LA DOUBLE PEINE DES LAPOUÇA Maître Max BELLEMARE

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LA DOUBLE PEINE DES LAPOUÇA Maître Max BELLEMARE
LA DOUBLE PEINE DES LAPOUÇA
Maître Max BELLEMARE - Fort de France – Martinique - 2012
25 $, le prix d’achat de Loundy.
17 € au cours du jour.
Loundy est une petite fille de 9 ans achetée à Port-au-Prince (Haïti) par une marchande de rue,
propriétaire d’un restaurant ou ce qui en tient lieu.
Ma cliente est une petite fille de 9 ans vendue par le frère aîné de son père. La mère de Loundy ne
peut pas s’en occuper écrasée par la misère et le désespoir. C’est la bouche de trop. Le père de
Loundy a une nouvelle femme, elle ne veut pas de la bâtarde. Aussi, l’oncle de Loundy a décidé de
régler le problème.
Comment s’en débarrasser ?
Il s’est donc rendu à Port-au-Prince et a négocié son placement auprès d’une marchande pour 25 $ et
s’en est revenu chez lui.
25 $, c’est le prix d’achat de Loundy.
Ma cliente m’est apparue sur le bord de la route « panaméricaine » route pentue qui mène de Portau-Prince à Pétion-Ville, un énorme sac de charbon sur la tête qui lui recouvre la tête, slalomant
entre détritus et gravats, marchant dans la poussière sur le bas côté de la route, frôlant à chaque
instant les voitures dans un concert de klaxons. Loundy avait le visage fermé et vide, noirci de suie.
Elle est toute en sueur. Je lui ai souri mais elle n’a pas répondu. Elle dépose le sac de charbon. En fait,
elle ne peut pas le déposer toute seule tant il est gros. Elle le laisse glisser le long d’un mur contre
lequel elle s’appuie. Elle livre le charbon au restaurant de rue. Le restaurant est une simple toile de
tente de l’UNICEF qui provient des distributions post-séisme, attachée entre poteaux et troncs
d’arbres. Il occupe le trottoir. Tout se fait à l’air libre, le dépeçage de la volaille, la cuisson, la
vaisselle. D’énormes marmites en aluminium sont posées sur un foyer de trois pierres.
Ma cliente s’assied sur un petit banc, les genoux à hauteur du menton, le dos à quelques centimètres
du feu. Là, de 6 heures du matin à 7 heures du soir, elle découpera la viande, les légumes, les noix de
coco, frottera les faitouts à la paille de fer jusqu’à s’arracher la peau, servira le café aux clients, lavera
les tasses, s’assurera de la cuisson de la viande, fera la corvée d’eau, des allers retours jusqu’au tuyau
cassé pour remplir les bidons de 4 gal (20 kg) qu’elle ramène titubant sous l’effort et le soleil, tâches
qu’elle accomplit en silence. Elle porte des vêtements sombres, gris et noirs, comme le charbon
qu’elle charroie sans cesse. Elle passe sous un panneau 6 par 4 où le candidat aux présidentielles, au
sourire racoleur, promet l’école gratuite pour tous les enfants.
Je lui ai pris la main pour établir le contact. La paume de sa main est rugueuse, comme celle d’un
ouvrier en bâtiment. Elle me regarde mais sans s’attarder. Elle n’a pas le temps de faire la
conversation. Je lui ai demandé alors comment elle s’appelait, si elle allait à l’école, si elle savait lire.
Ma cliente ne va pas à l’école, elle ne connaît que le A et le B de l’alphabet.
Elle n’a pas de nom, elle n’a qu’un prénom. Loundy a le visage inexpressif et morne, les yeux éteints.
25 $, c’est le prix d’achat de Loundy, 17 euros.
Ma cliente est une rest’avec, une enfant de la campagne, que les parents ne peuvent ni nourrir ni
scolariser et qu’ils se résignent à confier à une famille de la ville, une famille de confiance, avec la
promesse d’une vie meilleure, de l’école, de la nourriture contre des petites tâches ménagères.
De l’école, il n’y en aura point,
de la nourriture, des restes,
des tâches ménagères à profusion,
des humiliations sans limite,
de la souffrance au quotidien
et une enfance volée dans l’indifférence totale, une innocence bafouée, une tendresse à jamais
refusée.
A la moindre erreur, un objet renversé, un vase cassé, une lessive ratée, elle est privée de repas, elle
reçoit mépris, insultes et coups administrés avec un nerf de boeuf. Elle doit expier sa faute pendant
des heures, à genoux. Elle s’occupe des enfants de la famille, celle qu’elle doit appeler Mademoiselle,
qu’elle porte sur son dos sur le chemin de l’école pour lui éviter tout effort. Le matin, la première
levée, elle remplit les baignoires, vide et lave les pots de chambre à l’odeur nauséabonde, balaie la
cour. Elle assiste au rituel du premier repas et se tient debout à la disposition de ses maîtres,
Messieurs, Madame et Mademoiselle. En cas de maladie, pas de soins d’un médecin, seule face à sa
douleur et n’a que la pitié d’une femme de ménage pour lui tendre un bol de tisane. La restavec doit
demeurer à portée de voix et sous le contrôle permanent de la famille qui l’exploite. Ma cliente n’a
que des vêtements usagés, elle dort souvent au pied du lit tel le petit chien ou sous la table de la
cuisine, sur des haillons, la peur au ventre. Dans le silence de la nuit, seule face à l’angoisse, elle
pousse un râle, elle tente de se défaire du poids qui oppresse sa frêle carcasse et trouver la force de
recommencer à survivre le lendemain.
