L`Économie Humaine au défi de la décolonisation : Lebret

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L`Économie Humaine au défi de la décolonisation : Lebret
L’Économie Humaine au défi de la décolonisation : Lebret, Desroche,
Perroux au Sénégal avec Mamadou Dia.
De la fondation d’Économie et Humanisme à l’engagement premier Nord-Sud (1941-1953).
Roland COLIN
Développement et Civilisations – Lebret-Irfed
Colloque organisé par l’ISMÉA, le CIAPHS et l’IMEC en partenariat avec :
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Louis-Joseph Lebret, grand ouvreur de voies vers l’Économie Humaine, fonde Économie et
Humanisme à Marseille en Septembre 1941, avant son transfert en région lyonnaise en 1943.
François Perroux, jeune et brillant économiste, et Henri Desroche, à l’aube de sa vie
dominicaine prometteuse, sont alors de la partie. L’intuition première du fondateur d’une
« économie participative » s’investit dès lors sur un terrain nouveau : rechercher les voies et
moyens d ‘une gestion territorialisée par les acteurs de l’économie, en visant l’harmonisation
optimale des facteurs répondant aux besoins humains. C’est ainsi l’amorce d’une vision
novatrice de « l’aménagement du territoire ».
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les Nations-Unies s’alarment des inégalités de
développement dans le monde, et Lebret est embarqué dans une importante mission onusienne
d’experts pour mesurer la problématique liée à ces écarts. Dans la suite de cette ouverture
internationale, où il fait valoir l’exigence d’une approche globale du développement, en
cohérence avec ses pratiques antérieures, il est appelé en Amérique latine pour mettre en
œuvre les réponses opératoires au diagnostic avancé. A nouveau « homme de terrain » et
porteur d’une réflexion théorique accordée, il intervient notamment au Brésil, inaugurant une
méthodologie novatrice de « développement intégral harmonisé ». L’Économie Humaine en
est la pierre de touche. Il la définit comme : « une synthèse des différentes sciences sociales,
non pas une économie humanisée par l’extérieur, mais une économie qui, par elle-même,
sécréterait les conditions de l’épanouissement humain ».
1- Lebret prend pied sur le sol africain : l’appel du Sénégal à l’heure de
l’émancipation (1957-1958).
Sur le chemin du Brésil, en décembre 1957, il fait une escale à Dakar et donne une
conférence au Centre culturel des Dominicains sur le thème : « Exigences et conditions d’une
nouvelle civilisation ». L’auditoire, profondément séduit par les horizons ainsi ouverts, est
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représentatif de l’intelligentsia sénégalaise à l’heure où se mettent en place les institutions
d’une première autonomie interne octroyée par la « Loi-cadre » du 23 juin 1956.
La sortie du régime colonial était, en ce temps-là, un impératif de l’histoire, mais les voies en
étaient encore indécises. Longtemps, le colonisateur en avait fixé l’objectif comme l’entrée
dans l’univers du « civilisé à part entière », à son image. Le grand conflit mondial avait
accéléré la marche des choses. La « politique d’assimilation » s’était d’abord proposée
comme la voie logique et obligatoire d’évolution, dès le lendemain de la guerre, à travers
« l’Union française », mais le poids démographique de la population coloniale faisait redouter
à la « métropole » d’être submergée par sa périphérie. Se posait alors un étrange dilemme :
comment mettre en place une barrière distinctive de protection, concéder le droit à la
différence, tout en préservant la primauté des intérêts de la France tutélaire ? Pour l’excolonisé, le processus nouveau ouvrait la voie à l’émancipation débouchant sur la potentielle
indépendance. Comment, dans ces conditions, gérer et orienter la transition sous la double
commande des pouvoirs centraux en place et des pouvoirs locaux naissants ?
