Extrait : Allégations d`abus sexuels
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Extrait : Allégations d`abus sexuels
Allégations d'abus sexuels Parole d'enfant, paroles d'adultes Allégations d'abus sexuels Parole d'enfant, paroles d'adultes par Michel Manciaux Dominique Girodet Michel Boublil Marie-Christine George Caroline Mignot Michelle Rouyer France Straus Marie-Dominique Vergèz Francis Charhon Martine de Maximy Hélène Rey Jacqui Saradjian Stanislaw Tomkiewicz Franck Zigante Éditions FLEURUS © Groupe Fleurus-Mame, Paris, 1999 ISBN: 2-215-04281-8 SOMMAIRE Avant-propos 9 L'association Prix Pierre Straus: son origine, ses activités, ses projets, par France STRAUS 11 Les allégations d'abus sexuels dans la problématique de l'enfance maltraitée, par Michel MANCIAUX 17 Les allégations d'abus sexuels en question(s), par Michel BOUBLIL 27 Abus sexuels rapportés par des jeunes, par Hélène REY, Daniel S. HALPÉRIN et al 41 Abus sexuels commis par des femmes. Traumatisme dénié et caché dans la vie des enfants, par Jacqui SARADJIAN, Caroline MIGNOT 77 5 ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS Abus sexuels commis par des femmes. Traumatisme dénié et caché dans la vie des enfants, par Jacqui SARADJIAN, Caroline MIGNOT 77 Aspects éthiques des allégations d'abus sexuels, par Franck ZIGANTE 91 Le pédiatre et le juge, par Dominique GIRODET 117 Regards juridiques croisés sur un cas d'allégation d'abus sexuel, par Marie-Dominique VERGÈZ, Martine DE MAXIMY .. 129 Les allégations d'abus sexuels devant les juges aux affaires familiales, par Marie-Christine GEORGE 145 Conclusions et perspectives, par Michel MANCIAUX, Dominique et Michelle ROUYER 153 GIRODET Pour Pierre Straus, par Stanislaw TOMKIEWICZ 167 La Fondation de France au service de l'enfance, par Francis CHARHON 179 LISTE DES AUTEURS Florence ASTIÉ LA SPADA Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Université de Genève, Suisse. Michel BOUBLIL Psychiatre des hôpitaux. Centre médico-psychologique, Saint-Germainen-Laye. Paul BOUVIER Institut de médecine sociale et préventive, Faculté de médecine, Université de Genève, Suisse. Francis CHARHON Directeur général de la Fondation de France. Marie-Christine GEORGE Juge aux affaires familiales, Tribunal de grande instance de Créteil. Dominique GLRODET Pédiatre, membre l'AFIREM. Daniel S. HALPÉRIN Hôpital des enfants, Urgences médicochirurgicales pédiatriques et Canteam, Genève, Suisse. Philip D. JAFFÉ Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Institut universitaire de 7 fondateur de médecine légale, Université de Genève, Suisse. Jérôme LAEDERACH Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Université de Genève, Suisse. Michel MANCIAUX Professeur émérite de pédiatrie sociale et de santé publique, Université HenriPoincaré, Nancy. Martine DE MAXIMY Premier juge d'instruction au Tribunal de Bobigny. Caroline MlGNOT Pédiatre, service de convalescence pré et postnatale, hôpital du Vésinet. Roger-Luc MOUNOUD Service de Santé Genève, Suisse. Claus H. PAWLAK Service médico-pédagogique, Unité de psychiatrie de l'adolescent, Genève, Suisse. Hélène REY Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Université de Genève, Suisse. Michelle ROUYER Pédopsychiatre, médecin responsable du placement familial thérapeutique, Paris 14e. Jacqui SARADJIAN Psychologue clinicienne, Service national de santé de Leeds, Angleterre. France STRAUS Présidente de l'Association Prix Pierre Straus. Stanislaw TOMKIEWICZ Directeur honoraire de recherche à l'INSERM. Marie-Dominique VERGÈZ Premier juge des enfants au Tribunal de Bobigny. Franck ZIGANTE Chef de clinique assistant. Psychiatre à l'Institut mutualiste Montsouris, Paris. de la jeunesse, Avant-propos Les allégations d'abus sexuels en question Tel était le sujet proposé aux candidats pour la troisième édition du prix Pierre Straus, qui a eu lieu en 1997. La qualité des dossiers retenus - dont un seul est couronné - a conduit l'association Prix Pierre Straus à organiser, avec le soutien de la Fondation de France, une journée scientifique qui s'est tenue à Paris le 2 décembre 1998. La qualité même des travaux présentés à cette occasion a fait souhaiter aux organisateurs et aux participants la publication des actes de cette journée. Ce sont ces textes, retravaillés, qui constituent la matière de cet ouvrage, lequel vient enrichir l'importante collection consacrée par Fleurus-Mame à la maltraitance des enfants. 