Lire un extrait - Éditions de La Différence

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Tenez, il n’y a pas si longtemps, une femme
dans un train, un après-midi. On roulait vers
Nantes, ma ville natale où l’enfant que j’étais
naguère devait déjà m’attendre à la gare. Une
jeune blonde, vive créature vêtue de couleurs
brillantes, me voyant, sans considération pour
son aimable personne, plongé de la tête aux pieds
dans un vague roman depuis Montparnasse, me
jeta soudain désinvolte en se levant (elle descendait âpre à Angers) : « Tout ça, c’est fini ! » Et le
mépris accompagnait sa main désignant mon livre.
Comment aurais-je pu lui répondre, elle avait déjà
tourné les talons et s’éloignait très sûre d’elle dans
les profondeurs de l’Anjou.
Un mois plus tard, dans un autre train se
dirigeant cette fois vers Le Croisic, une mère d’à
peine trente ans répandant sa maternité entre des
effusions à son bébé et à son chien, me voyant
plongé dans la même attitude avec en mains la
Profession de foi du vicaire savoyard, pourtant
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en collection de poche, signe de modernité, osa
néanmoins me faire remarquer, avant de descendre
triomphante à La Baule suivie de sa progéniture,
qu’à tous ces auteurs du patrimoine, ces Rousseau,
Voltaire, Diderot ânonnés à l’école, elle préférait,
et de loin quant à elle, ouvrir des romans de plage
et justement à la plage.
– Mais qu’en pense la mer ?
M’entendit-elle ? Qu’elle m’ait entendu, la
question lui eût paru certainement saugrenue. Et
pourtant ce ressassement permanent qui borde
nos plages aurait mérité qu’elle s’y attarde. Car
n’est-ce pas à un immense radotage de « senior »
(comme l’époque appelle désormais les gens
d’âge) auquel on assiste ? Allait-elle alors traiter
l’océan de vieux mec qui redit sans cesse la même
chose ?
Bref, pour toutes ces donzelles à ordinateur
portable, branchées sur toutes les ondes de la
planète, mais pas sur l’essentiel, faute d’écouteurs d’âme, j’étais décidément un vieux affairé,
à l’aide de vieilles mains tavelées, à de vieilles
choses. Tourner page après page l’absolu d’un
livre, s’efforcer d’entendre au plus près la voix
sans bruit d’une œuvre ne paraissant, à leurs yeux
bleus ou noirs ou verts, même marron vert, plus du
tout à la mode, elles qui dans leur ardeur juvénile
préfèrent, et de loin, courir après l’alphabet sur
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tous les écrans variés et divers de la modernité.
Un livre ? Foutaise que cela ! N’ont-elles pas
depuis leur scolarité expulsé à jamais le mot de
leur vocabulaire ?
J’acquiesçai. Dans les tréfonds de mon être,
j’opinais dans leur sens. Qu’en effet, ayant atteint
une somme considérable d’années, je n’étais plus
dans le coup. Mais un coup porté par qui ? eus-je
pu insidieusement leur faire observer.
Car autant vous l’avouer tout de suite, j’ai
quatre-vingts ans. Ma porte a d’ailleurs le même
âge qui geint au fond du couloir. Au moindre
toucher, elle s’apeure, ne cesse de branler sur ses
gonds. Que cache-t-elle donc d’inexpliqué dans
son bois tendre qui tressaille ? Ouverte, elle semble
s’effrayer de s’être ainsi laissé ouvrir, fermée,
elle paraît contenir avec peine ce que je suis : un
individu de moyenne stature que la moindre rue
dépasse, que le tumulte du monde ensevelit.
Faudrait-il pour échapper à la vulgarité du
siècle, au tintamarre des médias qui parlent trop
haut, prêter davantage attention à ce qui nous
entoure, par exemple à cette vague transition de
bois usagé que constitue une porte, qui, une fois
franchie, qu’on entre ou qu’on sorte, bat dans
notre dos comme un reproche ? Car cette porte
qu’on attire, qu’on repousse sans y prendre garde
mériterait peut-être de notre part plus d’égards ?
