Jésus rencontre un sourd-muet, ou du crépuscule de l`humanité à l

Transcription

Jésus rencontre un sourd-muet, ou du crépuscule de l`humanité à l
Jésus rencontre un sourd-muet,
ou du crépuscule de l’humanité à l’aube de l’homme.
Esaïe 29, 17~24 / Marc 7, 31~37
La thématique des lectures bibliques, et d’une manière plus générale la couleur de cette célébration,
sont joyeuses : Jésus rencontre et guérit un sourd-muet, Ésaïe annonce un grand renversement de
situation. Il y a comme quelque chose de léger dans l’air. « La grande guérison » est annoncée,
proclamée avec cette autre sentence extraite également du livre d’Ésaïe, qui aurait pu être écrite par
Jean de La Fontaine : « Il ne brisera pas le roseau qui plie »i.
Il ne brisera pas… cependant, comment ne pas sentir l’odeur âcre de l’actualité… odeur de mort un
peu partout dans notre monde : en Chine où il faut une explosion majeure dans une mégapole
portuaire pour s’apercevoir des manquements aux plus élémentaires règles de sécurité ; en
Afghanistan par les attentats presque quotidiens ; odeur de poudre et de mort en Syrie, nous y
sommes presque habitués, ce qui est le plus terrible… odeur de l’horreur quand Daesh fait régner la
terreur et décapite ses otages… odeur que nous ne sentons pas car la mer Méditerranée engloutit les
corps des migrants perdus… odeur de l’angoisse en face de ce temps où les crises succèdent aux
crises : bancaires, dettes des états, sociale qui fait se rassembler des indignés un peu partout dans le
monde, politique quand les gouvernants semblent ne plus savoir gérer toutes ces crises successives
et marcher dans un sens commun.
Il n’y a pas si longtemps au regard de l’histoire, un célèbre groupe de rock progressif (Supertramp)
pouvait intituler son quatrième album : « Crisis ? What crisis ? » — « Crise ? Quelle crise ? » Ce titre
était écrit avec des points d’interrogation. Question posée : crise ? Quelle crise ? Il n’y aurait d’autre
crise que celle que l’on voudrait nous faire croire, alors qu’elle n’existerait que dans un imaginaire
collectif. Demain sera ce que nous faisons aujourd’hui, enchanteur si nous chantons.
« Crisis ! What crisis ! » en une interpellation ponctuée de points d’exclamation tant la crise évoquée
est forte, prégnante, incontournable, et il ne sert de rien de se leurrer dans des lendemains idéés…
sous les pavés, la plage. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir à quel point se vouer
(interrogation par trop optimiste qui dénie la réalité, ou exclamation par trop pessimiste qui ne peut
rien entrevoir d’autre que la gangue de cette réalité). Elle est davantage de se demander combien de
« s » il faut mettre au bout de ces termes de crise qui paraissent justement ne pas avoir… de fin.
Pluriel de l’angoisse du temps, pluriel empli de la violence qui ne cesse de remplir nos quotidiens… et
les crises extérieures de devenir des crises existentielles rejaillissant dans la vie ordinaire qu’elles
obombrent.
Comment ne pas se retourner en une conversion. Il y a eu 25 ans le 2 août dernier, c’était le début de
la Guerre du Golfe, lorsque les troupes de Saddam Hussein entrèrent au Koweït. Ce jour-là, la face du
monde a été changée. Tous les conflits majeurs qui ont eu lieu depuis puisent leur raison d’être dans
ce conflit, d’abord localisé entre deux pays, puis généralisé par l’intervention de la coalition de 34
pays contre l’Irak. Onze ans plus tard, les attentats du 11 septembre 2001 en étaient une
conséquence directe. Que faisions-nous en ce jour-là ? Il me souvient que j’étais à l’Aumônerie
Universitaire Protestante. Un étudiant est venu me chercher dans mon bureau pour me montrer ce
qu’il découvrait avec ahurissement à la télévision. J’ai vu, et je n’ai pas cru ce que mes yeux voyaient.
