L`oubli - Chimères

Transcription

L`oubli - Chimères
RAYMOND BELLOUR
L’oubli
I
L N’Y AVAIT PAS D’HEURE AU CADRAN
quand il arriva dans
la ville de l’oubli volontaire. La forme des maisons, qu’il
connaissait pourtant de longue date, l’étonna, mais lui parut
propice à l’entreprise à laquelle il avait encore obscurément
choisi de se vouer. Il y avait dans l’air une fixité avec laquelle
il aurait à compter.
Il se propage dans la ville une étrange lenteur. Le programme
qu’il s’est fixé est le suivant. Il a besoin que ce soit un programme même s’il ne sait pas comment s’y conformer. Il est
désormais entendu qu’il ne peut oublier que s’il est parvenu
au préalable à se remémorer. Cela suppose que l’opération de
remémoration ait une chance de se transformer en geste de
l’oubli, qu’elle permette d’effacer en faisant revenir à elle ce
qui n’arrive pas, sans ce mécanisme précis, à être oublié. Il
faudrait qu’il arrive ainsi à présenter aux yeux de son esprit
projeté dans l’espace une image qui devrait se rapprocher
chaque fois autant qu’il est possible de celle qui revient sinon
sans crier gare. C’est bien sûr une activité pratiquement désespérée. Comme il ne peut savoir d’avance ce qui va surgir au
gré de ses déambulations, il lui faut rechercher à tâtons
l’aveuglement que devrait opérer le retour de l’image indispensable. C’est un travail lent, chaotique, plein d’embûches,
terriblement aléatoire. Mais un jour, c’est six heures du soir,
il tourne l’angle de la rue, le long d’un bar dont on devine en
passant l’intérieur délabré, les tables et chaises disposées en
deux rangées séparées par une cloison vague, le comptoir
Raymond Bellour est
écrivain, chercheur.
CHIMERES
1
RAYMOND BELLOUR
indistinctement allumé, et dans le fond le billard autour
duquel les trois hommes s’affairent. Il s’arrête, comme saisi
par un pressentiment, et projette ta forme à peine préconçue
à l’angle même qu’il vient de franchir. La vision se transforme : il est deux heures du matin, le coin de la rue est désert,
la lumière du bar éteinte. Elle t’a saisi par le bras, et tu essaies
de lui faire comprendre que la paralysie qui te gagne est la
réponse enfantine à la haine qu’elle a laissée surgir en retraversant l’Océan. Tu te vois dans la scène, à l’endroit même
où tu viens de passer. Tu la vois te voir et ne sais plus qui elle
voit, elle, d’hier ou d’aujourd’hui, dans la lumière de six
heures où une nuit se dispose et s’effondre. Tu t’arrêtes, tu
reviens sur tes pas, tu repasses au même endroit, tu crois
reproduire le mouvement qui vient de t’envahir. Il n’y a plus
d’image. Que le petit bar sale et déprimant, éclairé comme la
huitième merveille du monde.
Il sait qu’à chaque pas qu’il fait il doit penser à toi, sans cesse,
pour ne pas être renversé par la rencontre qu’il attend et qu’il
craint. Il doit penser la rencontre qui pourrait avoir lieu, qui
aura lieu, certainement, s’il cesse un instant d’y penser. Mais
il se rend compte très vite que c’est là un travail spécifique
qui va contre le mouvement qui devrait lui permettre
d’oublier : mouvement plus subtil, divers, qui demande une
vigilance de tous les instants, l’oblige à sauter constamment
d’une image une autre, à entrer dans le coin de celle-ci pour
basculer dans celle-là, et non pas seulement à faire voyager
ton corps figé, tendu comme un miroir au gré de ses déplacements. Il essaierait bien l’immobilité, il l’essaie, bien sûr, mais
elle ne donne pas assez, elle endort, là où la marche éclaire,
introduit les vibrations nécessaires pour qu’il puisse reformuler les traits de ce qui n’a pas encore eu lieu et pourra ainsi
ne plus avoir lieu.
Il passe par des phases d’insensibilité grandissante où pas
même une image n’arrive à se glisser entre son œil intérieur
et son corps agrippé aux angles de la pièce. Parfois, au
contraire, une grande mollesse l’envahit et il coule en se
cognant à travers les cristaux formés par les coins des images
emmêlées. Il lui faut arriver à fixer des contours, contrôler le
passage d’une ligne à l’autre, de sorte qu’elles ne s’imposent
pas toutes en même temps et ne conduisent lors de telle ou
CHIMERES
2
L’oubli
telle opération à une image différente de celle dont il a formé
le dessein. Tu t’effondres dans ton image, et je m’effondre
avec toi, voilà ce qu’il se dit, ce qu’une voix lui dit, qu’il ne
reconnaît pas, qui surgit du coin de la rue dont la représentation a fini par être arrachée à ce coin de ciel que depuis un
moment il fixe.
Contre l’image qui survient en rêve, inutile d’engager la lutte.
Il ne peut qu’adresser une prière aux dieux absents : il leur
demande d’épargner ses nuits pendant la tentative qu’il poursuit dans la ville de l’oubli volontaire. Après ce temps d’interruption, et s’il en sort vainqueur, ou au moins confirmé dans
le bien-fondé de la tentative, il acceptera le retour des images
du rêve, s’il est arrivé à les décrocher de leur substrat de préconscience accélérée.
Il passe par des jours d’oubli élémentaire. Aucun objet ne lui
résiste. Il perd tout, successivement, et de plus en plus au fur
et à mesure qu’il essaye d’y penser, qu’il cherche à contrôler
chacun de ses gestes automatiques tout en continuant l’autre
travail en train. Il perd ses clefs, ses papiers, son mouchoir, la
liste établie pour le supermarché, les numéros de téléphone
