. Voici ce que répondit Boris Vian lui-même à Marc Bernard, au cours d’une émission diffusée par France 3 Paris-Inter, le 25 mai 1959 : « Pour résumer les choses un peu simplement, on peut dire que la ’Pataphysique est à la Métaphysique ce que la Métaphysique est à la Physique. Un des principes fondamentaux de la ’Pataphysique est d’ailleurs celui de l’Équivalence. C’est peut-être ce qui vous explique ce refus que nous manifestons de ce qui est sérieux et de ce qui ne l’est pas ; puisque pour nous c’est exactement la même chose, c’est ’Pataphysique. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, on fait toujours de la ’Pataphysique. » La physique étudie les phénomènes naturels ; la métaphysique s’interroge sur l’au-delà des apparences, l’au-delà du visible ; le ’Pataphysicien ne se soucie pas de l’authenticité de ses propos. Pour lui, seul compte la jubilation que procure le jeu avec les choses. Celui-ci se réalise dans la création artistique et pour puiser dans la science de quoi alimenter ses fantaisies. Le principe fondamental de la ’Pataphysique est l’équivalence : la hiérarchie des valeurs n’existe pas. Tout se vaut, donc pourquoi choisir ? Ce qui semble autre peut se révéler être le même. Donc, le général doit s’effacer devant le particulier. Toute solution peut s’imposer comme une nouvelle interprétation générale de la réalité. La ’Pataphysique remet donc en cause 9 toutes les certitudes : personne ne peut se vanter de détenir la vérité. Adoptons une distance lucide vis-à-vis de tous les systèmes. Sur le plan de la création romanesque, ce principe se solde par une dérive de l’imaginaire vers un monde ludique. La technique et la science-fiction permettent de transformer la réalité quotidienne en jeu comme dans L’Écume des jours. 2. L’influence du roman anglo-saxon Vian a toujours manifesté un grand intérêt pour la littérature anglosaxonne. Ses préférences allaient, dans le domaine anglais, à : Shakespeare, H.G. Wells, Kipling, K. Jérôme, Lewis Carroll et, pour ce qui est des Américains à : Faulkner, Hemingway, Melville, Bradbury, Van Vogt, Mac Coy, Cain, Caldwell, Miller, etc. N’oublions pas qu’il signe en 1950 un contrat avec Gallimard pour traduire L’Homme au bras d’or de Nelson Algren – un écrivain contestataire que Simone de Beauvoir connut intimement. La Chasse au Snarck de Lewis Carroll évoque la quête du Snarck, qui peut devenir mortelle s’il appartient à la race des Bodjun. Vian s’inspire de l’approche romanesque du père d’Alice ; c’est au travers du langage, qu’il remet en question la vision du monde commune. Le texte de Carroll est symbolique : sans quitter notre monde, il montre comment s’instaurent de nouveaux rapports entre les êtres et les choses. Vian reprend le procédé dans L’Automne à Pékin. En outre, Vian ne manifeste pas pour la science-fiction le mépris affiché par la critique française qui la classe dans la para-littérature. Il traduit The World of A., roman de Van Vogt, paru en 1945 aux États-Unis et en 1953 en France sous le titre : Aventures de A. Ce premier récit sera suivi de The Players of A., traduit par Les Joueurs du A. en 1957. Qui sont les « A » ? 10 Nous-mêmes puisque « A » désigne Aristote, philosophe grec de l’Antiquité dont la logique fonde la vision du monde occidental. Cette logique repose sur le principe de contradiction : A et non-A ne peuvent être vrais en même temps mais se révèlent complémentaires. Ainsi l’Autre s’oppose au Même. Van Vogt remet en cause ce principe. La déstabilisation induite alors fonctionne dans le domaine de la logique, un peu à l’instar, dans le monde de la physique, de la relativité d’Einstein dont Vian affirmait qu’il était le plus grand poète contemporain. Van Vogt écrit des romans de science-fiction qui n’exploitent pas tant les découvertes techniques qu’ils ne manipulent les lois logiques. De même, les récits de Vian produisent un univers imaginaire parallèle au nôtre. Ses dérèglements logiques semblent générés par un exploitation des figures de style qui, dans notre rhétorique, témoignent d’une certaine confirmation, d’une certaine structuration de notre esprit. On ne pense pas de la même façon en français ou en japonais. 