CHARTE DE L`UNION EUROPÉENNE ET CONVENTION DE

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CHARTE DE L`UNION EUROPÉENNE ET CONVENTION DE
CHARTE DE L’UNION EUROPÉENNE
ET CONVENTION DE SAUVEGARDE
DES DROITS DE L’HOMME :
LA COEXISTENCE DE DEUX CATALOGUES
DE DROITS FONDAMENTAUX
par
Olivier LE BOT
Chargé d’enseignement
à l’Université d’Aix-Marseille III
Le 28 octobre 2002, la Convention sur l’avenir de l’Union a adopté
l’avant-projet de Traité constitutionnel européen. L’article 6 est
consacré à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Deux grandes options sont envisagées pour son intégration,
conformément aux orientations dégagées par le Groupe de travail II ( 1) : soit intégrer ses 54 articles dans une partie du Traité
constitutionnel (Préambule, Titre spécifique, art. 6), soit y faire simplement référence à l’article 6 dudit Traité. Une large majorité du
Groupe préférait la première option, dans l’intérêt d’une meilleure
lisibilité du Traité constitutionnel. En toute hypothèse, l’ensemble
des membres entendait faire de la Charte un texte juridiquement
contraignant, cet instrument étant d’ores et déjà prêt à déployer ses
effets sans qu’il soit besoin d’y apporter une quelconque modification. En effet, suivant la doctrine du président Herzog, la précédente
Convention s’est efforcée de rédiger la Charte « comme si » elle devait
être ultérieurement insérée dans les traités communautaires avec
force juridique contraignante ( 2). Les formulations ont été longuement réfléchies pour arriver, non pas à des principes abstraits sans
effectivité juridique, mais à des droits subjectifs et concrets.
(1) Voy. le Rapport final de ce Groupe (Document CONV 354/02 du 22 octobre
2002). La Convention sur l’avenir de l’Union comportait dix Groupes de travail. Le
Groupe II était chargé de l’examen de deux questions : les modalités et conséquences
d’une éventuelle intégration de la Charte aux traités d’une part, les modalités et
conséquences d’une éventuelle adhésion de la Communauté/de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme d’autre part.
(2) Voy. le « Compte-rendu de la première réunion de l’enceinte chargée d’élaborer
un projet de Charte des droits fondamentaux pour l’Union européenne », Document
CHARTE 4105/00 (BODY 1), 17 décembre 1999.
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Aussi l’actuelle Convention n’a t-elle pas modifié la formulation
des droits substantiels de la Charte. Elle a simplement préconisé de
légères adaptations rédactionnelles des dispositions générales,
notamment des articles 52, § 3 et 53, qui organisent les relations
entre la Charte et la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme. Ces préconisations apparaissent insuffisantes. Le lancinant problème de la coexistence entre ces deux instruments reste
donc d’actualité. La responsabilité de cet échec ne relève ni de la
première Convention, ni de la seconde, mais des Etats membres
eux-mêmes. Dès le début du processus, ces derniers ont entendu élaborer une Déclaration de droits dans une perspective politique, sans
se soucier de la cohérence des droits fondamentaux dans les ordres
juridiques nationaux.
Faut-il le rappeler, la Charte a vu le jour dans un contexte où,
malgré certaines carences, les droits fondamentaux bénéficiaient
déjà d’une protection effective dans le cadre communautaire. En
effet, le système mis en place par le juge de Luxembourg à partir
des années 1970 pour défendre les libertés a atteint une efficacité
certaine, reconnue par la Cour de Karlsruhe ( 3) et largement soulignée par la doctrine ( 4). La méthode consistant à protéger les droits
fondamentaux en tant que principes généraux du droit a même été
consacrée par les traités ( 5).
Néanmoins, deux limites subsistaient. D’une part, les voies de
recours permettant au justiciable de faire valoir ses droits fondamentaux devant le juge communautaire présentaient un caractère
fermé. En l’absence de recours spécifique, le contrôle du respect des
libertés fondamentales s’inscrit en effet dans le cadre des voies de
droit générales et est soumis aux limites et insuffisances de celles-ci.
(3) Dans sa décision « Solange II » du 22 octobre 1986 (BvR 197/83, EuGRZ
1987.10), la Cour constitutionnelle allemande a expressément reconnu que le système
communautaire de protection des droits fondamentaux assurait une protection substantiellement comparable à celle de la Loi fondamentale.
(4) Par exemple, Wolfgang Dix affirme que « Même sans l’existence de la Charte des
droits fondamentaux, la validité des droits fondamentaux est incontestée à l’échelon de
l’Union (...). Il est reconnu que la Cour de justice de Luxembourg garantit depuis plus
de trois décennies une protection suffisante contre tout exercice abusif des droits de souveraineté de l’Union » (Wolfgang Dix, « Charte des droits fondamentaux et Convention — de nouvelles voies pour réformer l’Union européenne ? », R.M.C.U.E., mai
2001, n o 448, p. 305).
(5) « L’Union respecte les droits fondamentaux tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée à Rome le
4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux
Etats membres, en tant que principes généraux du droit communautaire » (art. 6, § 2).
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D’autre part, le catalogue de droits et libertés élaboré par la Cour
de justice était difficilement lisible pour le profane. La technique
des principes généraux du droit nuit à la clarté des droits fondamentaux et, partant, à leur « prévisibilité » ( 6). Comme l’a souligné
Elisabeth Guigou, alors garde des Sceaux, « cette méthode d’interprétation des droits fondamentaux, par renvoi ou par source d’inspiration,
ne permet pas d’éclairer le citoyen de l’Union sur l’étendue de ses
droits » ( 7).
Le système devait donc être amélioré. Des trois solutions envisageables pour garantir une protection efficace des droits fondamentaux (la voie jurisprudentielle, celle du catalogue propre ou celle de
l’adhésion à la Convention européenne) ( 8), il n’en restait que deux
à explorer. La voie jurisprudentielle l’avait déjà été et était « parvenue aux limites de ce qu’elle peut fournir (...) » ( 9). Les deux solutions
restantes ont été envisagées depuis longtemps, aussi bien par la doctrine que par les institutions communautaires.
Des auteurs ont suggéré que la Communauté européenne se dote
d’un catalogue de droits fondamentaux qui lui soit propre ( 10).
L’idée d’une déclaration de droits spécifique à l’Union a en outre
été développée dans de nombreuses études, notamment le rapport
du Comité des sages ( 11) en 1996 et le rapport Simitis ( 12) en 1999.
(6) H. Labayle, « Droits fondamentaux et droit européen », A.J.D.A., 20 juillet20 août 1998, numéro spécial « Les droits fondamentaux », p. 82.
(7) E. Guigou, Intervention lors du colloque « La Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne » du 26 avril 2000, p. 14.
(8) Comme l’a souligné le professeur Vergès, « La problématique des droits fondamentaux dans la Communauté a été établie dès le milieu des années soixante-dix et elle n’a
pas été substantiellement modifiée depuis. Trois voies s’offraient à la Communauté : la
voie normative, la voie jurisprudentielle, ou l’adhésion à des instruments internationaux
adéquats » (J. Verges, « Droits fondamentaux de la personne et principes généraux du
droit communautaire », in L’Europe et le droit — Mélanges en hommage à Jean Boulouis, Dalloz, Paris, 1991, p. 515).
(9) C. Bluman, « Vers une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », in Territoires et Libertés — Mélanges en hommage au doyen Yves Madiot,
Bruylant, Bruxelles, 2000, p. 202.
(10) Voy. par exemple : K. Lenaerts, « Fundamental rights to be included in a
Community catalogue », E.L.R., 1991, vol. 5, pp. 367-390.
(11) Rapport du Comité des sages « Pour une Europe des droits civils et sociaux »,
sous la présidence de M me Pintasilgo, rapport accessible sur le site http://www.consilium.eu.int sous la cote CHARTE 4152, commenté par E. Garcia de Enterria, « Les
droits fondamentaux et la révision du Traité sur l’Union européenne », C.D.E 1996,
n os 5-6, pp. 607-612.
(12) « Tous les droits devraient figurer dans un texte unique. Il convient d’abandonner
à la fois la présente dispersion à travers les traités et les larges références à diverses
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Elle a même été concrétisée par l’adoption de plusieurs catalogues
écrits. Deux l’ont été par le Parlement européen : la Déclaration des
droits et libertés fondamentaux ( 13) de 1989, et le Titre VII (intitulé
« Droits de l’homme garantis par l’Union ») du projet de Constitution
européenne de 1994. En dehors du Parlement européen, la seule
déclaration de droits à avoir vu le jour dans le cadre communautaire est la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs,
qui présente un caractère essentiellement programmatoire. Aucun
de ces textes ne s’est jamais vu reconnaître une valeur juridique
contraignante.
La deuxième branche de l’alternative, l’adhésion des Communautés à la Convention européenne des droits de l’homme, a fait
l’objet de nombreuses études. Cette solution avait la faveur du Parlement européen ( 14), de la Commission de Bruxelles ( 15) et de la
doctrine ( 16). Elle aurait permis d’apporter des éléments de réponse
aux deux carences du système communautaire : la difficile lisibilité
des droits fondamentaux (en dotant les Communautés européennes
←
sources internationales et supranationales, de manière à assurer la clarté qu’exige le caractère fondamental de ces droits. Il y a donc lieu d’énumérer explicitement ces droits » (Rapport du groupe d’experts en matière de droits fondamentaux, sous la présidence de
M. Spiros Simitis, « Affirmation des droits fondamentaux dans l’Union européenne :
il est temps d’agir », février 1999, p. 18, rapport accessible sur le site Internet http://
www/europa.eu.int).
(13) Résolution du Parlement européen du 12 avril 1989, J.O.C.E., 10 mai 1989, C120, p. 51.
(14) Parlement européen, Résolution sur « L’adhésion de la Communauté européenne à la Convention européenne des droits de l’homme », 27 avril 1979, J.O.C.E
n o C-127, 21 mai 1979 ; Résolution « Portant avis du Parlement européen sur le mémorandum de la Commission des Communautés européennes concernant l’adhésion des
Communautés européennes à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales », 29 octobre 1982, J.O.C.E n o C-304, 22 novembre 1982 ;
Résolution sur « L’adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits
de l’homme », 18 janvier 1994, J.O.C.E n o C-44, 14 février 1994.
