2011 Notedelecture gayle rubin - Observatoire du sida et des

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2011 Notedelecture gayle rubin - Observatoire du sida et des
Note de lecture
Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe
Gayle Rubin
Textes réunis et édités par Rostom Mesli
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Rostom Mesli, Flora Bolter, Christophe Broqua, NicoleClaude Mathieu
Paris : Ed. EPEL, 2010, 484p.
Myriam Dieleman
Aura-t-il fallu plus d’une génération pour que la pensée de Gayle Rubin s’exporte des Etats-Unis, où elle jouit
d’une reconnaissance propre aux pionniers des études sur les sexualités et les genres ? Pas tout à fait puisque le
CEDREF et Nicole-Claude Mathieu avaient traduit en 1998 l’article « The Traffic in Women. Notes on a Political
Economy of Sex » (sous le titre, remanié en 2010, « Le marché aux femmes. ‘‘Economie politique’’ du sexe et
systèmes de sexe/genre »), son époustouflant mémoire de fin d’études paru en 1975. En 2001, les éditions EPEL
avaient de plus fait connaître en France un ouvrage de 1984, Thinking sex. Notes for a Radical Theory of the Politics of
Sexuality (traduit par Flora Bolter : Penser le sexe. Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité).
Ces deux pièces incontournables, sur lesquelles se base la présente note, reparaissent donc dans cet important
volume d’articles inédits en français : « Le péril cuir » (1981), « Les Catacombes » (1991), « La lutte contre la
pornographie » (1993), « Elégie pour la Vallée des Rois » (1996) et « Etudier les subcultures sexuelles » (2002).
Cette traduction constitue un enjeu à part entière pour l’avenir de la discipline et des mouvements féministe, gay,
lesbien, trans, des travailleurs du sexe et queer. À l’instar de la réception américaine du Deuxième Sexe de Simone de
Beauvoir – malgré les coupes, fantaisies et contresens précisément dans les éditions étrangères (Chaperon, 1999)
– et de l’impact en France de Trouble dans le genre de Judith Butler, gageons que l’œuvre de Rubin constituera elle
aussi un événement textuel.
Anthropologue et théoricienne, féministe « prosexe » et lesbienne S/M, avec Gayle Rubin, on sait « d’où elle
parle ». Inspirée dans sa jeunesse des travaux en anthropologie de la parenté dans les sociétés tribales, elle est
devenue une ethnographe urbaine des communautés sexuelles (post-)modernes et une virulente critique des
dispositifs de répression des sexualités (minoritaires). Le travail de Gayle Rubin est riche et ancré : des systèmes
de sexe/genre à la théorie radicale de la sexualité, du plaidoyer pour une économie politique du sexe à l’appel
pour une société sans genre ni classe, son écriture n’est pas plus statique que les objets qu’elle s’attache à décrire
et expliquer. C’est ce parcours intellectuel que cette note voudrait modestement parcourir en s’arrêtant sur
quelques jalons conceptuels de son œuvre, en n’omettant toutefois pas d’éclairer son engagement pour le
changement social.
L’économie politique des systèmes sexuels
Dans Marché aux femmes, Rubin interroge la nature et la genèse de l’oppression et de la subordination des femmes
sans recourir ni à une explication essentialiste (notamment celle d’une « nature » masculine agressive), ni à une
analyse strictement économique (l’oppression de genre comme conséquence des rapports de production). Elle en
revient aux fondamentaux des sciences sociales et choisit de questionner les rapports sociaux « qui organisent et
produisent le sexe et le genre » et « qui font qu’une femelle devient une femme opprimée ». Puisant brillamment
à des textes majeurs de l’économie politique, de l’anthropologie structurale et de la psychanalyse, Rubin tire des
conséquences logiques pour la théorie féministe et trouve des outils conceptuels pour un propos loin d’être éculé.
Du marxisme, dont elle reconnaît la puissance théorique et l’importance politique, Rubin conclut pourtant à
l’insuffisance, voire l’échec, à expliquer pleinement l’oppression de sexe. Domaine délaissé par Marx (Le Capital.