9 L'association Prix Pierre Straus : son origine, ses activités, ses projets par France STRAUS Puisque c'est à moi qu'échoit, en tant que présidente de l'association Prix Pierre Straus, le privilège d'introduire ce recueil des actes de la journée scientifique du 2 décembre 1998 sur «les allégations d'abus sexuels à enfants», il me paraît nécessaire, en quelques phrases, de vous dire pourquoi cette association existe, quelle est son origine et quels sont ses buts. L'association Prix Pierre Straus porte le nom d'un pédiatre français né en 1915, disparu en 1992, que plusieurs d'entre vous ont bien connu. La brève évocation de la personnalité de Pierre Straus et de l'action qu'il a menée fera comprendre aux jeunes générations la nouveauté de son apport dans la lutte en faveur des enfants en difficulté, en danger. Ses dons multiples et sa grande ouverture d'esprit l'avaient d'abord conduit à explorer différentes disciplines (mathématiques, droit, géographie) avant d'opter pour les études médicales. Dans sa pratique de la médecine, choix qu'il n'a jamais regretté, on retrouve tout ensemble ses qualités de rigueur scientifique et son aptitude à ressentir les problèmes et les il ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS difficultés quotidiennes de ceux dont il avait à s'occuper, les enfants comme leurs parents. Pierre était un homme dénonçant et combattant les injustices et les inégalités. Il savait écouter sans juger. Il s'engageait et pouvait combattre avec opiniâtreté pour défendre les plus démunis. Héritier du meilleur de la pensée humaniste, capable d'anticiper sur les grandes évolutions du monde et de la société, il était resté fidèle, sans compromission, à ses idéaux de justice, qu'il a servis autant dans sa vie professionnelle que dans les moments les plus tragiques de notre histoire. Pendant la guerre d'Espagne, il participe au rassemblement des étudiants pour l'aide aux enfants espagnols. Lors de la Seconde Guerre mondiale, à son retour de captivité, il s'engage dans la Résistance. La guerre terminée, l'Organisation internationale des réfugiés l'envoie en Australie pour convoyer des familles entières de personnes déplacées. Médecin pédiatre consultant dans des camps de réfugiés en Italie et en Allemagne, il pratique à grande échelle des injections de gamma-globulines pour enrayer une vaste épidémie de rougeole, maladie souvent meurtrière à cette époque. De retour en France, il exerce la pédiatrie dans des hôpitaux parisiens, Hérold, Bretonneau, Trousseau, Enfants malades. Comme médecin hospitalier, ses publications cliniques sont nombreuses. Mais ce qui fera l'originalité de son parcours réside surtout dans ses travaux de pédiatrie sociale. Il conduit une enquête sur «l'hospitalisation des enfants» qui, publiée par l'Institut national d'hygiène, connaîtra un grand retentissement. Elle sera suivie par une étude sur la santé des enfants de travailleurs migrants. C'est pour eux et leurs parents qu'il institue des consultations hospitalières du soir avec des interprètes de même langue. 12 L'ASSOCIATION PRIX PIERRE STRAUS En travaillant sur les raisons de l'hospitalisation des enfants, son attention est attirée par la maltraitance. C'est ce douloureux problème qui, de 1965 jusqu'à sa mort, devient l'essentiel de son activité. Elle lui fait multiplier les contacts interdisciplinaires, en France comme à l'étranger. En 1975, il devient ainsi membre de la Société internationale pour la prévention des mauvais traitements à enfants (ISPCAN). Il en sera pendant plusieurs années le secrétaire général. En France, le ministère de la Santé lui confie la première grande enquête sur ceux qui seront vite appelés « les enfants battus», expression sans nuance, qu'il contestait. Cette enquête, débutée en 1972, conjointement à Paris et à Nancy avec l'équipe du professeur Neimann, et achevée en 