Au Sénégal de 1957, le gouvernement encore semi-autonome de la « Loi-cadre » avait à sa
tête Mamadou Dia, alors que la figure de proue du mouvement politique au pouvoir était
Léopold-Sédar Senghor. Le tandem entre les deux hommes marchait à merveille : Senghor le
poète prestigieux était en première ligne dans la gestion de la dynamique extérieure, tandis
que Mamadou Dia, l’instituteur économiste, avait en charge la construction de l’Etat. Ce
dernier, au départ pédagogue de talent engagé dans l’éducation élémentaire du peuple, élu
d’abord sénateur, s’était passionné pour l’économie et avait rencontré, lors de ses séjours
parisiens, François Perroux fasciné par ce jeune destin prometteur. Le Maître avait accepté
d’en être le tuteur attentif, et Dia entamait, de la sorte, son initiation à la science économique.
Cet apprentissage se situait dans les années précédant sa désignation comme leader africain de
la formation gouvernementale. En cette année 1957, j’entrais dans son cabinet, à l’instigation
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de Senghor, et partagerai jusqu’à son terme cette aventure singulière , que je puis évoquer en
acteur-témoin.
Les premiers mois du gouvernement de la Loi-cadre furent marqués par une passation de
service malcommode avec l’appareil colonial en place, et des rapports souvent grinçants avec
la représentation française du pouvoir central. L’accession du général de Gaulle aux
responsabilités, en 1958, s’accompagna d’un élargissement du champ de l’autonomie, tout en
ouvrant une problématique tranchante. En septembre de cette même année, de Gaulle
proposait aux Etats africains de choisir entre l’indépendance immédiate en rupture avec la
France, et l’entrée dans une nouvelle « Communauté française » leur garantissant la pleine
autonomie interne assortie d’une gestion partagée des domaines régaliens (relations
extérieures, monnaie, justice…), mais avec prééminence de la France. A l’exception de la
Guinée, les Etats africains choisirent le statut proposé dans la Communauté, non sans débats
épiques. Le renoncement à l’indépendance apparaissait, pour une part notable de
l’intelligentsia africaine, comme une option insoutenable. Quelques aménagements
constitutionnels cependant ouvraient la voie à une évolution progressive.
Les Sénégalais étaient divisés. Senghor rechignait à une prise de distance trop marquée avec
la France. Dia, d’abord rallié au vote d’indépendance, sauva la mise, en proposant un « oui »
conditionnel. Il fit valoir que la persistance des structures de l’économie de traite ne pouvait
aboutir qu’à une émancipation en trompe-l’œil. Il proposait donc, au lendemain du
Référendum de septembre 58, l’élaboration d’une stratégie de développement qui, en quatre
années, conduirait à démanteler le privilège du Pacte colonial, à un recentrage de l’économie
au service de la société réelle, s’accompagnant d’une transformation profonde des structures
héritées de la colonisation. Bref, la naissance d’une démocratie nouvelle sous le signe d’un
« socialisme africain », modernisateur, mais ancré dans les valeurs des racines. Senghor était
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alors totalement partie prenante à cette voie africaine vers le socialisme humaniste et
démocratique.
Dès octobre 1958, Mamadou Dia créa, auprès de la Présidence du gouvernement, des
« Comités d’études » chargés d’inventorier la situation du pays dans cette transition capitale :
problèmes économiques, sociaux, administratifs, constitutionnels. Le Comité d’études
économiques rassemblait les compétences publiques et privées du pays. Au souvenir de la
rencontre de 1957 de Lebret avec le Sénégal, et partageant pleinement le paradigme
mobilisateur du « développement de tout l’homme et de tous les hommes », le Président du
Conseil décida de proposer au fondateur d’Économie et Humanisme, qui venait de créer
l’IRFED pour soutenir son action internationale, les fonctions de conseiller du gouvernement
pour le développement. Cette mission acceptée, le Père Lebret rencontra le Comité d’études
économiques et proposa un dispositif de travail permettant de donner au bilan l’ouverture
nécessaire vers la recherche des réponses accordées à l’édification de la société nouvelle. Il en
ressortit un labeur intense, original, rigoureux, débouchant sur une grande conférence de
synthèse, tenue à Dakar le 30 décembre. Mamadou Dia avait désigné Karim Gaye, esprit
brillant, vétérinaire familier de l’économie rurale, pour en être la cheville ouvrière. Lebret
trouvait en sa personne un interlocuteur averti. Ils menèrent en duo la conférence de
décembre, dont les conclusions furent présentées à Mamadou Dia et au gouvernement, qui les
approuvèrent.
