Anne-Marie Green

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Anne-Marie Green
LA FÊTE DANS L’ESPACE PUBLIC*
Anne-Marie Green
Professeur Emérite des Universités
Université de Franche-Comté
“ Devant les ambiguïtés du loisir moderne, que devient la fête ? C’est
une question à l’ordre du jour depuis 1968 […] ” affirmait Joffre Dumazedier1.
C’est parce qu’il est difficile de répondre à cette question que la fête est
aujourd’hui un terme pour lequel les propos, les jugements entrent en
confusion. Ce terme lié à une pratique collective qui éclate dans le quotidien
des sociétés est en effet sujet aux constats les plus contradictoires et ses limites
demeurent assez floues. Je vais néanmoins essayer de répondre à cette question
: “ Qu’est-ce que la fête ? ”
On nomme aujourd’hui “ fête ” des conduites et des pratiques
contemporaines illimitées. C’est pourquoi, nous chercherons à répondre à ces
questions en abordant toutes les pratiques culturelles qui concernent tant le
monde des adultes, que celui des jeunes, voire des enfants.
Si les discours sur la fête s’enchaînent, les uns pour annoncer que la fête
a disparu, les autres pour découvrir que la société moderne est celle de la
multiplication des fêtes, qu’elles n’ont jamais été aussi actives sous forme
éclatée dans la vie quotidienne, on peut comprendre pour quelle raison
Dumazedier se demande ce que devient la fête.
Puisque la fête, ses acteurs, ses artifices, ses parures, ses pratiques, les
espaces dans lesquels elle se déroule, son temps spécifique semblent être
depuis les années soixante un objet privilégié d’études et d’interrogations en
sciences humaines, tournons-nous alors vers elles. Selon les champs
disciplinaires, et les fêtes étudiées, il apparaît que deux modèles sous-tendent
les théories de la fête, le modèle sociologique d’une part, élaboré à partir de
l’étude des sociétés primitives, et, d’autre part, le modèle historique construit à
partir des fêtes occidentales plus contemporaines. Cependant si en tant que
sociologue je considère que “ toute fête ne peut être que de son temps ”2, le
détour par l’approche des sociétés archaïques ou traditionnelles apparaît alors
comme une facilité trompeuse. Je n’ai pas l’intention de polémiquer ici mais il
reste à admettre que les “ langages ”, les signes, les codes de la fête puisent
leurs racines dans le passé, tout en laissant à la modernité le soin d’apposer sa
marque.
*
Copyright : 2011, « La fête dans l’espace public », communication du 17
octobre 2011, Colloque « Fêtes, espace public, Regards croisés », Rennes.
1
Dumazedier Joffre, “ Loisir festif et évolution des fêtes ” in Poirier Jean (dir.), Histoire des
Mœurs, Encyclopédie de la Pléiade, Tome 2, Paris, Gallimard, 1991, p. 1262.
2
Vovelle M., Idéologies et mentalités, Paris, Maspéro, 1982, p. 193.
1
À cet égard, on peut dire que dans les analyses sociologiques,
coexistent deux façons distinctes d’appréhender la fête. La première s’intéresse
plus particulièrement à des évènements comme mai 68, ou encore comme le
rassemblement musical de Woodstock et tente de faire de ces manifestations
une réification de la fête archaïque ; la deuxième au contraire prend comme
objet les multiples fêtes qui traversent le corps social, où se donnent à voir des
formes rituelles et symboliques, qui attestent de l’ “ être-ensemble ”.
Cependant, nous ne trouvons personne qui dise clairement ce qu’elle
est, s’il s’agit d’un phénomène culturel, politique, économique, ou tout à la
fois ; si elle inclut les notions de spectacles, si elle fait partie des loisirs. Il
manque donc un principe d’unité à la définition de la fête. De plus, la plupart
des auteurs n’abordent pas la question de son sens alors qu’elle devrait être
posée comme question fondamentale : “ la fête possède-t-elle un sens en ellemême, se contente- t-elle de recevoir celui que lui confère une collectivité
particulière ou les deux à la fois ? ”.