1975, sera suivie de la publication du livre collectif Les Mauvais Traitements envers les enfants (Straus, Manciaux, Deschamps [dir.], CTNERHI, Paris, 1976), puis, en 1982, de L'Enfant maltraité, sous la direction de Pierre Straus et de Michel Manciaux, avec la collaboration de Geneviève Deschamps, Dominique Girodet, Michelle Rouyer, Caroline Mignot et Jean-Claude Xuereb. Ce dernier ouvrage connaîtra deux rééditions, dont la dernière, largement remaniée, parue en 1997 sous le titre Enfances en danger (Fleurus, Paris), a été dirigée par Michel Manciaux. Pierre Straus étendra notamment ses recherches au devenir à long terme de ces enfants. Mais la maladie ne lui permettra pas de mener cette dernière enquête à son terme. Elle sera achevée par une de ses élèves, Caroline Mignot. Pierre, exigeant mais compréhensif à l'égard de ses collaborateurs, affectionnait le travail en équipe et privilégiait une approche pluridisciplinaire de la maltraitance incluant pédiatres, psychiatres, magistrats et travailleurs sociaux. Il fut à l'origine de plusieurs associations importantes. Cofonda13 ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS teur du Club international de pédiatrie sociale, il créa en 1979, avec quelques-uns de ses collègues et amis, l'Association française d'information et de recherche sur l'enfance maltraitée (AFIREM). Par ses qualités humaines et intellectuelles, Pierre Straus est connu en France et à l'étranger comme une des principales figures de la pédiatrie sociale. Après sa disparition, en 1992, c'est pour perpétuer sa mémoire et son action que ses amis, ses collaborateurs et sa famille se sont réunis et ont décidé de fonder une association portant son nom. Tous les deux ans, l'association Prix Pierre Straus décerne un prix récompensant un travail scientifique ou toute autre action novatrice dans le domaine de la protection de l'enfance et de l'adolescence. Trois prix ont été distribués à ce jour. Les années intermédiaires, des journées scientifiques sont organisées et donnent lieu à publication. En 1993, le prix avait pour thème «Evaluation des actions de prévention et de prise en charge des mauvais traitements envers les enfants». C'est le travail «Programme Parkin», du nom d'un pédiatre britannique, qui a été couronné. Le prix a été remis le 12 octobre 1993 à Lyon, à l'occasion du IIIe Congrès national de l'AFIREM. Le prix 1995 était consacré à «l'enfant et la guerre: les enfants réfugiés non accompagnés». C'est l'organisation non gouvernementale britannique Merlin (Médical Emergency Relief International) qui a reçu le prix pour son action en faveur des enfants rwandais orphelins réfugiés à Goma, au Zaïre. Le prix a été remis dans le cadre d'une journée organisée avec le Club international de pédiatrie sociale. Le prix 1997 avait pour thème «Les allégations d'abus sexuels en question». Ce choix reflète bien le souhait de 14 L'ASSOCIATION PRIX PIERRE STRAUS l'association d'aider à la réflexion et à l'action sur des sujets encore peu explorés. Le prix a été décerné, à Lille en mars 1998, au docteur Boublil, directeur du centre médicopsychologique de Saint-Germain-en-Laye, à l'occasion du IVe Congrès de l'AFIREM. Pour le prochain prix, le sujet choisi est «Ecole et violence : prévention précoce ». Coorganisé et cofinancé par l'association Prix Pierre Straus et la Fondation de France, ce quatrième prix sera remis en 2000, à l'occasion d'un colloque organisé sur ce thème par la Fondation de France. La journée scientifique sur «les allégations d'abus sexuels à enfants » dont nous publions les actes aujourd'hui s'est donc tenue à l'occasion du troisième prix. Elle a rassemblé, autour des auteurs des meilleurs travaux ayant concouru et du jury, plus de deux cents professionnels de disciplines variées, mais tous concernés par le difficile problème traité. La haute tenue des travaux qui y ont été présentés me semble garante de l'intérêt de cet ouvrage qui en est issu, et justifie notre désir de poursuivre et de développer l'action de l'association. Les allégations d'abus sexuels dans la problématique de l'enfance maltraitée par Michel MANCIAUX Si les mauvais traitements