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CHAILLOU Eloge du démodé.indd 5 21/02/2012 09:57:01 Tenez, il n’y a pas si longtemps, une femme dans un train, un après-midi. On roulait vers Nantes, ma ville natale où l’enfant que j’étais naguère devait déjà m’attendre à la gare. Une jeune blonde, vive créature vêtue de couleurs brillantes, me voyant, sans considération pour son aimable personne, plongé de la tête aux pieds dans un vague roman depuis Montparnasse, me jeta soudain désinvolte en se levant (elle descendait âpre à Angers) : « Tout ça, c’est fini ! » Et le mépris accompagnait sa main désignant mon livre. Comment aurais-je pu lui répondre, elle avait déjà tourné les talons et s’éloignait très sûre d’elle dans les profondeurs de l’Anjou. Un mois plus tard, dans un autre train se dirigeant cette fois vers Le Croisic, une mère d’à peine trente ans répandant sa maternité entre des effusions à son bébé et à son chien, me voyant plongé dans la même attitude avec en mains la Profession de foi du vicaire savoyard, pourtant CHAILLOU Eloge du démodé.indd 11 21/02/2012 09:57:01 12 Éloge du démodé en collection de poche, signe de modernité, osa néanmoins me faire remarquer, avant de descendre triomphante à La Baule suivie de sa progéniture, qu’à tous ces auteurs du patrimoine, ces Rousseau, Voltaire, Diderot ânonnés à l’école, elle préférait, et de loin quant à elle, ouvrir des romans de plage et justement à la plage. – Mais qu’en pense la mer ? M’entendit-elle ? Qu’elle m’ait entendu, la question lui eût paru certainement saugrenue. Et pourtant ce ressassement permanent qui borde nos plages aurait mérité qu’elle s’y attarde. Car n’est-ce pas à un immense radotage de « senior » (comme l’époque appelle désormais les gens d’âge) auquel on assiste ? Allait-elle alors traiter l’océan de vieux mec qui redit sans cesse la même chose ? Bref, pour toutes ces donzelles à ordinateur portable, branchées sur toutes les ondes de la planète, mais pas sur l’essentiel, faute d’écouteurs d’âme, j’étais décidément un vieux affairé, à l’aide de vieilles mains tavelées, à de vieilles choses. Tourner page après page l’absolu d’un livre, s’efforcer d’entendre au plus près la voix sans bruit d’une œuvre ne paraissant, à leurs yeux bleus ou noirs ou verts, même marron vert, plus du tout à la mode, elles qui dans leur ardeur juvénile préfèrent, et de loin, courir après l’alphabet sur CHAILLOU Eloge du démodé.indd 12 21/02/2012 09:57:01 Éloge du démodé 13 tous les écrans variés et divers de la modernité. Un livre ? Foutaise que cela ! N’ont-elles pas depuis leur scolarité expulsé à jamais le mot de leur vocabulaire ? J’acquiesçai. Dans les tréfonds de mon être, j’opinais dans leur sens. Qu’en effet, ayant atteint une somme considérable d’années, je n’étais plus dans le coup. Mais un coup porté par qui ? eus-je pu insidieusement leur faire observer. Car autant vous l’avouer tout de suite, j’ai quatre-vingts ans. Ma porte a d’ailleurs le même âge qui geint au fond du couloir. Au moindre toucher, elle s’apeure, ne cesse de branler sur ses gonds. Que cache-t-elle donc d’inexpliqué dans son bois tendre qui tressaille ? Ouverte, elle semble s’effrayer de s’être ainsi laissé ouvrir, fermée, elle paraît contenir avec peine ce que je suis : un individu de moyenne stature que la moindre rue dépasse, que le tumulte du monde ensevelit. Faudrait-il pour échapper à la vulgarité du siècle, au tintamarre des médias qui parlent trop haut, prêter davantage attention à ce qui nous entoure, par exemple à cette vague transition de bois usagé que constitue une porte, qui, une fois franchie, qu’on entre ou qu’on sorte, bat dans notre dos comme un reproche ? Car cette porte qu’on attire, qu’on repousse sans y prendre garde mériterait peut-être de notre part