Texte A - bmlettres.net

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Objet d'étude : Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours.
CORPUS DE TEXTES :
Texte A : Victor Hugo, « Depuis six mille ans la guerre (…) » in « Liberté, Egalité, Fraternité »,
Chansons des rues et des bois, 1865.
Texte B : Boris Vian, « A tous les enfants », Chansons, 1954-1959.
Texte C : François Sengat-Kuo (1931-1997), « Ils m’ont dit… », Fleurs de Latérite, Heures rouges, 1971.
Texte D : Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, extrait de la préface, 1836.
Texte E : Paul Eluard, L’Honneur des poètes, extrait du texte de présentation, 14 juillet 1943.
TEXTE A
5
Depuis six mille ans la guerre
Plaît aux peuples querelleurs,
Et Dieu perd son temps à faire
Les étoiles et les fleurs.
Aucun peuple ne tolère
Qu'un autre vive à côté ;
35 Et l'on souffle la colère
Dans notre imbécillité.
Les conseils du ciel immense,
Du lys pur, du nid doré,
N'ôtent aucune démence
Du cœur de l'homme effaré.
C'est un Russe ! Égorge, assomme.
Un Croate ! Feu roulant.
C'est juste. Pourquoi cet homme
40 Avait-il un habit blanc ?
Les carnages, les victoires,
10 Voilà notre grand amour ;
Et les multitudes noires
Ont pour grelot le tambour.
Celui-ci, je le supprime
Et m'en vais, le cœur serein,
Puisqu'il a commis le crime
De naître à droite du Rhin.
La gloire, sous ses chimères
Et sous ses chars triomphants,
15 Met toutes les pauvres mères
Et tous les petits enfants.
45 Rosbach ! Waterloo ! Vengeance !
L'homme, ivre d'un affreux bruit,
N'a plus d'autre intelligence
Que le massacre et la nuit.
Notre bonheur est farouche ;
C'est de dire : Allons ! mourons !
Et c'est d'avoir à la bouche
20 La salive des clairons.
On pourrait boire aux fontaines,
50 Prier dans l'ombre à genoux,
Aimer, songer sous les chênes ;
Tuer son frère est plus doux.
L'acier luit, les bivouacs fument ;
Pâles, nous nous déchaînons ;
Les sombres âmes s'allument
Aux lumières des canons.
On se hache, on se harponne,
On court par monts et par vaux ;
55 L'épouvante se cramponne
Du poing aux crins des chevaux.
25 Et cela pour des altesses
Qui, vous à peine enterrés,
Se feront des politesses
Pendant que vous pourrirez,
Et l'aube est là sur la plaine !
Oh ! j'admire, en vérité,
Qu'on puisse avoir de la haine
60 Quand l'alouette a chanté.
Et que, dans le champ funeste,
30 Les chacals et les oiseaux,
Hideux, iront voir s'il reste
De la chair après vos os !
Victor Hugo, « Depuis six mille ans la guerre (…) » in « Liberté, Egalité, Fraternité », Chansons des rues
et des bois, 1865.
TEXTE B
A tous les enfants
Qui sont partis le sac au dos
Par un brumeux matin d’Avril
Je voudrais faire un monument
5 A tous les enfants
Qui ont pleuré le sac au dos
Les yeux baissés sur leurs chagrins
Je voudrais faire un monument
Pas de pierre, pas de béton
10 Ni de bronze qui devient vert
Sous la morsure aiguë du temps
Un monument de leur souffrance
Un monument de leur terreur
Aussi de leur étonnement
15 Voilà le monde parfumé
Plein de rires, pleins d’oiseaux bleus
Soudain griffé d’un coup de feu
Un monde neuf où sur un corps
Qui va tomber
20 Grandit une tache de sang
Mais à tous ceux qui sont restés
Les pieds au chaud sous leur bureau
En calculant le rendement
De la guerre qu’ils ont voulue
25 A tous les gras tous les cocus
Qui ventripotent dans la vie
Et comptent leurs écus
A tous ceux-là je dresserai
Le monument qui leur convient
30 Avec la shlague1, avec le fouet
Avec mes pieds avec mes poings
Avec des mots qui colleront
Sur leurs faux-plis sur leurs bajoues
De larmes de honte et de boue.
Boris Vian, « A tous les enfants », Chansons, 1954-1959.