Quoi qu’il en soit tout est fête pendant le temps de la fête, ce qui fait de
celle-ci un “ fait social total ” au sens où les phénomènes festifs “ mettent en
branle […] la totalité de la société et des institutions ”3 selon Mauss ou qui
désigne la réalité sociale dans son ensemble c’est-à-dire “ les phénomènes
sociaux totaux complets ”4 selon Gurvitch. Je préfère donc parler de fait festif
plutôt que de fête. Mais avant d’aborder ces faits dans l’espace public, faisons
un rapide détour par des auteurs qui peuvent nous éclairer.
Les théories de la fête : Durkheim, Caillois, Duvignaud
Durkheim, aborde la thématique de la fête dans le cadre de son étude
sur la religion et en explique l’origine collective. Ainsi, il montre qu’il y a
alternance de périodes consacrées à la vie économique et productive qui se
rattachent au quotidien, et de périodes où la vie entre dans un état d’exaltation,
pendant lesquelles les individus se sentent projetés dans un monde
extraordinaire qu’il décrit ainsi : “ Une fois les individus assemblés, il se
dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à
un degré extraordinaire d’exaltation […] On est tellement en dehors des
conditions ordinaires de la vie et on en a si bien conscience qu’on éprouve le
besoin de se mettre en dehors et en dessus de la morale ordinaire ”5. Ce constat
nous donne une illustration tout à fait exemplaire de ce rassemblement festif
exubérant. La société trouve dans la fête une occasion de se célébrer et de
s’exalter elle-même. Pour Durkheim la fête a donc un caractère sacré,
cérémoniel et divertissant.
Caillois présenta une conférence avant guerre, au Collège de
Sociologie6, qui tient encore aujourd’hui une place importante. Il fait référence
à Freud en reprenant une célèbre formule de Totem et tabou, “ une fête est un
excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’un interdit. Ce n’est
pas parce qu’ils se trouvent, en vertu d’une prescription, joyeusement disposés
que les hommes commettaient des excès : l’excès fait partie de la nature même
de la fête ; la disposition joyeuse est produite par la permission accordée de
3
Mauss, M., Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, Collection Quadrige, 1950, p. 274.
Gurvitch, G., La vocation actuelle de la sociologie, Paris, Puf, 1950 p. 54.
5
Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Puf, 1960, p. 307/310.
6
Caillois, R., “ La fête ”, in Le collège de Sociologie, Paris, Gallimard, 1979, p. 475-521.
4
2
faire ce qui est défendu en temps normal ”7. La fête est donc dans un “ monde
d’exception ”8. Par conséquent, c’est un moment dans lequel les prohibitions
tombent et dans lequel les règles de la vie sociale sont transgressées dans une
agitation démesurée. Tout est alors permis et même tout doit être fait à
l’envers.
Cette effervescence de la fête se manifeste notamment par des pratiques
orgiaques, des dépenses somptuaires, des gaspillages de nourriture, des formes
diverses de destruction, c’est-à-dire par la “ bombance et l’excès ”. La fête
écrit-il est “ un excès permis par lequel l’individu se trouve dramatisé et
devient ainsi le héros ”9. Cet excès ne doit pas être considéré comme
accessoire. Si Caillois à la suite de Durkheim reconnaît que l’excès n’est
qu’une forme d’exubérance impulsive et collective déchargée de son aspect
rituel, il considère cependant cet excès comme nécessaire au succès de la fête,
il est “ une condition de l’efficacité magique ” des fêtes et “ témoigne à
l’avance de la réussite des rites ”10. Ce lien entre fête et licence est en fait pour
Caillois une actualisation des premiers temps de l’univers, c’est un moment de
suspension de l’ordre du monde, durant lequel toute forme d’excès est légitime,
puisqu’il renvoie, explicitement au désordre du chaos originel.
Duvignaud, quant à lui, s’est intéressé de très près au phénomène de la
fête en lui consacrant deux de ses ouvrages 11. La fête est a-sociale dit-il. En
effet, pour lui ni l’anthropologie, ni la philosophie ne peuvent expliquer ce
phénomène. La fête, dans son aspect explosif n’implique aucune autre finalité
qu’elle-même. En ce sens, elle ne s’inscrit pas dans une culture proprement
dite, mais la transcende. “ La fête suppose une remise en question de la société
[…], elle arrache le social au social ”12, elle est “ le non-social et l’antisocial ”13. Elle est un acte de subversion et sous cette forme elle se caractérise
surtout dans les périodes anomiques dans lesquelles les normes de la culture en
vigueur perdent leurs repères.
