Extrait : Allégations d`abus sexuels

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Extrait : Allégations d`abus sexuels
Allégations
d'abus sexuels
Parole d'enfant, paroles d'adultes
Allégations
d'abus sexuels
Parole d'enfant, paroles d'adultes
par
Michel Manciaux
Dominique Girodet
Michel Boublil
Marie-Christine George
Caroline Mignot
Michelle Rouyer
France Straus
Marie-Dominique Vergèz
Francis Charhon
Martine de Maximy
Hélène Rey
Jacqui Saradjian
Stanislaw Tomkiewicz
Franck Zigante
Éditions FLEURUS
© Groupe Fleurus-Mame, Paris, 1999
ISBN: 2-215-04281-8
SOMMAIRE
Avant-propos
9
L'association Prix Pierre Straus:
son origine, ses activités, ses projets,
par France STRAUS
11
Les allégations d'abus sexuels
dans la problématique de l'enfance maltraitée,
par Michel MANCIAUX
17
Les allégations d'abus sexuels en question(s),
par Michel BOUBLIL
27
Abus sexuels rapportés par des jeunes,
par Hélène REY, Daniel S. HALPÉRIN et al
41
Abus sexuels commis par des femmes.
Traumatisme dénié et caché dans la vie des enfants,
par Jacqui SARADJIAN, Caroline MIGNOT
77
5
ALLÉGATIONS
D'ABUS
SEXUELS
Abus sexuels commis par des femmes.
Traumatisme dénié et caché dans la vie des enfants,
par Jacqui SARADJIAN, Caroline MIGNOT
77
Aspects éthiques des allégations d'abus sexuels,
par Franck ZIGANTE
91
Le pédiatre et le juge,
par Dominique GIRODET
117
Regards juridiques croisés
sur un cas d'allégation d'abus sexuel,
par Marie-Dominique VERGÈZ, Martine
DE MAXIMY
.. 129
Les allégations d'abus sexuels devant les juges
aux affaires familiales,
par Marie-Christine GEORGE
145
Conclusions et perspectives,
par Michel MANCIAUX, Dominique
et Michelle ROUYER
153
GIRODET
Pour Pierre Straus,
par Stanislaw TOMKIEWICZ
167
La Fondation de France au service de l'enfance,
par Francis CHARHON
179
LISTE DES AUTEURS
Florence ASTIÉ LA SPADA
Faculté de psychologie et des sciences
de l'éducation, Université de Genève,
Suisse.
Michel BOUBLIL
Psychiatre
des
hôpitaux.
Centre
médico-psychologique, Saint-Germainen-Laye.
Paul BOUVIER
Institut de médecine sociale et préventive, Faculté de médecine, Université de
Genève, Suisse.
Francis CHARHON
Directeur général de la Fondation de
France.
Marie-Christine GEORGE
Juge aux affaires familiales, Tribunal de
grande instance de Créteil.
Dominique GLRODET
Pédiatre,
membre
l'AFIREM.
Daniel S. HALPÉRIN
Hôpital des enfants, Urgences médicochirurgicales pédiatriques et Canteam,
Genève, Suisse.
Philip D. JAFFÉ
Faculté de psychologie et des sciences
de l'éducation, Institut universitaire de
7
fondateur
de
médecine légale, Université de Genève,
Suisse.
Jérôme LAEDERACH
Faculté de psychologie et des sciences
de l'éducation, Université de Genève,
Suisse.
Michel MANCIAUX
Professeur émérite de pédiatrie sociale
et de santé publique, Université HenriPoincaré, Nancy.
Martine DE MAXIMY
Premier juge d'instruction au Tribunal
de Bobigny.
Caroline MlGNOT
Pédiatre, service de convalescence pré
et postnatale, hôpital du Vésinet.
Roger-Luc MOUNOUD
Service de Santé
Genève, Suisse.
Claus H. PAWLAK
Service médico-pédagogique, Unité de
psychiatrie de l'adolescent, Genève,
Suisse.
Hélène REY
Faculté de psychologie et des sciences
de l'éducation, Université de Genève,
Suisse.
Michelle ROUYER
Pédopsychiatre, médecin responsable
du placement familial thérapeutique,
Paris 14e.
Jacqui SARADJIAN
Psychologue clinicienne, Service national de santé de Leeds, Angleterre.
France STRAUS
Présidente de l'Association Prix Pierre
Straus.