(15) Commission européenne, Mémorandum concernant « L’adhésion des Communautés européennes à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales », 4 avril 1979, Bulletin des Communautés européennes, supplément 2/79 ; Communication concernant « L’adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales », 19 novembre
1990, Conseil de l’Europe Feuille info, n o 27, p. 260.
(16) Voy. par exemple : G. Cohen-Jonathan, « La Convention européenne des
droits de l’homme et la Communauté européenne », in Mélanges Fernand Dehousse,
volume 1, Nathan, Paris, 1979, pp. 157-168 ; G. Cohen-Jonathan, « L’adhésion de la
Communauté européenne à la Convention européenne des droits de l’homme », Journal des Tribunaux — Droit européen, 17 mars 1995, n o 17, pp. 49-53 ; F. Benoît-Rohmer, « L’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de
l’homme », R.U.D.H., volume 12, 15 septembre 2000, pp. 57-61.
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d’un catalogue de référence, déjà connu et appliqué) et le caractère
fermé des voies de droit (en ouvrant aux justiciables la possibilité
de former des recours, contre les actes communautaires, devant la
Cour européenne des droits de l’homme).
On peut se demander pourquoi la première solution, qui laisse en
suspens le problème relatif aux voies de recours, a été privilégiée à
celle de l’adhésion. Si la voie externe n’a pas été retenue, c’est —
affirme t-on officiellement — parce que la Convention européenne
présente un caractère obsolète. Jean-Paul Jacqué, directeur au service juridique du Conseil de l’Union, précise ainsi que « La Convention européenne des droits de l’homme est un instrument daté et la protection qu’elle offre, si elle reste indispensable, n’est plus suffisante
aujourd’hui pour l’Union européenne » ( 17). Pourtant, la thèse officielle manque de pertinence. C’est pour une tout autre raison que
le Conseil a rejeté l’idée d’une adhésion.
L’argument selon lequel la Convention serait périmée est inexact.
Les organes de la Convention se sont en effet attachés à faire de ce
texte un instrument dynamique et vivant, interprété à la lumière
des conditions de vie actuelle. Le texte de 1950 ne peut être considéré comme dépassé en raison de l’interprétation évolutive qui en
est donnée, jour après jour, par la Cour européenne des droits de
l’homme. D’autre part, si la carence de la Convention européenne
des droits de l’homme en matière de droits économiques et sociaux
constituait le seul obstacle à l’adhésion, celui-ci aurait pu être aisément levé par l’adoption d’un protocole additionnel venant consacrer des droits fondamentaux de la seconde génération.
Dans ces conditions, les raisons du refus ne tiennent pas au caractère soi-disant dépassé de la Convention européenne. Si l’adhésion
a été écartée, c’est avant tout pour éviter que les Communautés
européennes ne soient soumises au contrôle de la Cour européenne
des droits de l’homme. Comme le relève le doyen Favoreu, l’idée qui
sous-tend l’adoption de la Charte est d’« avoir son propre censeur à
Luxembourg pour les quinze Etats membres, afin surtout de ne pas
aller à Strasbourg » ( 18). La voie du catalogue propre, présentée
(17) J.-P. Jacque, « La démarche initiée par le Conseil européen de Cologne »,
R.U.D.H., septembre 2000, numéro spécial sur la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne, Actes des journées d’études sous la direction de Florence BenoîtRohmer vol. 12, n os 1-2, p. 4.
(18) L. Favoreu, « Une démarche constituante », Regards sur l’actualité, numéro
spécial « Vers une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », août 2000,
n o 264, p. 25.
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comme un substitut à l’adhésion, permettait quant à elle d’échapper
à un contrôle extérieur. Elle avait en outre l’avantage de constituer
un message fort et symbolique à destination du citoyen européen,
avant l’approfondissement de l’intégration et la nouvelle vague
d’élargissement. En décidant d’élaborer une Charte, le Conseil européen n’avait pas pour objectif de renforcer la protection des droits
fondamentaux mais plutôt d’« ancrer leur importance exceptionnelle
et leur portée de manière visible pour les citoyens de l’Union » (selon
les termes du mandat de Cologne). « Il ne s’agit donc pas de combler
un manque de protection juridique mais d’accroître la légitimité d’un
ordre juridique communautaire de plus en plus complet et l’adhésion
des populations à cet ordre » ( 19). Autrement dit, la Charte constitue
« une opération de marketing politique et social. Parce que le marché
unique ne suffit plus, explique Jean-Emmanuel Ray, il faut vendre
aux 350 millions d’Européens davantage d’humanisme (...), vendre
aux 350 millions de citoyens européens un texte sympathique, plein de
chaleur humaine (...) » ( 20).
Cela étant, élaborant une Déclaration de droits dans une perspective politique, c’est-à-dire en utilisant la protection des droits de
l’homme comme prétexte à une légitimation de l’Union, les Etats
ont négligé des impératifs plus juridiques, en particulier celui de la
cohérence des droits fondamentaux. Aujourd’hui, la Charte commence à produire ses premiers effets et il n’est plus question de s’interroger sur son opportunité. En revanche, il convient de se demander comment va s’organiser la coexistence normative entre la
Charte communautaire et la Convention européenne ; comment
(19) Wolfgang Dix, « Charte des droits fondamentaux et Convention — de nouvelles voies pour réformer L’U.E.? », Revue du marché commun et de l’Union européenne, mai 2001, n o 448, p. 306. Une telle idée a également été développée par la
Commission de Bruxelles : « L’Union ne peut pas se baser exclusivement sur des considérations purement économiques. Elle doit au contraire trouver désormais son fondement sur
les valeurs humaines et fondamentales, communes à tous les pays européens. C’est une
condition nécessaire pour que les citoyens et les citoyennes donnent leur confiance à la
poursuite de la construction européenne. Il faut les convaincre que l’Union forme un cadre
dans lequel ils peuvent s’identifier » (Commission européenne, « Communication sur la
Charte des droits fondamentaux de la Commission européenne », 13 septembre 2000,
COM (2000) 559 final).
(20) J.-E. Ray, « Les nouveaux droits », Regards sur l’actualité, numéro spécial
« Vers une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », août 2000,
n o 264, p. 52. Dans le même sens, Annie Gruber souligne que la Charte « focalise les
objectifs de rapprochement des citoyens avec l’Union en donnant une nouvelle dimension
humaine claire et lisible à la construction européenne (...) » (A. Gruber, « La Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne : un message clair hautement symbolique », L.P.A., 22 janvier 2001, n o 15, p. 4).
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garantir, avec deux standards différents, une application uniforme
des droits fondamentaux. Inéluctablement, la Charte de l’Union
européenne va remettre en cause la cohérence des droits fondamentaux dans l’ordre juridique des Etats membres. Face à une telle
situation, les solutions retenues par les rédacteurs sont insuffisantes
pour assurer une coexistence harmonieuse entre les deux instruments et devront être renforcées par des mécanismes complémentaires.
1 re PARTIE. — La dualité de catalogues,
facteur d’insécurité juridique
Jusqu’à présent, le catalogue communautaire était quasiment
identique au catalogue conventionnel, la Cour de Luxembourg procédant à une transposition pure et simple du standard européen,
c’est-à-dire de la Convention européenne telle qu’interprétée par la
Cour de Strasbourg. Sous l’effet de l’adoption de la Charte, le catalogue communautaire va s’émanciper du catalogue conventionnel.
Ce passage de l’unicité à la dualité de catalogue est une source d’insécurité juridique.
I. — Le passage de l’unicité
à la dualité de catalogues
Jusqu’alors, les deux cours utilisaient la même norme de référence
en matière de droits fondamentaux. Avec la Charte de l’Union européenne, le juge communautaire dispose aujourd’hui de son propre
catalogue.
A. — La traditionnelle unicité de catalogue
Jusqu’à présent, les auteurs pouvaient affirmer que la Cour de
Strasbourg et celle de Luxembourg « pétrissent la même matière » ( 21),
la Cour de justice se fondant quasi exclusivement sur la Convention
européenne des droits de l’homme pour la découverte des principes
généraux du droit et donnant à ceux-ci une interprétation identique
à celle de la Cour européenne.
(21) J.-C. Bonnichot, « La Cour de justice des Communautés européennes, la Cour
européenne des droits de l’homme et l’intégration de l’Europe », in Quelle Europe pour
les droits de l’homme?, Bruylant, Bruxelles, 1996, p. 98.
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Si de toutes les sources utilisées par la Cour de justice pour forger
des principes généraux en matière de droits de l’homme, la Convention européenne est devenue la source privilégiée, quasi-exclusive,
c’est parce qu’elle représente une synthèse des droits fondamentaux
acceptés par l’ensemble des Etats membres. Elle « offre à la Cour un
certain ‘ confort ’ car le recours aux traditions constitutionnelles des
Etats membres est parfois peu maniable (...) » ( 22), tant il est difficile
d’apprécier la généralité et le caractère commun de ces traditions.
C’est pourquoi, dès l’adhésion de la France à la Convention européenne des droits de l’homme, celle-ci est devenue une source d’inspiration privilégiée ( 23). A partir de 1974, le juge communautaire n’a
plus à rechercher des principes communs aux Etats, ceux-ci étant
identiquement liés par les dispositions de la Convention.
Aujourd’hui, la Cour de justice reconnaît à la Convention européenne une « signification particulière » ( 24) et la plupart des principes généraux relatifs aux droits fondamentaux sont issus de ce
texte. C’est par exemple le cas de l’interdiction des discriminations
fondées sur la nationalité ( 25), sur le sexe ( 26) ou sur la religion ( 27),
du droit de propriété ( 28), du droit à un procès équitable ( 29), du
droit à un recours juridictionnel effectif ( 30), du principe de nonrétroactivité des dispositions pénales ( 31), de la protection de la vie
(22) J.-M. Larralde, « Convention européenne des droits de l’homme et jurisprudence communautaire », in L’Union européenne et les droits fondamentaux, Bruylant,
Bruxelles, 1999, p. 113.