TEXTE C
5
Ils m’ont dit
Tu n’es qu’un nègre
Juste bon à trimer pour nous
J’ai travaillé pour eux
Et ils ont ri
Ils m’ont dit
Tu n’es qu’un enfant
Danse pour nous
J’ai dansé pour eux
10 Et ils ont ri
Ils m’ont dit
Tu n’es qu’un sauvage
Laisse-là tes totems
Laisse-là tes sorciers
15 Va à l’église
Je suis allé à l’église
Et ils ont ri
Ils m’ont dit
Tu n’es bon à rien
Va mourir pour nous
Sur les neiges de l’Europe
20 Pour eux j’ai versé mon sang
L’on m’a maudit
Et ils ont ri
Alors ma patience excédée
Brisant les nœuds de ma lâche résignation
25 J’ai donné la main aux parias de l’Univers
Et ils m’ont dit
Désemparés
Cachant mal leur terreur panique
Meurs tu n’es qu’un traître
30 Meurs…
Pourtant je suis l’hydre à mille têtes.
François Sengat-Kuo (1931-1997), « Ils m’ont dit… », Fleurs de Latérite, Heures rouges, 1971.
TEXTE D
Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de ce vocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un
ne l’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis poète. – Il est utile pour moi que mon premier vers
rime avec mon second. – Un dictionnaire de rimes m’est d’une grande utilité ; vous n’en avez que faire
1
Coups de baguette ; punition autrefois en usage dans l’armée allemande
pour carreler2 une vieille paire de bottes, et il est juste de dire qu’un tranchet3 ne me servirait pas à grandchose pour faire une ode […].
Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en
souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt
aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une
plate-bande de tulipes pour y planter des choux.
A quoi sert la beauté des femmes ? pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état
de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.
A quoi bon la musique ? A quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel4,
et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ?
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est
l’expression de quelque besoin et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et
infirme nature. – L’endroit le plus utile de la maison, ce sont les latrines.
Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et j’aime
mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent.
Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, extrait de la préface, 1836.
TEXTE E
Whitman5 animé par son peuple, Hugo appelant aux armes, Rimbaud aspiré par la Commune,
Maïakovski6exalté, exaltant, c’est vers l’action que les poètes à la vue immense sont, un jour ou l’autre,
entraînés. Leur pouvoir sur les mots étant absolu, leur poésie ne saurait jamais être diminuée par le
contact plus ou moins rude du monde extérieur. La lutte ne peut que leur rendre des forces. Il est temps de
redire, de proclamer que les poètes sont des hommes comme les autres, puisque les meilleurs d’entre eux
ne cessent de soutenir que tous les hommes sont ou peuvent être à l’échelle du poète.
Devant le péril aujourd’hui couru par l’homme, des poètes nous sont venus de tous les points de l’horizon
français. Une fois de plus, la poésie mise au défi se regroupe, retrouve un sens précis à sa violence latente,
crie, accuse, espère.
Paul Eluard, L’Honneur des poètes, extrait du texte de présentation, 14 juillet 1943.
Question sur le corpus (4 points).
Etudiez le rôle des paroles rapportées dans les poèmes A et C. Montrez que le sens des trois poèmes
repose sur une opposition ; précisez laquelle pour chacun d’eux, et dites quelle est sa signification.
Écriture : vous traiterez ensuite un seul des trois sujets (16 points).
Commentaire : Vous ferez le commentaire du texte de Hugo, de « Aucun peuple (…) », strophe 9 à la fin
du poème (vers 33 à 60). Votre commentaire pourra tenir compte du début du poème.
Dissertation : Selon vous, quel est le poids des mots dans notre monde ? Vous direz plus précisément quel
poids peut avoir l’écrit poétique, par quels moyens il peut agir peut-être plus efficacement que tout autre.
Vous vous appuierez sur les textes du corpus et sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention : Composez la préface qu’un poète partisan de l’art pour l’art pourrait placer en tête
de son recueil. Vous veillerez à ce qu’il appuie son intervention sur des exemples précis justifiant son
refus de l’engagement.
2
Recoudre
Outil servant à couper le cuir
4
Un des chefs du parti républicain, 1800-1836.
5
Walt Whitman (1819-1892), poète américain qui, à la fin du XIXème siècle, avait commencé à demander à la poésie d’être l’écho d’un
monde urbanisé et de l’humanité.
6
Maiakovski (1893-1930), poète et dramaturge russe. Il participe au mouvement futuriste puis célèbre la révolution d’Octobre. Son théâtre
propose un tableau satirique du nouveau régime. Il se suicide en 1930.
3