Stanislaw TOMKIEWICZ
Directeur honoraire de recherche à
l'INSERM.
Marie-Dominique VERGÈZ
Premier juge des enfants au Tribunal de
Bobigny.
Franck ZIGANTE
Chef de clinique assistant. Psychiatre à
l'Institut mutualiste Montsouris, Paris.
de
la jeunesse,
Avant-propos
Les allégations d'abus sexuels en question
Tel était le sujet proposé aux candidats pour la troisième
édition du prix Pierre Straus, qui a eu lieu en 1997. La qualité des dossiers retenus - dont un seul est couronné - a
conduit l'association Prix Pierre Straus à organiser, avec le
soutien de la Fondation de France, une journée scientifique
qui s'est tenue à Paris le 2 décembre 1998.
La qualité même des travaux présentés à cette occasion a
fait souhaiter aux organisateurs et aux participants la publication des actes de cette journée. Ce sont ces textes, retravaillés, qui constituent la matière de cet ouvrage, lequel vient
enrichir l'importante collection consacrée par Fleurus-Mame
à la maltraitance des enfants.
9
L'association Prix Pierre Straus :
son origine, ses activités, ses projets
par France
STRAUS
Puisque c'est à moi qu'échoit, en tant que présidente de
l'association Prix Pierre Straus, le privilège d'introduire ce
recueil des actes de la journée scientifique du 2 décembre
1998 sur «les allégations d'abus sexuels à enfants», il me
paraît nécessaire, en quelques phrases, de vous dire pourquoi
cette association existe, quelle est son origine et quels sont
ses buts.
L'association Prix Pierre Straus porte le nom d'un pédiatre
français né en 1915, disparu en 1992, que plusieurs d'entre
vous ont bien connu. La brève évocation de la personnalité
de Pierre Straus et de l'action qu'il a menée fera comprendre
aux jeunes générations la nouveauté de son apport dans la
lutte en faveur des enfants en difficulté, en danger.
Ses dons multiples et sa grande ouverture d'esprit l'avaient
d'abord conduit à explorer différentes disciplines (mathématiques, droit, géographie) avant d'opter pour les études médicales. Dans sa pratique de la médecine, choix qu'il n'a jamais
regretté, on retrouve tout ensemble ses qualités de rigueur
scientifique et son aptitude à ressentir les problèmes et les
il
ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS
difficultés quotidiennes de ceux dont il avait à s'occuper, les
enfants comme leurs parents. Pierre était un homme dénonçant et combattant les injustices et les inégalités. Il savait
écouter sans juger. Il s'engageait et pouvait combattre avec
opiniâtreté pour défendre les plus démunis.
Héritier du meilleur de la pensée humaniste, capable d'anticiper sur les grandes évolutions du monde et de la société,
il était resté fidèle, sans compromission, à ses idéaux de justice, qu'il a servis autant dans sa vie professionnelle que dans
les moments les plus tragiques de notre histoire.
Pendant la guerre d'Espagne, il participe au rassemblement
des étudiants pour l'aide aux enfants espagnols. Lors de la
Seconde Guerre mondiale, à son retour de captivité, il s'engage dans la Résistance. La guerre terminée, l'Organisation
internationale des réfugiés l'envoie en Australie pour
convoyer des familles entières de personnes déplacées.
Médecin pédiatre consultant dans des camps de réfugiés en
Italie et en Allemagne, il pratique à grande échelle des injections de gamma-globulines pour enrayer une vaste épidémie
de rougeole, maladie souvent meurtrière à cette époque.
De retour en France, il exerce la pédiatrie dans des hôpitaux
parisiens, Hérold, Bretonneau, Trousseau, Enfants malades.
Comme médecin hospitalier, ses publications cliniques sont
nombreuses. Mais ce qui fera l'originalité de son parcours
réside surtout dans ses travaux de pédiatrie sociale. Il conduit
une enquête sur «l'hospitalisation des enfants» qui, publiée
par l'Institut national d'hygiène, connaîtra un grand retentissement. Elle sera suivie par une étude sur la santé des enfants
de travailleurs migrants. C'est pour eux et leurs parents qu'il
institue des consultations hospitalières du soir avec des interprètes de même langue.