envers les enfants ont été décrits en France il y a plus de cent trente ans, il a fallu attendre après la Seconde Guerre mondiale pour qu'ils y trouvent enfin droit de cité. Depuis, on assiste à un élargissement permanent de cette difficile et douloureuse problématique, désormais admise en principe à tous les niveaux de la société, mais souvent refoulée dans la réalité de la pratique médicale, sociale et même judiciaire. Un peu d'histoire Au début était la négligence grave: défaut de soins, carence affective, décrite par John Bowlby dans les années cinquante, avec son retentissement sérieux non seulement sur la croissance physique, mais aussi sur le développement psychomoteur et affectif du nourrisson et du jeune enfant1. Ce syndrome fut d'abord étudié chez les enfants de milieux défavorisés dont il n'est pourtant pas l'apanage exclusif. Une de 17 ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS ses variantes dénommée « hospitalisme » fut observée et décrite à partir de cas cliniques observés en milieu médical. Et l'on a pu parler d'hospitalisme à rebours quand des enfants hospitalisés pour retard de croissance et pseudo-débilité mentale ont rapidement repris un développement plus normal grâce aux soins et à l'attention dont ils faisaient l'objet à l'hôpital; d'où le terme de nanisme psychosocial attribué à ces insuffisances de croissance staturo-pondérale liées à des négligences matérielles et à un défaut de stimulation psychomotrice et d'échanges affectifs: variété de maltraitance psychologique, même si ce vocable n'était pas usité à cette époque2,3. Puis vint, avec l'école américaine - et tout particulièrement C.H. Kempe et R.E. Helfer - , le syndrome de l'enfant battu4. L'accent était alors mis sur les coups et blessures dont la description minutieuse, véritable inventaire agrémenté de radiographies, d'examens complémentaires, de photographies, a convaincu les plus récalcitrants de la réalité des sévices physiques. L'accent mis initialement sur les mauvais traitements en milieu familial s'est déplacé, au début des années quatrevingts, vers les institutions accueillant les enfants : retour à la case hôpital, mais surtout extension vers les lieux de placement pour enfants jeunes ou plus grands. L'enquête de Stanislaw Tomkiewicz et Pascal Vivet et la publication de l'ouvrage qu'elle a nourri ont mis fin à un véritable tabou, mais des pratiques inacceptables persistent dans de trop nombreuses institutions : négligences graves, violences physiques ou psychologiques, abus sexuels56. Dans la première édition de L'Enfant maltraité, en 1982, Pierre Straus et ses collaborateurs mentionnaient les sévices sexuels, mais brièvement, sans grands détails, faute d'études 18 DANS LA PROBLÉMATIQUE DE L'ENFANCE MALTRAITÉE suffisamment nombreuses et documentées7. C'est encore d'Amérique du Nord qu'est venue la lumière sur cette question, lumière d'ailleurs parfois trop violente, trop crue. Mais notre dette vis-à-vis du Québec est grande car la communauté de langue et les nombreux échanges professionnels ont facilité la diffusion de l'expérience acquise de cet autre côté de l'Atlantique. Et si devant l'ampleur et le caractère parfois tragique des faits rapportés, on a pu invoquer d'abord des différences culturelles, voire comportementales, force a été de reconnaître rapidement que le problème se posait en termes analogues dans notre pays. Quant au mot « abus », si souvent critiqué comme une mauvaise transposition en français de son équivalent anglo-saxon, il semble pourtant bien à sa place ici puisqu'il recouvre toute une série de faits et d'agissements avec ou sans violences physiques - sinon psychologiques - allant d'attitudes et de gestes simplement équivoques à l'inceste, qui en représente sans doute la forme achevée. En revanche, les violences sexuelles extrêmes ressortissent plus au domaine de la criminologie qu'à celui de la maltraitance. Pour en revenir au mot « abus », il présente aussi l'avantage d'évoquer l'abus de confiance, l'abus de pouvoir de la part de ceux qui sont, par nature ou par transfert de droits, chargés de protéger et d'élever, dans tous les sens de ce mot, l'enfant, le