J’ai vu, et j’ai été chercher Beth, directrice de l’organisation d’accueil d’étudiants américains qui avait
ses bureaux dans nos locaux. Nous avons regardé ensemble, figés dans l’incrédulité de cette réalité
que nous découvrions en direct. Au bout d’un temps, il nous a bien fallu accepter cette vision… le
monde venait de marquer son changement. À partir de ce jour, plus rien ne serait pareil !
Effectivement, plus rien n’a été pareil… dans le monde… depuis les crises ont succédé aux crises… si
onéreuses tant en vies humaines que financièrement… depuis, s’il n’y a pas eu de guerre mondiale, il
y a eu la poursuite de la mise au monde de la guerre, terreur du monde en guerre.
Croisade pour la vie contre les forces du mal, nous a-t-on dit. Certes. Seulement, il est une issue que
nul n’a envisagée, sauf peut-être le philosophe Michel Serres : et si tout cela n’aboutissait que dans
la mort… une mort lente et insinuante… la fin non pas d’un monde, mais bien du monde… une mort
qui n’en finit pas de se répandre et de jeter sa nasse. Les pères, fussent-ils d’Amérique ou d’ailleurs,
vouent leurs fils à la mort comme jadis le vieil Horace dans la guerre de Horiaces contre les Curiaces.
Comme si en réponse au symbolique complexe d’Œdipe, les pères engendraient des fils pour qu’ils
meurent à leur place en ces combats qui sont pourtant les leurs… « La nation sculptera des statues de
bronze à ces pères ignobles et convaincra les jeunes rescapés qu’ils ont l’intention de tuer leur père.
Ainsi enseigna-t-on dans les amphithéâtres et les hôpitaux le dogme du meurtre du père à des milliers
d’étudiants, quand des dizaines de millions de fils tombaient sur ce que les vieux osaient nommer des
champs d’honneur. Abominable mensonge. »ii
Le grand renversement annoncé par Ésaïe est là, mais comme en négatif… qui devient préhensible.
Plus rien n’a été pareil… en moi… comment continuer de croire en un Dieu qui annonce des jours
heureux à venir, que les aveugles verront et les boiteux marcheront… en voyant ce que nous avons
tous vu : ces personnes se jeter dans le vide du haut des tours jumelles plutôt que de périr par les
flammes ? Qu’espéraient-elles ? Que les anges de Dieu viennent les porter sur leurs mains de peur
que leurs pieds ne heurtent une pierre ? Mais d’anges, il n’y en a pas eu… personne, le ciel est resté
désespérément vide… et leurs noms ne figurent même pas sur les listes des victimes gravées dans la
pierre… considérées comme des lâches… ignominies !
Comment croire en un Messie qui rencontre et guérit un sourd-muet et me laisse muet face à
l’horreur de l’absolue destruction, souhaitant presque demeurer sourd aux douleurs de l’humanité et
du monde pour pouvoir continuer à vivre en toute quiétude ? Je le confesse, ma foi en un homme
bon a vacillé… Rousseau s’en est allé dans l’effondrement des tours, il s’est noyé avec les autres… et
ma foi en Dieu a été ébranlée jusqu’en ses fondements les plus profonds.
Croire a-t-il seulement encore un sens ?
Croire en l’homme. Depuis le Siècle des lumières, on a cru au progrès de l’humanité fondé sur le
développement de la connaissance et des sciences. Même la dialectique historique a prôné une
marche en avant de l’histoire vers un aboutissement harmonieux de la société. N’en déplaise à
Charles Darwin, qui cependant avait raison du point de vue scientifique, il est philosophiquement de
plus en plus difficile de parler d’évolution en ce qui concerne la race humaine. Le XXe siècle avec ses
guerres et ses génocides, ses crimes contre l’humanité semble dire le contraire. Le XXIe siècle
débutant au 11 septembre 2001 est là pour nous le confirmer : l’humanité n’est pas en évolution,
mais en état de dévolution permanente... immense chantier de dévolution dont nous ne cessons de
respirer la poussière de ses gravats.