Aujourd’hui, d’autres théories, d’autres perspectives…
Aujourd’hui, nous pouvons nous entendre pour dire que les fêtes telles
que ces trois sociologues les ont analysées ne correspondent pas complètement
à celles que nous côtoyons. Que nous proposent les recherches aujourd’hui
pour circonscrire le fait festif comme un fait social total ?
D’une façon générale, il apparaît que la fête est populaire, en ce sens
qu’elle regroupe une collectivité dans une activité commune et orgiaque de
manifestations de formes excessives et délirantes.
Cependant émergent deux catégories d’interprétation de la fête. L’une
fait de la fête une célébration, la seconde l’entrevoit plus sous la forme d’une
transgression et selon l’expression de Lévi-Strauss “ un désir de désordre, ou
plutôt de contre ordre ”14. Nous voyons là que ces théories nous proposent ou
bien un cadre particulier d’interprétation de la fête en ne se souciant pas d’y
7
Freud, Totem et Tabou, Paris, Payot, Collection Petite Bibliothèque Payot, 1973, p. 161.
Caillois, R., “ La fête ”, in Le collège de Sociologie, Paris, Gallimard, 1979, p. 480.
9
Caillois, R., Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938, p. 28.
10
Caillois, R., Le collège de Sociologie, op. cit. p. 483.
11
Duvignaud, J., Fêtes et civilisations, Arles, Actes Sud, 1973.
Le don du rien, essai d’anthropologie de la fête, Paris, Stock, 1977.
12
Ibid, p. 226.
13
Ibid, p. 50.
14
Lévi-Strauss, C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Puf, 1949, p. 610.
8
3
intégrer les comportements festifs, ou bien une accentuation de l’analyse des
comportements que la fête autorise, et s’attardent sur les aspects transgressifs,
en négligeant alors le cadre contextuel qui les sous-tend.
On retrouve cependant, à travers ces deux approches, des éléments
similaires : l’exaltation collective, le renversement des normes, la référence à
un temps originel.
Interrogeons nous un instant à propos de ces théories. Pourquoi recourir
à un temps mythique pour justifier la fête ? Et que penser de la référence au
Chaos des origines ? Quelle fête, de nos jours s’apparente au corrobori
australien ? Il semble donc arbitraire de vouloir calquer ces phénomènes bien
spécifiques et marqués par des faits de civilisation à l’ensemble des
phénomènes festifs de notre société actuelle. Peut-être la fête, dans son
désordre “ apparent ”, ne veut-elle simplement désigner qu’un désordre social
qu’elle tente de conjurer ? Certes nos sociétés sont fondées sur l’interdit, mais
est-il nécessaire toujours d’opposer de façon antinomique un ordre et un
désordre, un sacré et un profane, un chaos et un monde organisé, un collectif et
un individuel, une culture et une nature ?
On ne peut donc s’en tenir à ces seules conceptions de la fête car ces
théories mettent en place des archétypes et construisent tout simplement un
“ mythe d’origine de la fête ”, une idée de la fête telle qu’on la souhaite. Je
m’accorde à penser avec Isambert que de telles fêtes n’existent pas ou
n’existent plus dans nos sociétés industrielles d’aujourd’hui. Il y a par
conséquent d’autres approches possibles des phénomènes festifs, l’une est de
fournir un sens général de la fête, l’autre, est de “ tracer les cadres sociaux de
la fête, en ménageant la variabilité du sens ”.
Nous voyons bien alors que pour comprendre les phénomènes festifs la
démarche consiste à étudier d’abord “ la collectivité par laquelle l’acte de la
fête est effectué et prend une signification ”15. Il existe des fêtes qui concernent
un ensemble large d’acteurs sociaux, mais il existe également des fêtes qui ne
concernent que des groupes restreints, sans compter ces individus pour
lesquelles certaines pratiques sont festives alors qu’elles pourraient ne pas être
considérées comme telles par les acteurs sociaux.
Caractéristiques des faits festifs
Tentons donc de saisir les paramètres qui, en caractérisant ces faits, nous
permettent de mieux saisir leur sens.