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Sans doute si nous consentions à la remarquer
aurait-elle des choses à nous confier dans l’instant
de ses entrebâillements, quand, pas tout à fait
ouverte, pas complètement refermée, elle laisse
entrevoir et le dedans et le dehors. Le dedans et
le dehors, rendez-vous compte ! L’extérieur et
l’intérieur donnés dans le même regard ! Qu’on
ne sache plus démêler ce qui survient de ce qui
est déjà survenu, quand le passé prend figure de
présent et le présent…
Qui ne souhaiterait acquérir cet œil ? Moi qui
suis avec l’âge plutôt dedans que dehors à me
promener pieds nus dans mes pensées, j’aspire
parfois aussi à m’entrebâiller, pas à m’ouvrir
complètement (car tout être a besoin de demeurer
dans l’ombre de ce qu’il est), mais cependant à
hésiter sur un seuil, qu’il y en ait au moins un qui
me permette de passer d’un univers à un autre, car
le mien, de seuil, piètre réplique à mon deuxième
étage de celui dont je rêve, ne me délivre que
l’enseignement solitaire de son palier avant cette
somme de marches anonymes qui dévalent. J’ai
beau leur en ajouter quelques-unes en idée qui
conviendraient mieux à ma pointure, c’est en pure
perte, ces marches, sans un degré de plus, ne me
mènent jamais ailleurs qu’en bas ou en haut. Cet
escalier avec sa rampe lisse reste désespérément
escalier ! Je me rappelle pourtant un de ses obscurs
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confrères qui dans mon enfance m’amenait certes
dans la rue, mais aussi dans la peur ou la joie.
Folie, gâtisme, propos d’un autre temps, se
moqueraient mes deux jeunettes ferroviaires. Un
escalier n’est qu’une enfilade de marches qui nous
montent ou nous descendent, un point c’est tout !
Doit-on d’ailleurs prêter de l’esprit aux objets
habituels qui nous fréquentent ? On n’en finirait
plus ! S’il fallait s’interroger sur le fauteuil avant
de s’y asseoir ou le lit que vont pourtant creuser
nos rêves. N’empêche, quoi qu’elles en pensent, la
modestie d’une simple carafe au col de cygne par
exemple m’émeut, et au risque du ridicule, et pour
m’en tenir pour l’heure seulement à la vaisselle, un
couteau ébréché me paraît plus riche d’aventures
qu’un neuf. Au neuf, j’ai toujours préféré l’usé, ce
frottement ininterrompu de la fatigue de la terre
qui tourne sur elle-même, en somme ce qui s’inscrit dans chaque chose des déboires de son être ;
à la planche juste découpée, plutôt son contraire
récusé par le menuisier, le bout de bois informe
qu’elle deviendra quand le temps lui aura imposé
ses grimaces. Une nappe maintes fois utilisée peut,
pour qui s’en soucie, étaler par ses taches une riche
cartographie de nos heures. Et cette figurine de
porcelaine, plutôt bergère, sur le manteau de ma
cheminée qui extasie éventuellement le regard, que
ne suggère-t-elle pas de la pastorale du moment
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qui passe ensemencé par la rêverie ? Et je n’ai pas
été dans mon délire jusqu’à évoquer les sabots du
jardinier encore commotionnés d’avoir voisiné
tant de fleurs.
Mais qui entend le pourparler des choses ? Qui
s’inquiète de leur destin entrechoqué ? Ces divers
objets qu’on saisit, qu’on délaisse, ces lampes
qui nous éclairent ou nous assombrissent une fois
éteintes, ces humeurs au miroir qui aigrissent ou
enjolivent notre visage, ces canapés où reposent
un temps nos corps froissés, ces tables qui soutiennent nos coudes, ces piles d’assiettes qu’on
remplit, qu’on vide, et ce vin qui chante dans nos
bouteilles, et la folie des chaises, une meute tantôt
ici, tantôt là, qui s’en préoccupe ? Ils sont à notre
service, voilà tout.
Apprenez à me connaître ! J’aime tout ce qui
vieillit, les rides, les crevasses, la peau qui se parchemine, la roche briseuse d’océan, la plage qui
s’use à sécréter son sable, la vague qui se retire
plutôt que la fanfaronne qui jubile, avance, trop
joueuse à mon goût. J’aime en tout le reflux plus
que le flux, l’écume redevenue sage avec le souvenir quiet de sa folie.