plus d’égards ? CHAILLOU Eloge du démodé.indd 13 21/02/2012 09:57:01 14 Éloge du démodé Sans doute si nous consentions à la remarquer aurait-elle des choses à nous confier dans l’instant de ses entrebâillements, quand, pas tout à fait ouverte, pas complètement refermée, elle laisse entrevoir et le dedans et le dehors. Le dedans et le dehors, rendez-vous compte ! L’extérieur et l’intérieur donnés dans le même regard ! Qu’on ne sache plus démêler ce qui survient de ce qui est déjà survenu, quand le passé prend figure de présent et le présent… Qui ne souhaiterait acquérir cet œil ? Moi qui suis avec l’âge plutôt dedans que dehors à me promener pieds nus dans mes pensées, j’aspire parfois aussi à m’entrebâiller, pas à m’ouvrir complètement (car tout être a besoin de demeurer dans l’ombre de ce qu’il est), mais cependant à hésiter sur un seuil, qu’il y en ait au moins un qui me permette de passer d’un univers à un autre, car le mien, de seuil, piètre réplique à mon deuxième étage de celui dont je rêve, ne me délivre que l’enseignement solitaire de son palier avant cette somme de marches anonymes qui dévalent. J’ai beau leur en ajouter quelques-unes en idée qui conviendraient mieux à ma pointure, c’est en pure perte, ces marches, sans un degré de plus, ne me mènent jamais ailleurs qu’en bas ou en haut. Cet escalier avec sa rampe lisse reste désespérément escalier ! Je me rappelle pourtant un de ses obscurs CHAILLOU Eloge du démodé.indd 14 21/02/2012 09:57:01 Éloge du démodé 15 confrères qui dans mon enfance m’amenait certes dans la rue, mais aussi dans la peur ou la joie. Folie, gâtisme, propos d’un autre temps, se moqueraient mes deux jeunettes ferroviaires. Un escalier n’est qu’une enfilade de marches qui nous montent ou nous descendent, un point c’est tout ! Doit-on d’ailleurs prêter de l’esprit aux objets habituels qui nous fréquentent ? On n’en finirait plus ! S’il fallait s’interroger sur le fauteuil avant de s’y asseoir ou le lit que vont pourtant creuser nos rêves. N’empêche, quoi qu’elles en pensent, la modestie d’une simple carafe au col de cygne par exemple m’émeut, et au risque du ridicule, et pour m’en tenir pour l’heure seulement à la vaisselle, un couteau ébréché me paraît plus riche d’aventures qu’un neuf. Au neuf, j’ai toujours préféré l’usé, ce frottement ininterrompu de la fatigue de la terre qui tourne sur elle-même, en somme ce qui s’inscrit dans chaque chose des déboires de son être ; à la planche juste découpée, plutôt son contraire récusé par le menuisier, le bout de bois informe qu’elle deviendra quand le temps lui aura imposé ses grimaces. Une nappe maintes fois utilisée peut, pour qui s’en soucie, étaler par ses taches une riche cartographie de nos heures. Et cette figurine de porcelaine, plutôt bergère, sur le manteau de ma cheminée qui extasie éventuellement le regard, que ne suggère-t-elle pas de la pastorale du moment CHAILLOU Eloge du démodé.indd 15 21/02/2012 09:57:01 16 Éloge du démodé qui passe ensemencé par la rêverie ? Et je n’ai pas été dans mon délire jusqu’à évoquer les sabots du jardinier encore commotionnés d’avoir voisiné tant de fleurs. Mais qui entend le pourparler des choses ? Qui s’inquiète de leur destin entrechoqué ? Ces divers objets qu’on saisit, qu’on délaisse, ces lampes qui nous éclairent ou nous assombrissent une fois éteintes, ces humeurs au miroir qui aigrissent ou enjolivent notre visage, ces canapés où reposent un temps nos corps froissés, ces tables qui soutiennent nos coudes, ces piles d’assiettes qu’on remplit, qu’on vide, et ce vin qui chante dans nos bouteilles, et la folie des chaises, une meute tantôt ici, tantôt là, qui s’en préoccupe ? Ils sont à notre service, voilà tout. Apprenez à me connaître ! J’aime tout ce qui vieillit, les rides, les