jeune à eux confiés. Avant d'en arriver aux allégations d'abus sexuels, un dernier détour s'impose par le champ de la maltraitance psychologique, encore insuffisamment exploré. Si les carences affectives existent toujours, malgré de réels progrès dans les institutions et un exercice de la parentalité dans l'ensemble mieux informé, les exigences éducatives excessives, les comparaisons désobligeantes, le mépris, les dénigrements systématiques peuvent blesser gravement et durablement enfants 19 ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS et adolescents, en famille, en milieu scolaire ou de placement, quelle qu'en soit la nature. On ne peut sans doute pas appliquer le terme de cruauté mentale à tous ces parents ou éducateurs qui sous-estiment le retentissement de leur attitude négative, de leurs jugements dépréciatifs, de leur comportement parfois aberrant vis-à-vis des enfants ; mais information et guidance parentale, formation des professionnels de l'enfance ont ici une grande importance: il convient de les développer3. On le voit, le problème de l'enfance maltraitée est vaste et complexe. Il est aussi très évolutif. À peine en a-t-on saisi un des aspects que d'autres apparaissent, plus subtils, plus difficiles. C'est le cas avec les allégations d'abus sexuels, phénomène qui, s'il n'est pas absolument nouveau, prend actuellement des dimensions préoccupantes. Les allégations d'abus sexuels en question Qu'on le veuille ou non, le mot «allégation» véhicule en français un sous-entendu de fausseté, alors que sémantiquement le terme est neutre, ne préjugeant nullement ce qu'il recouvre. Car, si le Dictionnaire encyclopédique Larousse le définit ainsi : « affirmation, assertion, le plus souvent considérée comme mal fondée ou mensongère », Le Petit Robert, plus récemment, le traduit plus sobrement par « affirmation quelconque». Le mot est le même en anglais. Cependant VOxford Dictionary franchit le pas en proposant pour le verbe alléguer : « affirmer ou avancer comme un fait », mais en ajoutant, entre parenthèses, «souvent avec la suggestion que la véracité de ce fait est sujette à caution». On le voit, les mots et leur traduction sont piégés. 20 DANS LA PROBLÉMATIQUE DE L'ENFANCE MALTRAITÉE Comme trop souvent en matière de maltraitance, on a d'abord et surtout eu tendance à mettre quasi exclusivement l'accent sur les dysfonctionnements familiaux, les comportements parentaux déviants. Mais le phénomène est plus large, comme en témoigne la description adoptée par l'association Prix Pierre Straus: «Devenues plus fréquentes, les allégations d'abus sexuels envers les enfants surviennent souvent dans le cadre de situations conflictuelles et confuses où il est difficile pour les professionnels de se faire une opinion objective. Elles peuvent être le fait d'adultes incriminant un collègue, des voisins ; de parents, séparés ou non, accusant un conjoint, quelquefois par enfant interposé; d'enfants ou d'adolescents confiés à un placement institutionnel ou familial et qui, souffrant de cette séparation et des conditions d'accueil, dénoncent un éducateur ou une autre personne de l'institution. Il peut aussi s'agir d'enfants jeunes, vivant au foyer dans un contexte laxiste induisant une confusion entre le réel et l'imaginaire, ou encore d'enfants fantasmant à partir de spectacles - y compris télévisuels - dont ils ont été témoins. Enfin ces allégations peuvent être le fait d'enfants handicapés ou psychotiques ayant des difficultés d'expression. Toutes ces situations conduisent les intervenants à mettre en question la sincérité et la parole de l'enfant, et donc la véracité des faits, ou à intervenir de façon inadaptée, au risque de traumatiser l'enfant ou de le laisser sans protection : condition d'autant plus grave que ces allégations sont très lourdes à porter pour l'enfant qui les rapporte - qu'elles soient ou non fondées - ; dans ce dernier cas, elles sont aussi terriblement destructrices pour la personne faussement incriminée. » Les faits les plus fréquents concernent les allégations d'abus sexuels faites par des enfants de couples séparés : ces 21 ALLÉGATIONS D'ABUS SEXUELS