2- tratégie et pratique du développement orienté vers l’Économie Humaine ; Lebret,
Perroux, Desroche aux côtés de Mamadou Dia (1959-1961).
Le projet visait l’élaboration d’un premier Plan de développement conduisant à la
transformation du système économique et social, dans la ligne du « développement intégral et
harmonisé » que Mamadou Dia assumait sans réserve. Il entendait s’inscrire aux antipodes
d’une planification technobureaucratique, se fondant sur le partenariat à tous les niveaux, en
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attachant une importance essentielle à l’enracinement dans les communautés de base. Lebret y
retrouvait sa sensibilité première à la prise en compte du lien social dans la solidarité concrète
du vécu des structures communautaires. Non pas dans une démarche figée, essentialiste, mais
faisant droit à la dynamique créative
d’un développement assumé par les acteurs y
investissant leurs valeurs, leur vision du monde.
Á partir de là, prirent place quelques décisions capitales. Tout d’abord, Dia remaniait son
gouvernement. A ses côtés, un Ministre délégué chargé du développement, second
personnage de l’équipe dirigeante, avec mission d’impulsion et de coordination. Karim Gaye
prenait cette fonction et restait, à ce titre, l’interlocuteur de Lebret. Sur proposition de ce
dernier, s’ouvraient alors deux chantiers déterminants. D’abord, celui qui avait mission de
préparer le Plan. Pour ce faire, deux lignes de travail étaient entreprises simultanément,
adossées à la production initiale des comités d’études : une approche « macro » et une
approche « micro ». La première devait élaborer des « Perspectives à long terme » (visée à
vingt ans), conduisant à identifier les étapes projetées des grandes transformations à travers
des plans quadriennaux successifs. La seconde s’attaquait à un travail de terrain couvrant la
totalité du territoire pour y inventorier de façon problématisée les ressources de tous ordres et
les besoins des groupes humains, faisant apparaître des « zones homogènes de
développement » et leurs relations aux différents niveaux.
Le gouvernement faisait appel à la CINAM, société d’études proche de Lebret, dirigée par
Georges Célestin, assistée par la SERESA, plus spécialisée en développement rural. Une
équipe de la CINAM-SERESA soutenait l’approche « macro », avec le concours
d’économistes d’Économie et Humanisme et de l’IRFED (notamment les Pères Birou et
Turin). Une seconde équipe, dirigée par Bernard Lecomte, chef de mission de la CINAM,
soutenait l’enquête de terrain. Des études plus spécialisées étaient confiées à des partenaires
compétents : potentiel hydraulique, aménagement urbain, santé… Ce dispositif intégrait tous
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les cadres sénégalais en mesure d’y prendre des responsabilités, en leur procurant les
opportunités de formation utiles. Cette organisation constituait ainsi l’ossature du grand
ministère du développement. Mamadou Dia, dans le souci d’une maîtrise absolue du
processus, avait exigé et obtenu de l’Assemblée que l’intégralité des financements soit prise
en charge par le budget sénégalais, à l’exclusion des aides extérieures.
Ce même ministère avait vocation à définir et mettre en œuvre la transformation des
structures. Pour Mamadou Dia et Lebret, la dynamique devait s’ancrer à la base. Il s’agissait
d’abord, prioritairement, de soutenir l’émergence des « communautés de base » au sein
desquelles devaient se constituer les cellules élémentaires de l’action pour le développement.
