Kolakowski, le philosophe qui inspira les dissidents polonais

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Kolakowski, le philosophe qui inspira les dissidents polonais
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par Brice Couturier
Kolakowski, le philosophe
qui inspira les dissidents polonais
(1927-2009)
I
L N’EXISTE PAS de Prix Nobel de philosophie. Ni d’histoire, d’ailleurs, encore moins de
sciences politiques ou d’anthropologie. Constatant cette lacune, la Bibliothèque du
Congrès des États-Unis a créé, en 1993, le Kluge Prize, prix doté d’un million de dollars. Son premier lauréat fut Leszek Kolakowski, disparu cet été à l’âge de 81 ans. Cet
esprit authentiquement européen a publié autant en anglais que dans sa langue natale,
mais il écrivait et parlait également l’allemand et le français. Aussi s’était-il vu proposer,
lors de son expulsion de l’Université de Varsovie, en 1968, une chaire à Francfort ainsi
qu’un poste de débutant à Paris. Il opta finalement, après un détour éprouvant par
Berkeley, en plein « Summer of Love » de 1969, pour le plus prestigieux des Colleges de
l’Université d’Oxford, All Souls. Vivant à la polonaise dans un petit cottage fleuri et discret du Nord d’Oxford, il partageait son temps entre cette ville et Chicago. De 1981 à
1994, il y appartint au Committee on Social Thought, célèbre pour avoir recueilli
nombre d’esprits rebelles au conformisme universitaire américain: d’Hannah Arendt à
Leo Strauss, en passant par Mircea Eliade et Allan Bloom. Ainsi la France laissa-t-elle
passer l’occasion d’accueillir l’un des meilleurs esprits du XXe siècle. Une réputation
d’anticommunisme vous fermait alors les portes du milieu intellectuel parisien. Czeslaw
Milosz, le Prix Nobel de littérature polonais, le disait, lui qui, boycotté à Paris, émigra
finalement à Berkeley.
L’œuvre de Kolakowski – une trentaine de volumes – est considérable. Elle se caractérise par la défense du rationalisme occidental contre les effets dissolvants du relativisme – notamment, sous la forme marxiste. Historien des idées, Kolakowski a été le
spécialiste le plus lucide de la pensée marxiste, des sectes et chapelles qui s’en sont réclamées. Ses analyses du phénomène communiste frappent par leur extraordinaire perspicacité. C’est parce qu’il avait su relever les talons d’Achille des démocraties populaires,
pointer leurs faiblesses (« Thèses sur l’espoir et le désespoir » de 1971), que Leszek
Kolakowski a pu inspirer, depuis son exil, les stratèges de la première dissidence, renforcer leurs capacités de mobilisation en pleine « démocratie populaire » puis de renversement, en 1989, d’un régime communiste (Mazowiecki, Geremek, Kuron, Michnik, etc.).
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À la différence de celle des petits-maîtres français des années 1960 et 1970, qui continuent à nous empoisonner de leurs préciosités nihilistes, la caractéristique de l’œuvre de
Kolakowski, c’est qu’elle est tournée vers le réel et l’action, immédiatement utilisable pour
penser la réalité historique et agir sur le cours des choses. Elle dénonce les faux-semblants
et ne renonce pas à distinguer le vrai du faux, ni le bien du mal. Si elle est demeurée mal
connue du public français, ce n’est pas – comme dans le cas d’autres penseurs éminents –
parce qu’elle était trop éloignée de nos manières d’écrire et de penser. Au contraire. Il y
avait du Voltaire dans ce polémiste qui savait comme personne se glisser dans l’esprit de
son adversaire, afin de mieux démontrer, de l’intérieur, les fragilités ou les contradictions
internes d’un raisonnement. Ses « Récits édifiants tirés de l’histoire sainte » constituent
autant de modèles du conte philosophique dans l’esprit du XVIIIe siècle. Dieu y apparaît
comme un grand bonhomme un peu rustre et guère subtil, qui discute du bien et du mal
avec un Satan ironiste au mince visage d’intellectuel. Mais leurs dialogues mettent en
scène une culture théologique impressionnante dont les enjeux philosophiques sont mis
en relief avec une extraordinaire précision. L’humour de Kolakowski – qui excellait dans
la parodie – est souvent caustique, il n’est jamais gratuit, ni méchant. Il est mis au service
d’une recherche de la vérité, dont le philosophe polonais persistait à croire qu’elle était à
portée de la raison humaine, dans son universalité. Quoique toutes les cultures ne le
sachant pas, elles n’étaient donc pas égales entre elles. C’est pourquoi le post-modernisme, avec sa manie de faire disparaître la réalité des faits derrière le brouillage des interprétations et commentaires, provoquait son exaspération.
