À PROPOS DE BOUILLOIRES ET DE SCANDALES
Transcription
À PROPOS DE BOUILLOIRES ET DE SCANDALES
À PROPOS DE BOUILLOIRES ET DE SCANDALES Voici une méthodologie de recherche de la connaissance profonde de l’objet énoncée formellement dans l’analyse comparative des bouilloires de Peter Behrens et de Marianne Brandt ainsi que de celles de Matteo Thun et de Christopher Dresser. Pourquoi est-il nécessaire de connaître (profondément) l’objet? Notre vue nous révèle la morphologie de l’objet, mais elle ne nous ramène pas à l’époque de sa production, non plus dans les relations qui s’établissent autour de cet objet, c’est-à-dire que nous ne connaissons ni l’objet ni son zeitgeist. S’introduire dans ce zeitgeist dans le sens le plus large du terme, c’est s’enfoncer dans des domaines qui ne sont pas seulement ceux, très spécifiques, du design industriel. « Rien ne nous semble étranger », d’où le recours aux arts plastiques, à la littérature et à la musique, ainsi qu’à la question sociale tout à fait pertinente. En transformant « la vue en perspective », cette méthodologie se propose d’enlever progressivement des « voiles » à l’objet, et ce, même dans la certitude qu’il s’agit d’une tâche trop vaste et que sa dimension comprend tous les différents zeitgeist et leurs historiens. L’analyse des bouilloires est un exemple non seulement du « dévoilement », mais elle constitue, si l’on veut, une approche méthodologique de conformité universelle. À PROPOS DES AVANT-GARDES, DES AVANT-GARDISTES SOLITAIRES ET DE L’ESPRIT D’AVANT-GARDE « L’art moderne n’est pas né de l’évolution du XIXe siècle. Au contraire, il est né d’une rupture avec les valeurs de cette période. Toutefois, il n’a pas été le cas d’une rupture esthétique. Chercher une explication aux avant-gardes artistiques européennes en recherchant seulement les mutations du goût, c’est se condamner à l’échec. En effet, une telle recherche ne saisirait pas forcément les causes de la genèse du phénomène de l’art moderne. Qu’est-ce qui a entraîné alors une telle rupture ? On en trouvera la réponse que dans une série de raisons historiques et idéologiques. Mais cette question pose aussi, implicitement, un autre problème : celui de l’unité spirituelle et culturelle du XIXe siècle. En effet, ce fut cette unité qui s’est brisée, et c’est de la polémique, de la contestation et de la révolte qui s’en est suivi qu’est né le nouvel art. Mario De Michelli, « Las vanguardias artísticas del siglo XX », page 15.- Alianza Éditorial ISBN84-7932-1 Il est possible d’élargir cette définition par une réflexion à propos de l’appartenance chronologique du concept d’avant-garde. On conclura alors que ce n’est pas l’appartenance chronologique, mais une génération conceptuelle immergée dans un zeitgeist de rupture qui nous permet de parler d’avant-garde et d’esprit d’avant-garde. On différencie ainsi les courants d’avant-garde qui peuvent, eux, être placés dans un cadre chronologique, tels que ceux qui apparaissent, par exemple, au début du XXe siècle. Mais il est également possible de mentionner une autre catégorie : celle qui réunit les artistes et les designers qui échappent au cadre général. Ils ne constituent pas un courant, il s’agit plutôt « d’avant-gardistes solitaires », tels que Christopher Dresser dans le monde du design et Johann Füssli dans celui de l’art (dans quelques-unes de ses œuvres). Il convient de mentionner tout spécialement, à titre de phénomène qui précède l’avantgarde, « l’esprit d’avant-garde », intemporel dans son essence. Cet « esprit d’avant-garde » est celui qui se forge lors de la rupture d’une unité culturelle et spirituelle comme celle qui s’est produite lors du dernier tiers du XIXe siècle, et ce, du fait des prises de positions idéologiques qui, depuis la vision de notre