3. Vian et la Sémantique générale Au travers de l’œuvre de Van Vogt, Vian est amené à s’intéresser à Alfred Korzybski1 dont il lut le second ouvrage, Science and Sanity, paru en 1933. Ingénieur polonais émigré aux Etats-Unis, le comte Alfred Korzybski prône une méthode de rééducation qui trouve ses sources dans une science nouvelle, « la Sémantique générale » et qui fonde une morale. Chez lui, Van Vogt trouva une critique radicale de l’aristotélisme. Dans sa première étude, Manhood of Humanity (L’Âge adulte de l’humanité), paru en 1921, Korzybski explique que l’homme se définit par sa capacité à exploiter son temps de vie et 1 Le Comte Alfred Habdank Korzybski (1879-1950). Il fonda en 1938 l'Institut de Sémantique Générale aux États-Unis. 11 par sa faculté de progresser. L’état d’avancement d’une société se caractérise par la diminution du temps de travail et par la satisfaction du plaisir menant au bonheur. Il faut se libérer de la notion de justice distributive qui fonde la conception judéo-chrétienne des rapports humains. Il ne suffit pas de rétribuer les individus en fonction de ce qu’ils semblent mériter en vertu d’une éthique foncièrement subjective. Il convient de laisser les hommes vivre libre mais responsables. De la même manière, Vian attaque les fausses valeurs culturelles de la civilisation qui paralysent les individus en leur faisant intégrer un sentiment latent de culpabilité. Il poursuit ses investigations linguistiques et semble donner une interprétation morale à la critique du nominalisme intentée par Korzybski. Pour Vian, l’enfant est contraint d’apprendre un vocabulaire et une grammaire qui ne veulent rien dire d’authentique mais qu’on lui donne comme chargés de sens. Au nom de notions fausses, on le culpabilise : l’éducation programme l’être humain de façon à le rendre inapte au bonheur. Vian aborde ce problème de la mystification engendrée par le langage dans L’Herbe rouge. Son héros, Wolf, ne sait plus comment vivre parce que son éducation l’a privé de valeurs en lui inculquant des notions vides de sens et qu’il les a assimilées sans remise en cause critique. Il ne peut parvenir au bonheur, faute de vivre en harmonie avec lui-même, avec son Désir. A l’inverse, les villageois de L’Arrache-cœur se déchargent de leurs fautes sur un bouc émissaire, La Gloïre. Ne nous laissons donc pas abuser par nos habitudes de pensée. 12 4. La création verbale A une époque où la poésie commence à jeter le soupçon sur lui et puise dans la linguistique le moyen de dénoncer son arbitraire, Vian réhabilite un langage qui ignore les grands mots creux et vides. Il veut lester les mots d’une signification concrète quelque subjective que soit notre perception du réel. La création verbale, chez Vian, trouve sa justification dans le jeu créateur ’Pataphysique : « Quand on décrit de façon très précise, dit-il, une chose qui n’existe pas, ça lui donne une existence bien plus grande que quand on dit vaguement qu’elle est bizarre ou insolite. » Ainsi, Boris décrit, imperturbable, un paysage onirique avec des mots à lui : « Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. » (L’Arrache-cœur, p. 9). Cet incipit, ou « début du roman », donne la clef du monde imaginaire de l’auteur ; il fonctionne comme le « Il était une fois » des contes merveilleux et fait pénétrer le lecteur dans la fiction. Le néologisme « brouillouses » est vraisemblablement formé par contamination de « brousse » et de « brouiller » : créé à des fins expressives, il rend compte de la décomposition du paysage. Vian crée donc un univers nouveau que supporte un langage neuf – ce qui conduit Jacques Bens1 à qualifier le monde de Vian de « langage-univers ». Chez lui, le langage recouvre les pouvoirs exploités par Rabelais, au XVIe siècle : il est euphorie et non pas critique maligne et stérile. Vian enrichit le lexique en inventant des mots nouveaux pour désigner des réalités imaginaires : il transforme des éléments réels en productions oniriques comme le pianocktail de Colin dans L’Écume des jours ou le terrain à ploukir de 1 Cf. Chap. I, 8. Anthologie critique, p. 21. 