12
L'ASSOCIATION PRIX PIERRE STRAUS
En travaillant sur les raisons de l'hospitalisation des
enfants, son attention est attirée par la maltraitance. C'est ce
douloureux problème qui, de 1965 jusqu'à sa mort, devient
l'essentiel de son activité. Elle lui fait multiplier les contacts
interdisciplinaires, en France comme à l'étranger. En 1975,
il devient ainsi membre de la Société internationale pour la
prévention des mauvais traitements à enfants (ISPCAN). Il
en sera pendant plusieurs années le secrétaire général. En
France, le ministère de la Santé lui confie la première grande
enquête sur ceux qui seront vite appelés « les enfants
battus», expression sans nuance, qu'il contestait. Cette
enquête, débutée en 1972, conjointement à Paris et à Nancy
avec l'équipe du professeur Neimann, et achevée en 1975,
sera suivie de la publication du livre collectif Les Mauvais
Traitements envers les enfants (Straus, Manciaux, Deschamps [dir.], CTNERHI, Paris, 1976), puis, en 1982, de
L'Enfant maltraité, sous la direction de Pierre Straus et de
Michel Manciaux, avec la collaboration de Geneviève Deschamps, Dominique Girodet, Michelle Rouyer, Caroline
Mignot et Jean-Claude Xuereb. Ce dernier ouvrage connaîtra deux rééditions, dont la dernière, largement remaniée,
parue en 1997 sous le titre Enfances en danger (Fleurus,
Paris), a été dirigée par Michel Manciaux.
Pierre Straus étendra notamment ses recherches au devenir à long terme de ces enfants. Mais la maladie ne lui permettra pas de mener cette dernière enquête à son terme. Elle
sera achevée par une de ses élèves, Caroline Mignot.
Pierre, exigeant mais compréhensif à l'égard de ses collaborateurs, affectionnait le travail en équipe et privilégiait une
approche pluridisciplinaire de la maltraitance incluant
pédiatres, psychiatres, magistrats et travailleurs sociaux. Il fut
à l'origine de plusieurs associations importantes. Cofonda13
ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS
teur du Club international de pédiatrie sociale, il créa en
1979, avec quelques-uns de ses collègues et amis, l'Association française d'information et de recherche sur l'enfance
maltraitée (AFIREM).
Par ses qualités humaines et intellectuelles, Pierre Straus
est connu en France et à l'étranger comme une des principales figures de la pédiatrie sociale.
Après sa disparition, en 1992, c'est pour perpétuer sa
mémoire et son action que ses amis, ses collaborateurs et sa
famille se sont réunis et ont décidé de fonder une association portant son nom. Tous les deux ans, l'association Prix
Pierre Straus décerne un prix récompensant un travail scientifique ou toute autre action novatrice dans le domaine de la
protection de l'enfance et de l'adolescence. Trois prix ont été
distribués à ce jour. Les années intermédiaires, des journées
scientifiques sont organisées et donnent lieu à publication.
En 1993, le prix avait pour thème «Evaluation des actions
de prévention et de prise en charge des mauvais traitements
envers les enfants». C'est le travail «Programme Parkin»,
du nom d'un pédiatre britannique, qui a été couronné. Le
prix a été remis le 12 octobre 1993 à Lyon, à l'occasion du
IIIe Congrès national de l'AFIREM.
Le prix 1995 était consacré à «l'enfant et la guerre: les
enfants réfugiés non accompagnés». C'est l'organisation non
gouvernementale britannique Merlin (Médical Emergency
Relief International) qui a reçu le prix pour son action en
faveur des enfants rwandais orphelins réfugiés à Goma, au
Zaïre. Le prix a été remis dans le cadre d'une journée organisée avec le Club international de pédiatrie sociale.
Le prix 1997 avait pour thème «Les allégations d'abus
sexuels en question». Ce choix reflète bien le souhait de
14
L'ASSOCIATION PRIX PIERRE STRAUS
l'association d'aider à la réflexion et à l'action sur des
sujets encore peu explorés. Le prix a été décerné, à Lille en
mars 1998, au docteur Boublil, directeur du centre médicopsychologique de Saint-Germain-en-Laye, à l'occasion du
IVe Congrès de l'AFIREM.
Pour le prochain prix, le sujet choisi est «Ecole et violence : prévention précoce ». Coorganisé et cofinancé par l'association Prix Pierre Straus et la Fondation de France, ce
quatrième prix sera remis en 2000, à l'occasion d'un colloque organisé sur ce thème par la Fondation de France.