temps, pré annoncent des changements, même si elles sont encore formellement héritières du XIXe siècle. À PROPOS DE SCANDALES ET DE MERVEILLES L’esprit d’avant-garde et l’avant-garde nous aideront à situer les objets et les designers dans leur zeitgeist tout en montrant leur être, leur essence. Pour révéler leurs attributs, leur qualité, il ne suffira pas de comparer les œuvres d’art aux objets industriels ou à l’histoire ; il nous faudra élargir notre vision en faisant appel à la littérature, et pourquoi pas pas le faire par le biais des mots paradigmatiques de Jorge Luis Borges qui traversent la frontière de la littérature pour atteindre l’essai esthétique : « … dans les premiers jours, il y eut un roi des îles de Babylone qui rassembla ses architectes et ses mages et leur ordonna de construire un labyrinthe perplexe et subtil dans lequel les hommes les plus prudents n’osaient pas entrer et où ceux qui s’y aventuraient, se perdaient. Cette œuvre constituait un scandale parce que la confusion et la merveille sont des opérations propres à un [D]dieu et non pas aux hommes »1 Et c’est une qualité de l’avant-garde d’être à la fois scandale et merveille. 1 - PETER BEHRENS (1868-1940) – Bouilloire –Théière électrique pour AEG (1909) Marianne Brandt (1893-1983) – Théière / Bauhaus (1925) 1 Jorge Luis Borges – “Los dos reyes y los dos laberintos” dans “El Aleph” Emece – Buenos Aires, 1974 Peter Behrens, Catalogue AEG et théière électrique, 1909 Marianne Brandt, théière, 1925 On peut donner des exemples d’avant-garde et « d’esprit d’avant-garde » à partir des designs de Peter Behrens2 pour l’AEG3, particulièrement la bouilloire (1909), qui résulte des idées conçues au sein de la Deutscher Werkbund 4 . Voici une avant-garde qui réside dans le système de production que Peter Behrens incorpore à l’AEG, en termes de conception de l’objet, en termes de typification, mais aucunement quant à sa forme, qui ne met pas en question la typologie dont elle descend, car en fait, Peter Behrens la conçoit pour être vendue à grande échelle et au niveau international. Dans le cas de la bouilloire, nous pouvons y voir clairement l’esprit d’avant-garde. Peter Behrens sait bien que les objets d’avant-garde ne rentrent pas dans le domaine de ceux conçus pour faire plaisir. Le design est au service de l’industrie et des objectifs visés par la Deutscher Werkbund ainsi que des besoins commerciaux spécifiques de l’AEG. L’un des motifs, c’est l’engagement de l’entreprise envers le marché qui répond à cette chaîne de besoins : l’Allemagne tout entière par rapport à l’Europe (ou au monde), l’entreprise par rapport à l’Allemagne, le produit par rapport à l’entreprise, le designer par rapport au produit. L’objet doit répondre à ces différentes échelles, à une identité nationale et à des règles qui permettent l’identité et la typification. Behrens, via l’AEG, va mettre en place ce concept d’avant-garde que sont la typification et la somme de toutes les relations que nous venons d’énoncer. Analyser la bouilloire c’est commencer à hésiter. Où plaçons-nous dans le temps cet objet à travers son idée et ses traits morphologiques ? Nous n’avons pas affaire ni à un objet unique ni à un objet unique multiplié industriellement, nous avons affaire à une série typologique où les variations (simples) des formes, la finition en métal, la texture de la surface et les différentes 2 Peter Behrens, 1868 – Berlin, 1940). Architecte allemand. Il a débuté comme graphiste dans le mouvement Art nouveau, bien qu’à partir de 1900 il se soit consacré aussi à l’architecture et c’est dans ce domaine qu’il a évolué vers un style géométrique et austère qui deviendrait un modèle pour l’architecture industrielle. Il a été directeur artistique de la société allemande AEG, pour laquelle il a dessiné des usines et des logements pour les travailleurs. Il a créé le rôle de l’architecte en tant que designer industriel humanisant de l’environnement technologique. Parmi ses œuvres exemplaires pour la nouvelle architecture, on souligne l’usine de turbines pour AEG à Berlin, construite en béton, acier apparent et aux grandes baies en verre. Ont travaillé avec lui de jeunes figures de taille pour l’architecture moderne telles que Walter Gropius, Mies van der Rohe et Le Corbusier. 