JPE - Journal de bord

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JPE - Journal de bord
Dans le cadre de l’opération « Jeunes pour l’égalité »
Le journal de bord des séances de l’écrivain Jessie Magana, qui mène un atelier d'écriture au lycée
Jean Rostand de Villepinte, avec 11 élèves de seconde, à partir de son livre Gisèle Halimi : « NON AU
VIOL », coll. "Ceux qui ont dit non", Actes Sud junior, Paris, 2013.
Mardi 3 décembre
Je marche sur le boulevard Arago. Il fait encore nuit et l'hiver me mord les doigts. Premier atelier
dans une heure à Villepinte, je ne dois pas traîner.
J'appréhende un peu, malgré les mails rassurants de Sylvie, qui a magnifiquement préparé le
terrain. Avec mes deux manuscrits en cours sur le sexisme, je suis tellement dedans que je vois
tout à travers ce prisme. J'ai hâte que ça sorte. Et de partager.
Je suis pile à l'heure. Surprise en arrivant, soleil pastel sur un bâtiment flambant neuf, avec une
résille aux fenêtres, si proche de ces moucharabiehs que j'aime tant.
Sylvie est là, à l'accueil, avec Audrey, l'intervenante de l'Adric, et nous montons vite, emportés
par un flux d'élèves, jusqu'à la classe.
Décor blanc, impersonnel, mais la chaleur ne tarde pas à monter, grâce aux radiateurs poussés à
fond. L'intervention d'Audrey se déroule toute en finesse et en clarté. Tout ce sur quoi je
travaille, depuis des mois : la différence, l'inné et l'acquis, la culture, les stéréotypes... tout surgit
de la bouche même des élèves, dans un dialogue sensé, sensible, parfois très drôle mais toujours
mesuré. Ils participent, presque tous, filles et garçons, aucune hostilité, ça chambre gentiment.
Assise au fond, je regarde ces visages. Ces nuances de brun, du clair au foncé. Je me sens chez
moi.
Après la pause, la première séance commence. Une petite heure d'échange informel autour de
nos vies, je leur demande ce qu'ils aiment : la plupart répondent "tout", là où d'autres répondent
souvent "je ne sais pas".
D'autres s'affirment, futures championnes de hand ball ou de natation, fan de rap ou gamer. Je
leur raconte comment je suis arrivée à l'écriture. Cet effort sur moi-même pour surmonter ce
sentiment de ne pas être à la hauteur des écrivains que j'admirais tant, enfant. Quand je leur
annonce qu'on va écrire, tout au long de ces séances, réaction quasi unanime : "oh non !" Je me
dis qu'il faudra que je leur raconte vraiment comment ça s'est passé, ce déblocage, et aussi le
rôle que Valentine a joué, cette phrase dont elle ne se souvient peut-être pas.
Deuxième heure avec les vidéos. Réaction choquée face au clip version non censurée de Blurred
Lines, que personne n'avait vu, même s'ils connaissent tous la chanson. Réaction très dérangée
aussi face à la parodie du clip par Mod Carrousel, un groupe de filles. Elles ont juché des hommes
en string sur des talons, certains sont maquillés. Ce passage du masculin au féminin dérange
profondément, car il interroge notre rapport à l'identité, via le corps et l'apparence. Nous en
reparlerons avec Sylvie et Valentine en salle des profs mais je tiens ma position : je ne vois pas
comment représenter un homme dominé (au sens d'objet sexuel) autrement qu'en le
travestissant avec des attributs féminins. Nous terminons sur le viol. Les élèves savaient presque
tous que les paroles de Blurred Lines étaient un appel au viol, mais lorsque j'ai projeté les photos
de ces victimes du projet Unbreakable, portant des panneaux avec les mots prononcés par leur
violeur, mots exacts des paroles de la chanson, le silence s'est fait dans la classe. Ils sont prêts.
Dans le train du retour, j'ai du mal à me concentrer sur mon travail en cours. Les visages et les
paroles continuent de tourbillonner. J'ai hâte d'être à mardi prochain.
Mardi 10 décembre
Le trajet jusqu'à Villepinte file à toute allure : cette fois, je suis avec Valentine. Nous n'avons pas
eu de moment à nous depuis longtemps, les stations défilent au rythme de notre babil. Arrivée à
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Sevran, nous sommes vites refroidies par un bon quart d'heure d'attente : notre bus a été
retardé car une voiture a brûlé dans le quartier. Sans commentaire.