A cette fin, il paraissait indispensable de donner aux « acteurs de base » l’information et la
formation leur permettant de rompre avec leur condition antécédente de sujets colonisés pour
devenir citoyens économiquement, socialement, culturellement responsables. Le Père Lebret
avait conseillé à Mamadou Dia de solliciter le soutien de l’IRAM, qui avait entamé au Maroc
une « animation rurale » exemplaire et originale, dans un esprit totalement accordé aux
options sénégalaises. Ainsi prit naissance l’Animation rurale sénégalaise, qui avait mission de
proposer aux communautés villageoises de désigner en leur sein des animateurs ayant
vocation de « médiateurs du changement », générant un « auto-encadrement » éclairé et
efficace. La communauté villageoise animée pouvait alors créer une structure pertinente pour
définir et mettre en œuvre les actions et projets répondant aux besoins perçus « de
l’intérieur », en pleine connaissance de cause des implications extérieures. Mamadou Dia, qui
avait été, dans son passé d’instituteur rural, le pionnier d’un mouvement coopératif populaire,
s’enthousiasmait pour cette initiative, qu’il baptisait « coopératives de développement
autogérées ». Il en fixa la doctrine dans une circulaire mémorable de mai 1962.
Face à ce mouvement issu des cellules villageoises, le gouvernement procédait à une
transformation profonde des structures d’encadrement technique à la base. Dans l’espace
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élémentaire d’intervention, tous les agents de l’Etat étaient organisés en équipe, que l’on
nommait « Centres d’expansion rurale polyvalents » (CERP). Ainsi, les actions de
développement pouvaient s’opérer à travers un partenariat clair entre les structures de base de
l’intérieur et celles de l’extérieur. Mamadou Dia aimait à dire : « le socialisme africain est un
contrat entre l’Etat et la nation ». Dans chaque « zone homogène de développement », pouvait
de la sorte s’opérer une « planification contractuelle, émergente, remontante, démocratique ».
Cette configuration tripartite (Animation, Coopératives, CERP) constituait le maillage
premier de l’action de développement. A partir de là, la remontée s’opérait, dans une
dynamique fédéralisante, vers les espaces supérieurs, dans une homologie des rapports qui
visait à éviter les blocages. Les coopératives fédérées avaient pour partenaires les services de
l’Etat « intégrés » au niveau sous-régional, puis régional, toujours accompagnés de la
formation permanente dispensée par l’Animation. Chaque représentant de l’Etat, gouverneur
de région ou préfet, dans ces circonstances, avait près de lui un « Adjoint au développement »,
reproduisant le tandem gouvernemental du sommet : Chef du gouvernement/Ministre délégué
chargé du développement. Cette structure, mise au point dans un dialogue approfondi entre
Mamadou Dia et Lebret, s’accompagnait d’une refonte du découpage administratif optimalisé,
tel qu’il ressortait de l’enquête de terrain.
Á ce stade, Lebret suggérait au Chef du gouvernement de faire appel à Henri Desroche pour
épauler la grande transformation coopérative. Lebret et Desroche avaient vécu
douloureusement la crise de 1951, où Rome avait sommé le jeune dominicain de renier
l’ouvrage qu’il venait de publier avec l’aval de son maître : Signification du Marxisme. Henri
Desroche persista et dut, en conséquence, s’éloigner de l’Eglise et poursuivre sa route de
manière autonome. Les retrouvailles sénégalaises entre les deux hommes n’étaient pas un
mince événement, dont je fus témoin en partageant leur émotion. Leur connivence demeurait
entière. « Hello, capitaine ! » furent les premier mots du cadet s’adressant à l’aîné. L’apport
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desrochien s’avéra considérable. Fut ainsi mise en place l’Ecole Nationale d’Économie
Appliquée (ENEA) ayant vocation à former les cadres des structures nouvelles, comprenant
particulièrement un « Collège coopératif », un « Collège d’Animation », un « Collège
d’Aménagement du Territoire ». Mamadou Dia avait gardé une réelle dévotion intellectuelle
et humaine à son prestigieux maître François Perroux. A sa demande, ce dernier vint créer à
Dakar un Bureau africain de l’Institut des Sciences Economiques Appliquées (ISEA), prêtant
son concours aux études et recherches. La direction en fut confiée à un jeune économiste
belge, Charles Van der Vaeren, détaché des Services de la Communauté Européenne. C’est
dans ce cadre que Gérard de Bernis fut appelé à effectuer une brillante mission d’expertise sur
les questions monétaires et financières.