3 AEG sont les sigles de la société Allgemeine Electricitätts Gesellchaft. 4 Deutscher Werkbund – Association d’artistes, d’artisans et d’entrepreneurs fondée en 1907 par Hermann Muthesius. L’un des objectifs de cette association était la production massive d’objets ayant un bon design à prix réduit. Cette politique s’opposait à celle du Royaume-Uni où la production massive ne tenait pas compte de la qualité du design. dimensions engendrent des variations qui peuvent satisfaire le « goût » d’un nombre considérable d’usagers. Le designer opère non seulement avec le concept de typification, mais il l’emporte formellement au domaine de « famille ». L’univers des bouilloires qui entoure celle de Peter Behrens est un monde décoratif, sans aucun signe visible d’identité. La bouilloire n’a pas de compromis formel envers le design, c’est un objet utilitaire qui trouve son compromis envers le design et l’industrie à travers le regard du designer ; dans ce cas, par l’entremise de Peter Behrens qui matérialise les idées de la Deutscher Werkbund, énoncées par Hermann Muthesius. 1750 1840 1907 1909 La bouilloire de Peter Behrens, pose-t-elle une situation semblable à celle du tableau « Joueurs de cartes » (1890/95) de Paul Cézanne ou à celle du tableau « Les demoiselles d’Avignon » (1907) de Pablo Picasso ? Si nous la plaçons parmi une série d’objets ayant la même fonction, nous allons y découvrir des changements qui nous feront évoquer la « modernité », mais non pas l’avant-garde. Nous y trouvons un rapport clair avec la posture de Paul Cézanne qui explore la réalité comme en la réinterprétant. Chaque tableau est autonome, mais ils appartiennent tous à une même famille. Ils sont tous des enfants de la même réalité. Que se passe-t-il avec « Les demoiselles d’Avignon » ? Picasso n’y réinterprète pas la réalité, il en construit une nouvelle qui sera à la fois la base d’une autre nouvelle réalité. Cette situation n’est pas celle qui apparaît au sein de la Deutscher Werkbund, mais du Bauhaus, ou mieux, pour abréger, dans les explorations formelles de Marianne Brandt5 qui aboutiront en 1924 à la formulation de sa théière. Peter Behrens réinterprète la réalité, 5 Marianne Brand (Chemnitz, 1893 – Kirchberg, 1983) Elle a fait ses études à l’École d’Art de Weimar entre 1911 et 1917. Peintre et sculpteur, Marianne Brandt a été l’une des femmes designer du Bauhaus qui, de manière inattendue à cette époque-là, ont travaillé avec le métal. En 1917, elle a fondé son propre cabinet et a travaillé comme artiste autonome jusqu’au moment où elle est entrée à la Staatliches Bauhaus de Weimar en 1923. Après le cours préparatoire, elle a parfait son apprentissage dans l’atelier de travail métallique dont le directeur était Lazló MoholyNagy. À cette époque-là, elle a dessiné un service de café et de thé avec des formes géométriques simples tout en montrant plus d’intérêt pour la forme fonctionnelle que pour l’artisanat traditionnel. Après avoir réussi son examen officiel, Brandt est devenue en 1928 vice-rectrice de l’atelier de métallurgie et a organisé des projets en collaboration avec ses collègues Christian Dell et Hans Przyrembel. Dans les années 1920 l’école s’est consacrée principalement à l’élaboration de prototypes pour la fabrication en chaîne ; à