Où j’habite ? Pas ici, pas dans cette époque
qui se veut à tout prix moderne. Ce mot m’ennuie,
m’insupporte, tous ces gens qui ne songent qu’à
s’habiller des couleurs du présent. L’aujourd’hui
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ne m’intéresse que lorsqu’il se démode, devient
hier, autrefois, naguère. La mouche de l’instant
je la souhaite alors abeille pour lui soutirer tout
son miel. Atteindre le plus tard possible le fond
de l’heure.
Je vis à reculons. J’écoute alors, cette autre
manière de voir. Vais-je quand je sors comptabiliser les traces du voisinage avant d’y ajouter la
mienne ? Flairer l’insoupçonnable dans les infinis
détours de tout pas de côté ? De chacun, j’ai
toujours pesé le poids d’ombre, ce qu’il tait dans
ce jour qui perpétuellement se démode et qu’on
roule en boule sous son oreiller au moment du
coucher. La notion de modernité me paraît d’ailleurs inepte, moi qui traîne mes guêtres depuis
ma naissance (rue de l’Arche sèche à Nantes) à la
recherche justement de son opposé, du passé qui
s’éternise dans le présent, et qui fait de certains
moments privilégiés un siècle qui a ses rois et
ses reines.
Hier, c’est mon jour. C’est lui que je lis dans
l’instant qui s’attarde. Qu’il bâille, s’entrebâille
et j’en profite aussitôt pour sonder à nouveau du
regard ce qui m’échappa la veille pour pouvoir
ensuite y retourner du moins en songe, la seule
voie qui me reste. Hier alors se transmue vite en
naguère où se distingue le fantôme perdu d’un
jadis prêt à naître.
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du même auteur
Jonathamour, Gallimard, 1968 ; « Folio », 1991.
Collège Vaserman, Gallimard, 1970.
Le Sentiment géographique, Gallimard, 1976 ; « L’imaginaire », 1989.
Domestique chez Montaigne, Gallimard, 1983 ; « L’imaginaire », 2010.
La Vindicte du sourd, Gallimard, « Folio Junior », 1984 et « Édition
spéciale », 1990.
Le Rêve de Saxe, Ramsay, 1986 ; Gallimard, « Folio », 1988.
La Croyance des voleurs, Seuil, « Fiction & Cie », 1989 ; « Points », 1990.
La Petite Vertu, Seuil, « Fiction & Cie », 1990.
L’Hexaméron (ouvrage collectif), Seuil, « Fiction & Cie », 1990.
Petit Guide pédestre de la littérature française au XVIIe siècle : 16001660 (en collaboration avec Michèle Chaillou), Hatier, « Brèves littérature », 1990, repris sous le titre La Fleur des rues, Fayard, 2000.
La Rue du capitaine Olchanski, roman russe, Gallimard, « L’un et
l’autre », 1991.
Mémoires de Melle, Seuil, « Fiction & Cie », 1993 ; « Points », 1995.
La Vie privée du désert, Seuil, « Fiction & Cie », 1995 ; « Points », 1997.
Le Colosse machinal (en collaboration avec le peintre Martin Jarrie),
Nathan, 1996.
Le ciel touche à peine terre, Seuil, « Fiction & Cie », 1997.
La France fugitive, Fayard, 1998 ; Le Livre de poche, 2001.
Les Habits du fantôme (photographies de François Delebecque), Seuil
Jeunesse, 1999.
Indigne Indigo, Seuil, « Fiction & Cie », 2000 ; Fayard, 2007.
Le Matamore ébouriffé, Fayard, 2002 ; Le Livre de poche, 2004.
1945, Seuil, « Fiction & Cie », 2004 ; La Différence, « Lire et relire »,
2012.
La Preuve par le chien, Fayard, 2005.
Virginité, Fayard, 2007.
L’Écoute intérieure, neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines,
Fayard, 2007.
Le Dernier des Romains, Fayard, 2009.
Le Crime du beau temps, Gallimard, « Haute enfance », 2010.
La Fuite en Égypte, Fayard, 2011.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2012.
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