3- Le premier Plan et le démantèlement de l’économie de traite au temps des orages
(1962).
Le Plan prévoyait que l’économie arachidière (80% de la production rurale), perpétuant
l’économie de traite, aux mains des grands opérateurs économiques extérieurs, serait relayée
en quatre étapes par les structures nouvelles inscrites dans l’économie sociale enracinée dans
le monde paysan. Chaque année, un quart du monde rura l,
irrigué
par
l’animation
coopérative, devait reprendre possession des outils de production et de commercialisation,
permettant une indispensable diversification des facteurs en fonction de la balance
ressources/besoins. René Dumont était venu prêter son immense expertise au projet.
Intervenaient en soutien du nouveau système, une Banque Nationale de Développement
(BND), ainsi qu’un Office de Commercialisation Agricole (OCA), et, dans chaque région, une
centrale de services agissant au bénéfice des organisations coopératives (Centres Régionaux
d’Assistance au Développement). Les secteurs urbains et industriels n’étaient pas négligés
pour autant et occupaient une belle place dans le Plan quadriennal.
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La mise en œuvre du démantèlement de l’économie de traite s’opéra de façon efficace durant
les deux premières années : sur 600 000 tonnes d’arachide, la moitié revint à l’économie
sociale, alors que 1500 coopératives animées étaient créées. Le secteur privé traditionnel
s’alarma de façon grandissante. Le point crucial était le passage à la troisième phase, où
l’action nouvelle devait toucher les trois quarts du monde rural. Il fallait abattre Mamadou Dia
avant que soit atteint ce seuil difficilement réversible.
Alors que l’accès à la pleine indépendance s’accomplissait au cours de l’année 1960, troublé
par la tentative décevante de créer un Fédération ouest-africaine du Mali, contrée par l’exmétropole et les Etats africains libéraux, les orages intérieurs devenaient de plus en plus
menaçants. Une triple coalition se noua entre les grands opérateurs économiques du monde
extérieur, les marabouts « seigneurs de l’arachide » et la fraction des responsables politiques
redoutant l’émergence d’une nouvelle démocratie issue de la base et qui remettrait en cause
leur prééminence. Longtemps Senghor, devenu Chef de l’Etat au moment de l’indépendance,
avait soutenu Dia, mais les intrigues appuyées des ennemis de la ligne nouvelle parvinrent à
briser l’entente miraculeuse première. On accusa le Chef du gouvernement, aux prises avec un
piège constitutionnel dénué d’innocence, d’avoir tenté un « coup d’Etat » en décembre 1962.
Le lâchage de Senghor ne lui permit pas de résister à ses ennemis. Emprisonné, jugé par une
Cour politique, il fut condamné à la détention perpétuelle, et ne sortit de cette épreuve très
cruelle qu’au bout d’une douzaine d’années. Mes relations avec Senghor et Dia me valurent
d’être impliqué en première ligne dans la négociation longue et difficile qui aboutit à la
libération du prisonnier, alors que Lebret, Perroux et Desroche avaient témoigné de leur
fidélité humaine et intellectuelle à l’inspirateur de la politique de développement de son pays.