(23) Dans l’arrêt Rutili, la C.J.C.E. cite expressément les dispositions de la
Convention européenne des droits de l’homme alors que ni l’avocat général Mayras ni
les parties ne l’avaient évoquée. Elle tire les conséquences de l’adhésion française,
intervenue en 1974, à l’issue de laquelle tous les Etats membres sont parties à la
Convention européenne (C.J.C.E., 28 octobre 1975, Rutili c. Ministre de l’intérieur,
aff. 36/75, Rec. p. 1219, spé. p. 1232).
(24) Voy. notamment : C.J.C.E., 21 septembre 1989, Hoechst, aff. 48/67, Rec.
p. 2859 ; C.J.C.E., 18 juin 1991, E.R.T., aff. C-260/89, Rec. p. 2925 ; C.J.C.E., 15 mars
1986, Marguerite Johnston c. Chief constable of the Royal ulster constabulary, aff. 222/84,
Rec. p. 1651; C.J.C.E., 28 octobre 1992, Ter Voort, aff. C-219/91, Rec. p. 5485 ;
C.J.C.E., 12 décembre 1996, X., aff. jointes C-74/54 et C-129/95, Rec. p. 6609 ; T.P.I.,
19 mars 1998, Van der Wal c. Commission, aff. T-83/96, pt. 46.
(25) C.J.C.E., 12 juillet 1984, Prodest c. CPAM Paris, aff. 237/83, Rec. p. 3153.
(26) C.J.C.E., 15 juin 1978, Defrenne c. Sabena, aff. 149/97, Rec. p. 1365.
(27) C.J.C.E., 27 octobre 1976, Paris c. Conseil, aff. 130/75, Rec. p. 1589.
(28) C.J.C.E., 14 mai 1974, Nold c. Commission, aff. 4/73, Rec. p. 491.
(29) C.J.C.E., 29 novembre 1980, Landeweyck et a. c. Commission, aff. jointes 209/
78 et 218/78, Rec. p. 3125.
(30) C.J.C.E., 15 mars 1986, Marguerite Johnston c. Chief constable of the Royal ulster constabulary, aff. 222/84, Rec. p. 1651.
(31) C.J.C.E., 26 juin 1980, National Panasonic c. Commission, aff. 136/79, Rec.
p. 2033.
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privée ( 32), de la liberté d’association ( 33), de la liberté de pensée ou
encore de la liberté d’expression ( 34). La Cour de justice a donc
reconnu à la Convention européenne des droits de l’homme une
place privilégiée dans sa jurisprudence mais, en outre, elle « s’est peu
à peu accoutumée à appliquer les règles de la Convention selon l’interprétation qui leur en avait été donnée par les organes de Strasbourg » ( 35). Dans de nombreux arrêts, le juge communautaire n’a
pas hésité à faire référence à la jurisprudence de la Cour européenne
en vue de déterminer le sens des droits issus de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme. Ce fut par exemple le cas pour
le droit à l’égalité de traitement des transsexuels ( 36) et des homosexuels ( 37), le principe de la légalité des délits et des peines ( 38), la
liberté de la presse ( 39) ou le respect de la vie privée ( 40).
L’attitude du juge communautaire garantissait une identité de
standard entre les deux systèmes, « réduisant ainsi les germes d’incohérences qui pourraient découler de la dualité des mécanismes de
contrôle du respect des droits fondamentaux » ( 41). Les rares divergences entre les deux cours ne portaient pas sur la consécration
même des droits, mais seulement sur leur interprétation. En raison
de l’existence d’un catalogue qui était, de fait, commun aux deux
systèmes, les interprétations divergentes ont été très limitées. Seuls
la protection de la vie privée et familiale (ce droit recouvrant les
activités et locaux professionnels pour la Cour de Strasbourg, mais
non pour la Cour de Luxembourg) ( 42), le droit de ne pas témoigner
contre soi-même ( 43), la liberté d’expression (à propos de l’informa-
(32) C.J.C.E., 10 juillet 1984, Ken Kirk c. Royaume-Uni, aff. 63/84, Rec. p. 2680.
(33) C.J.C.E., 15 décembre 1995, Bosman, aff. C-415/93, Rec. p. 4921.
(34) C.J.C.E., 18 juin 1991, E.R.T., aff. C-260/89, Rec. p. 2925.
(35) D. Simon, « Des influences spécifiques entre C.J.C.E. et Cour eur. dr. h. : ‘ je
t’aime moi non plus’ ? », Pouvoirs, 2001, n o 96, p. 42.
(36) C.J.C.E., 30 avril 1996, P/S et Cornwall Coutny Council, C-13/94, Rec. p. 1763.
(37) C.J.C.E., 17 février 1998, Grant, C-249/96, Rec. p. 621.
(38) C.J.C.E., 12 décembre 1996, Procédures pénales contre X, C-74/95 et C-129/95,
Rec. p. 6609.
(39) C.J.C.E., 26 juin 1997, Familiepress, C-368/95, Europe, août-septembre 1997,
comm. D. Simon, n o 273.
(40) C.J.C.E., 5 octobre 1994, X. c. Commission, C-404/92, Rec. p. 4737.
(41) D. Simon, « Des influences spécifiques entre C.J.C.E. et Cour eur. dr. h. : ‘ je
t’aime moi non plus ’? », Pouvoirs, 2001, n o 96, p. 43.
(42) C.J.C.E., 21 septembre 1989, Hoechst, aff. jointes 46/87 et 277/88, Rec.
p. 2859 ; Cour eur. dr. h., 30 mars 1989, Chappel.
(43) C.J.C.E., 18 octobre 1989, Orkem, aff. 374/87, Rec. p. 3344 ; Cour eur. dr. h.,
25 février 1993, Funke.
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tion sur l’interruption volontaire de grossesse en Irlande) ( 44) et le
principe du contradictoire ( 45) en ont été victimes. Une telle harmonie était possible tant que l’Union européenne ne disposait pas de
son propre catalogue de droits fondamentaux. L’harmonie va être
brisée par l’adoption de la Charte et le passage à la dualité de catalogues.
B. — Le passage à la dualité de catalogues
En raison de l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne, le catalogue communautaire va se différencier
du catalogue conventionnel au niveau de la formulation des droits
(la Charte énonçant les droits équivalents de manière plus large et
plus simple que la Convention), au niveau de leur existence même
(la Charte consacrant des droits absents tant du texte de 1950 que
de la jurisprudence européenne) et de leur limitation (à la différence
de la Convention européenne, qui définit droit par droit les possibilités de restrictions, la Charte a prévu une clause générale de limitation, valable pour l’ensemble des droits énoncés). La substitution de
la Charte à la Convention européenne est normalement prévue pour
2004, mais il est possible que le texte de Nice devienne la source privilégiée de la Cour de Luxembourg avant cette date, et entraîne par
conséquent « une marginalisation de la Convention européenne en tant
qu’instrument de référence pour le juge communautaire » ( 46).
Il est vrai que l’application de la Convention européenne expose
la Cour de justice à certaines difficultés et que la Charte dispose
pour sa part de nombreux atouts.
Tout d’abord, le fondement juridique sur lequel la Cour applique
la Convention européenne des droits de l’homme conclue, non par
la Communauté, mais par les Etats membres, est relativement
incertain. L’application de la Convention repose en effet « sur des
(44) C.J.C.E., 4 octobre 1991, The Society for the protection of unborn children of Ireland c. Grogan, aff. 159/90, Rec. p. 4685 ; Cour eur. dr. h., 29 octobre 1992, Open Door
and Dublin woman c. Ireland.
(45) C.J.C.E., ord. 4 février 2000, Emesa Sugar, aff. C-17/98, L’Europe des libertés,
2000, n o 2, p. 4, note F. Benoît-Rohmer ; Cour eur. dr. h., 20 février 1996 Vermeulen
c. Belgique.
(46) F. Sudre, Intervention lors du débat sur le premier thème : « le contexte de
la Charte », R.U.D.H., septembre 2000, numéro spécial sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, vol. 12, n os 1-2, p. 12.
Olivier Le Bot
791
bases juridiques fragiles », ce texte n’ayant « toujours pas fait l’objet
d’une intégration explicite dans l’ordre juridique communautaire » ( 47).
De plus, avec le jeu des réserves, et des protocoles non ratifiés par
tous les Etats membres, l’étendue de l’engagement n’est pas le
même pour tous les Etats. La Convention européenne n’est pas une
source totalement homogène pour la Cour de justice.
Ensuite, le juge communautaire a toujours affirmé qu’il entendait
s’inspirer de la norme garantissant le niveau de protection le plus
élevé ( 48). Or, la Charte des droits fondamentaux dépasse la Convention européenne à de nombreux égards, non seulement parce qu’elle
consacre des droits absents de ce texte, mais également parce qu’elle
énonce de manière plus large certains droits équivalents. Il s’agit
d’un « catalogue de droits et libertés plus large et plus moderne que la
convention » ( 49). En outre, avec l’élargissement du Conseil de l’Europe à de nouveaux Etats et l’entrée à la Cour européenne des
droits de l’homme de juges formés durant la période soviétique, le
standard conventionnel pourrait connaître une régression dans les
années à venir.
Enfin, à la différence de la Convention européenne, qui a été
« importée » de l’extérieur, la Charte des droits fondamentaux a été
conçue au sein même de l’Union européenne. Cette déclaration de
droits a été élaborée par une assemblée représentative de toutes les
légitimités européennes, et dans laquelle toutes les sensibilités ont
pu s’exprimer et faire valoir leur point de vue. Ce texte traduit donc
« l’accord de toutes les composantes institutionnelles et politiques de la
construction européenne » ( 50), ce qui ne manquera pas de susciter
l’apparition et le développement d’un « patriotisme de la Charte » ( 51).
(47) J.-P. Larralde, « Convention européenne des droits de l’homme et jurisprudence communautaire » in L’Union européenne et les droits fondamentaux, Bruylant,
Bruxelles, 1999, p. 120.
(48) Cette volonté de faire prévaloir le standard le plus élevé a été exprimée par
la Cour dès l’arrêt Nold (C.J.C.E., 14 mai 1974, Nold c. Commission, aff.4/73, Rec.
p. 491). Voy., sur cette question : G. Cohen-Jonathan, « La Cour des Communautés
européennes et les droits de l’homme », R.M.C.U.E., 1978, pp. 74-100, spéc. p. 85.