vrai dire, très peu de ses designs étaient conformes à la production. Les lampes de Brandt en ont été une véritable exception. L’artiste a travaillé au cabinet d’architecture de Walter Gropius en 1929 et entre 1930 et 1933 elle s’est consacrée à la création de nouveaux concepts de design. réinterprète la bouilloire, poussé par le besoin de donner une réponse à ce qui « fait plaisir », bref, au côté commercial. Marianne Brandt plonge dans la pure exploration formelle et dans cette recherche, chacun des pas devient un échelon nécessaire pour atteindre de nouvelles réalités. Elle ne tient pas compte du côté plaisant/commercial de la chose ; il ne s’agit plus d’une réinterprétation, mais elle crée une nouvelle théière tout en générant des tensions entre le type conçu (tradition) et la rupture du type. S’éloigner du côté plaisant devient la caractéristique particulière de l’avant-garde en tant qu’attitude atemporelle. Les « Joueurs de cartes » et les bouilloires de Peter Behrens ne constituent pas un scandale, « Les demoiselles d’Avignon » et la bouilloire de Marianne Brandt en constituent un. Paul Cézanne, « Joueurs de cartes » (1890/95) Pablo Picasso, « Les demoiselles d’Avignon » (1907) La bouilloire de Marianne Brandt laisse derrière elle l’anonymat de la pure « chose » utilitaire. Ceci fait aussi un trait avec la « modernité ». Nous constatons la main d’un designer dans ses proportions, dans la lecture unifiée des composantes, dans l’équilibre des matériaux. Néanmoins, ce ne sont pas ces interventions qui l’écartent de la « chose utile »6. C’est plutôt l’appartenance à l’avant-garde, clairement visible dans la rupture de la série typologique, sa qualité en même temps de « scandale » et de « merveille ». L’utilité disparaît et atteint le domaine de la « chose utile »7 où la signification va au-delà de la pure utilité. 6 Martin Heidegger – Arte y poesía / La cosa y la obra.- FCE – México 1992. 7 Ibid. Le nom de l’objet de Peter Behrens « Elektrische tee und wasser kessel » (Théière et bouilloire électrique) annonce la volonté de l’utilisation. Ce n’est pas seulement un objet à être utilisé dans la cuisine, il peut devenir l’objet représentatif que l’on apporte sur la table. Bien qu’il continue de témoigner d’une tradition formelle d’utilisation, sa conception est décidément « innovatrice », et ce, à la manière de Cézanne. On pourrait même dire que la forme et la conception répondent à des univers différents, cependant l’objet réussit à transmettre le caractère innovateur au niveau du projet, et ce, par sa présentation assujettie aux normes, sa matérialité, sa possibilité de double utilisation, sa perte d’anonymat, ses proportions étudiées et son format. 2 – MATTEO THUN (1952) Théière « Chad » (1981) Christopher Dresser (1834 – 1904) Théière (1879) Est-ce que la théière de Dresser est un « scandale » (scandale silencieux) ? Celle de Thun, représente-t-elle l’ « esprit d’avant-garde » ? Christopher Dresser, Théière (1879) Matteo Thun, Théière “Chad” (1981) DES DOUTES, DES DOUTES ET ENCORE DES DOUTES Est-ce que la théière de Thun est géométrique ou organique, aimable ou agressive, stable ou instable, contemporaine ou historique ? Un véritable objet Memphis 6 , truffé de contradictions envers ce qui est défini comme conventionnel, avec une résolution formelle qui exclut la compréhension de l’utilisation. Cette résolution formelle nous permet de parler de pluralité de formes qui composent l’objet, 6 Association fondée par Ettore Sottsass à Milan en 1981. Héritière des mouvements radicaux italiens, elle fera partie du « Nuovo design ». quelques-unes organiques et superposées qui rendent la lecture difficile, une autre géométrique ; sans que cette prégnance soit suffisante pour déséquilibrer le bilan intentionnellement