13 L’Herbe rouge. Ou bien, il détourne la signification d’un terme ; ainsi dans la citation ci-dessus, « calamine » semble bien désigner une fleur alors qu’un dictionnaire courant nous donne les acceptions suivantes : « silicate de zinc » ou « résidu charbonneux de la combustion d’un carburant dans un moteur à explosion ». Vian choisit donc un terme pour son pouvoir d’évocation et non pour un sens qui se figerait dans son acception unique. Mais Vian ne se contente pas d’enrichir le lexique, il se situe à l’intérieur du langage pour constituer comme un matériau du jeu verbal. Menant à bien ses recherches linguistiques dans la continuité de Lewis Carroll et de Korzybski, il ne déclare pas la guerre à la syntaxe : il respecte les règles de la grammaire mais renouvelle sa logique en prenant la rhétorique au mot. En effet, l’art du langage se définit par l’utilisation de figures de style comme les surréalistes, comme Raymond Queneau, Boris Vian se joue des métaphores figées. Il met ainsi en évidence le processus de création verbale, souligne comment l’image s’est figée dans le langage courant. Ainsi, l’abbé Petitjean s’adresse à Mangemanche à « brûle-cravate » et non à brûle-pourpoint1. Un autre procédé consiste à brouiller la frontière entre le concret et l’abstrait. Vian dénonce et transforme le stéréotype en allant du figuré au concret. « Des femmes aux gros désirs mous apparaissent sur le pas des portes, leur peignoir ouvert sur un grand manque de vertu, et vidaient leur poubelle devant elle […]. L’Automne à Pékin (pp. 7-8). Le « manque de vertu » devient visible, matériel. Le passage de l’abstrait au concret s’impose comme un procédé stylistique constant chez Vian. Il « chosifie », matérialise les opérations de l’esprit : « le calcul trop compliqué se dissolvit dans sa tête ; 1 Par surprise, brusquement. 14 il fut, normalement, par la suite expulsé par ses urines, en faisant toc sur la porcelaine. Mais longtemps après » L’Automne à Pékin (p. 8). A l’inverse, l’allégresse verbale se trouve communiquée par un animisme* diffus. « Le moteur vrombissait à un régime invariable, sûr d’avoir son assiette de poisson quand il le faudrait » L’Automne à Pékin. Il n’y a pas de frontière, chez Vian, entre ce qui est donné comme étant la réalité et l’imaginaire. Enfin, se situant au cœur de l’image, Vian peut aussi laisser évoluer la description en filant la métaphore, ce qui conduit à modifier le référentiel de départ. Ainsi, Adamis Dudu prend l’autobus et quitte Paris en bateau. « Le roulis de l’autobus berçait Adamis […] L’Automne à Pékin. Il semble que le personnage se soit embarqué sur un bateau. Il est évident que cette analyse ne rend compte que de manière très partielle, des procédés linguistiques propres à Vian1. 5. Un imaginaire vivant On le voit, Boris Vian n’a jamais défini une théorie du roman : il ne se réfère à aucune règle et pourtant sa « patte » se révèle toujours immédiatement reconnaissable. Son œuvre se caractérise, en effet, par l’unité de son style mais aussi par le retour de thèmes privilégiés. L’auteur met en forme un monde qui se veut représentatif du vivant. Vian n’interdit d’ailleurs pas une certaine violence dans l’expression de sa révolte. Ses attaques prennent la forme de virulentes critiques de la société dans son ensemble et, tout particulièrement, de l’administration ou des 1 Cf. Chap. V, FANTAISIE ET ACROBATIES VERBALES, p. 136. 15 méthodes d’éducation. Le système social lui semble reposer sur la mystification : on fait croire aux gens qu’il est nécessaire de travailler, de se confirmer au modèle commun alors qu’il faudrait utiliser les innovations techniques de manière à libérer l’homme, à le remplacer par les machines. En outre, la religion a contribué à développer le sentiment d’une faute à réparer alors qu’elle constitue, elle-même, une simple mise en scène qu’il convient de traiter comme telle. Boris Vian était contre les sermons, les prédicateurs, la guerre, le travail à la chaîne, l’emprise des systèmes établis, les partis pris, l’injustice, la malhonnêteté, la lâcheté, l’hypocrisie, l’imbécillité, l’intolérance et encore bien d’autres tares et dégénérescences. Mais ces thèmes de méditation, ces sujets de révolte ne sauraient être tenus pour véritablement originaux. La majorité des écrivains – et des hommes – dignes de ce nom les a fait et continue de les faire siens. L’originalité profonde de Vian ne réside pas dans le choix de ses cibles mais bien dans les moyens qu’il utilisait pour les atteindre. 