(49) Conclusions de l’avocat général Damaso Ruiz-Jarabo Colomer du 11 juillet
2002 sur C.J.C.E., Arben Kaba c. Secretary of State for the Home Department, aff. C446/00.
(50) F. Benoît-Rohmer, « Vers une Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne », L’Europe des libertés, juillet 2000, p. 2.
(51) J.-F. Flauss, « Les droits de l’homme dans l’Union européenne : chronique
d’actualité 1999-2000 » (1 ère partie), L.P.A., 6 août 2001, p. 9.
792
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
Aussi les avocats généraux n’hésitent pas à utiliser dès aujourd’hui
la Charte au soutien des argumentations qu’ils développent. Ce texte
a ainsi été évoqué pour confirmer le caractère de droit fondamental
qui s’attache au principe de la légalité des délits et des peines ( 52), au
principe non bis in idem ( 53), à la présomption d’innocence ( 54), au
droit de propriété ( 55), au droit à un recours effectif ( 56), au principe
de l’Etat de droit ( 57), au droit à l’avocat ( 58), au droit à des conditions de travail qui respectent la santé et la sécurité des travailleurs ( 59), au droit à une bonne administration ( 60), au droit à un
congé annuel ( 61), à l’accès aux services d’intérêt économique général ( 62) ou encore à la liberté d’expression et de réunion ( 63).
(52) Conclusions de l’avocat général Stix-Hackl du 12 juillet 2001 sur C.J.C.E.,
Ingemar Nilson c. Länsstyrelsen i Norrbottens Iän, aff. 131/00, pt. 18 et pt. 44.
(53) Conclusions de l’avocat général Damaso Ruiz-Jarabo Coomer du 19 septembre 2002 sur C.J.C.E., Procédure pénale c. Gözütok, aff. C-387/01, pt. 57.
(54) Conclusions de l’avocat général Damaso Ruiz-Jarabo Coomer du 17 octobre
2002 sur C.J.C.E., Volkswagen AG c. Commission des Communautés européennes,
pt. 94.
(55) Conclusions de l’avocat général Geelhoed du 12 juillet 2001 sur C.J.C.E.,
Mulligan e.a. c. Ministre de l’Agriculture de la République d’Irlande, aff. C-313/99,
pt. 28.
(56) Conclusions de l’avocat général Damaso Ruiz-Jarabo Coomer du 4 décembre
2001 sur C.J.C.E., Überseeing BV c. NCC Nordic Construction Company Baumanagement GmbH, aff. C-208/00, pt. 59 ; Conclusions de l’avocat général Jacobs du 21 mars
2002 sur C.J.C.E., Union de Pequenos Agricultores c. Conseil, aff. C-50/00, pt. 39.
(57) Conclusions de l’avocat général Leger du 10 juillet 2001 sur C.J.C.E., Wouters
et autres c. Algemene Raad van de Nederlandse Orde van Advocaten, aff. C-303/99,
pt. 173.
(58) Conclusions de l’avocat général Leger du 10 juillet 2001 sur C.J.C.E., Wouters
et autres c. Algemene Raad van de Nederlandse Orde van Advocaten, aff. C-303/99,
pt. 175.
(59) Conclusions de l’avocat général Stix-Hackl du 31 mai 2001 sur C.J.C.E. Commission c. Italie, aff. C-49/00, pt. 57.
(60) Conclusions de l’avocat général Jacobs du 22 mars 2000 sur C.J.C.E., Z. c.
Parlement européen, aff. C-270/99, pt. 40.
(61) Conclusions de l’avocat général Tizzano du 8 février 2001 sur C.J.C.E.,
B.E.C.T.U. c. Secrétaire d’Etat au commerce et à l’industrie, aff. C-173/99 : après avoir
rappelé que ce droit est énoncé par de nombreux textes, l’avocat général affirme qu’il
est « encore plus significatif que ce droit trouve aujourd’hui une confirmation solennelle
dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (...) » (pt. 26). Il considère que « la Charte fournit la confirmation la plus qualifiée et définitive de la nature de
droit fondamental que revêt le droit au congé annuel payé » (pt. 28).
(62) Conclusions de l’avocat général Jacobs du 30 avril 2002 sur C.J.C.E., Min. de
l’économie, des finances et de l’industrie c. GEMO SA, aff. C-126/01, point 121.
(63) Conclusions de l’avocat général Jacobs du 11 juillet 2001 sur C.J.C.E., Eugen
Schmidberger Internationale Transporte Planzüge c. République d’Autriche, aff. C-112/
00, pt. 101.
Olivier Le Bot
793
Mais quelle est la position du juge communautaire ? Dans le
passé, la Cour de justice s’est parfois fondée sur des textes qui
n’avaient pas de valeur juridique contraignante (comme la Déclaration du Parlement en date du 5 avril 1977 ( 64), les déclarations
annexées aux traités ( 65) ou la Charte sociale européenne ( 66)) dès
lors que ces derniers venaient renforcer sa thèse. Elle pourrait très
bien renouveler cette pratique avec la Charte des droits fondamentaux, et même aller plus loin en raison de la nature particulière de
ce texte, reflet des traditions constitutionnelles communes aux
Etats membres (lesquelles sont toujours une source concurrente de
la Convention européenne dans l’article 6, § 1 T.U.E.). Melchior
Wathelet estime ainsi que le juge communautaire pourra invoquer
« les droits énoncés par la Charte en tant que principes généraux du
droit communautaire en ce qu’elle exprime des traditions constitutionnelles communes » ( 67). De même, l’avocat général Damaso RuizJarabo Coomer a affirmé que la Charte « reflète de manière inestimable le dénominateur commun des valeurs juridiques primordiales
dans les Etats membres, dont émanent à leur tour les principes généraux du droit communautaire » ( 68).
Le juge communautaire s’est approprié ce raisonnement dans
trois décisions récentes. Tout d’abord, dans un arrêt du 30 janvier
2002 ( 69), le Tribunal de première instance s’est fondé sur la
Charte — et sur elle seule —, en tant que reflet des traditions
constitutionnelles communes, pour reconnaître l’existence de deux
droits fondamentaux : le droit à une bonne administration (pt. 48)
et le droit à un contrôle juridictionnel (pt. 57). Ensuite, dans une
ordonnance du 4 avril 2002 ( 70), le président du Tribunal de première instance a explicitement invoqué la Charte en tant que syn(64) C.J.C.E., 15 mai 1986, Johnston, aff. 222/84, Rec. p. 1651, pt. 18.
(65) C.J.C.E., 11 avril 2000, Deliège, aff. C-51/96 et C-191/97, Rec. p. 2549, pt. 42
(citant la déclaration n o 29 annexée au Traité d’Amsterdam); C.J.C.E., 23 novembre
1990, Portugal c. Conseil, aff. C-149/96, Rec. p. 8425, pt. 48 (évoquant la déclaration
faite par le Conseil sur l’absence d’effet direct des dispositions de l’accord créant l’Organisation mondiale du commerce).
(66) C.J.C.E., 15 juin 1978, Defrenne c. Sabena, aff. 149/97, Rec. p. 1365 ; C.J.C.E.,
2 février 1988, Blaizot c. Université de Liège, aff. 24/86, Rec. p. 379.
(67) M. Wathelet, « La Charte des droits fondamentaux : un bon pas dans une
course qui reste longue », C.D.E., 2000, n os 5-6, p. 591.
(68) Conclusions du 4 décembre 2001 sur C.J.C.E., Überseeing BV c. NCC Nordic
Construction Company Baumanagement GmbH, aff. C-208/00, pt. 59.
(69) T.P.I., 30 janvier 2002, Max. mobile Telekommunikation Service GmbH c. Commission, aff. T-54/99, pt. 57.
(70) T.P.I., ord. 4 avril 2002, Technische Glaswerke Ilmenau GmbH c. Commission,
aff. T-198/01, pt. 85.
794
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
thèse des traditions constitutionnelles communes des Etats
membres. Il se fonde sur ce seul texte, sans faire référence à la
Convention européenne des droits de l’homme ni à aucune disposition constitutionnelle précise, pour qualifier de sérieux le troisième
moyen (violation du droit à une bonne administration) avancé par
la requérante à l’appui de sa demande de sursis à exécution (pt. 85).
Il s’agit là de la première (et pour l’instant unique) application positive d’une disposition de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne. Enfin, dans un arrêt du 3 mai 2002, le Tribunal
de première instance reconnaît l’égale vocation de la Charte de
l’Union européenne et de la Convention européenne à servir de fondement à la découverte des principes généraux du droit communautaire ( 71).
La substitution de la Charte à la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme a débuté. Et l’arrêt Manesmannrörhen ( 72) est
particulièrement significatif de cette évolution. D’une part, cette
décision marque un recul de la Convention européenne dans la jurisprudence communautaire, en mettant fin au mouvement d’application directe des dispositions de celle-ci (c’est-à-dire en tant que
telles, sans passer par le détour des principes généraux du droit
communautaire) ( 73). D’autre part, si le Tribunal de première instance écarte le moyen fondé sur la violation de la Charte, c’est uniquement parce que les faits de l’espèce se sont produits avant son
adoption (ce qui, a contrario, et de manière surprenante, signifierait
(71) T.P.I., 3 mai 2002, Jégo-Quéré et Cie SA c. Commission, aff. T-177/01, pt. 47 :
les procédures prévues aux articles 234, 235 et 288 CE « ne peuvent plus être considérées, à la lumière des articles 6 et 13 de la C.E.D.H. et de l’article 47 de la Charte des
droits fondamentaux, comme garantissant aux justiciables un droit de recours effectif leur
permettant de contester la légalité de dispositions communautaires de portée générale qui
affectent directement leur situation juridique ».
(72) T.P.I., 20 février 2001, Manesmannröhren-Werke AG, aff. T-112/98, Europe,
avril 2001, n o 141, note L. Idot, p. 20.