Heureusement, toujours le même plaisir de revoir Isabelle et Sylvie, et bien sûr, les élèves.
Petit retour sur la dernière fois : tollé unanime répété face au clip de Robin Thicke, il va falloir
dépasser ça.
Des individus se dessinent dans le groupe. Je commence à repérer des visages, des voix, des
prénoms. L'un est mutique, impossible de croiser son regard. L'autre prend la parole en
permanence, et ça frappe juste à chaque fois. Et puis il y en a qui gloussent, se trémoussent et
papotent. J'aime.
Une bonne heure est nécessaire pour revenir sur le roman, décortiquer les grands étapes,
brosser les personnages. Ils ont pourtant bien lu, mais la mémoire est volatile. Je m'en étonne. Il
va pourtant falloir qu'ils se les approprient, ces voix.
Après la pause, premier atelier : Sarah (la jeune fille violée) et Gisèle Halimi sont dans
l'antichambre du tribunal. Des années ont passé, c'est le jour du procès. Sarah se souvient du
jour où elle a déposé plainte.
Ça commence, nez en l'air, ça gratouille, je laisse faire. Un petit quart d'heure passe, je passe dans
les rangs. Certains sont partis, ne s'arrêtent pas, ça file. D'autres sont complètement bloqués, et
je suscite l'écriture en leur demandant de se concentrer sur leurs émotions : la dernière fois que
tu as été stressé, c'était quand ? Qu'as-tu ressenti ? A quel endroit du corps ? Ça se délie, tout
doucement. Sauf pour celui qui est mutique.
L'heure file et je n'aurai pas le temps de lire des textes, je décide de reporter ça à la prochaine
séance. Je repars frustrée. Mais j'ai photocopié les textes. Je commence ma lecture sur le trajet du
retour. Déjà de vraies scènes, construites, avec décor et personnages. Beaucoup de fragments. Et
ces deux lignes, de celui qui ne voulait pas écrire. Ça commence par "J'avais peur". Son visage ne
me quitte pas.
Séance du 20 janvier 2014
8h30, à Villepinte. C'est tôt. Mauvais poil ce matin. J'ai encore reçu des textes à 23 heures hier
soir, j'ai tenté de structurer ma séance mais quelque chose me freine. Je sens que nous avons
besoin d'approfondir cette question de l'honneur de la famille, bafoué par une fille violée.
L'envoi par Sylvie d'un article sur une jeune fille marocaine forcée de se marier à son agresseur
m'a confortée. Mais revenir là-dessus va nous empêcher d'avancer, de produire des textes.
Produire. Obtenir un résultat. Je me rends compte que cet objectif du projet par ailleurs louable
m'enferme.
Nous enferme. Passer une nouvelle heure à échanger autour de cette question de l'honneur nous
empêchera d'écrire de longs textes, de les lire en classe, de les retravailler. On peut considérer
que c'est du temps perdu. Si l'objectif est de produire. Le mien est de faire réfléchir. Alors tant
pis pour la production, j'assumerai, nous aurons des fragments, des brouillons, des esquisses, et
quelques textes finalisés. Mais au moins nous aurons réfléchi tous ensemble et échangé. De cela
il ne restera pas de traces. Sauf dans nos mémoires.
La séance va me donner raison : atmosphère électrique au lycée, où notre salle n'est pas
disponible tout de suite, où Sylvie et Isabelle mènent un combat quotidien pour faire aboutir
leurs projets. "Ceux qui vivent sont ceux qui luttent" disait Victor Hugo, mais parfois ceux qui
luttent sont fatigués.
Enfin en classe, je passe dans les rangs, reprends les textes élève par élève, tandis que les autres
sont censés écrire des réponses à un père qui dirait à sa fille violée : "j'aurais dû la frapper car
elle a menti", "j'aurais dû être plus strict car elle a sali l'honneur de la famille", "j'aurais dû
frapper le violeur pour le faire avouer". Uniquement des phrases issues de l'avant-dernière
séance.
Ca bavarde beaucoup du coup, d'autant que, toutes les 5 minutes, un pion emmène un élève
passer un test tuberculinique.