6. Les métamorphoses du romancier A l’image de Stendhal, Vian s’impose comme un être multiple, qui cultive le sens de la représentation. Jeune dandy, il aime à décrire des personnages aux vêtements recherchés. Il se tourne vers le cinéma, qui se prête aux travestissements, et il commence par rédiger des scénarios dès 1941. Avant d’écrire des romans, il filmait, à Ville-d’Avray, des courts-métrages comiques. En 1947, il fonde avec Michel Arnaud et Raymond Queneau une société de films, l’ARQUEVIT, mais un seul scénario en sort, Zoneilles, publié par le Collège de ’Pataphysique en 1961. 16 Adepte du canular, Boris n’hésite pas à affirmer : « Vers les années 41-45, tout d’un coup, ma physionomie se transforma, et je me mis à ressembler à Boris Vian, d’où mon nom. » On peut se demander quelle fut l’influence jouée par son nom et son prénom dans la façon dont il se considérait luimême. Férue d’art lyrique, sa mère le baptisa « Boris », comme le héros de Boris Godounov1. Or, son nom et son prénom valurent à Vian quelques remarques acerbes sur ses origines que certains critiques dénonçaient comme étrangères. Et de lui octroyer une ascendance arménienne et de lui fabriquer, sans crainte des contradictions, une réputation de métèque à la solde du communisme international ou de l’impérialisme russe. Le patronyme de « Vain » aggravé d’un prénom à consonance étrangère, put lui sembler difficile à assumer comme le laisse supposer sa chanson « L’âme slave ». Vian se définit par sa singularité. Signe indubitable de ce refus d’allégeance aux règles, il se donne, très tôt, divers pseudonymes, qui dissimulent son identité, mais qui actualisent aussi les diverses tendances de sa personnalité. Dans les années 1944-1945, ses premiers textes paraissent sous les noms de Bison Ravi ou de Hugo Hachebuisson. Il utilise des anagrammes* de son patronyme : Baron Visi, Bison Ravi ou des pseudonymes : Vernon Sullivan2, Otto Link, Hugo Hachebuisson, Michel Delaroche, Adolphe Schmürz, le professeur Sébastien Labarthe-Dumas. Dans de nombreux textes de ses nouvelles, Vian donne un nom à un personnage pour le dénoncer comme un pseudonyme : sous sa plume, la réalité, éclatée, fonctionne sur un double registre, le réel et l’imaginaire. Plus significatif encore, il mène une double carrière romanesque en produisant à la fois les 1 Boris Godounov, tsar de Russie ; Boris Godounov, opéra du Russe Modest Moussorgski (1839-1881). 2 En hommage à Paul Vernon, musicien de l’orchestre de Claude Abadie et au pianiste de jazz Joe Sullivan. 17 romans signés Vian et les récits de Vernon Sullivan. Il n’est pas innocent, en outre, que Vian ait écrit dans les Temps modernes, ses « Chroniques du Menteur » où il travestit la réalité avec Humour ? Quels sont les rapports de la littérature et du mensonge ? Dès XVIIe siècle, les romanciers s’efforcent de réhabiliter leurs œuvres, discréditées par rapport aux pièces de théâtre ou à la poésie, en les authentifiant, en les présentant comme les récits d’événements réels dont le prétendu éditeur, en réalité l’auteur, aurait retrouvé la relation. Au XXe siècle, le problème de l’écart entre la réalité et la fiction se pose de façon aiguë aux surréalistes et autres mouvements littéraires. Tous en font une affaire de morale. Or, certains, tels Jean Giono et Boris Vian, revendiquent le mensonge comme principe même de la création. Vian s’amuse à brouiller les pistes : il affirme avoir écrit L’Écume des jours en Amérique et plus vite qu’il ne le fit en réalité. Pourquoi ce mensonge parfaitement gratuit puisque le lecteur ordinaire se moque de savoir où l’auteur a pu rédiger son œuvre ? Cette invention vise à fabriquer une certaine image de l’auteur. Cette relation complexe à la réalité engage un double processus d’explication. D’une part, dans ses récits, Vian transpose des données autobiographiques dans un monde imaginaire, une sorte d’univers parallèle de la fiction. Ainsi, dès Vercoquin et le plancton, récit burlesque*, il met en scène le monde des zazous1 (dont il fut). L’écriture ouvre à Vian le champ d’existences nouvelles. D’autre part, des 1946, l’auteur s’adonne à deux activités