UN SIÈCLE À LA SECONDE Jérôme Onof
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UN SIÈCLE À LA SECONDE Jérôme Onof
UN SIÈCLE À LA SECONDE extrait Jérôme Onof DU MÊME AUTEUR Auto édition : Khâlinôshâh 2000 Le bonheur des dames 2000 France Charmes Publications : Le périple érotique de Jédköl au Jüdgland 2001 Les caprices de l’arôme intime 2002 Coups de sang 2003 À paraître : L’idéale Email et site de l’auteur : [email protected] http://jerome.onof.free.fr/ 2 … Je n’ai pas eu le temps d’achever le fil de mes idées ou de mes propos, mais je ne sais plus ce que j’étais en train de penser ni dire, alors ça n’a pas d’importance. Étais-je seulement en train de songer à quelque chose ? Je suis incapable de l’affirmer. Mais au fait, sur quel sujet ai-je la certitude de pouvoir affirmer quoi que ce soit ? Je suis quelque part sur le carrelage de la cuisine, ma tête a heurté une porte, peut-être celle de l’évier. Je suis à terre depuis une seconde ou un mois. Non, pas un mois, seulement quelques minutes : en me touchant la joue pour tâter ma réalité, le bout de mes doigts n’a rencontré qu’une barbe naissante, celle que j’avais en début de soirée. Je ne peux être dans cette position depuis très longtemps, sinon j’aurais de plus longs poils au menton, à moins qu’on m’ait trouvé au bout de plusieurs jours, qu’on m’ait rasé et remis en place comme si de rien n’était, histoire que je n’en sache rien. C’est quand même peu probable. Il fait noir au point que je ne distingue plus rien, pas une forme, pas une ombre, pas un relief du décor que je connais pourtant bien. Les plombs ont sauté, c’est sûr, mais quand bien même ce ne serait pas le cas, je n’y verrai rien quand même, car les miens ont fondu également : j’ai pris l’éclair de plein fouet. C’est ça, c’était un éclair. Il est passé par le fenêtre ouverte et a traversé le salon, si je me souviens, jusque devant le canapé où j’étais en train de régler la circulation aérienne de ces cochonneries. Oui, c’est exactement ça, je jouais les aiguilleurs du ciel, j’avais les yeux exorbités à cause du gaz qui me faisait pleurer, je l’ai pris en plein dans les 3 mirettes, lumineux comme quinze milliards de projecteurs, je n’y vois plus rien. Le saisissement m’a projeté en arrière. C’est comme ça que ma tête à cogné. Je me suis cogné derrière, j’ai donc mal derrière. Pourquoi ai-je mal aussi devant ? Au front, juste au milieu, entre les deux arcades sourcilières. Une poêle est tombée de l’évier lorsque je l’ai percuté. Non, ce n’est pas ça… Une crise de migraine ? Non, jamais eu ça. Un martien a peut-être profité de mon inconscience pour me planter un clou dans le crâne ? C’est complètement idiot, il n’y a que Podet qui s’amuse avec un marteau… Ah ! je me souviens maintenant, c’est l’éclair ! Je l’ai vu de très près, mais je l’ai aussi reçu, en plein front !… Il n’y a plus de bruit maintenant. Il y a eu cet éclair, ce coup puissant, juste en même temps. Normal, il est tombé sur moi, j’ai donc vu et entendu simultanément. J’ai dû griller, comme les saucisses que j’incinère au barbecue pour des invités qui se pourlèchent en prétendant que c’est bon, alors que ça a autant de goût qu’un morceau de charbon. Quel ramdam là-dedans ! Le cœur me pilonne les côtes comme une dameuse pneumatique. Mon rythme cardiaque doit avoisiner le cent. Par seconde, bien sûr ; par minute, ça n’a rien d’exceptionnel. Ça me lance. Je ne vois plus rien, je n’entends plus rien, je ne sens plus rien… Finalement, je ne sais même pas si je suis encore quelque chose. Ah ! si, j’ai tâté ma barbe, je suis donc palpable. Je suis encore palpable mais plus en vie, ça se tient. Peut-être ai-je l’impression que mon cœur bat la chamade, mais c’est seulement un nerf quelconque qui se trémousse encore avant de s’éteindre définitivement à son tour. Voilà, je suis mort. C’est à cause du cafard de Pierre, je savais qu’il portait la poisse. J’aurais dû le 4 refiler à Podet… Bon, je suis mort, et si c’est vraiment ça, le prochain qui me sort que la vie après la mort est le paradis, je l’assomme, parce que j’ai mal au crâne et aux côtes, que je suis privé de trois de mes sens, que je ne sais pas encore si l’agueusie et l’anosmie complètent le tableau, et que j’ai eu si peur, que j’ai presque fait dans mon pantalon ! Je me trouve certainement en enfer. Ai-je accompli des choses si mauvaises dans ma courte vie pour atterrir de ce côté du bilan ? J’ai bien insulté Anita mais elle m’avait traité d’adolescent attardé et boutonneux ; j’ai bien fumé derrière le dos de Victor, mais j’avais dix-neuf ans et c’était un produit du commerce légal ; j’ai sans doute cassé plusieurs des sujets en porcelaine de Rose en tentant de reconstituer Trafalgar, mais j’avais quatre ans ; j’ai menti à ma première bergère en lui faisant croire que je l’aimais, pour