(73) Alors que dans plusieurs arrêts (Voy. par exemple : C.J.C.E., 17 décembre
1998, Baustahlgewebe GmbH c. Commission, aff. C-185/95 P, Rec. p. 8417 ; T.P.I.,
11 mars 1999, G. Gaspari c. Parlement européen, aff. T-66/98 ; C.J.C.E., 8 juillet 1999,
Montecatini Spa c. Commission, C-235/92 P.), le juge de Luxembourg appliquait de
manière directe la Convention européenne, le T.P.I. écarte en l’espèce les arguments
tirés de la violation des articles 6, § 1 et 6, § 2 de la Convention européenne au motif
que ce texte ne peut être invoquer directement devant le juge communautaire (pt. 76).
795
Olivier Le Bot
que la Charte a vocation à s’appliquer à tous les actes juridiques
édictés postérieurement à son adoption) ( 74).
Deux standards différents ont désormais vocation à coexister en
Europe, et à se concurrencer dans l’ordre juridique des Etats
membres de l’Union.
II. — La sécurité juridique affectée
par la dualité de catalogues
Alors que la Charte devait renforcer la sécurité juridique, en rassemblant dans un document unique et facilement compréhensible
des droits qui existaient jusque là de manière éparse, ce texte vient
au contraire l’affaiblir. Les deux instruments vont s’appliquer de
manière concurrente dans le champ d’application communautaire
des Etats membres, et les justiciables bénéficieront de droits différents selon que les autorités nationales agissent dans le domaine
communautaire ou en dehors de celui-ci.
A. — La concurrence entre les deux instruments
dans la sphère communautaire des Etats membres
La dualité de catalogues va conduire à un affaiblissement de la
sécurité juridique dans le champ d’application national du droit
communautaire, c’est-à-dire lorsque l’Etat membre est soumis au
respect des deux standards. En effet, les quinze Etats membres sont
tous parties à la Convention et ont tous accepté le droit de requête
individuelle et la juridiction obligatoire de la Cour européenne des
droits de l’homme. Ils sont par conséquent liés à la fois par la
Convention européenne, sous le contrôle du juge de Strasbourg, et
par leurs obligations communautaires, sous le contrôle du juge de
Luxembourg ( 75). Traditionnellement, cette situation n’était pas
problématique. Le catalogue communautaire étant identique au
(74) Voy. le point n o 75 de la décision, éliminant pour des raisons de droit transitoire la Charte des droits fondamentaux. Une telle idée avait déjà été exprimée par
l’avocat généra Stix-Hackl, dans ses conclusions en date du 27 novembre 2001, sur
C.J.C.E., Kläserei Champignon Hofmeister GmbH & Co. KG c. Hauptzollamt Hambourg-Jonas, aff. C-210/00, note 30 : « Dans ce contexte, reste à savoir si la liberté entrepreneuriale de l’importateur en vertu de l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux
(...) est affectée puisque les faits de la procédure au principal se sont déroulés avant sa
promulgation ».
(75) Voy. J. Rideau, « La coexistence des systèmes de protection des droits fondamentaux dans la Communauté européenne et ses Etats membres », A.I.J.C., 1991,
p. 59.
796
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
catalogue conventionnel, un seul standard supranational s’imposait
aux Etats membres dans le champ d’application du droit communautaire. Avec l’adoption de la Charte, la concurrence entre les
deux instruments va conduire à des interférences matérielles
(conflits de catalogues) et organiques (conflits de sentences) entre le
système communautaire et le système conventionnel.
Le conflit de catalogues résulte de l’obligation, pour les autorités nationales, de respecter deux standards différents et de la
faculté, pour les personnes privées, de se prévaloir des droits
consacrés dans chacun des deux instruments. En effet, les pouvoirs
publics seront tenus de respecter ou d’appliquer deux standards différents lorsqu’ils interviennent dans le champ d’application du droit
communautaire, et la conciliation entre des normes opposées ne sera
pas toujours possible. D’autre part, les sujets de droit se trouvent
confrontés à deux catalogues très différents, au risque d’être totalement désorientés quant à l’étendue et quant au contenu de leurs
droits. Comme l’affirme Robert Badinter, « la sécurité juridique des
individus n’est pas assurée, puisqu’ils ne peuvent s’assurer du contenu
précis d’un droit fondamental et, de surcroît, parce que devant leur juge
national, chargé à la fois de l’application du droit communautaire et
du droit de la Convention européenne, deux solutions divergentes peuvent être retenues » ( 76). Certains membres de la précédente Convention ont employé à juste titre, pour désigner cette situation, la formule d’un « paradis pour avocats », les habiles juristes pouvant
invoquer tantôt le catalogue communautaire, tantôt le catalogue
conventionnel, selon le sens ou la portée qu’ils souhaitent donner à
tel ou tel droit fondamental.
La visibilité des droits fondamentaux communautaires s’est donc
faite au détriment de la visibilité des droits fondamentaux en général. On peut dès lors affirmer, avec le doyen Favoreu, que « la multiplication des textes est un facteur d’insécurité juridique pour le
citoyen » ( 77). La clarté des droits fondamentaux est mise à mal par
le conflit de catalogues.
Elle l’est également par le risque du conflit de sentences. Ce
dernier est rendu possible par l’intervention des deux cours sur un
(76) R. Badinter, « Unité ou pluralisme, à propos de la garantie des droits de
l’homme en Europe », Revue québécoise de droit international, 2000, n o 13, p. 30.
(77) L. Favoreu, Intervention lors de la discussion sur « La garantie des droits :
les droits de procédure et les mécanismes de protection », Regards sur l’actualité,
numéro spécial « Vers une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »,
août 2000, n o 264, p. 93.
Olivier Le Bot
797
objet commun. Les deux hautes juridictions européennes se prononcent en effet sur un même texte, sur sa compatibilité aux normes
de référence dont elles sont chacune les gardiennes. Les requêtes
déposées devant l’une ou l’autre cour à l’encontre d’une norme
nationale poursuivent le même but : constater l’incompatibilité de
cette norme avec les droits fondamentaux dont la cour assure le respect. Dans ces conditions, un acte national pourra être soumis tour
à tour à la Cour de Strasbourg et à celle de Luxembourg, au risque
de voir la décision de l’une être infirmée ultérieurement par la décision de l’autre. L’acte national peut en effet être attaqué — simultanément ou successivement — devant la Cour de justice et la Cour
européenne des droits de l’homme. En particulier, un justiciable
procédurier pourra exercer un recours devant les deux juges, « utilisant le second comme une instance d’appel de la première décision obtenue » ( 78).
A cet égard l’adoption de la Charte vient décupler les risques d’interférences organiques. Traditionnellement, le juge de Strasbourg et
celui de Luxembourg contrôlaient les actes nationaux au regard
d’un même catalogue de droits fondamentaux, et leurs positions respectives se rejoignaient presque nécessairement. Par exemple, les
deux cours ont condamné d’une seule voix la procédure française de
jugement par contumace ( 79). Mais aujourd’hui, les deux cours
n’utilisent plus la même norme de référence, et l’expérience montre
que lorsque deux juridictions contrôlent la conformité d’un acte au
regard de catalogues de droits fondamentaux aux contenus différents, le conflit de sentences est inéluctable ( 80).
B. — La scission des ordres juridiques nationaux
L’apparition de deux standards différents va par ailleurs susciter
une « schizophrénie » des sujets de droit, un dédoublement de leur
patrimoine juridique en matière de droits fondamentaux. Les per(78) C. Tomuschat, « The interaction between different systems for the protection
of Human rights », in Au nom des peuples européens, un catalogue des droits fondamentaux de l’Union européenne, R. Bieber (dir.), Nomos Verlagsgesellschaft, BadenBaden, 1996, p. 41.
(79) C.J.C.E., 28 mars 2000, Krombach c. Bamberski, aff. C-7/98 ; Cour eur. dr. h.,
13 février 2001, Krombach c. France, req. n o 29731/98.
(80) Voy. Cour eur. dr. h., 28 octobre 1999, Zielinski, Pradal, Gonzalez et autres c.
France, req. n o 24846/94, req. n o 24165/96 et req. n o 341731/96 : le juge européen, se
fondant sur le catalogue conventionnel, déclare contraire aux droits fondamentaux la
loi n o 94-43 du 18 janvier 1994, que le juge constitutionnel français avait jugée
conforme aux droits fondamentaux, au regard du catalogue national (C.C., déc. n o 93332 D.C., 18 janvier 1994, Rec. p. 21).
798
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
sonnes physiques ou morales ne disposeront pas des mêmes droits
fondamentaux dans le champ communautaire et en dehors de celuici. En effet, « la question de savoir si une personne est ou non bénéficiaire d’un droit reconnu dans la Charte dépendra du champ d’application de la mesure concernée » ( 81). Lorsque l’Etat intervient sur le fondement d’une disposition communautaire, il sera possible d’opposer
à ce dernier des droits de la première comme de la seconde génération. En revanche, en dehors du champ d’application du droit communautaire, les sujets de droit ne pourront se prévaloir que de
droits civils et politiques. Corrélativement, les autorités nationales
ne seront pas soumises aux mêmes règles lorsqu’elles agissent dans
la sphère de compétence propre de l’Etat ou dans le champ d’application du droit communautaire.
Cela peut donner lieu à des situations inadmissibles, les droits et
libertés des personnes physiques ou morales variant au gré des procédures. Pourtant, « il paraît difficilement envisageable que les
citoyens soient protégés par des règles différentes selon que l’organe
national concerné agit ou non en exécution du droit communautaire » ( 82). Peut-on concevoir que les personnes handicapées puissent jouir du droit à l’intégration sociale uniquement dans le champ
d’application du droit communautaire, que l’environnement y soit
mieux protégé, que le droit à un recours juridictionnel y soit plus
étendu ? Les Etats vont se retrouver dans une situation délicate,
leur imposant « de répondre à des standards différents selon qu’ils
appliquent en droit national le droit communautaire ou que la matière
relève de compétences qui leur sont propres » ( 83). Cela est d’autant
plus problématique qu’il est difficile de « séparer clairement et soumettre à des règles différentes les interventions qui sont des mises en
application du droit communautaire (soumises à la Charte) et les
interventions ordinaires sans lien avec le droit communautaire (soumises à la Convention de sauvegarde) » ( 84).
(81) J. Dutheil de la Rochere, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne », Regards sur l’actualité, janvier 2001, n o 267, p. 9.