parallèles de romancier : le poète de L’Écume des jours s’invente la 1 Le terme dérive des onomatopées* zah-suh dont le chanteur et musicien de jazz, Cab Calloway (1907-1994) émaillait ses chansons. Le zazou des années quarante et cinquante fréquente Saint-Germain-des-prés, un quartier de la rive gauche où se réunissent dans des cafés, Le Flore, Les Deux Magots, écrivains, chansonniers, cinéastes et toute une jeunesse impatiente d’effacer l’austérité des années de guerre. Vian est la figure de proue des fêtes qui se déroule dans les cabarets à la mode. 18 personnalité de Vernon Sullivan. Non seulement Vian écrit sous le pseudonyme de Sullivan, il traduit en anglais cette œuvre dont il ne dit pas être l’auteur afin de prouver la véracité de son mensonge… Quelle est l’identité réelle de cet auteur multiple ? Quel est, en outre, le lien de continuité qui mène de Vian à Sullivan ? Pour Michel Rybalka, Vian aurait fait de Sullivan l’instrument de sa propre vengeance : dans J’irai cracher sur vos tombes, il renverrait à la société le spectacle de ses propres fantasmes. Vian supprimait la censure morale pour se faire le voyeur de scènes érotiques et transformer le lecteur en voyeur lui aussi. Nous retrouvons un des principes du libertinage, d’esprit et de mœurs, dont Les Liaisons dangereuses constituent le modèle inégalé. Par la suite, Sullivan continue à produire : Les Morts ont tous la même peau (1947), qui traite le problème inverse de J’irai cracher sur vos tombes en évoquant un héros, Dan Parker, un Blanc qui se croit noir : Et on tuera tous les affreux (1947), roman policier de science-fiction ; Elles se rendent pas compte (1950). Il semble que Vernon soit un Boris qui aurait accentué une donnée de son caractère et changé son point de vue sur le monde. Dans plusieurs de ses récits, et dans le troisième Sullivan intitulé Et on tuera tous les affreux, Vian évoque les expériences scientifiques qui permettront à la médecine de dupliquer des clones à partir d’êtres humains. Suivant ce processus, l’auteur se transformerait en « nègre blanc ». Personne hybride en marge de la société mais vengeur masqué de sa race persécutée. Clone de Boris, Vernon exaspère la violence inscrite dans les romans signés Vian. En effet, de manière générale, l’œuvre de Boris s’adresse non tant à l’intellect qu’à l’émotivité, qu’à la sensibilité : « Pour moi, affirme-t-il, l’art consiste à produire dans le public un choc physique violent, que ce soit par la joie, par la peur, par l’excitation sexuelle, par n’importe quel moyen enfin. » 19 Ainsi l’art naîtrait-il d’un processus de distanciation, de prise de conscience, qui passerait par le trouble affectif. 7. Le double et le couple Qu’est-ce qui empêche l’homme de vivre ? Voilà la question que Vian ne cesse de poser dans une œuvre qui témoigne d’un effort pour maintenir l’énergie vitale que peut amoindrir la société ou une faiblesse intime. Le processus de démultiplication de l’auteur et des personnages trouve sa justification dans un permanent sentiment d’usure de la personnalité. Vian met en scène des couples masculins (le Major et Antioche dans Vercoquin1 et le plancton, Colin et Chick dans L’Écume des jours, Angel et Anne dans L’Automne à Pékin, Wolf et Lazuli dans L’Herbe rouge). Pour lutter contre la précarité de l’existence, pour assumer sa propre difficulté à être et retrouver une unité, il faut se construire un univers de remplacement, une Utopie moderne. Le bonheur pourrait se trouver dans l’amour et le rejet des fausses valeurs. Ce double quête, Vian la poursuit dans tous ses récits. Dans ses premières œuvres, il s’inspire de l’esprit ludique d’un Jarry pour faire le procès du monde du travail et de la morale bourgeoise hypocrite. A cette violence sociale, il convient de répondre avec force. Ainsi, dans Vercoquin et le plancton, le monde des zazous se révolte contre toutes les conventions mais sans jamais théoriser. Les jeunes gens suivent leur instinct. La question du couple ne se pose pas en termes douloureux, comme dans L’Écume des jours, où Vian poursuit sa réflexion 1 sur l’aliénation* de Le vercoquin est une larve qui détruit les bourgeons des vignes. Au ses figuré ou familier, ce terme désigne une fantaisie, un caprice. 20