Loundy n’est pas un cas isolé, on estime à environ 300 000 enfants restavecs sûrement beaucoup
plus depuis le séisme de janvier 2010. Ces enfants qu’on appelle pudiquement « enfants en
domesticité » constituent une forme larvée de l’esclavage, et ce n’est pas l’un des moindres
paradoxes pour ce pays, celui qui fut le premier à abolir l’esclavage atlantique, « le pays où la
négritude se mit debout pour la première fois » Aimé Césaire. Si la misère est responsable de cette
situation, les responsables de la misère sont les dirigeants haïtens qui se succèdent et qui ancrent ce
pays de plus en plus dans les superlatifs négatifs, pays le plus pauvre du continent américain, pays le
plus corrompu, pays le plus endetté. Le statut de restavec est érigé en véritable système, reconnu
par la société et toléré par les élites. Les enfants peuvent être prêtés, loués, vendus, ils font l’objet de
négociation, leur comportement est surveillé, dénoncé, épié. Ils ne bénéficient d’aucune protection,
ni parentale, ni institutionnelle, ni gouvernementale. En fait, le restavec haïtien n’est pas reconnu
comme un être humain à part entière, sa déshumanisation est complète.
Mais il y a pire !
L’enfance de ma cliente est un calvaire. Son adolescence, l’âge des premiers signes de sa féminité
vont devenir un enfer. Elle sera agressée, brutalisée, violée et même accusée d’être une
provocatrice. Elle deviendra très certainement une « Là pour ça » :
ça c’est l’attouchement,
ça c’est l’agression sexuelle,
ça c’est le viol.
Elle sera la proie du fils, du père, du voisin ou des hommes de passage. Et quand elle portera en elle
la vie qui lui fait tant horreur, elle sera la fautive, celle que Madame jette à la rue, celle qui porte les
traces de l’infamie, de la trahison et de la lâcheté. Et là, à la misère viendra s’ajouter le malheur et le
désespoir.
Là est la double peine des « Là pou ça ».
On aime à dire qu’une démocratie se mesure à la place qu’elle fait à ses enfants, à l’avenir qu’elle
leur construit, à la force et à la confiance qu’elle place dans ces piliers de la société de demain. L’État
haïtien célèbre par deux fois les droits de l’enfant :
Le 20 novembre, date anniversaire de la signature du traité international des droits de l’enfant.
Le deuxième dimanche du mois de juin décrété « Journée nationale de l’enfant ».
C’est dire l’importance qu’attache en théorie l’État haïtien à la protection de ses enfants. Et pourtant
le traitement infligé à Loundy est en violation totale avec les dispositions du droit haïtien.
– chapitre 9 du code du travail haïtien relatif aux « enfants en service »
notamment
l’article 341 qui stipule qu’ « aucun enfant de moins de 12 ans ne peut être confié à une famille pour
être employé à des travaux domestiques. Il ne pourra être employé à des travaux domestiques audessus de ses forces ».
article 345 : « toute personne qui a un ou plusieurs enfants à son service contracte envers eux
l’obligation de les traiter en bon père de famille, de leur fournir un logement décent, des vêtements
convenables, une nourriture saine et suffisante, de les inscrire obligatoirement à un centre
d’enseignement scolaire ou professionnel en leur permettant de suivre régulièrement les cours
dispensés dans ce centre et leur procurer de saines distractions ».
article 349 : « il est interdit d’infliger aux enfants en service des tortures morales ou châtiments
corporels sous prétexte de punition ».
Ma cliente est écartée du bénéfice des dispositions contenues dans les articles 3, 4 et 5 de la
Déclaration universelle des droits de l’homme traitant du droit à la vie, à la liberté et à la sûreté des
personnes, interdisant la mise en esclavage et en servitude et protégeant tout individu de la torture
et des peines ou traitement cruel inhumain et dégradant.
Enfin il y a violation de la quasi-totalité des articles contenus dans la Convention internationale des
droits de l’enfant de 1989 y compris de son préambule.
Comme le dit Jean-Robert Cadet, ancien restavec, « L’esclavage des restavecs est un mal. C’est le pire
des crimes imaginables car ses victimes sont incapables de résister à leurs prédateurs adultes. C’est
aussi un crime contre la nature, car les droits mêmes que l’enfant a à la vie – d’avoir sa place, de
grandir, de sourire, d’être ému, d’apprendre et d’être un enfant – lui sont refusés et par ceux-là
même dont les ancêtres étaient des esclaves ».
Ma cliente,
Moi, je lui ai pris la main, j’ai entendu son cri muet. Elle, elle n’a jamais connu la main qui protège, la
main qui caresse, la main qui secourt.
Je vous demande, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs,
D’exiger de la part de l’État haïtien le respect de ses propres engagements ;
D’exiger de la part des États qui aident Haïti le principe d’une conditionnalité des aides ;
D’exiger que l’aide soit conditionnée à des actes précis, quantifiables, observables, soulignés par des
rapports d’experts indépendants.
Tendez la main à Loundy, tendez-lui cette main secourable, tendez-lui la main de l’espoir. Donnez-lui
« la force de regarder demain », donnez-lui cette sécurité, cette protection auxquelles elle a droit.
Vous êtes les derniers remparts face à l’arbitraire, face à l’indifférence et face à l’impunité.
J’ai porté jusqu’à vous la souffrance, l’humiliation et la douleur de ma cliente. Envoyez un signe fort à
ma cliente, à ces enfants abandonnés de tous. Joignez votre voix à la mienne afin que nos cris
deviennent un vacarme pour briser le silence et contraindre le gouvernement haïtien à protéger ses
enfants.
Vous avez le devoir de dénoncer les coupables.
Vous avez l’obligation de dire l’injustice.
Vous avez la responsabilité de condamner le crime.
Je vous remercie

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