Croire en Dieu. Le ciel vide résonne de toutes les prières in-ouïesiii des hommes, des femmes et des
enfants de ce monde. Elles montent comme la fumée de l’encens et s’égarent comme des âmes
perdues à tout jamais.
Je ne peux plus croire ni en l’homme ni en Dieu – mais n’est-ce pas la même chose ! Me reste-t-il
alors une autre voie, ou dois-je me taire définitivement ?
Je pourrais – comme le Dom Juan d’Albert Camus – choisir de me retirer solitaire dans une cellule, et
regarder brûler à tout jamais la lande humaine de tous les maux multipliés par les hommes tellement
plus facilement que les pains par le Christ.
Je pourrais, comme tant d’autres, m’enivrer de vinaigre en faisant semblant que c’est là du bon vin.
Je pourrais, comme beaucoup, préférer l’aveuglement, la surdité et le mutisme.
Cependant, j’ai choisi une autre voie. Il m’a fallu aller bien au-delà des vues immédiates de l’histoire,
bien plus loin que ce que nos pauvres regards peuvent couvrir. Afin de ne pas en rester au noir destin
de l’homme révolté, ni au noir désir du désabusé, encore moins à la noirceur du désenchanté, j’ai
préféré la voie de l’involution.
Il faut à l’homme, suivant l’expression de Michel Serres, s’involuer pour s’ouvrir à un avenir
radicalement différent de celui fatidique qui l’aspire. Laisser passer en lui le souffle, l’inspiration.
C’est ainsi que se découvre la voie de la joie imprenable parce que celle d’une naissance nouvelle,
d’une nouvelle essence de l’homme.
Lorsque Jésus guérit un sourd en lui mettant les doigts dans les oreilles – c’est-à-dire en les obstruant
et en empêchant les bruits extérieurs de les blesser –, il le renvoie à ce qu’il a de plus précieux : son
ouïe intérieure, l’in-ouïeiv, mais cette fois-ci en entendement.
Lorsque Jésus guérit un muet en crachant et en lui touchant la langue de sa salive, il utilise ce qui
provient de son en-soi pour l’offrir à l’autre et lui révéler son propre en-moi.
Jésus ouvre le sourd-muet à son involution personnelle, et c’est en naissant à soi que cet homme
s’ouvre au monde.
Involution, inspiration... et si Dieu, aujourd’hui, nous annonçait effectivement un grand
renversement, le plus incroyable de tous, puisqu’il n’est pas au ciel (comme nous le pensons trop
souvent à force de le prier ainsi)v, mais en chacun qui est à son image.
« Pa sa grâce et sa bonté, Dieu est si près de toi
Que son essence se diffuse dans ton cœur et ton âme. »vi
Ainsi m’a parlé le Voyageur chérubinique. Et de poursuivre :
« Pour trouver ma fin dernière et mon premier commencement,
Il faut que je me cherche au fond de Dieu, que je le cherche au fond de moi,
Que je devienne ce qu’il est : une lumière dans la Lumière,
Une parole dans la Parole. »vii
Je ne vais plus de l’aube au crépuscule – de la naissance à la mort –, mais bien de mon crépuscule à
mon aube. Il y a un soir et il y a un matin au jour nouveau de la foi et de l’espérance. Alors, joie
Jubilate !
Bruneau Joussellin
Bruxelles-Musée,
le 16 août 2015
i
Esaïe 42, 3
ii Michel Serres, La guerre mondiale, éd. Le Pommier, 2008
iii au sens de « in-entendues », de non-entendues
iv
au sens de « entendues par le dedans »
v La prière du Notre Père parle des cieux et non du ciel.
vi Angelus Silesius, Le voyageur chérubinique, Livre V, n° 66
vii idem, Livre I, n° 6