équilibré entre les dimensions géométriques et organiques. Il y a un axe vertical évident, affaibli par l’axe diagonal du bec, et une tension ajoutée par la « roue dentée » inférieure qui donne une suggestion virtuelle de mouvement. Cette suggestion de mouvement que nous pouvons trouver dans le constructivisme russe vient s’ajouter à la lecture d’addition de parties que nous pouvons apprécier dans la théière de Malevitch. Conclusion historique : le créateur dans son zeitgeist , (dont il ne peut se libérer), aura des récurrences, intentionnées ou pas, aux composants de ce zeitgeist. Si c’est intentionné, nous pouvons signaler, en paraphrasant Danto, que « les objets du passé sont disponibles pour que le designer s’en serve ; par contre, ce qui n’est pas disponible c’est l’esprit à partir duquel ces objets ont été créés »7 ; et si elle n’était pas intentionnée, la récurrence viendrait de la « pression » du zeitgeist sur le designer. (Zuyeb Club, Golosov, 1926, /Théière, Malevich, 1932). Ilya Golosov, Zuyeb Club 1926 Kasimir Malevich, théière 1932. Des contradictions? Il convient d’apprécier la proposition de générer un vide là où nous attendons trouver un plein ; la lecture peut être presque comparée à une « bouteille de Klein ». Un geste créatif, ou une ressource expressive profondément étudiée ? Les contradictions incluent la matérialité, car même s’il s’agit de la porcelaine conventionnelle, nous ne devrions pas nous attendre à trouver cette conventionalité dans un objet qui répond à l’esthétique Memphis et à cette conception formelle. Il y a une perte de plaisir chez l’objet qui se traduit par une impossibilité de l’associer ni à sa fonction ni à sa fonctionnalité. L’objet est contemporain et historique. Il semble répondre à l’hypothèse de Danto « l’Homme contemporain a fait de la révision des fondements, un culte »8 Mais c’est ici que nous allons approfondir le passé. La théière de Matteo Thun11, 1981 et plus de cent ans auparavant, en 1879, cet objet du créateur solitaire Christopher Dresser12 et, est-il possible d’affirmer que chacun d’eux appartient à son temps ? Nous trouverons une réponse à cette question si nous jetons un coup d’œil sur quelquesuns des « porte-toasts » qui ont fait l’objet d’un design de Dresser entre 1879 et 1900 et si nous 7 Arthur Danto « Después del fin del Arte » El arte contemporáneo y el linde de la Historia. Paidós, Buenos Aires, 1999. 8 Ibid penchons sur eux. On a dit que Christopher Dresser était un créateur solitaire, ce n’est pas tout à fait exacte, quelques-unes de ses œuvres sont enracinées dans le « zeitgeisst » de sa création. 1900 1880 Néanmoins, sa modernité, sa conception si originale du design, apparaît dans l’utilisation de l’outil typologique dans ses designs dont le conceptualisme aurait été applaudie par Hermann Muthesius et mise en question par Henry Van de Velde 13 11 Matteo Thun (Bolsano, 1952). Designer et architecte. Il convient de souligner qu’il a fait ses études à l’Académie de Salzbourg sous la supervision d’Oskar Koboschka. Il a obtenu le titre d’architecte à Florence en 1975, puis il s’est installé à Milan où il a travaillé avec Ettore Sottsass. En 1981, il a été l’un des cofondateurs de Memphis, le groupe dirigé par Ettore Sottsass, devenu le groupe le plus important de design des années 1980. L’année suivante, il a été appelé à la chaire de Design de produits et céramique de l’Académie de Vienne pour les Arts appliqués. En 1984, il a fondé son cabinet à Milan. Entre 1990 et 1993, il a été Directeur de création de Swatch. Matteo Thun a travaillé pour : Artemide, Catalano, Driade, Illy, Phillips Electronics, Fontana Arte, Missoni, Porsche Design, VitrA, Villeroy&Boch, Zuchetti et a été récipiendaire du prestigieux Compasso d’Oro pour son excellence en Design. 