Tous étaient intervenus brillamment dans un grand colloque organisé à Dakar du 3 au 8
décembre 1962 sur « Les politiques de développement et les voies africaines vers le
socialisme », où semblaient, paradoxalement, converger des positions intellectuelles, alors
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que les mécanismes pratiques de dynamitage du système étaient en marche et conduiraient à
la crise ouverte, dix jours plus tard. François Perroux, dans son ultime intervention, avait
clamé, dans son registre d’imprécateur prophétique : « Quelles que soient les techniques,
demandez vous toujours quelles catégories sociales montent ? Quels hommes ont l’espoir au
cœur ? Les grands ou les petits ? Ceux qui sont nantis déjà ou ceux qui veulent gagner en
conscience et en liberté ? Demandez vous toujours d’où viennent les élites dirigeantes… Le
moment n’est pas de nous diviser dans des luttes stériles. Le moment est de lier des promesses
de solides coalitions contre les forces qui menacent nos indépendances et nos autonomies ;
socialisme qui se cherche dans les pays africains, socialismes africains qui se retrouveront,
faisons alliance ! » Ces fermes objurgations ne suffirent pas à exorciser le drame imminent.
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Portée et postérité des ouvertures pionnières de l’Économie Humaine au
Sénégal.
Senghor, seul maître à bord désormais, était moins bien armé pour soutenir la ligne initiale.
Le Sénégal navigua dès lors dans des eaux plus conventionnelles. Toutefois, l’expérience des
cinq années de cette transition marquante demeura une référence inscrite dans l’histoire, dont
les inductions sont loin d’être oubliées, avec des influences évidentes au Niger, à Madagascar,
en Guinée-Bissau, au Tchad notamment.
Pour Lebret, Perroux, Desroche, promoteurs de l’Économie Humaine, leurs engagements au
Sénégal ont revêtu une indéniable importance. Ils illustraient, nourrissaient et validaient
l’approche théorique et les choix méthodologiques constitués au cours de l’histoire
antécédente. Cette « problématique de la globalité opératoire », mettant la responsabilité des
hommes au cœur de la stratégie et de la pratique, dans une conjoncture de dépassement de la
sujétion coloniale, ouvrait des voies vers les débats contemporains. Elle témoignait de la
portée d’une démocratie enracinée dans la culture pour donner sens à l’économie se libérant
des sujétions extérieures prédatrices. Les grandes interrogations présentes sur la maîtrise des
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logiques marchandes et l’économie citoyenne, s’exprimant notamment, depuis Porto Alegre,
dans les Forums sociaux mondiaux, paraissent en continuité à plus d’un titre avec ces
aventures pionnières de l’ Économie Humaine en Afrique. Les revisiter ne va pas sans
apporter de réels bénéfices.
Références bibliographiques de base.
LEBRET Louis-Joseph, (1958), Suicide ou Survie de l’Occident, Editions Ouvrières, Paris.
LEBRET Louis-Joseph, (1961), Dynamique concrète du développement, Editions Ouvrières,
Paris.
SENGHOR Léopold-Sédar, (1971), Liberté 2, Nation et voie africaine du Socialisme,
Editions du Seuil, Paris.
DIA Mamadou, (2001), Afrique, le prix de la Liberté, Editions L’Harmattan, Paris.
Développement et Civilisations, (Déc. 1952), Sénégal, An 2, par lui-même, N° spéciaL
IRFED, Paris.
Colloque sur les politiques de développement et les diverses voies africaines vers le
Socialisme, 3-8 Décembre 1962, (1963), Editions Présence Africaine, Paris.
DESROCHE Henri, (1964), Coopération et Développement, Mouvements coopératifs et
stratégie de développement, IEDES, Collection Tiers-Monde, Editions Presses Universitaires
de France, Paris.
COLIN Roland, (2007), Sénégal, notre pirogue, journal de bord vers la Liberté, Editions
Présence Africaine, Paris.
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