enfants déclarent avoir fait l'objet, lors de visites ou de vacances chez le père, de gestes déplacés, voire d'abus caractérisés. Comment ne pas penser à la possibilité d'une manipulation de l'enfant par sa mère pour faire retirer par le juge droit de visite et droit de garde à l'ex-conjoint? Et qui croire, du père ou de l'enfant? En miroir, il arrive que le père disqualifié accuse l'actuel conjoint de son ex-épouse. Des pères victimes de fausses allégations et regroupés dans le Mouvement de la condition paternelle évoquent ainsi leur vécu : nuits sans sommeil, perte d'emploi, dépression, soupçons qu'on croit déceler dans le regard des autres, recherche obsessionnelle de témoins à décharge, de contre-preuves, et surtout la terrible souffrance de perdre définitivement leur enfant, ce qui nourrit chez certains des idées suicidaires8. Quant à l'enfant érigé malgré lui en juge et enjeu des querelles de ses parents, de l'éclatement de leur couple, sommé par l'un d'accuser l'autre, manipulé par l'un contre l'autre, déstabilisé, il perd non seulement ses repères de développement, mais aussi toute confiance vis-à-vis du monde adulte. N'est-ce pas là une forme d'abus de pouvoir envers un enfant investi d'un rôle qui n'est pas pour lui? Et, quelle que soit la véracité du message dont il est fait porteur, il a besoin d'un soutien psychologique important et durable. Toutefois, on manque d'études sérieuses - avec des effectifs et un recul suffisants - pour juger des effets à long terme de telles situations. Autres situations : un enfant accuse un de ses enseignants de gestes déplacés ; un adolescent en institution fait de même à propos d'un de ses éducateurs, «Les risques du métier» titrait un film déjà ancien traitant de ce problème (Les risques du métier, d'André Cayatte). Comment écarter le désir de vengeance d'un enfant, d'un jeune affabulateur à l'imagination 22 DANS LA PROBLÉMATIQUE DE L'ENFANCE MALTRAITÉE nourrie par l'écho médiatique donné à des affaires de pédophilie? Car - et c'est sans doute le revers de la médaille la levée du tabou, la facilité avec laquelle ces problèmes sont désormais abordés au quotidien font que ce qui n'est parfois qu'imagination, fantasme, mensonge peut se parer des couleurs de la réalité. Qui croire ? Quels sont le poids et la valeur à accorder à la parole de l'enfant? Nul adulte n'est à l'abri et la psychose collective qui s'est développée à partir d'événements dramatiques récents fait que des interprétations tendancieuses de comportements anodins d'un parent, d'un enseignant, d'un éducateur sont toujours possibles. Voisin, professeur d'éducation physique, prêtre et même cardinal se retrouvent ainsi au banc d'accusation, pour ne pas dire d'infamie, et cela parfois des années après les faits allégués : c'est alors parole contre parole, et personne n'en sort indemne. La parole de l'enfant On est passé, là aussi, au fil des années, par des attitudes extrêmes. L'enfant - étymologiquement infans : qui ne parle pas - est volontiers taxé, quand il commence à s'exprimer, d'exagération, d'inventions («Il dit n'importe quoi»), voire d'affabulation, argument souvent avancé par l'avocat de la défense. Sa parole était, jusqu'il y a peu, considérée comme peu crédible, non fiable. Désemparé par une situation qu'il ne peut comprendre, facilement influençable par les adultes, soumis à des pressions fortes et contradictoires, il peut être amené à se contredire, à se rétracter, ce qui confortait les adultes dans leur opinion sur le peu de valeur de ce qu'il pouvait dire. 23 DANS LA MÊME COLLECTION Michel Lemay J'ai mal à ma mère Marceline Gabel, Serge Lebovici, Philippe Mazet (dir.) Maltraitance psychologique Marceline Gabel, Serge Lebovici, Philippe Mazet (dir.) Maltraitance : répétition, évaluation Michel Manciaux, Marceline Gabel (dir.) Enfances en danger Marceline Gabel, Frédéric Jésu, Michel Manciaux (dir.) Maltraitances institutionnelles. Accueillir et soigner les enfants sans les maltraiter La photocomposition de cet ouvrage a été réalisée par TOURNAI GRAPHIC Achevé d'imprimer en avril 1999 par l'Imprimerie Campin N° d'édition: 99070 Dépôt légal: 2e trimestre 1999