• Le temps
Il est certain que nous ne pouvons pas analyser les fêtes sans préciser
leur cadre temporel. Toute fête se déroule dans un temps spécifique à la fête,
un temps qui lui est entièrement consacré. Nous l’avons déjà évoqué, pour
Durkheim la signification des fêtes est directement liée au cours même de
l’existence journalière. Nous avons vu aussi que pour Caillois, “ les fêtes
semblent partout remplir une fonction analogue, elles constituent une rupture
dans l’obligation du travail ”16.
15
16
Ibid, p. 162.
Caillois, R., La fête, op. cit., p. 519.
4
En nous tournant du côté d’autres sciences humaines, nous constatons
que tant Nietzsche (L’origine de la tragédie), que Freud, ou Barthes
considèrent Fête et vie quotidienne comme les deux termes d’opposition qui
fonde toute vie en société17 : “ Toute rupture un peu ample du quotidien
introduit la fête ”18. Le couple fête et vie quotidienne est ainsi considéré
comme un couple naturel d’opposition, qui fonde la société.
Compte tenu des interrelations des temps festifs et des temps de la
quotidienneté, il nous paraît difficile de ne voir dans ce temps de la fête qu’un
temps possible pour la transgression. Il nous paraît donc plus pertinent de
considérer les pratiques subversives comme des formes possibles de pratiques
expressives festives. Nous voyons bien cependant qu’il n’est pas possible de
faire l’économie de la compréhension des temps des fêtes pour en comprendre
les processus et leur signification. Nous retrouvons là l’approche du temps de
Gurvitch qui montre bien que c’est un temps imparfaitement mesurable à cause
de l’instant, du hasard et de la liberté qui y interviennent : “ aucun causalité
n’est possible, soit dans un temps purement quantitatif (elle se ramènerait à
une identité) soit dans un temps purement qualitatif (elle serait création) ”19.
• Le collectif
Toute fête est un acte lié au collectif. Nous ne reviendrons pas sur les
auteurs convoqués précédemment. Car plus récemment, Maffesoli développe
cette idée de la présence du collectif dans tous les phénomènes festifs ou dans
ceux qui s’y assimilent. Il montre que la fête ou tout moment d’effervescence
équivalent, est facteur de cohésion sociale, en tant qu’elle est un lieu de
communication et d’échange. Il souligne que dans les manifestations
orgiaques, dont les fêtes représentent l’une de leur expression, s’organise la
perdurance du groupe, à travers ce qu’il appelle le processus de la “ centralité
souterraine ”, socialité informelle qui taraude la vie sociale et qui assure la
continuité de la vie en société20.
Nous voyons bien que derrière la fête il y a une structuration du
collectif et que la programmation des fêtes réactive la “ mémoire collective ”
d’un groupe social donné.
• Le symbolique
Dumazedier souligne que bien que vécue comme un loisir elle n’est pas
pour autant un divertissement pur et simple car pour qu’il y ait divertissement,
il est nécessaire que l’on trouve une occasion, un prétexte ce qui assigne aux
fêtes un “ caractère paradoxal ”21 . Car même si elle concerne un phénomène
“ sacré ”, la fête se nourrit de comportements profanes ; si elle déborde du
quotidien, elle s’inscrit néanmoins dans sa temporalité ; si elle se manifeste au
travers de pratiques transgressives ou extra-quotidiennes, c’est en utilisant et en
manipulant des éléments dans cette quotidienneté qu’elle peut s’exercer, enfin
c’est parce qu’elle est invention et parce qu’elle déborde les rituels institués
qu’elle prend un sens.
17
Villarady, A., op. cit., p. 21.
Barthes R., cité dans Grisoni D. Esquisse pour une théorie de la fête, in Revue Autrement : la
fête cette hantise, Paris, Editions Autrement, numéro 7, novembre 1976, p. 239.
19
Gurvitch, G., op. cit., p. 13
20
Maffesoli, M., Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse,
op. cit., 1988, p. 35.
21
Isambert, F.A., Le sens du sacré, op. cit.
18
5
Ce caractère paradoxal nous donne à penser que les fêtes sont à
interpréter comme des représentations symboliques. C’est pourquoi nous
adhérons à ce constat, “ La fête déréalise le réel socialisé d’un groupe pour lui
substituer un autre réel, appelé imaginaire, modelé dans l’ordre de son désir.