La journée scientifique sur «les allégations d'abus sexuels
à enfants » dont nous publions les actes aujourd'hui s'est donc
tenue à l'occasion du troisième prix. Elle a rassemblé, autour
des auteurs des meilleurs travaux ayant concouru et du jury,
plus de deux cents professionnels de disciplines variées, mais
tous concernés par le difficile problème traité. La haute tenue
des travaux qui y ont été présentés me semble garante de l'intérêt de cet ouvrage qui en est issu, et justifie notre désir de
poursuivre et de développer l'action de l'association.
Les allégations d'abus sexuels
dans la problématique de l'enfance maltraitée
par Michel
MANCIAUX
Si les mauvais traitements envers les enfants ont été décrits
en France il y a plus de cent trente ans, il a fallu attendre
après la Seconde Guerre mondiale pour qu'ils y trouvent
enfin droit de cité. Depuis, on assiste à un élargissement permanent de cette difficile et douloureuse problématique,
désormais admise en principe à tous les niveaux de la société,
mais souvent refoulée dans la réalité de la pratique médicale,
sociale et même judiciaire.
Un peu d'histoire
Au début était la négligence grave: défaut de soins,
carence affective, décrite par John Bowlby dans les années
cinquante, avec son retentissement sérieux non seulement sur
la croissance physique, mais aussi sur le développement psychomoteur et affectif du nourrisson et du jeune enfant1. Ce
syndrome fut d'abord étudié chez les enfants de milieux défavorisés dont il n'est pourtant pas l'apanage exclusif. Une de
17
ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS
ses variantes dénommée « hospitalisme » fut observée et
décrite à partir de cas cliniques observés en milieu médical.
Et l'on a pu parler d'hospitalisme à rebours quand des enfants
hospitalisés pour retard de croissance et pseudo-débilité mentale ont rapidement repris un développement plus normal
grâce aux soins et à l'attention dont ils faisaient l'objet à
l'hôpital; d'où le terme de nanisme psychosocial attribué à
ces insuffisances de croissance staturo-pondérale liées à des
négligences matérielles et à un défaut de stimulation psychomotrice et d'échanges affectifs: variété de maltraitance
psychologique, même si ce vocable n'était pas usité à cette
époque2,3.
Puis vint, avec l'école américaine - et tout particulièrement C.H. Kempe et R.E. Helfer - , le syndrome de l'enfant
battu4. L'accent était alors mis sur les coups et blessures dont
la description minutieuse, véritable inventaire agrémenté de
radiographies, d'examens complémentaires, de photographies, a convaincu les plus récalcitrants de la réalité des
sévices physiques.
L'accent mis initialement sur les mauvais traitements en
milieu familial s'est déplacé, au début des années quatrevingts, vers les institutions accueillant les enfants : retour à
la case hôpital, mais surtout extension vers les lieux de placement pour enfants jeunes ou plus grands. L'enquête de Stanislaw Tomkiewicz et Pascal Vivet et la publication de
l'ouvrage qu'elle a nourri ont mis fin à un véritable tabou,
mais des pratiques inacceptables persistent dans de trop nombreuses institutions : négligences graves, violences physiques
ou psychologiques, abus sexuels56.
Dans la première édition de L'Enfant maltraité, en 1982,
Pierre Straus et ses collaborateurs mentionnaient les sévices
sexuels, mais brièvement, sans grands détails, faute d'études
18
DANS LA PROBLÉMATIQUE DE L'ENFANCE MALTRAITÉE
suffisamment nombreuses et documentées7. C'est encore
d'Amérique du Nord qu'est venue la lumière sur cette question, lumière d'ailleurs parfois trop violente, trop crue. Mais
notre dette vis-à-vis du Québec est grande car la communauté de langue et les nombreux échanges professionnels ont
facilité la diffusion de l'expérience acquise de cet autre côté
de l'Atlantique. Et si devant l'ampleur et le caractère parfois
tragique des faits rapportés, on a pu invoquer d'abord des
différences culturelles, voire comportementales, force a été
de reconnaître rapidement que le problème se posait en
termes analogues dans notre pays. Quant au mot « abus », si
souvent critiqué comme une mauvaise transposition en français de son équivalent anglo-saxon, il semble pourtant bien
à sa place ici puisqu'il recouvre toute une série de faits et
d'agissements avec ou sans violences physiques - sinon psychologiques - allant d'attitudes et de gestes simplement équivoques à l'inceste, qui en représente sans doute la forme
achevée. En revanche, les violences sexuelles extrêmes ressortissent plus au domaine de la criminologie qu'à celui de
la maltraitance. Pour en revenir au mot « abus », il présente
aussi l'avantage d'évoquer l'abus de confiance, l'abus de
pouvoir de la part de ceux qui sont, par nature ou par transfert de droits, chargés de protéger et d'élever, dans tous les
sens de ce mot, l'enfant, le jeune à eux confiés.
