la liberté d`expression et les armes de la critique

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la liberté d`expression et les armes de la critique
L’Enseignement Philosophique
Éditorial de septembre - octobre 2006
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
ET LES ARMES DE LA CRITIQUE
« La critique, cela sera l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie »
M. Foucault (1)
Un homme est menacé de mort, lui et sa famille, pour avoir publié, dans un quotidien, un
texte stigmatisant l’islam et son prophète (2). Dans un pays démocratique et laïque, les
menaces physiques sont inacceptables et doivent être condamnées sans faiblesse ni réserves et
les pouvoirs publics doivent assurer la liberté d’expression et la protection des personnes. Il
ne faut pas oublier que les principes de laïcité et de liberté d’expression ont été conquis par la
lutte contre les abus de pouvoir des autorités politiques ou religieuses.
Pourtant, dans le cas de M. Redeker, des voix ont exprimé leurs réserves vis-à-vis d’un
texte qu’ils jugent polémique et injurieux et, invoquant le respect des religions, renvoient dos
à dos l’« islamophobe » et ceux qui le menacent de mort. Le ministre de l’Education
nationale, tout en soutenant le professeur, le rappelle à un devoir de modération. Dans une
situation où la vie d’un homme est en jeu et l’exercice de la libre pensée remis en question,
ces atermoiements étaient-ils opportuns ?
Cet événement doit être l’occasion de repenser le sens et la portée de l’attitude critique.
Nul ne disconviendra que la liberté d’expression n’est pas licence ; mais c’est à la loi d’en
fixer le cadre. L’injure raciste est un délit - passible des tribunaux - mais non la critique des
religions. Comme disait Alain : « Et sans doute on va répétant que toutes les croyances sont
respectables. Mais cela n’a aucun sens. Toutes les personnes sont respectables ; mais aucune
croyance n’est respectable. Aucune doctrine n’a le privilège de faire tomber devant elle tous
les arguments, ni d’imposer autour d’elle le silence et la muette adoration » (3). Ce qui
suppose, contrairement à la perspective communautarienne, que la personne ne puisse se
réduire à l’ensemble de ses appartenances. Quant au devoir de réserve du professeur, il
convient de mettre les choses au point : l’obligation de réserve ne peut s’appliquer qu’aux
fonctionnaires d’autorité dont la parole peut engager celle de l’Etat et de l’administration - ce
qui n’est pas le cas d’un professeur. Mais surtout, il faut rappeler la distinction fondamentale
entre « usage privé » et « usage public » de la raison. Si, en tant que professeur, on se doit de
ne pas provoquer des affrontements idéologiques en classe et d’adopter une prudence
pédagogique, on n’en est pas moins libre de publier dans un journal ses propres réflexions.
« La critique, c’est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité
sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité. » (4) Et le pouvoir, ce n’est
pas seulement le pouvoir d’Etat, mais aussi toutes les forces qui tendent à assujettir les
individus. Face à la gouvernementalisation des corps et des esprits, l’attitude critique cherche
à récuser, limiter ou transformer le rapport à l’Ecriture sacrée, aux droits ou aux savoirs. Au
magistère ecclésiastique, on pose la question de la vérité de l’Ecriture ; aux pouvoirs, on
oppose des droits universels et imprescriptibles ; à l’autorité garante du vrai, on oppose des
raisons qui légitiment la vérité. Le noyau de la critique est le faisceau qui lie le pouvoir, la
vérité et le sujet.
La critique est alors une arme dans un combat pour l’émancipation et suppose donc une
réflexion stratégique. Ce n’est pas seulement le contenu du discours qui doit être apprécié,
mais aussi sa forme, son opportunité par rapport aux forces en présence et son contexte de
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diffusion. L’intervention philosophique dans un journal s’inscrit dans un certain rapport au
public « éclairé » avec des effets d’appel ; les penseurs des Lumières l’avaient déjà largement
pratiquée. Marx avait voulu faire de la critique une véritable « force matérielle », une arme
contre un état social qu’il jugeait aliénant, non pas « une passion de la tête, mais la tête de la
passion. » (5) Sa critique de la religion n’avait d’autre but que la critique d’une société qui a
besoin de religion. On objectera que la situation n’est pas la même, que nous ne vivons pas
dans un Etat islamique, que la critique de l’Islam ne saurait réduire cette religion à sa version
fondamentaliste violente et politique, qu’il faut distinguer dans toute religion l’exigence
spirituelle et les forces de gouvernement des corps et des esprits. Mais cela est l’affaire du
débat et la critique de la critique doit emprunter le chemin de la communication des idées
garantie par le principe de la liberté d’expression.
Chacun jugera de la pertinence critique de l’article de R. Redeker à l’aune de ces critères ;
mais s’abstenir de manifester son opposition à une menace de mort au prétexte de l’invalidité
de la critique est le commencement du renoncement à la liberté de penser.
Edouard Aujaleu
Président de l’APPEP
Le 8 octobre 2006
(1) M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ? in Bulletin de la société française de philosophie,
séance du 27 mai 1978.
(2) Le Figaro, 19 septembre 2006
(3) Alain, La dépêche de Lorient, Chronique du jeudi 14 juin 1900.
(4) M. Foucault, art. cité.
(5) K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, in K.Marx,
Philosophie, Gallimard, p. 92
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