écrits sur un papier. Il retrouvera bien chacune de ces choses
une à une, mais toujours déplacée de façon à ce qu’il reste une
case réservée à cette face secondaire de l’oubli, dont il voudrait se préserver pour ne pas être pris au piège d’une rupture
incontrôlée, si jamais une image imprévue se glissait dans la
case. Le matin où l’œil fixe sur ses deux mains tendues
comme des membres d’automate il verse lentement du jus de
pamplemousse dans la passoire où le thé a gonflé, il renonce.
Il préfère un risque de dérapage à l’effort qui l’obligerait à
perdre aussi peu que ce soit le contrôle de l’essentiel, la vue
entière maintenue sur l’image infinie qui revient sans crier
gare et renverse. Comme lorsque la femme à la tête d’oiseau,
bavarde et inconsciente, dévide son affaire, elle ne sait rien
mais tout de même, un messager d’onde aurait pu l’avertir,
elle parle, raconte : les prés immenses qui séparent les bâtiments de l’université, il a tout revu d’un seul coup, les corps
adolescents qu’elle avait évoqués, couchés, cachés dans
l’herbe, et leurs corps à eux deux dans les herbes jaunies, les
bâtiments entre les arbres, le bloc de souvenir comme une
masse qui attire et exclut. C’était l’été, ils marchaient dans
CHIMERES
3
RAYMOND BELLOUR
deux jeunesses différentes. La surprise est trop vive, il n’a pu
que se mordre les lèvres jusqu’au sang, chasser l’image dont
la force s’atténue déjà ; mais il y en a une qui attend, à la page
suivante, guette l’instant propice pour surgir. Il sait depuis
longtemps que pour aller jusqu’au bout du programme, il vaudrait mieux ne parler à personne.
C’est comme l’orthographe. Il y a longtemps que la forme
rigide des mots s’est esquivée. Il les regarde sans les voir,
poussé par leur force commune, et c’est un mot à peine différent mais parfois franchement méconnaissable qui
l’observe. Là encore il préfère céder du terrain, ruser, laisser
aller, plutôt que de provoquer des crispations insensibles qui
laisseraient la porte ouverte à la banalité du mal. Il sait bien
que le mot défait, sans parler de ses inconvénients propres, a
des capacités insoupçonnées, et que parfois l’image s’y
accole, avec une injonction terrible. Mais il a renoncé, il
devient impossible de continuer la lutte au même moment sur
trop de terrains. Il sait seulement qu’il lui faut rester l’œil en
creux, obstinément, la tête intérieure dressée, pour produire
l’image adverse à l’instant même où l’image ennemie fond
sur lui de son bec d’oiseau.
Il sait qu’il y a une image centrale, même si dans la ronde
continue n’importe quel miroitement devient le centre d’une
constellation d’aiguilles. C’est autour de ce centre qu’il erre,
avec des ruses d’arpenteur, l’esprit d’autant plus en éveil,
avec des lampes torches braquées sur chaque coin trop
sombre de mémoire.
Quand il remonterait sur le pont de Brooklyn, il y aurait
d’abord cette vibration continuelle. Une vibration d’entretemps. Elle monte avec les voitures, parcourt l’ensemble de
la charpente métallique, s’étend sur la rivière. Mais elle est
déjà dans le corps, fourmillement d’éternité, précipitant,
fixant en instants séparés le développement d’une matière
continue : c’est là que la pensée-conscience intervient comme
séparation. Par l’intervalle ainsi créé, tu reparais, ta silhouette
se profile sur l’espace sonore et l’enveloppe à la façon d’une
chape invisible, cependant que ta personne se concentre aussi
dans un petit cadre imaginaire, nulle part formé et pourtant
voyageant d’une instance mentale à une matérialisation, flottante mais localisable. Là, face à ce que tu crois être toi-
CHIMERES
4
L’oubli
même, dans la vibration so-nore du soleil et du froid. Et cela
n’empêchera pas l’image de couler, entre elle-même se préfigurant dans la lourdeur visible et son fantôme immense
immatériel, de couler entre-deux vers toi qui tournes en vrille
pour éviter d’être emporté.
La description de ce combat serait interminable. L’essentiel
est sa règle. Il demande la vigilance absolue. L’éveil conscient
continuel. Mais surtout un détachement obtus, dont la base est
la générosité. Cela implique toute absence de haine envers ce
qu’on veut oublier. Il se produit sinon des fissures par où
l’image reviendra, avec des traces qui la rendent en partie
méconnaissable, sous une forme dégradée. Voilà ce qu’il faut
éviter à tout prix. Impossible alors de s’en défaire, elle deviendrait l’image qui coule, découle sans oubli.
À l’autre bout du pont, il n’y a plus que la marche, le corps
lourd engendré par les vibrations, le plein soleil qui rase. Tu
essaies de reprendre ton souffle après l’effort : ils racontent
que tu es parvenu, sans jamais relâcher la surveillance de l’œil
intérieur planant, à détacher chaque rayon imaginaire du
soleil, à le rapporter rigoureusement à chaque point de
l’image maintenue à la distance nécessaire, de façon à peu à
peu la dissoudre, point par point. Ils ont vu par intermittence,
disent-ils, l’image pleurer, quand elle n’existait déjà presque
plus que par ses espaces blancs à vif.
C’est là ce qu’ils appellent la technique de l’oubli volontaire.
Beaucoup s’y essayent, bien peu réussissent. Pour ceux qui y
sont parvenus, il reste à s’attaquer au rêve. D’autres disent
qu’il vaut mieux l’oublier.
R.B.
❏
CHIMERES
5

Documents pareils