Avant d'en arriver aux allégations d'abus sexuels, un dernier détour s'impose par le champ de la maltraitance psychologique, encore insuffisamment exploré. Si les carences
affectives existent toujours, malgré de réels progrès dans les
institutions et un exercice de la parentalité dans l'ensemble
mieux informé, les exigences éducatives excessives, les comparaisons désobligeantes, le mépris, les dénigrements systématiques peuvent blesser gravement et durablement enfants
19
ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS
et adolescents, en famille, en milieu scolaire ou de placement, quelle qu'en soit la nature. On ne peut sans doute pas
appliquer le terme de cruauté mentale à tous ces parents ou
éducateurs qui sous-estiment le retentissement de leur attitude négative, de leurs jugements dépréciatifs, de leur comportement parfois aberrant vis-à-vis des enfants ; mais
information et guidance parentale, formation des professionnels de l'enfance ont ici une grande importance: il convient
de les développer3.
On le voit, le problème de l'enfance maltraitée est vaste
et complexe. Il est aussi très évolutif. À peine en a-t-on saisi
un des aspects que d'autres apparaissent, plus subtils, plus
difficiles. C'est le cas avec les allégations d'abus sexuels,
phénomène qui, s'il n'est pas absolument nouveau, prend
actuellement des dimensions préoccupantes.
Les allégations d'abus sexuels en question
Qu'on le veuille ou non, le mot «allégation» véhicule en
français un sous-entendu de fausseté, alors que sémantiquement le terme est neutre, ne préjugeant nullement ce qu'il
recouvre. Car, si le Dictionnaire encyclopédique Larousse le
définit ainsi : « affirmation, assertion, le plus souvent considérée comme mal fondée ou mensongère », Le Petit Robert,
plus récemment, le traduit plus sobrement par « affirmation
quelconque». Le mot est le même en anglais. Cependant
VOxford Dictionary franchit le pas en proposant pour le
verbe alléguer : « affirmer ou avancer comme un fait », mais
en ajoutant, entre parenthèses, «souvent avec la suggestion
que la véracité de ce fait est sujette à caution». On le voit,
les mots et leur traduction sont piégés.
20
DANS LA PROBLÉMATIQUE DE L'ENFANCE
MALTRAITÉE
Comme trop souvent en matière de maltraitance, on a
d'abord et surtout eu tendance à mettre quasi exclusivement
l'accent sur les dysfonctionnements familiaux, les comportements parentaux déviants. Mais le phénomène est plus large,
comme en témoigne la description adoptée par l'association
Prix Pierre Straus: «Devenues plus fréquentes, les allégations d'abus sexuels envers les enfants surviennent souvent
dans le cadre de situations conflictuelles et confuses où il est
difficile pour les professionnels de se faire une opinion objective. Elles peuvent être le fait d'adultes incriminant un collègue, des voisins ; de parents, séparés ou non, accusant un
conjoint, quelquefois par enfant interposé; d'enfants ou
d'adolescents confiés à un placement institutionnel ou familial et qui, souffrant de cette séparation et des conditions
d'accueil, dénoncent un éducateur ou une autre personne de
l'institution. Il peut aussi s'agir d'enfants jeunes, vivant au
foyer dans un contexte laxiste induisant une confusion entre
le réel et l'imaginaire, ou encore d'enfants fantasmant à partir de spectacles - y compris télévisuels - dont ils ont été
témoins. Enfin ces allégations peuvent être le fait d'enfants
handicapés ou psychotiques ayant des difficultés d'expression. Toutes ces situations conduisent les intervenants à
mettre en question la sincérité et la parole de l'enfant, et
donc la véracité des faits, ou à intervenir de façon inadaptée, au risque de traumatiser l'enfant ou de le laisser sans
protection : condition d'autant plus grave que ces allégations
sont très lourdes à porter pour l'enfant qui les rapporte
- qu'elles soient ou non fondées - ; dans ce dernier cas, elles
sont aussi terriblement destructrices pour la personne faussement incriminée. »
Les faits les plus fréquents concernent les allégations
d'abus sexuels faites par des enfants de couples séparés : ces
21
ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS
enfants déclarent avoir fait l'objet, lors de visites ou de
vacances chez le père, de gestes déplacés, voire d'abus caractérisés. Comment ne pas penser à la possibilité d'une manipulation de l'enfant par sa mère pour faire retirer par le juge
droit de visite et droit de garde à l'ex-conjoint? Et qui croire,
du père ou de l'enfant? En miroir, il arrive que le père disqualifié accuse l'actuel conjoint de son ex-épouse.