Critique de l’économie politique, 1867), Engels (L’origine de la propriété privée, de la famille et de l’Etat, 1884) n’a su proposer
que des intuitions sur la base d’un matériel ethnographique et historique dépassé. La plus importante de ces
hypothèses reste un point de départ pour Rubin : l’oppression de sexe a de toute évidence pris place dans des
sociétés non- et pré- capitalistes, oppression dont le capitalisme s’est accommodé. Autrement dit, une analyse de
classe ne suffit pas à rendre compte de la domination sexuelle dans toute sa variété culturelle et Rubin se livre à
un « proto-exercice de néomarxisme » (Rubin et Butler, 2001 [1995]) en vue de poser de nouvelles bases
théoriques sur les questions de sexe et de genre, en particulier pour le féminisme et le lesbianisme.
Plus fondamentalement, si le marxisme est à même d’expliquer l’utilité des femmes pour le capitalisme, que ce
soit par la fonctionnalité (et la gratuité) de leur travail reproductif1 ou par le fait qu’elles constituent une main
d’œuvre de réserve d’autant plus profitable qu’elles bénéficient de salaires moindres, Rubin estime qu’il ne
permet toutefois pas de mesurer pleinement la subordination féminine. Précisément, tout l’effort de l’auteure sera
d’autonomiser le champ de la sexualité, au plan théorique du moins, postulant en première instance l’autonomie
(relative) des systèmes sexuels par rapport aux systèmes économiques. Ces derniers sont destinés à satisfaire des
besoins de consommation, mais ne répondent ni nécessairement ni totalement aux besoins de sexualité et de
procréation – lesquels sont organisés selon des rapports de production et de reproduction à ce point spécifiques
qu’un modèle économique ne permet pas de les analyser finement.
De cette manière, Rubin en appelle à une économie politique des systèmes sexuels en vigueur dans chaque
société afin d’identifier les rapports sociaux d’oppression et les mécanismes exacts qui produisent et maintiennent
les normes de sexualité et de genre. Ce faisant, Rubin identifie un champ d’interactions sociales spécifique,
relativement autonome et de même niveau que le champ économique ; elle participe aussi à édifier un domaine
d’études.
De l’échange des femmes à l’hétérosexualité obligatoire
L’un des premiers apports théoriques majeurs de Rubin réside dans l’élaboration du concept de système de
sexe/genre. Pour l’auteure, les besoins sexuels ne sont évidemment pas satisfaits sous forme naturelle (sans
compter que la « nature » elle-même est toujours saisie à travers le prisme de la culture), à l’instar des besoins
auxquels répond l’organisation de l’activité économique. Elle avance donc qu’il doit exister un ensemble de
dispositions par lesquelles chaque société transforme le sexe biologique et façonne ses propres conventions sur la
sexualité, le genre et la procréation. En théorie, pour Rubin comme pour Maurice Godelier (1989), un tel
système de sexe/genre peut être égalitaire bien que la plupart des systèmes connus soient stratifiés et oppressifs.
Lorsque, le plus souvent, le genre organise le système de sexe/genre, celui-ci se présente comme un dispositif
social systématique qui, « prenant les femelles comme matériau brut, les façonne pour produire des femmes
domestiquées. »
Pour fonder son approche du système de sexe/genre et actualiser le projet d’Engels, Rubin puise à
l’anthropologie des systèmes de parenté car ceux-ci lui apparaissent comme des systèmes de sexe/genre
observables et empiriques. En cette matière, le détour obligé par Lévi-Strauss (Les Structures élémentaires de la parenté,
1949) est l’occasion pour Rubin de déduire très audacieusement une théorie de l’origine de l’oppression des
femmes et de l’hétérosexualité obligatoire. En particulier, la notion d’échange des femmes est capitale dans sa
démonstration : la parenté ne répond aucunement à la biologie ou à l’économie, mais bien à une organisation
sociale et culturelle particulière au cœur de laquelle l’accès à la sexualité est central.