Oui, comme celle d’Ernest Gellner, la pensée de Kolakowski était de celles qui avaient
tout pour séduire le public français. Si celui-ci lui est demeuré indifférent, c’est que, dans
ce pays où les médias qui donnent le ton à la vie intellectuelle sont restés longtemps un
quasi-monopole des marxistes, aucun effort n’aura été négligé pour nous rendre à peu
près inaccessible l’un des penseurs les plus prodigieux du demi-siècle passé. Certes, les
revues Lettre Internationale ou Commentaire ont proposé quelques-uns de ses articles.
Certes, les éditions belges Complexe ont publié plusieurs de ses textes les plus intéressants
(L’esprit révolutionnaire, 1978 et Le village introuvable, 1986). Certes encore, Gallimard a
accueilli Chrétiens sans Église dans sa prestigieuse « Bibliothèque de Philosophie » en
1969. Pourtant, Kolakowski demeure à peu près inconnu chez nous. Seuls, peut-être, les
marxologues reconnaissent l’importance de sa monumentale Histoire du marxisme. Mais
si les deux premiers tomes, respectivement intitulés « Naissance » et « Essor », ont vu le
jour chez Fayard, le troisième volume (« Décomposition »), qui étudie le marxisme stalinien, les écoles de Gramsci et de Lukacs, le révisionnisme, etc. n’a jamais paru en français.
Pourquoi? « Ils n’ont pas voulu outrager la gauche française », me confiait Kolakowski en
2003. « C’est un cas de censure ».
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Koestler disait que les critiques les plus lucides du communisme se recrutent, à
chaque génération, parmi les ex-militants les plus intransigeants et les plus désintéressés.
Kolakowski ne fait pas exception à cette règle. Il adhéra au Parti communiste polonais à la
fin de la guerre, alors qu’il entamait ses études de philosophie à « l’université rouge » de
Lodz. Étudiant communiste, dans un pays où les communistes, installés au pouvoir par
l’Armée Rouge, étaient très minoritaires et où la résistance patriotique, quoique décimée
par les nazis durant l’Insurrection de Varsovie, continua durant deux ans à mener la vie
dure à ses nouveaux occupants, Kolakowski portait alors un pistolet à la ceinture.
Pourquoi s’était-il converti au marxisme, dans un pays où cette doctrine passait déjà pour
une vieillerie entre les deux guerres? Parce qu’elle lui apparut comme « une école de
sobriété », offrant une vision rationnelle de l’histoire en la décrivant comme régie par des
lois et des régularités, formant ainsi un contraste avec l’irrationalisme meurtrier de l’occupant nazi. En outre, le communisme procurait l’illusion de se tenir aux côtés des
exploités et des opprimés de la terre. À cette époque, il fut missionné pour polémiquer
avec une Église catholique qui demeurait puissante dans l’intelligentsia grâce au néo-thomisme et qui devait conserver son influence jusque sur les leaders du syndicat Solidarité.
Nulle part ailleurs dans un pays communiste, le pouvoir ne se trouva en situation de
devoir tolérer une Église qui disposait d’organes de presse indépendants (l’hebdomadaire
cracovien Tygodnik Powszechny) et même d’une Université (Lublin) – « la seule de son
espèce entre Check Point Charlie et Pyongyang », comme on disait.