12 Christopher Dresser (Glasgow 1834 – Mulhouse 1904) a étudié et plus tard a enseigné à The Government School of Design à Londres, jusqu’en 1868. Il a écrit des essais et des livres sur l’Art et la Botanique. Appuyé dans ses idées par Gottfried Semper, les articles de Dresser ont été l’objet d’une attention spéciale en Allemagne. En 1860, il lui a été décerné un Doctorat honorifique par l’Université de Jena, où Ernst Haeckel et lui suivaient des études sur les formes végétales et naturelles. Dresser s’est rendu, en 1876, à l’Exposition mondiale à Philadelphie et ensuite au Japon, où il a passé 3 mois. Sa connaissance de la culture et de l’art japonais a exercé une grande influence sur son travail comme designer ; il a réduit ses formes à une stricte géométrique dans ses designs de 1870-1880 ainsi dépourvus – notamment les objets en métal- du luxueux esprit décoratif de l’époque Victorienne. Christopher Dresser pourrait être appelé le père du design industriel. Il n’était pas seulement en avance sur son temps dans ses idées, mais aussi, par l’esthétisme de sa production audacieusement tournée vers l’avenir. Nombre de ses objets en métal, dessinés entre 1860 et 1880 ont anticipé le fonctionnalisme des années 1920. 13 À propos de l’opposition, dans le Deutscher Werkbund, du « design typologique » encouragé par Hermann Muthesius et la « liberté totale de l’artiste » qu’Henry Van de Velde chapeautait. 1879 1881 1881 1881 En reprenant Matteo Thun, peut-on se demander s’il connaissait la théière de Christopher Dresser ? La réponse serait spéculative puisque nous n’en avons trouvé aucune. Dresser est loin d’être une figure secondaire en ce qui a trait au design de l’objet ; mieux, certains le considèrent comme le « pionnier du Design moderne ». La formation de Thun, la diffusion de Dresser et de son œuvre par Gottfried Semper en Allemagne, nous « permet » de supposer que Thun connaissait l’œuvre de Dresser. Si c’est le cas, Thun aurait connu la théière de 1879 qui allait peut-être devenir une source d’inspiration pour celle qu’il a créée en 1981. Inspiration, dans ce sens que toutes les deux ont une lecture prégnante par rapport au vide central. Ce vide leur donne une singularité se basant sur le fait insolite de remplacer le plein par le vide… dans un lieu critique à partir du point de vue fonctionnel de l’objet. Tout le reste est différent : le matériau, la lecture géométrique dans l’une d’elles et le côté organique-géométrique dans l’autre, la lecture claire des parties qui la composent dans l’une, la lecture intentionnellement confuse des parties dans l’autre, la lecture solide contre la lecture poétique. Mais c’est la même génération conceptuelle qui « unit » les objets de Dresser et ceux de Thun. Une génération qui est basée sur le vide central comme objectif du design. Les autres opérations de design dans la théière de Thun peuvent être qualifiées comme tributaires par rapport à cette décision conceptuelle. Dans les deux cas, ces opérations ne réussissent cependant pas à nous distraire de l’aspect scandaleux que signifie un tel vide. Scandale sûr chez Dresser, silencieux à un moment donné, mais bavard à partir du moment où Thun dessine sa théière. Il y a là l’union de scandale, de merveille et d’esprit d’avant-garde. Scandale et merveille en ce qui concerne la théière de Dresser. Scandale et esprit d’avant-garde en ce qui concerne celle de Thun. Le designer (Thun) a sacrifié dramatiquement toute possibilité de représenter l’avant-garde du fait même de l’existence de la théière de Dresser. Attention ! « Les objets du passé sont disponibles pour être utilisés par le designer. Ce qui n’est pas disponible c’est l’esprit qui est à l’origine de la création de ces objets ». Sergio Feltrup y Augustin Trabucco