Suivant Lévi-Strauss, le tabou de l’inceste oblige à l’échange des femmes et celui-ci établit des relations de
parenté autour desquelles s’articulent les rapports de solidarité. Dès lors que les femmes sont échangées par les
hommes et non l’inverse, les mariages apparaissent comme des dons et contre dons où les femmes circulent en
tant que présents, certes « les plus précieux » d’entre tous, et où les hommes forment les véritables partenaires de
l’échange et donc du lien social. Puisque les hommes ont des droits sur leurs parentes femmes que les femmes
n’ont pas,« ni sur elles-mêmes ni sur leurs parents hommes », l’échange des femmes va de pair avec la
domination masculine et la subordination féminine. Le « trafic des femmes » est ainsi à la fois au fondement de
nombreux systèmes de parenté et à la source de l’oppression de sexe. Celle-ci n’est donc définitivement pas
ancrée dans le « trafic des marchandises ».
Pour Rubin, la parenté est donc une organisation où le pouvoir est le plus souvent entre les mains des hommes.
Elle émet toutefois une importante réserve : le concept d’échange des femmes élaboré par Lévi-Strauss ne permet
pas d’interpréter toutes les données empiriques, il n’est donc ni un système en soi, ni un fait indépassable
postulant la nécessité d’une subordination féminine à la civilisation (Godelier, 1989), mais plutôt un outil
descriptif de certains systèmes sexuels. Enfin, craignant que son propos n’emprunte trop à une « tradition
Sur ce point, Rubin estime que l’analyse marxiste en termes de mode de reproduction, complément du mode
de production, est une approche réductrice des systèmes sexuels. Elle avance que des processus de production et
de reproduction ont lieu dans les systèmes économiques et dans les systèmes sexuels (e.g. la formation de l’identité
de genre constitue une production dans le champ sexuel). Elle estime de plus que la reproduction dans le champ
économique n’est pas toujours de nature sexuelle (e.g. remplacer des machines). Dans le même sens, le sexuel ne
peut être réduit à la reproduction (sociale ou biologique).
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intellectuelle résultant d'une culture où les femmes sont opprimées », Rubin ne manque pas de dénoncer la
sophistication de l’idéologie sexiste propre à l’anthropologie structurale.
Plus avant dans son propos, Rubin situe la racine de l’oppression de genre dans l’accès à la sexualité que permet
l’échange des femmes. Elle éclaire d’un regard neuf pour l’époque les études sur la sexualité en liant échange des
femmes et hétérosexualité obligatoire (Wittig, 2007 [1980]). Elle se réfère encore au travail de Lévi-Strauss (« La
famille », 1956) sur l’universalité de l’existence d’une division sexuelle du travail (au-delà de la variabilité des
tâches particulières assignées selon le sexe). Pour Rubin, cette division résulte non pas d’une spécialisation
biologique, mais bien d’une finalité sociale : celle d’assurer l’union des hommes et des femmes. Autrement dit, la
division sexuelle du travail produit une interdépendance productive et reproductive entre hommes et femmes et
concourt à fonder la plus petite unité économique valide : le couple hétérosexuel.
Pour garantir l’union matrimoniale, la division sexuelle doit produire un régime de genre hétérosexuel et parvenir
à l’imposer aux individus – par exemple à travers des rites d’institution comme l’a magistralement montré Pierre
Bourdieu (1982). À cette double fin, la division prend appui et exacerbe des différences biologiques entre les sexes
– celles-ci sont les plus efficaces socialement puisqu’elles se donnent toutes les apparences de l’objectivité
(Bourdieu, 1982) – allant selon Rubin jusqu’à rendre tabou la similitude entre hommes et femmes 2. De plus, la
division sexuelle proscrit tout autre arrangement non hétérosexuel, présupposant un troisième tabou, corollaire
du tabou de l’inceste, celui de l’homosexualité. Rubin n’ignore évidemment pas les monographies rendant
compte de pratiques homosexuelles ritualisées et obligatoires – par exemple en Nouvelle-Guinée –, ce qui ne
constitue pas moins un contrôle de la sexualité celle-ci étant au cœur des règles de parenté (Godelier, 1989).