À cette occasion, il se plongea dans la littérature de l’adversaire, entamant avec le
christianisme un dialogue qui ne devait plus cesser. Il éplucha saint Augustin et saint
Thomas, étudia Maritain et Gilson, se passionna pour l’histoire de la théologie chrétienne au point de devenir un spécialiste des sectes chrétiennes dissidentes – ce qui le
prédisposait peut-être au « révisionnisme ». On voit reparaître, dans son histoire des
« principaux courants du marxisme » des années 1970, la méthode qu’il mit alors au
point pour décrypter les enjeux fondamentaux des conflits de doctrine. Ainsi fait-il
percevoir d’étranges parallèles intellectuels dans les débats qui agitèrent les deux
Églises rivales, celle de Rome et celle de Moscou. Toutes deux ont à résoudre la question posée à tout millénarisme par la nécessité de concilier leur idée utopie sotériologique avec le monde d’ici-bas, les pesanteurs de la réalité sociale. Dès cette époque,
Kolakowski est du côté des accommodements, des grâces partielles et des améliorations ponctuelles. Dès cette époque éclate son horreur de la table rase, de la tendance
à vouloir « le Bien absolu ou rien ». Même face au système communiste, recommandait-il, « nous n’avons pas à choisir entre la pourriture complète et la perfection absolue ». Il diagnostiqua une « plasticité » du système, après la mort du tyran, dont la
société devait profiter en effectuant des « pressions » sur le pouvoir, afin de libérer des
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espaces propres à recréer une société civile. La stratégie « d’auto-limitation » de
Solidarité s’en inspire.
De même, les questions théologiques de la grâce et du libre arbitre, de la prédestination ou de la participation de l’homme à son Salut trouveront des échos dans son analyse
du marxisme, mis dans l’obligation de concilier, d’un côté, la nécessité historique (les
« lois d’airain de l’histoire »), avec, de l’autre, l’activisme prométhéen et « l’utopie normative » - qui sont présentes en même temps dans l’œuvre de Marx.
À partir de 1956, Kolakowski devint le penseur-phare du « révisionnisme » centreeuropéen. Prétendant en revenir au marxisme « authentique » et « humaniste » face aux
« déformations » reconnues par les dirigeants soviétiques eux-mêmes de l’ère stalinienne,
il s’agissait de maintenir ouvert le dialogue avec certaines tendances d’un pouvoir,
demeuré certes despotique, mais devenu oligarchique. Ce dialogue ne pouvait avoir lieu
que dans la seule langue qu’il pouvait entendre, celle du marxisme. La technique mise en
œuvre était redoutable: il s’agissait de confronter les promesses radieuses du communisme avec les mornes réalités de la vie quotidienne en démocratie populaire. « Mais, bien
vite, nous nous sommes aperçus que cette idéologie était en ruines et qu’il n’y avait plus
rien à réviser. » Dès 1957, les espoirs placés dans Gomulka l’année précédente, se dissipent. Le nouveau premier secrétaire s’en prend personnellement à Kolakowski dans un
discours public. Neuf ans plus tard, Kolakowski est expulsé du parti. En 1968, il est chassé
du pays au cours de la grande purge antisémite par laquelle le pouvoir communiste
répond aux « événements de Mars » (sa femme était juive). Avec l’ère Gierek, le parti
communiste au pouvoir tend à renoncer à l’essentiel de l’idéologie communiste et à se
présenter comme le meilleur défenseur, compte tenu des circonstances, de l’intérêt national bien compris. Le « révisionnisme » n’est plus de saison. Et les marxistes occidentaux
qui espèrent voir Kolakowski apporter de l’eau à leur moulin sont vite déçus.
C’est qu’à Berkeley, il s’est heurté à une « contre-culture » qui lui semble surtout inspirée par la haine irrationnelle des traditions occidentales et déboucher sur un nihilisme
suicidaire. « Les étudiants, intoxiqués par Marcuse, ne voyaient pas de différence notable
entre leur campus et la vie dans un camp de concentration. On ne peut inventer aucune
bêtise qui n’ait pas déjà été dite là-bas, à cette époque. » Sa vie en exil se passera à aider ses
amis dissidents et à se bagarrer, sur place, en Occident, contre des philosophies qui
confondent le vrai (relevant de critères objectifs) et le valable (qui ne vaut que dans le
cadre d’une culture particulière). « La culture européenne m’apparaît comme supérieure
– grâce notamment au christianisme, qui a su résister à la tentation gnostique ou manichéenne, qui professe le mépris du monde corporel et appelle à le fuir si l’on ne peut le
détruire, mais aussi contre le danger du panthéisme qui ignore la présence du Mal en ce
monde », m’avait dit Kolakowski, lors d’un entretien en 2003.
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