Des pères victimes de fausses allégations et regroupés dans
le Mouvement de la condition paternelle évoquent ainsi leur
vécu : nuits sans sommeil, perte d'emploi, dépression, soupçons qu'on croit déceler dans le regard des autres, recherche
obsessionnelle de témoins à décharge, de contre-preuves, et
surtout la terrible souffrance de perdre définitivement leur
enfant, ce qui nourrit chez certains des idées suicidaires8.
Quant à l'enfant érigé malgré lui en juge et enjeu des querelles de ses parents, de l'éclatement de leur couple, sommé
par l'un d'accuser l'autre, manipulé par l'un contre l'autre,
déstabilisé, il perd non seulement ses repères de développement, mais aussi toute confiance vis-à-vis du monde adulte.
N'est-ce pas là une forme d'abus de pouvoir envers un enfant
investi d'un rôle qui n'est pas pour lui? Et, quelle que soit
la véracité du message dont il est fait porteur, il a besoin
d'un soutien psychologique important et durable. Toutefois,
on manque d'études sérieuses - avec des effectifs et un
recul suffisants - pour juger des effets à long terme de telles
situations.
Autres situations : un enfant accuse un de ses enseignants
de gestes déplacés ; un adolescent en institution fait de même
à propos d'un de ses éducateurs, «Les risques du métier»
titrait un film déjà ancien traitant de ce problème (Les risques
du métier, d'André Cayatte). Comment écarter le désir de vengeance d'un enfant, d'un jeune affabulateur à l'imagination
22
DANS LA PROBLÉMATIQUE DE L'ENFANCE MALTRAITÉE
nourrie par l'écho médiatique donné à des affaires de pédophilie? Car - et c'est sans doute le revers de la médaille la levée du tabou, la facilité avec laquelle ces problèmes sont
désormais abordés au quotidien font que ce qui n'est parfois
qu'imagination, fantasme, mensonge peut se parer des couleurs de la réalité. Qui croire ? Quels sont le poids et la valeur
à accorder à la parole de l'enfant?
Nul adulte n'est à l'abri et la psychose collective qui s'est
développée à partir d'événements dramatiques récents fait
que des interprétations tendancieuses de comportements anodins d'un parent, d'un enseignant, d'un éducateur sont toujours possibles. Voisin, professeur d'éducation physique,
prêtre et même cardinal se retrouvent ainsi au banc d'accusation, pour ne pas dire d'infamie, et cela parfois des années
après les faits allégués : c'est alors parole contre parole, et
personne n'en sort indemne.
La parole de l'enfant
On est passé, là aussi, au fil des années, par des attitudes
extrêmes. L'enfant - étymologiquement infans : qui ne parle
pas - est volontiers taxé, quand il commence à s'exprimer,
d'exagération, d'inventions («Il dit n'importe quoi»), voire
d'affabulation, argument souvent avancé par l'avocat de la
défense. Sa parole était, jusqu'il y a peu, considérée comme
peu crédible, non fiable. Désemparé par une situation qu'il ne
peut comprendre, facilement influençable par les adultes,
soumis à des pressions fortes et contradictoires, il peut être
amené à se contredire, à se rétracter, ce qui confortait les
adultes dans leur opinion sur le peu de valeur de ce qu'il pouvait dire.
23
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Accueillir et soigner les enfants sans les maltraiter
La photocomposition de cet ouvrage
a été réalisée par TOURNAI GRAPHIC
Achevé d'imprimer en avril 1999
par l'Imprimerie Campin
N° d'édition: 99070
Dépôt légal: 2e trimestre 1999