Rubin démontre donc qu’au niveau macrosocial, les systèmes sexuels connus reposent sur le genre,
l’hétérosexualité obligatoire et la contrainte sur la sexualité des femmes. Ce faisant, elle affirme qu’un même
système opprime les femmes et les minorités sexuelles. C’est justement ce point d’union entre sexualité et genre
que Rubin affinera dix ans plus tard dans Penser le sexe, précisant que les rapports entre genre et sexualité « sont
de situation et non pas universels ; ils relèvent de circonstances particulières » (Rubin et Butler (2001) [1995]).
L’autonomie du sexuel par rapport au genre
Penser le sexe se présente comme un texte dédié à la formation des communautés homosexuelles urbaines et à la
« persécution érotique » dont elles ont été l’objet. Embrassant désormais une perspective constructiviste3, elle
retrace l’histoire, essentiellement américaine, du système sexuel moderne et de ses réaménagements majeurs. Cet
essai se donne en outre pour but d’esquisser les contours d’un cadre d’analyse des politiques sexuelles et, ce
faisant, de « contribuer à la tâche pressante de constituer une base de réflexion exacte, humaine et vraiment
libératrice dans l’approche de la sexualité. » En particulier, Rubin poursuit l’autonomisation du champ de la
sexualité, cette fois-ci non plus vis-à-vis de l’économie mais du genre. En quête de nouvelles hypothèses en prise
avec la différence sexuelle et la variété du sexuel (Rubin et Butler, 2001 [1995]), cette avancée s’explique par le
contexte historique, intellectuel et militant au cœur duquel Rubin a œuvré.
Proche de Foucault (Histoire de la sexualité, 1976, publié en anglais en 1978), Rubin se dit « aimantée » par son
analyse des dispositifs d’alliance et de sexualité. Elle propose sa propre analyse de la modernisation de la sexualité
occidentale, parallèle à la reconfiguration politique des Etats, comme un effet de l’industrialisation et de
l’urbanisation subséquente de populations traditionnellement rurales. De la réorganisation des relations familiales
et de la multiplication des possibilités de constitution de « communautés choisies » (sur une base ethnique ou
sexuelle), « l’essor d’un nouveau système sexuel [est] caractérisé par des types distincts de personnes, de
populations, de stratification et de conflit politique sexuels ». L’homosexualité apparaît comme un exemple type
de ce processus de spécification érotique, lequel a abouti à des agencements sexuels marquant une rupture
significative, malgré certaines continuités, avec les systèmes sexuels antérieurs. Dès lors, une analyse spécifique et
neuve elle aussi des politiques sexuelles contemporaines est requise.
Le contexte des (feminist) sex wars du début des années 1980 apparaît comme un élément structurant de
l’évolution de la pensée de Gayle Rubin. Dans Penser le sexe, Rubin fait son coming out contre les féministes
Rubin pointe le caractère proprement conventionnel du système de sexe/genre mais elle s’étend assez peu sur
le processus de naturalisation et d’occultation de l’arbitraire de l’ordre de la différence des sexes. Sur ce point,
voir Bourdieu, 1982 et Delphy, 2008.
3 Les modèles plus discursifs du poststructuralisme et du postmodernisme sont nécessaires selon Rubin « parce
qu’on a besoin d’une sorte de modèle qui ne soit pas binaire, parce que la variété sexuelle forme un système de
nombreuses différences, et pas seulement un couple d’oppositions saillantes » (Rubin et Butler, 2001 [1995]).
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abolitionnistes « antisexe » du WAVPM (Women against Violence in Pornography and Media créé en 1976) et du WAP
(Women against Pornography créé en 1979), pour devenir l’une des fers de lance du féminisme « prosexe » parmi
d’autres radicales – lesbiennes et hétéro anticonformistes. Le mouvement féministe s’est, de fait, violemment
divisé, du moins aux Etats-Unis, sur la question de la sexualité. D’une part, un courant a considéré que la
libération sexuelle prolongeait les privilèges masculins en érigeant la violence sexuelle en standard à travers par
exemple le travail du sexe4, le S/M, le multipartenariat jusqu’à ne plus faire la distinction entre des actes sexuels
consentis et des viols. D’autre part, un courant critique vis-à-vis des restrictions et des sanctions sociales sur le
comportement sexuel appelait à la libération sexuelle des deux sexes.