(82) A. Pecheul, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »,
R.F.D.A., mai-juin 2001, n o 3, p. 693.
(83) F. Benoît-Rohmer, « L’adhésion de l’Union à la Convention européenne des
droits de l’homme », R.U.D.H., septembre 2000, numéro spécial sur la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne, vol. 12, n os 1-2, p. 58.
(84) C. Lalumiere, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et
la Convention européenne des droits de l’homme », Revue québécoise de droit international, 2000, n o 13, p. 183.
799
Olivier Le Bot
Au final, les deux instruments vont entrer en concurrence dans
l’ordre juridique des Etats membres, et la cohérence des droits fondamentaux va s’en trouver affectée.
2 e PARTIE. — La cohérence des droits fondamentaux
insuffisamment préservée par les rédacteurs
Pourtant, l’harmonie entre ces deux textes est primordiale, aussi
bien pour les pouvoirs publics que pour les personnes physiques ou
morales de droit privé. Les rédacteurs de la Charte, conscients de
cette nécessité, ont imaginé un certain nombre de solutions. Mais
celles-ci s’avèrent d’une efficacité limitée et devront être renforcées
par des mécanismes complémentaires.
I. — L’insuffisance des mécanismes
retenus par les rédacteurs
En vue de coordonner les relations entre les deux instruments, les
rédacteurs ont prévu une clause de correspondance et une clause de
non-régression. Ces solutions sont largement insuffisantes pour
garantir la cohérence des droits fondamentaux dans l’ordre juridique des Etats membres.
A. — Les deux solutions retenues par les rédacteurs
Le dispositif pour lequel ont opté les rédacteurs est développé aux
articles 52, § 3 et 53. Il a pour effet d’assurer une identité de portée
et de sens entre les droits énoncés dans les deux instruments, sans
préjudice de la possibilité pour le droit de l’Union d’accorder une
protection plus étendue que celle de la Convention européenne,
standard minimal.
Une clause de correspondance est prévue à l’article 52, § 3 ( 85)
pour les droits empruntés directement à la Convention de sauve-
(85) « Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des
droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère
ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde
une protection plus étendue ».
800
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
garde des droits de l’homme ( 86). Cette disposition renvoie systématiquement aux définitions et limitations qui figurent dans la
Convention lorsqu’elles ne sont pas reprises dans le texte même de
la Charte.
La correspondance produit tout d’abord ses effets au niveau de
l’interprétation des droits. Les explications annexées à la Charte
reproduisent les dispositions correspondantes de la Convention européenne et fournissent un tableau de correspondance divisé en deux
rubriques : d’une part les « Articles de la Charte dont le sens et la portée sont les mêmes que les articles correspondants de la Convention
européenne des droits de l’homme », d’autre part les « Articles dont le
sens est le même que les articles correspondants de la Convention européenne, mais dont la portée est plus étendue ». Par exemple, l’article 5
de la Charte, relatif à l’interdiction de l’esclavage et du travail
forcé, figure dans la première liste. Cet article a par conséquent le
même sens et la même portée que la disposition correspondante de
la Convention de sauvegarde des droits de l’homme (art. 4). La définition du travail forcé comporte donc les limites figurant à l’article 4, § 3 de la Convention européenne ( 87), bien qu’elles ne soient
pas reprises dans le texte même de la Charte.
Le principe de la correspondance est également valable pour les
limitations susceptibles d’être apportées aux droits et libertés
garantis. Les restrictions mises en œuvre sur le fondement de l’article 52, § 1 de la Charte ne peuvent excéder celles qui sont permises
par la Convention européenne. Ainsi, lorsque la Convention ne permet pas de limiter certains droits (droits intangibles), ceux-ci ne
(86) Une telle technique est rarement utilisée. Elle l’a été par certains Etats, lors
de leur adhésion au Pacte de 1966 sur les droits civils et politiques. Les Gouvernements ont établi des équivalences automatiques entre la Convention européenne des
droits de l’homme et le Pacte. Ainsi, la France a, par une réserve, établi des équivalences automatiques entre les deux instruments (« Le gouvernement de la République
déclare que les articles 19, 21 et 22 du Pacte seront appliqués conformément aux
articles 10, 11 et 16 de la Convention européenne »). La Belgique a fait une réserve identique à propos des articles 19, 21 et 22 du Pacte. L’Allemagne, pour les mêmes dispositions, se réfère exclusivement à l’article 16 de la Convention européenne.
(87) « Ne sont pas considérés comme ‘ travail forcé ou obligatoire ’ au sens du présent
article : a) tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les
conditions prévues par l’article 5 de la présente convention ou durant sa mise en liberté
conditionnelle; b) tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de
conscience dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime, un autre
service à la place du service militaire obligatoire ; c) tout service requis dans le cas de crises
ou de calamités qui menacent la vie ou le bien-être de la communauté; d) tout travail ou
service formant partie des obligations civiques normales » (art. 4, § 3 Convention européenne).
Olivier Le Bot
801
pourront pas l’être non plus sur la base du droit communautaire. Et
pour les droits susceptibles de restriction, le législateur communautaire et les autorités nationales devront respecter les conditions
développées, droit par droit, par la Convention européenne.
Si l’article 52, § 3 pose le principe de l’identité de sens et de portée
pour les droits correspondants, « Cette disposition ne fait pas obstacle
à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue » (vient
préciser la dernière phrase de l’article 52, § 3). L’Union européenne
dispose donc d’une liberté totale pour dépasser le catalogue conventionnel. La Convention européenne ne représente pas un standard
maximum ni un plafond pour la protection des droits fondamentaux.
Elle constitue en revanche un standard minimum, un plancher
quant au niveau de protection des droits et libertés, et ce en vertu
de la clause de non-régression énoncée à l’article 53 ( 88). Cette
disposition, intitulée « Niveau de protection », proclame le caractère
incompressible des exigences posées (notamment) par la Convention
européenne. La Déclaration des droits fondamentaux adoptée par le
Parlement européen en 1989, de même que le projet de Constitution
pour l’Union européenne de 1994, contenaient tous deux une disposition analogue, venant garantir la non-régressivité du niveau de
protection des droits et libertés (art. 27 de la Déclaration et
point 24 du projet de Constitution).
Cette clause de « stand still » (également appelée clause plancher
ou clause cliquet) vise à préserver le niveau de protection actuellement offert, dans leur champ d’application respectif, par le droit de
l’Union, le droit des Etats membres et le droit international. L’article 53 signifie en particulier que la Convention européenne constitue un standard minimum et qu’en aucun cas la protection offerte
par la Charte ne saurait être inférieure à ce standard. En cas de
conflit sur le niveau de protection des droits, c’est le texte le plus
protecteur qui s’applique. Autrement dit, on retient, pour un même
droit, la protection la plus élevée ou la plus étendue, lorsque ce
droit est garanti à la fois par la Convention européenne et par la
Charte. En outre, le régime de limitation prévu dans la Charte ne
(88) « Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant
ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur
champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, la Communauté ou tous les Etats
membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des Etats membres ».
802
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
peut descendre en dessous du niveau prévu par la Convention européenne.
Quelle est l’effectivité de ces mécanismes ? Sont-ils en mesure de
garantir une relation harmonieuse entre les deux instruments ?
B. — Des solutions présentant une efficacité limitée
Quand bien même les solutions retenues par les rédacteurs viendraient à fonctionner de manière optimale — ce qui est relativement peu probable, en raison de leurs limites intrinsèques —, elles
ne seraient pas de nature à mettre fin à l’insécurité juridique provoquée par l’existence d’un double standard.
1. Des limites intrinsèques
Les articles 52, § 3 et 53 de la Charte présentent des limites intrinsèques. Celles-ci vont nuire à l’efficacité des mécanismes développés
en vue d’organiser une relation harmonieuse entre les deux instruments. La première limite est spécifique à la clause de correspondance. Elle réside dans le caractère juridiquement non contraignant
du document explicatif établi par le Présidium. La seconde limite
affecte autant la clause de correspondance que celle de non-régression. Elle concerne l’absence de référence à la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme.
La clause de correspondance n’a de sens qu’éclairée par les explications du Présidium. Celles-ci étant dépourvues de valeur
juridique, l’efficacité de l’article 52, § 3 s’en trouve affectée. Les
explications ont en effet été rédigées sous la seule responsabilité du
Présidium et n’engagent pas la Convention elle-même. Elles « n’ont
pas d’autorité politique ou juridique » ( 89) mais « tout au plus valeur
d’aide à l’interprétation » ( 90).
Aussi les explications ne lient-elles pas le juge communautaire, et
cette absence de valeur juridique vient limiter la portée du mécanisme développé à l’article 52, § 3 de la Charte. En particulier, les
deux listes dressées par le Présidium ne s’imposeront pas à la Cour
de justice : « même si la C.J.C.E. devait suivre cette énumération de
(89) G. Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Seuil,
coll. points, Paris, 2001, p. 262.
(90) H.-C. Krüger et J. Polakiewicz J., « Propositions pour la création d’un système cohérent de protection des droits de l’homme en Europe : la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », R.U.D.H., octobre 2001, vol. 13, n os 1-4, p. 7/8.
Olivier Le Bot
803
‘correspondances exactes ’, il est fort à parier qu’elle ne lui prêterait
qu’une valeur toute indicative » ( 91). Dans la mesure où le contenu de
ces listes ne présente pas pour elle un caractère contraignant, la
Cour de Luxembourg pourra parfaitement s’en écarter, et établir ses
propres correspondances. Dans ces conditions, l’explicitation du dispositif, minutieusement rédigée par les membres du Présidium afin
de garantir l’effectivité de la clause de correspondance, perd de son
intérêt.
Par ailleurs, l’absence de renvoi à la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme limite la portée de la
clause de correspondance autant que celle de la clause de nonrégression. Aujourd’hui, toute référence à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme doit aller de pair avec un renvoi à la
jurisprudence de la Cour européenne, en raison de l’écart qui existe
entre la lettre du texte et son interprétation par le juge de Strasbourg. Dans la mesure où la jurisprudence détermine au moins
autant que le texte lui-même la protection assurée, « c’est l’interprétation dynamique qui en est faite par la Cour européenne des droits de
l’homme, ce ne sont pas moins de cinquante ans de jurisprudence qui
ont déterminé le niveau de protection actuel » ( 92). En particulier, la
Charte contient un certain nombre de droits sans équivalent dans
le texte de la Convention européenne mais qui trouve néanmoins
« un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme » ( 93).