Vient le temps de la lecture, de la discussion, "tous les pères sont pareils", "c'est normal de dire
ça", "non c'est pas normal, ça ne sert à rien, au contraire", "c'est la tradition", "c'est la religion",
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l'échange est vif, certaines filles se sont même mises à la place de la mère, voire de la jeune fille
violée qui répond directement à son père. On y est. Mais je veux encore aller plus loin, est-ce que
les femmes elles-mêmes ne jouent pas aussi un rôle dans cette limite aux libertés des femmes ?
Dans cet entretien de la tradition ? Excision ? Jamais entendu parler. Aïe, il me reste 2 minutes, la
petite musique douce de fin de cours retentit mais devient pour moi aussi stridente que la
sonnerie de mon enfance. Encore un sujet effleuré. Je n'ai pas atteint l'objectif, pas de résultat.
Tant pis.
Il faudra juste trouver le moyen de montrer cette pensée en train de se faire.
Séance du 28 janvier 2014
Aujourd'hui, c'était le moment tant attendu. Ou redouté. Parole à l'agresseur. Nous commençons
par un petit brain-storming : mots ou expressions qu'il pourrait utiliser pour reparler de
l'agression, sentiments qu'il pourrait ressentir. On y retrouve toute la tension qui entoure les cas
de viols : l'agresseur a-t-il eu conscience de ses actes ? Avait-il un plan ? La victime n'est-elle pas
en train de mentir ? Ca fuse : "naïve", "technique d'approche", "pourquoi pas moi" "il s'est
enflammé" "elle était ivre, ça comptait pas"...
Nous relisons la lettre que Sarah, la jeune fille violée de mon roman, écrit à son agresseur. Elle
commence par " À toi qui m¹as détruite, un soir d¹automne, il y a presque un an jour pour jour."
Je leur demande de se mettre dans la peau de Romain, l'agresseur, juste avant qu'il prenne la
parole, à la fin de son procès. Et d'imaginer qu'il écrit une lettre à son père, à sa mère, à un ami
ou... à Sarah. Ils ont du mal à se mettre dedans, ça patine, ça bavarde encore plus que d'habitude.
L.
est dans une attitude de défi aujourd'hui. Il refusera encore une fois d'écrire. Je remarque que N.
n'écrit rien depuis plusieurs séances, j'ai tout d'un coup une illumination : "c'est écrire ou lire
devant tout le monde qui te gêne ? " "c' est lire...". Je lui promets de ne pas la solliciter et la voilà
partie, elle ne semble pas pouvoir s'arrêter.
Je continue à les solliciter, un par un, ça finit par venir, tout doucement, le temps fait son oeuvre.
Les lectures commencent. Beaucoup ont travaillé sur le regret, de beaux textes, puissants, très
mûrs. Applaudissements nourris. C'est la première fois. Certains ont accentué la peur du
châtiment paternel, la souffrance éprouvée par l'agresseur qui se retrouverait seul et isolé. Y. a
développé la peur de "retourner au bled" et c'est l'occasion de rappeler la différence entre la
punition dans la sphère privée et la justice, dans la sphère publique. La frontière ne semble pas
très claire pour tous. A. a utilisé le texte de la semaine dernière sur la loi marocaine qui offrait la
possibilité au violeur d'épouser sa victime. Cet échappatoire est vu comme une solution pour
échapper à la colère paternelle.
Et puis vient le tour de L. Elle lit son texte d'une petite voix. Elle fait partie de ceux qui écrivent
beaucoup, et bien. Elle commence son texte "A toi qui m'a mis au monde". Suit la supplique d'un
fils qui demande pardon à sa mère, scandé par "A toi qui m'a mis au monde". Se mêlent la honte
et le regret. C'est pour ça que je participe à ce projet. Ce moment-là, unique. Ce frisson, ces
larmes qui montent, vite ravalées. Ce regard échangé avec Isabelle. Je sais qu'elle a ressenti la
même chose que moi.
Vient enfin le tour de Sarah. Elle aussi fait partie de ceux pour qui l'écriture est une évidence.
Son texte est sec, précis. Un garçon qui avait tout prévu. Qui demande à son père de l'aider à
échapper à la justice. Ca se termine par "comme d'habitude".
Nous nous séparons à regret, d'autant que plus d'un mois va s'écouler jusqu'à la prochaine
séance. La dernière. Déjà.
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