Le mouvement antiporno a condamné diverses formes d’expression sexuelle comme « antiféministes » et a
accusé l’autre camp d’être responsable de la « défaite du féminisme ». Attaque que Gayle Rubin a probablement
vécue dans sa chair puisqu’elle-même a contribué à organiser activement la communauté gay/cuir (sujet de sa
thèse doctorale), en particulier celle des lesbiennes S/M avec le groupe Samois qu’elle fonde et anime entre 1978
et 1983 avec Pat Califia notamment. Et c’est bien à partir de ses pratiques et de la défense de leur légitimité
(Rubin, 2004) qu’elle dénonce la répression sexuelle et la morale conservatrice – quand bien même celles-ci
seraient (prétendument) féministes alors qu’elles sont les héritières des croisades pour la vertu. Elle partage
certainement le postulat « qu’on ne réduira pas la violence contre les femmes en augmentant la répression
sexuelle » (Califia, 2008 [1980]) puisqu’elle-même écrivait que l’interdiction du S/M ou de la pornographie
découle d’une mystification selon laquelle ce sont les pervers qui commettent les crimes sexuels plutôt que les
gens ordinaires. Même si l’industrie du sexe est sexiste, comme le reste de la société, Rubin pense que la violence
sexuelle ne s’y origine absolument pas. S’opposer à l’inégalité de genre n’implique donc pas de supprimer le sexe
commercial et Rubin estime que l’exceptionnalité de l’exclusion des travailleurs du sexe hors de la sphère
économique légale est parfaitement inacceptable, par exemple au plan des revendications sociales que
celles/ceux-ci pourraient porter.
Alors que le féminisme a longtemps servi de théorie explicative pour l’analyse de la sexualité, Rubin choisit donc
de mettre fin à cette emprise en distinguant la sexualité (désirs et pratiques érotiques) et le genre (rôles sociaux
masculin/féminin) comme des aires d’interaction sociale au sein desquelles des rapports de force et des systèmes
d’oppression spécifiques prennent place. Même si ces systèmes s’articulent et s’influencent (e.g. l’oppression de
genre a un impact sur la sexualité), ils requièrent des outils d’analyse propres. Elle introduit une légère nuance :
dans les formations sociales où prévaut la parenté, on pourrait considérer que le genre et le désir sont plus
systématiquement reliés – alors que ce n’est pas directement envisageable pour la sexualité moderne. Rubin
plaide désormais pour une théorie radicale de la sexualité, renvoyant au féminisme pour ce qui concerne
l’oppression de genre. Cette scission théorique n’est pas sans faire écho, a posteriori, à la séparation historique
entre mouvement des femmes et mouvement gay – crépuscule de la perception d’une communauté de situation.
Stratification, répression et redéfinitions érotiques
Au fil de ses travaux, Rubin a formulé plusieurs postulats fondant une analyse de la sexualité. Dans Marché aux
femmes, elle énonce que le sexuel est culturel (façonné par les rapports sociaux bien plus que par la biologie) et
qu’il forme un champ d’interactions sociales relativement autonome vis-à-vis de l’économie. Dans Penser le sexe,
Rubin pousse plus loin cette autonomisation conceptuelle du sexuel en coupant le cordon avec le champ du
genre et de la « race »5. Enfin, elle détourne à son compte un mot d’ordre féministe et formule que le sexuel est
politique. Le système sexuel n’est pas une structure monolithique, il est au contraire le lieu de violentes
contestations contre ses producteurs primaires (églises, famille, médecins/psys et médias). Ces batailles
renégocient les « limites de la vie érotique » et définissent les contours des politiques sexuelles.