Ces considérations ont amené les rédacteurs de la Charte à prévoir
une référence explicite à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg
dans les premières versions du projet. Cette solution « garantissait
juridiquement que la Convention européenne serait envisagée selon l’interprétation qu’en a donné, qu’en donne et qu’en donnerait la Cour de
Strasbourg » ( 94). Mais la référence à la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme a disparu des articles 52, § 3 et
(91) J.-F. Flauss, « Les droits de l’homme dans l’Union européenne : chronique
d’actualité 1999-2000 » (1 ère partie), L.P.A., 6 août 2001, p. 9.
(92) M. Fischbach, « Le Conseil de l’Europe et la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne », R.U.D.H., septembre 2000, numéro spécial sur la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne, vol. 12, n os 1-2, p. 8.
(93) M. Fischbach et H.-C. Krüger, « Commentaires des observateurs du Conseil
de l’Europe sur le projet de Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »,
Document CHARTE 4691/00 (CONTRIB 356), 9 novembre 2000, p. 2.
(94) P. Wachsmann, « Les droits civils et politiques », R.U.D.H., septembre 2000,
numéro spécial sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, vol. 12,
n os 1-2, p. 16.
804
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
53 ( 95) pour réapparaître dans les explications ( 96) et dans le Préambule ( 97) de la Charte. Cette référence est insuffisante, pour deux raisons : d’une part les explications sont dépourvues de valeur juridique, d’autre part le Préambule ne saurait prévaloir contre le texte
de la Charte lui-même.
En définitive, il paraît peu probable que la Cour de Luxembourg
prenne en compte la jurisprudence européenne alors que la clause de
correspondance lui impose seulement de prendre en considération le
texte de la Convention. Or, sans un renvoi à la jurisprudence de la
Cour de Strasbourg, il n’y a plus de garantie juridique contre une
interprétation divergente des droits équivalents. Par exemple, le
droit à la protection des données personnelles énoncé dans la Charte
ne « correspond » pas à celui qui a été dégagé de manière prétorienne
par la Cour européenne. Les droits et limitations issus de la jurisprudence de Strasbourg ne seront donc pas pris en considération
lors de l’application de la Charte. D’autre part — et ce problème
concerne aussi bien la clause de correspondance que celle de nonrégression —, la Cour de justice ne reprendra vraisemblablement
pas l’ensemble de l’œuvre jurisprudentielle élaborée par la Cour
européenne des droits de l’homme (et notamment les « obligations
positives » que cette dernière a été amenée à reconnaître) lorsqu’il
s’agira d’interpréter les dispositions de la Charte correspondantes à
celles de la Convention européenne.
La seconde Convention n’est pas revenue sur ces lacunes ( 98). Les
solutions retenues présentent donc une efficacité limitée. Et quand
(95) Certains membres de la Convention ont justifié cette suppression au nom de
la séparation des pouvoirs, la théorie forgée par Montesquieu interdisant selon eux de
donner un blanc seing à un organe juridictionnel pour déterminer le contenu des
normes posées par la Charte. En réalité, c’est parce qu’elle menaçait l’autonomie du
droit communautaire, en conférant un monopole à la Cour européenne des droits de
l’homme pour l’interprétation des droits de la Charte issus de la Convention européenne, que la référence à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg a été supprimée.
(96) « Le sens et la portée des droits garantis sont déterminés non seulement par le texte
de ces instruments, mais aussi par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme (...) » (explications sous l’article 52, § 3).
(97) « La présente Charte réaffirme (...) les droits qui résultent notamment (...) de la
Cour européenne des droits de l’homme » (§ 5 Préambule).
(98) S’agissant de l’article 53, le Groupe de travail II a simplement préconisé l’insertion de trois nouveaux alinéas : « Dans la mesure où la présente Charte reconnaît des
droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux
Etats membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec les dites traditions »
(art. 52, § 4); « Les dispositions de la présente Charte qui contiennent des principes peuvent être mises en œuvre par des actes législatifs et exécutifs pris par les institutions et
→
Olivier Le Bot
805
bien même la clause de correspondance et la clause de non-régression fonctionneraient conformément aux souhaits des rédacteurs de
la Charte (c’est-à-dire avec une prise en compte, par le juge communautaire, des explications du Présidium et de la jurisprudence de la
Cour de Strasbourg), elles ne garantiraient au mieux qu’une cohérence partielle.
2. Une harmonisation très limitée
En effet, l’article 52, § 3 n’assure qu’une harmonisation limitée
entre les deux instruments tandis que l’article 53 n’en apporte pour
sa part aucune.
L’article 52, § 3 ne permet une interprétation homogène que
pour un nombre limité de droits et libertés. Il convient de distinguer trois hypothèses.
Tout d’abord, certains droits sont consacrés dans le texte même
de chacun des deux instruments.
La clause de correspondance ne va produire un résultat satisfaisant qu’à l’égard de ceux qui figurent dans la première liste dressée
par le Présidium. Seuls les droits qui ont le même sens et la même
portée dans la Convention européenne et dans la Charte seront
appréciés de manière identique dans la jurisprudence de la Cour de
Luxembourg et dans celle de la Cour de Strasbourg. Sur les cinquante articles substantiels que compte la Charte, onze d’entre eux
bénéficieront à plein du mécanisme de la correspondance. Mais
même dans cette hypothèse la cohérence ne sera pas absolue,
l’Union européenne pouvant toujours s’écarter du standard conventionnel et assurer une protection plus étendue, sur le fondement de
la dernière phrase de l’article 52, § 3.
Les droits figurant dans la seconde liste ne bénéficieront que partiellement de l’effet unificateur de la clause de correspondance.
Dans la mesure où ces droits reçoivent une identité de sens, mais
non de portée, leur champ d’application et leurs éléments constitutifs demeurent divergents. La Charte appréhende ces droits de façon
←
organes de l’Union, et par des actes des Etats membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit
de l’Union, dans l’exercice de leurs compétences respectives. Leur invocation devant le juge
n’est admise que pour l’interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes » (art. 52,
§ 5) ; « Les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte
comme précisé dans la présente Charte » (art. 52, § 6).
806
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
plus large que la Convention européenne, l’uniformité est donc ici
impossible.
S’agissant des droits qui ne sont présents dans aucune des deux
listes (comme le principe d’interdiction des discriminations), aucune
cohérence n’est envisageable. Le sens et la portée de ces droits
seront différents selon que l’on se réfère à la Charte ou à la Convention.
Ensuite, certains droits reconnus par la Charte n’ont pas d’équivalent dans le texte de la Convention européenne, mais uniquement
dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
Ceux qui ont été dégagés par la Cour européenne sur la base d’un
article de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme figurant dans la première liste, bénéficient normalement d’une interprétation identique dans les deux systèmes. Cependant, l’homogénéisation ne sera pas toujours possible, le Présidium n’ayant pas systématiquement intégré les avancées jurisprudentielles de la Cour de
Strasbourg. Par exemple, le droit à la protection des données personnelles ainsi que la liberté des arts et des sciences, dégagés par la
Cour européenne sur le fondement de l’article 8, relatif au respect de
la vie privée et familiale ( 99), ne sont pas consacrés par la disposition « correspondante » de la Charte (art. 7), mais par des dispositions spécifiques (art. 8 pour la protection des données personnelles,
art. 13 pour la liberté des arts et des sciences). Aussi l’article 7 n’at-il pas « le même sens et la même portée » que l’article 8 de la
Convention européenne tel qu’il est interprété par la Cour de Strasbourg.
Les autres droits, consacrés par la Cour européenne à partir d’une
disposition qui, soit ne fait pas partie de la seconde liste, soit ne
figure dans aucune des deux listes, ne seront couverts que partiellement par la clause de correspondance (dans le premier cas) ou ne le
seront pas du tout (dans le second).
Enfin, la Charte proclame des droits absents tant du texte de la
Convention européenne que de la jurisprudence de Strasbourg. A
leur égard, l’article 52, § 3 est impuissant. Cette disposition ne peut
rien faire face à une différence concernant la consécration même des
droits fondamentaux.
(99) Cour eur. dr. h., 26 mars 1987, Leander c. Suède pour la protection des données
personnelles; Cour eur. dr. h., 24 mai 1988, Müller et autres c. Suisse (req. n o 10737/
84), pour la liberté des arts et des sciences.
807
Olivier Le Bot
L’efficacité de la clause de correspondance est donc limitée. Qu’en
est-il de la clause de non-régression ?
Certes, l’article 53 permet — et cela est essentiel — de garantir
que le niveau de protection des droits fondamentaux ne saurait
connaître un recul en raison de l’entrée en vigueur de la Charte de
Nice. Mais il s’agit là de son seul intérêt.
Cette disposition ne vient en aucun cas réduire les divergences
entre la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et la
Charte de l’Union européenne. Son objet n’est pas d’assurer la cohérence des droits fondamentaux, mais seulement d’éviter un affaiblissement de leur protection. Dans ces conditions, la clause de nonrégression n’empêche ni le conflit de catalogues, ni le conflit de sentences.
Les principes de coordination développés par les rédacteurs de la
Charte sont insuffisants. Des solutions complémentaires s’imposent.
II. — La nécessité
de solutions complémentaires
Si l’on souhaite organiser une véritable harmonie entre les deux
instruments, la priorité sera d’atténuer au maximum les différences
qui existent entre la Convention et la Charte de l’Union européenne,
en ce qui concerne tant l’existence que la définition des droits et
libertés reconnus. La cohérence entre les deux instruments ne sera
en effet possible que si une identité est assurée au niveau de la
consécration des droits fondamentaux comme à celui de leur interprétation.