réussir à glisser la main sous sa blouse, mais ça n’a marché qu’une fois et j’en ai récolté une gifle – tout ça pour rien, car elle était encore très loin du bonnet A. J’en oublie sans doute, mais pas des plus méchantes, ça ne fait pas de moi un candidat à la chaudière. Je suis sûr que d’autres ont fait pire et méritent plus que moi d’être aux premiers rangs du brasier. Le frigo vient de se rallumer en ronronnant, ainsi que tous les équipements de la maison normalement sous tension. Bien, je suis rassuré, je ne suis pas en enfer mais juste sur le carrelage de la cuisine. Comme j’étais dans le noir avant que le ciel ne s’affale sur ma tête, il est normal que l’obscurité persiste. La télévision me donnait suffisamment de clarté, mais elle s’est mise en veille suite à la coupure, et les plafonniers n’ont pas encore appris à éclairer spontanément en cas de nécessité. Comme la 5 télévision, d’autres appareils trahissent leur position par leur témoin, petite luciole rouge ou verte. Je ne suis donc pas mort, peut-être pas encore tout à fait, ça reste à vérifier. J’ai quand même eu une trouille de tous les diables ! Il semble ne pas y avoir d’autres coups de tonnerre en perspective. C’était le dernier, le plus beau, il était pour moi. D’ailleurs, il ne pleut plus et les vrombissements de mouches se sont tus. Il faut que je me relève… Ça y est. J’ai les jambes en latex naturel non vulcanisé, pas très commode pour assurer la stabilité du bonhomme. Il faut que je file au coin me débarrasser de ma frayeur. Où est mon chien ? Il doit être terrorisé, planqué sous le lit ; j’ai les membres qui tremblent comme si je n’étais plus maître d’aucun de mes nerfs ni d’aucune de mes veines ; j’ai l’épiderme parcouru de frissons, la colonne vertébrale glacée ; c’est sûr, j’ai pris un coup de jus. Un sacré coup de jus. C’est un signe de Dieu. Il me punit parce que je crois pas en lui et m’apprend qu’il ne faut pas souhaiter l’électrocution par voix aérienne à ses concitoyens, quand bien même s’appelant Podet, quand bien même bruyants, quand bien même abrutis. La prochaine fois, je ne profèrerai plus de menaces contre lui, je me mettrai du coton dans les oreilles, ce sera toujours moins douloureux que de se prendre un coup de gégène gargantuesque. Globalement, vais-je bien ? À me tâter, je dirais oui, mais on n’est jamais très objectif lorsqu’on se palpe soimême. Suivant l’humeur, les conclusions peuvent être aux antipodes. Soit ! on n’est jamais objectif non plus quand on se fait palper par autrui. Autrui est-il seulement objectif quand il vous palpe ? En fait, je ne sais pas et je m’en fous. Là, comme je veux rester chez moi et n’ai 6 aucune envie de composer trois chiffres pour faire éclore les gyrophares, je me palpe et décrète être en pleine forme. Je travaille en milieu hospitalier, moi, et je sais très bien de quoi je parle. Quoi, pas toubib, seulement comptable ? Quoi, poser des retenues et des cathéters ce n’est pas pareil ? Facile, la remarque ! Il n’empêche que je connais les contrôles d’usage en cas de choc ou d’accident. Je sais comment faire. Je viens de pratiquer, et rien dans mes constats ne laisse entendre que je suis dans un état critique. Il n’en reste pas moins que j’ai un horrible mal de crâne et des bourdonnements, que je vacille, que je tremble à la façon d’un Parkinsonien, et que je frissonne à en claquer des mâchoires comme si j’étais nu au milieu des champs au mois de février. C’est juste l’émotion. Où est mon whisky ? Où ai-je caché mon whisky ? Là, imbécile, devant, droit devant toi, tu en as placé quatre bouteilles à l’attention de ton régiment de vingt. Je vais faire disparaître cette horrible sensation de froid à grands coups de titre, chasser les vibrations parasites de mes tympans en m’incendiant le gosier. Il me faut déplacer la douleur, me tordre les boyaux pour m’alléger la cervelle, substituer l’ébriété à l’anxiété. D’ailleurs, je l’emmène avec moi. Pas de verre, je me donne le droit de lécher le goulot, de le sucer comme un bébé sa tétine, cette bouteille ne sera que pour moi. Comme la maison ne brûle pas, que le toit n’est pas tombé, que je ne suis pas en orbite autour de saturne, il sera toujours temps de vérifier les détails demain. Je monte… Lisso ne répond pas mais je sais où il se terre : sous le lit, dans le plus inaccessible des recoins. À quatre pattes sur la carpette, la joue collée aux fibres, je vois ses yeux 7 scintiller dans l’ombre. Je le rassure comme je peux, je n’ai pas le bras assez long pour lui flatter la couenne, ni aucune envie de lever le lit pour le déloger, ni de me lancer dans une longue tractation pour lui faire entendre raison et le convaincre de rejoindre le confort inégalable de son panier. Je vais lui dire bonne nuit, me coucher aussi, et surtout m’imbiber pour retrouver la paix. *** 8