Contre tout essentialisme, Rubin défend que la sexualité n’est pas « éternelle et immuable », située hors des
rapports sociaux, mais bien, comme tout autre domaine du comportement humain, elle est régie par des
interactions politiques. Des rapports d’inégalité et d’oppression et des formes institutionnelles concrètes lui sont
propres. Bien plus, le sexe est un vecteur d’oppression transversal aux autres sources de domination (classe,
« race », genre) : les élus et les exclus du système sexuel moderne peuvent, tout au plus, atténuer les effets de la
stratification sexuelle s’ils sont dotés des capitaux typiques des hommes, riches et blancs.
Désormais, Rubin s’attache à édifier une théorie radicale du sexe qui doit « identifier, décrire, expliquer et
dénoncer l’injustice érotique et l’oppression sexuelle. » Elle décrit avec force détails trois périodes de
Pour le traitement féministe de la « question prostitution » en Belgique, voir Dieleman et Senden, 2009.
Rubin se sert de la « race » à titre de comparaison entre système sexuel et racisme, mais n’approfondit pas cette
dimension des rapports sociaux de domination. Voir notamment Delphy, 2008.
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réorganisation de la régulation sexuelle qui, à l’occasion de crises de « panique morale » (elle emprunte le
concept à Jeffrey Weeks, Sex, Politics, and Society : the Regulation of Sexuality since 1800, 1981), ont toutefois permis de
maintenir la stratification sexuelle moderne. Celle-ci désigne la hiérarchisation entre l’unique « bonne » sexualité
– normale, naturelle et sacrée (hétérosexuelle, conjugale, monogame, procréatrice, non commerciale, de même
génération, à la maison, sans pornographie, sans fétichisme ni gadgets érotiques, sans rôle autre que
homme/femme) – et la « mauvaise » sexualité (celle des travestis, transsexuels, adeptes du S/M, clients et
prostitué-es ou adorateurs de garçons). Les zones frontières des ébats sont le lieu de quêtes de respectabilité, celleci étant accessible d’abord pour les hétéros non mariés, ensuite et par ordre décroissant pour les hétéros
multipartenaires, les masturbateurs, les homos en couple et les dragueurs. L’essentiel étant que le sexe « vraiment
mauvais » ne s’approche pas dangereusement du « bon sexe ».
Cette domination idéologique est concrétisée dans des dispositions légales en matière de mœurs, laissant à l’Etat,
son administration et sa police le soin de réprimer le comportement sexuel estimé déviant. À l’époque
victorienne, ladite « traite des blanches » a justifié des croisades morales de lutte contre le vice (dirigées contre la
prostitution, la masturbation, l’obscénité, l’avortement et la contraception) et d’encouragement de la chasteté
(chez les jeunes). La période de guerre froide n’est pas en reste là où l’idéologie de droite a lié le déclin supposé
de la nation au sexe extraconjugal, à l’homosexualité et au communisme laissant place aux purges fédérales et
aux chasses aux sorcières. Enfin, le retour de la droite post-libération au début des années 1980 marque une
relance du contrôle de la vie sexuelle des majeurs consentants par des programmes pour la vie de famille et
diverses mesures de restriction du contrôle des naissances et de l’avortement.
Observatrice privilégiée, Rubin constate que l’apparition du sida réactive l’homophobie sur le mode de la
punition. L’homosexualité est à peine sortie du DSM et les gays se retrouvent « projetés dans une image de
détérioration physique mortelle. » Le sida, écrit Rubin, sera utilisé pour « renforcer la peur ancestrale que
l’activité sexuelle, l’homosexualité et la promiscuité sexuelle mènent à la maladie et à la mort. » Visionnaire, elle
entrevoit que la lutte contre le sida sera l’occasion de tentatives de pénalisation. Cette prédiction prend toute son
acuité trente ans plus tard (Gaissad et Pezeril, 2011).