crevasses, la peau qui se parchemine, la roche briseuse d’océan, la plage qui s’use à sécréter son sable, la vague qui se retire plutôt que la fanfaronne qui jubile, avance, trop joueuse à mon goût. J’aime en tout le reflux plus que le flux, l’écume redevenue sage avec le souvenir quiet de sa folie. Où j’habite ? Pas ici, pas dans cette époque qui se veut à tout prix moderne. Ce mot m’ennuie, m’insupporte, tous ces gens qui ne songent qu’à s’habiller des couleurs du présent. L’aujourd’hui CHAILLOU Eloge du démodé.indd 16 21/02/2012 09:57:01 Éloge du démodé 17 ne m’intéresse que lorsqu’il se démode, devient hier, autrefois, naguère. La mouche de l’instant je la souhaite alors abeille pour lui soutirer tout son miel. Atteindre le plus tard possible le fond de l’heure. Je vis à reculons. J’écoute alors, cette autre manière de voir. Vais-je quand je sors comptabiliser les traces du voisinage avant d’y ajouter la mienne ? Flairer l’insoupçonnable dans les infinis détours de tout pas de côté ? De chacun, j’ai toujours pesé le poids d’ombre, ce qu’il tait dans ce jour qui perpétuellement se démode et qu’on roule en boule sous son oreiller au moment du coucher. La notion de modernité me paraît d’ailleurs inepte, moi qui traîne mes guêtres depuis ma naissance (rue de l’Arche sèche à Nantes) à la recherche justement de son opposé, du passé qui s’éternise dans le présent, et qui fait de certains moments privilégiés un siècle qui a ses rois et ses reines. Hier, c’est mon jour. C’est lui que je lis dans l’instant qui s’attarde. Qu’il bâille, s’entrebâille et j’en profite aussitôt pour sonder à nouveau du regard ce qui m’échappa la veille pour pouvoir ensuite y retourner du moins en songe, la seule voie qui me reste. Hier alors se transmue vite en naguère où se distingue le fantôme perdu d’un jadis prêt à naître. CHAILLOU Eloge du démodé.indd 17 21/02/2012 09:57:01 du même auteur Jonathamour, Gallimard, 1968 ; « Folio », 1991. Collège Vaserman, Gallimard, 1970. Le Sentiment géographique, Gallimard, 1976 ; « L’imaginaire », 1989. Domestique chez Montaigne, Gallimard, 1983 ; « L’imaginaire », 2010. La Vindicte du sourd, Gallimard, « Folio Junior », 1984 et « Édition spéciale », 1990. Le Rêve de Saxe, Ramsay, 1986 ; Gallimard, « Folio », 1988. La Croyance des voleurs, Seuil, « Fiction & Cie », 1989 ; « Points », 1990. La Petite Vertu, Seuil, « Fiction & Cie », 1990. L’Hexaméron (ouvrage collectif), Seuil, « Fiction & Cie », 1990. Petit Guide pédestre de la littérature française au XVIIe siècle : 16001660 (en collaboration avec Michèle Chaillou), Hatier, « Brèves littérature », 1990, repris sous le titre La Fleur des rues, Fayard, 2000. La Rue du capitaine Olchanski, roman russe, Gallimard, « L’un et l’autre », 1991. Mémoires de Melle, Seuil, « Fiction & Cie », 1993 ; « Points », 1995. La Vie privée du désert, Seuil, « Fiction & Cie », 1995 ; « Points », 1997. Le Colosse machinal (en collaboration avec le peintre Martin Jarrie), Nathan, 1996. Le ciel touche à peine terre, Seuil, « Fiction & Cie », 1997. La France fugitive, Fayard, 1998 ; Le Livre de poche, 2001. Les Habits du fantôme (photographies de François Delebecque), Seuil Jeunesse, 1999. Indigne Indigo, Seuil, « Fiction & Cie », 2000 ; Fayard, 2007. Le Matamore ébouriffé, Fayard, 2002 ; Le Livre de poche, 2004. 1945, Seuil, « Fiction & Cie », 2004 ; La Différence, « Lire et relire », 2012. La Preuve par le chien, Fayard, 2005. Virginité, Fayard, 2007. L’Écoute intérieure, neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Fayard, 2007. Le Dernier des Romains, Fayard, 2009. Le Crime du beau temps, Gallimard, « Haute enfance », 2010. La Fuite en Égypte, Fayard, 2011. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2012. CHAILLOU Eloge du démodé.indd 4 21/02/2012 09:57:01