A. — Une identité au niveau
de la consécration des droits
Les interférences matérielles et organiques seraient considérablement réduites si les deux instruments présentaient un contenu identique, c’est-à-dire si la Convention européenne, au contenu moins
riche, venait reconnaître les mêmes droits et libertés que la Charte
de l’Union. En effet, grâce à l’identité de catalogues qui existait
entre les deux systèmes, les interférences étaient jusqu’à présent
limitées. La Cour de justice reconnaissant les mêmes droits fondamentaux que la Convention européenne des droits de l’homme, les
divergences ne portaient que sur l’interprétation des droits, et non
sur leur existence même. Cette homogénéité a été brisée par la
808
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
Charte. Celle-ci vient consacrer des droits de la seconde génération
absents tant du texte de la Convention européenne que de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Aujourd’hui, lorsqu’un acte
national respecte l’ensemble des droits civils et politiques (garantis
par les deux instruments) mais porte atteinte à un droit social (protégé uniquement par la Charte), il sera conforme au catalogue
conventionnel mais contraire au catalogue communautaire ; il sera
validé par la Cour de Strasbourg et censuré par celle de Luxembourg. Afin de retrouver une cohérence dans les ordres juridiques
nationaux, il faut donc mettre fin à une situation dans laquelle les
Etats membres sont soumis à deux standards différents, à deux instruments ne reconnaissant pas les mêmes droits et libertés. Autrement dit, pour garantir l’homogénéité des droits fondamentaux, il
est nécessaire de renouer avec l’identité de catalogue.
A cette fin, il suffirait qu’un protocole additionnel à la Convention européenne vienne élever le catalogue conventionnel au niveau
du standard communautaire. Et le fait que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ait plaidé, au mois de juin 1999, en
faveur d’un protocole additionnel relatif aux droits économiques et
sociaux ( 100), devrait faciliter l’adoption de ce dernier. Lorsque l’Assemblée parlementaire a voté cette Recommandation, elle ne cherchait pas à préserver la sécurité juridique, mais uniquement, à
reconnaître de nouveaux droits aux individus. Aujourd’hui, il serait
possible de tirer profit de ces deux avantages, d’allier l’enrichissement des droits fondamentaux dans les Etats membres du Conseil
de l’Europe au renforcement de la sécurité juridique dans les Etats
membres de l’Union.
Afin de garantir la cohérence des droits fondamentaux dans les
ordres juridiques nationaux, il ne serait pas nécessaire que l’ensemble des Etats membres du Conseil de l’Europe, qui ne sont pas
tous en mesure d’assumer le coût financier des droits de la seconde
génération, ratifie ce protocole. L’adoption de ce texte par les
quinze Etats membres de l’Union européenne suffirait en effet à
assurer une identité de catalogues entre les deux systèmes, et donc
à diminuer l’insécurité juridique dans les ordres nationaux. Les
mêmes droits seraient reconnus dans les deux instruments, la dualité de catalogue serait fortement atténuée et les interférences substantiellement réduites. Cela étant, elles ne seraient pas totalement
supprimées en raison du risque — toujours présent (même avec une
identité de catalogue) — d’une interprétation divergente des droits
(100) Assemblée parlementaire, Recommandation 1415 (1999) du 23 juin 1999.
809
Olivier Le Bot
équivalents. Pour limiter au maximum les conflits de catalogues et
les conflits de sentences, les deux cours devront donc retenir une
définition commune de ces droits.
B. — Une identité au niveau
de l’interprétation des droits
Pour que les droits consacrés dans les deux instruments reçoivent
une interprétation uniforme, pour qu’ils soient appréciés de manière
identique selon que l’on se réfère à la Charte ou à la Convention
européenne, il est nécessaire d’institutionnaliser les rapports entre
les deux cours. Certes, on pourrait à première vue penser que
l’adoption de la Charte rend aujourd’hui inutile l’adhésion de la
Communauté à la Convention européenne, dans la mesure où elle
dote l’Union du catalogue de droits fondamentaux qui lui faisait
défaut. Il n’en est rien. Non seulement la Charte vient renforcer les
avantages d’une adhésion, mais elle vient en outre faciliter la réalisation de celle-ci, en en assouplissant les modalités.
L’adhésion permettrait d’introduire une plus grande cohérence
dans les ordres juridiques nationaux. Comme le relèvent MM.
Krüger et Polakiewicz, « Un avantage non négligeable de l’adhésion,
susceptible de profiter notamment aux citoyens européens, réside dans
la sécurité juridique que l’on peut ainsi établir » ( 101). En confiant à
une instance unique (la Cour européenne des droits de l’homme)
l’interprétation des droits consacrés dans les deux instruments, on
garantirait en effet une interprétation uniforme des droits fondamentaux. L’autorité des décisions de la Cour de Strasbourg procédant d’une logique contractuelle, elle ne vaut qu’à l’égard des parties à la Convention, et non à l’égard des tiers. Tant qu’elle n’est
pas partie, la Communauté n’est pas tenue de respecter la Convention européenne ni les interprétations qu’en donne la Cour de Strasbourg. En revanche, si la Communauté européenne adhérait à la
Convention, elle serait liée par l’interprétation que la Cour de Strasbourg donne des droits consacrés dans les deux instruments (notamment des droits de la seconde génération, en cas d’adoption d’un
protocole additionnel relatif aux droits économiques et sociaux).
Aussi, comme l’a souligné le Président de la Cour européenne des
droits de l’homme, ce mécanisme « permettrait aux deux cours de
(101) H.-C. Krüger et J. Polakiewicz, « Propositions pour la création d’un système cohérent de protection des droits de l’homme en Europe : la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », R.U.D.H., octobre 2001, vol. 13, n os 1-4, p. 6.
810
Rev. trim. dr. h. (55/2003)
continuer de fonctionner côte à côte, dans le respect de leur autonomie
juridictionnelle, tout en veillant à ce que leur interprétation des normes
ne diverge pas » ( 102).
D’autre part, les modalités de l’adhésion sont assouplies par
l’adoption de la Charte. Trois mois avant le Sommet de Nice, la
délégation finlandaise a proposé à ses partenaires de « créer la compétence de la Communauté européenne pour adhérer à la Convention
européenne des droits de l’homme » ( 103). Avec la Charte, les Etats
membres sont peut-être dispensés de cette formalité.
En effet, ce texte pourrait conférer à l’Union européenne capacité
pour adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme sur
le fondement de l’article 308 T.U.E. (ex. art. 235). En vertu de cette
disposition, si une action donnée apparaît nécessaire pour réaliser
l’un des objets de la Communauté, sans que le traité ait prévu les
pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil (statuant à l’unanimité, sur proposition de la Commission, et après consultation du
Parlement européen) prend les dispositions appropriées. L’adhésion
pourrait donc être réalisée sans révision préalable du traité, sur le
fondement de l’article 308, à condition que la protection des droits
de l’homme soit devenue l’objet même de la Communauté, ou simplement l’un de ses objets. Une telle position ne manquait pas d’argument avant l’adoption de la Charte, elle est aujourd’hui renforcée.
Certes, l’Union européenne ne constitue pas une organisation
internationale de défense des droits de l’homme en tant que
telle ( 104). La protection des droits fondamentaux constitue une mission essentielle, mais non exclusive, pour cette organisation. Néanmoins, depuis le traité d’Amsterdam, on peut raisonnablement
considérer que la défense des droits de l’homme constitue l’un de ses
objets au sens de l’article 308. En effet, le traité d’Amsterdam dis-
(102) M. Wildhaber, « Intervention devant le Groupe de rapporteurs des délégués
des ministres sur les relations entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne »,
7 mars 2000 (Intervention annexée à la « Réponse du Comité des ministres à la
Recommandation 1439 de l’Assemblée parlementaire »), R.U.D.H., octobre 2000,
vol. 12, n os 3-5, pp. 188-189.
(103) Communication de la Délégation finlandaise lors de la Conférence intergouvernementale 2000, « Proposition de créer la compétence de la Communauté européenne pour adhérer à la C.E.D.H. », 22 septembre 2000, Document CONFER 4475/
00, octobre 2000, vol. 12, n os 3-5, p. 186.
(104) Voy. sur cette question : A. von Bogdandy, « The European Union as a
human rights organization ? Human rights and the core of the European Union »,
C.M.L. Rev., décembre 2000, vol. 37, n o 6, pp. 1307-1388.
811
Olivier Le Bot
pose que « L’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la
démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’Etat de droit, principes qui sont communs aux
Etats membres » (art. 6, § 1). En outre, il affirme sans équivoque la
vocation de l’Union européenne en matière de droits fondamentaux,
tant dans le domaine de la Politique européenne et de sécurité commune (art. 11, § 1) que dans celui du droit communautaire (art. 13).
Si des doutes subsistaient encore après ce traité, quant à la vocation
de l’Union à défendre les droits de l’homme, ceux-ci ont été levés
par la Charte. L’adoption de ce texte confirme en effet que la protection des droits fondamentaux constitue un objectif central pour
la Communauté.
Si la Cour de justice consacre cette thèse, la Communauté pourrait rapidement adhérer à la Convention européenne. A défaut, l’on
pourrait instituer un mécanisme de consultation de la Cour européenne des droits de l’homme par la Cour de justice, mais il s’agit
là d’une alternative moins satisfaisante (aucune sanction n’étant
prévue, avec les mécanismes de la question préjudicielle ou de la
demande d’avis, lorsque le juge communautaire n’aligne pas son
interprétation sur celle du juge européen).
Conclusion
La Charte enrichit le patrimoine juridique des justiciables, en leur
attribuant des droits que la Convention européenne des droits de
l’homme ne leur avait pas reconnu. Dans le même temps, en conduisant à une différenciation du catalogue communautaire par rapport
au catalogue conventionnel, elle met en péril la cohérence des droits
et libertés dans les ordres nationaux. Les rédacteurs de la future
Constitution européenne devront veiller à ce que l’enrichissement
des droits fondamentaux ne se fasse pas au détriment de la sécurité
juridique, en complétant les mécanismes de coordination initialement prévus. L’adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l’homme et l’adoption d’un protocole additionnel relatif aux droits économiques et sociaux permettraient d’allier
une identité de catalogues à une homogénéité dans l’interprétation
des droits. Il s’agit là du seul moyen d’organiser une articulation
harmonieuse entre la Charte et la Convention. A défaut, la coexistence entre les deux instruments risque de ne pas s’avérer des plus
« pacifique ».
✩