Ces périodes de persécution érotique ont laissé des traces qui toutes « affectent notre façon d’appréhender la
sexualité bien après que ces conflits se [soient] atténués ». Les dispositions légales en particulier répondent à des
angoisses sociales propres à certains contextes et qui sont reportées sur la sexualité et les minorités. C’est
exactement dans ce contexte que Rubin a attaqué les féministes antiporno et les a accusées de combattre « la
sexualité non routinière plutôt que les formes routinières d’oppression » et d’avoir défini une hiérarchie
sexuelle au sommet de laquelle trône le couple lesbien monogame durable et non polarisé sexuellement (butch/fem
ou top/bottom), en somme, selon les mots de Califia, d’avoir fait la promotion exclusive de l’amour romantique « à
l’eau de rose ». Finalement, le plus grave pour Rubin est de s’être fait le chantre d’une « sexologie démoniaque »
en détournant la colère légitime des femmes contre l’insécurité de genre vers des communautés « innocentes ».
De la théorie à la dissidence sexuelle (ou l’inverse)
« Rubin la politique » travaille dès ses débuts dans une perspective de lutte où l’analyse doit fonder l’action.
Répondre à la question de la cause de l’oppression des femmes doit donc renforcer le programme féministe pour
une société sans hiérarchie. Marquée par l’œuvre de Marx, elle appelle à un mouvement de femmes analogue au
mouvement ouvrier, les deux luttant dans des sphères d’oppression parallèles en vue de « changer la société, pour
libérer l'humanité, pour créer une société sans classes [et] sans genre ».
La conclusion de Marché aux femmes est sans équivoque sur la nature du combat théorique et politique à mener.
« Une analyse consistante de la situation des femmes, que ce soit pour une seule société ou à travers l'histoire,
doit tout prendre en compte : l'évolution des types de marchandises que constituent les femmes, les systèmes de
tenure foncière6, l’organisation politique, les techniques de subsistance, etc. Tout aussi important, les analyses
économiques et politiques sont incomplètes si elles ne prennent pas en considération les femmes, le mariage et la
sexualité. » Dès 1975 elle énonçait un programme de recherche des plus ambitieux, celui d’« écrire une nouvelle
version de l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État qui reconnaisse la mutuelle interdépendance
de la sexualité, de l'économie et de la politique sans mésestimer la pleine importance de chacune dans la société
humaine. »
Ce terme désigne actuellement les régimes fonciers (règles, relations et institutions qui déterminent la détention
et l'usage des terres et des ressources naturelles).
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Autre source de libération ancrée dans sa perspective constructiviste et matérialiste, si le système de sexe/genre
n'est pas immuablement oppressif, il s’offre comme un terrain de luttes, seuls moyens de le réorganiser. Contre le
sexisme, Rubin n’est ni « anti hommes », ni séparatiste par principe : une société sans genre (et sans classe)
requiert l’abolition des rapports sociaux qui les produisent. Contre la répression sexuelle, Rubin estime que
l’évaluation morale des comportements sexuels, dans un contexte démocratique, repose sur la façon dont les
partenaires se traitent, la considération mutuelle, la (non) coercition, la qualité et la quantité de plaisir. Les
catégories homo/hétéro, couple/groupe, nu/habillé, vénal/gratuit‡ ne constituent aucunement des critères
éthiques valables. Elle défend une éthique sexuelle pluraliste opposée à un modèle unique de sexualité idéale ou à
valeur universelle. De toute évidence, sur le champ de la régulation légale, Rubin vote pour l’abolition de la
police des mœurs en ce qu’elle incarne la moralité dominante et l’impose par la coercition.
Dans un entretien avec Judith Butler, elle formule ainsi son utopie féministe anticipant les politiques queer :
« Nous ne sommes pas seulement opprimées en tant que femmes, nous sommes opprimées par le fait de devoir être
des femmes ou des hommes selon le cas. Mon sentiment personnel est que le mouvement féministe doit rêver à
bien plus encore qu’à l'élimination de l'oppression des femmes. Il doit rêver à l'élimination des sexualités
obligatoires et des rôles de sexe. Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d'une société androgyne et sans
genre (mais pas sans sexe) où l'anatomie sexuelle n'aurait rien à voir avec qui l'on est, ce que l'on fait, ni avec qui
on fait l'amour. »
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GAISSAD Laurent, PEZERIL Charlotte (2011). « La séropositivité entre santé sexuelle et pénalisation ». In :
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