Un printemps froid

Transcription

Un printemps froid
Danièle Sallenave
Un printemps froid
récits
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
Elle n’avait que des gâteaux secs, dit-elle, et derrière
elle, dans le haut vitré de la porte, son double gris flottait,
hochant symétriquement de la tête. Si nous l’avions prévenue, elle aurait fait un gâteau, une tarte, bien que les
prunes cette année ne soient guère bonnes, avec toute
cette pluie en juin, ou bien elle serait allée en prendre une
chez Marion, quoique ce ne soient pas de fameux pâtissiers, mais depuis que Renaudin a fermé (Renaudin avait
fermé, lui aussi ? Oui, tous, l’un, puis l’autre) il faut bien
en passer par eux. L’été, elle n’allume pas la cuisinière et la
tarte, n’est-ce pas, ça ne se fait pas au gaz. Tout en parlant,
elle reculait dans l’entrée de la pièce sombre au plafond
haut, les joues marbrées de taches roses, et relevait sur le
côté ses cheveux échappés du peigne ; tandis que de l’autre
main, elle tentait de saisir au collier, à travers les poils
touffus de son cou, le chien qui s’était jeté dans nos
jambes et montrait ses dents jaunes. On ne s’entendait
pas, qu’il arrête un peu ! Passant entre nous, le chien fila
vers le bout de la rue où ses aboiements se perdirent. Non,
on ne s’entendait pas, avec celui-là, il n’était pourtant pas
si jeune. Ses yeux avaient bleui, s’étaient voilés, son
museau avait blanchi. Elle sourit et soupira ; mais nous
n’allions pas rester sur le pas de la porte.
La pièce sentait la pomme et le linge fraîchement
repassé, le moisi, la cire. Debout, elle souriait encore et
avançait les chaises en les comptant, et levant le front vers
nous, elle s’excusait de ne pas avoir répondu, elle n’écrivait
jamais. C’est le télégramme surtout qui l’avait touchée.
Elle sortait juste quand on le lui avait remis ; elle allait chez
sa cousine, Marie, oui, elle est toujours dans la maison du
bas, si malcommode, si difficile à chauffer. Est-ce que nous
savions que son mari avait eu une attaque, une petite
attaque (il était tout de même resté quinze jours à l’hôpital
et oui, il allait, il allait maintenant, autant qu’on peut aller
à son âge). Il fallut ouvrir au chien qui grattait et, après
avoir fait deux ou trois fois le tour de la table en jappant,
vint contre elle qui releva de la main son museau pour
montrer combien il avait blanchi. Le chien s’agita pour lui
échapper, et se dressant des deux pattes sur ses genoux,
tenta de lécher le visage penché. Elle rit et se dégagea ;
mais nous prendrions bien quelque chose, à quoi
pensait-elle, et s’étant levée, elle se rassit aussitôt, nous
prenant à témoin : c’est vrai, elle n’avait plus de tête. Elle
était toujours fatiguée, le docteur n’y comprenait rien.
Nous lui souriions avec de petits hochements de tête : c’est
pour cela que nous étions ici, nous aurions tellement voulu
venir plus tôt, nous nous regardions les uns les autres,
nous le confirmions par l’échange de nos regards. Elle
s’était mise à pleurer. Par la fenêtre d’angle que masquait
un rideau tendu sur des tringles souples, la lumière dorée
de l’après-midi passait, posant un trapèze jaune sur les
dalles sombres. Une ombre le masqua, s’attarda, disparut.
C’était elle, justement, Marie, est-ce que nous l’aurions
reconnue ? Mais elle n’avait donc plus son petit chien, ce
bâtard jaune aux poils raides qui la suivait partout ? Ah,
Kiki ! Mais bien sûr qu’il était mort, la pauvre bête, de sa
belle mort ; du reste ce n’était pas le sien, c’était celui de sa
mère. Nous avions confondu, c’est sûr ; nous étions retournés en arrière de vingt ans, d’un coup, et cela n’était pas
une résurrection heureuse, tout au plus la grimace du
temps, sa répétition morne et mécanique. Les mêmes cheveux rares et frisés, la même toux, le même dos voûté, la
même façon de jeter la jambe de côté en avançant : la
vieille femme morte avait saisi la jeune femme vivante et
s’était confondue avec elle. Oui, sa mère, dit-elle, la pauvre
femme n’avait pas eu de chance. Le silence tomba sur un
souvenir que nous n’arrivions pas à retrouver, dont seule
subsistait la douleur, comme un parfum, comme un écho
ténu. De nouveau le chien jappa doucement. Elle le
regarda et parut s’éveiller. Il y avait bien le café de ce
matin, si elle osait, à condition de ne pas le faire bouillir, et
déjà elle avait décroché une casserole au fond noir et
cabossé et cherchait les allumettes pour le gaz. La casserole dansait sur le feu, l’odeur de café monta. Elle restait à
le surveiller, sortant son mouchoir de sa poche et le passant maladroitement sur ses yeux, sous son nez, avec une
lenteur et une insistance machinales. L’un de nous avait
pris des tasses en bas du buffet, il n’avait donc pas oublié
où c’était ? On rit. Elle vint se rasseoir et tendit à chacun
une assiette fleurie où elle avait disposé « les gâteaux secs ».
[…]