Elle déstabilise provisoirement […] le réel comme lieu de production pour
vivre, et le transmue en lieu d’expression libre […] ”22. Aussi, c’est la
diversité des codes du cérémoniel, des rituels, leur complexité, qui reflètent cet
aspect du symbolique. C’est pourquoi nous pensons que pour aborder le sens
du festif il faut le définir dans une autre perspective que celles abordées
précédemment à savoir : “ La fête est un moment précis où un groupe investit
en terme symbolique une représentation de ses visions du monde ”23 .
Il ne faut donc pas négliger le caractère inventif et imaginaire de la fête,
comme représentations ou comme visions du monde. Cet imaginaire s’inscrit et
prend place dans les inventions libres des pratiques festives. Ceci doit nous
garder de considérer les pratiques rituelles festives comme des pratiques trop
réglées, elles contiennent en effet une part de liberté et d’imaginaire que
chaque individu investit à sa manière. La fête est ce surplus dont toute société
est créatrice, “ La part maudite ” analysée par Bataille qui affirme que “ dans
un monde réduit aux obligations, au travail, il faut trouver la faille pour
s’épanouir ”24. C’est précisément ce que permet la fête parce qu’il est :
“ inhumain d’abandonner l’existence à l’enchaînement des actes utiles ”25.
• La jouissance esthétique
Loin de créer des situation anomiques ou de stricte transgression, la
jouissance esthétique provoquée par les phénomènes festifs permet au contraire
de s’inscrire dans le social ou de construire une identité, de leur donner un sens
que personne d’autre ne leur donnerait. Peu importe si cette identité est
mythique ou non puisqu’elle donne du sens aux actions des acteurs sociaux qui
participent aux phénomènes festifs. Ceci a très bien été mis en évidence par
Elias qui souligne que “ ces liens émotionnels, passant par l’intermédiaire de
formes symboliques, sont aussi importants pour les interdépendances humaines
que ceux émanant de la spécialisation croissante ”26. Ces formes symboliques,
rajoute-t-il, “ permettent à l’individu de prendre conscience d’un “moi ” et
d’un “nous ” moins restrictifs jouant le rôle, jusqu’alors indispensable, de
ciment qui permet aux petites tribus ainsi qu’aux plus grandes unités, […] de
survivre ”.27
• L’espace
Des recherches empiriques sur ce point nous conduisent à considérer
l’espace comme une variable à part entière des phénomènes festifs, ce qui nous
22
Grisoni, D., Esquisse pour une théorie de la fête, in La fête, cette hantise…, Revue
Autrement, Paris, Numéro 7, Novembre 1976,
p. 235.
23
Vovelle M., Idéologies et mentalités, Paris, Maspéro, 1982, p. 194.
24
Masson, A., “ Le soc de la charrue ”, in Critique, Hommage à Georges Bataille, numéro
195/196, Paris, Août/Septembre 1963,
p. 704.
25
Bataille, G., L’apprenti sorcier, in Hollier, D., Le collège de sociologie, Paris, Gallimard,
Collection idées, 1979, p. 54.
26
Elias, N., Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1991, p. 167.
27
Norbert Elias, op. cit., p. 168.
6
permet de nous engager dans une problématique centrée autour de l’interaction
fête/espace/acteur social.
En effet, si les phénomènes festifs ont toujours eu besoin d’un espace
pour se dérouler, il n’apparaît pas que la spécificité des rapports qu’ils
entretiennent ait généré en retour une standardisation de l’espace puisque nous
constatons aujourd’hui que les espaces festifs sont multiples.
En effet, les acteurs sociaux utilisent de nouveaux espaces en mettant en
place des espaces “ détournés ” répondant de manière plus satisfaisante à leurs
attentes. Mais il y a en plus une “ remise à plat ” du discours et de la place
généralement attribuée à la fête. Ainsi, nous postulons que les pratiques
festives atypiques (non conformes aux conduites traditionnellement prescrites)
permettent aussi de modifier le ressenti des pratiques traditionnelles. Nous
pensons que ces pratiques ne sont donc pas seulement des “ stratégies ” à court
terme visant à améliorer le quotidien de ceux qui les pratiquent, elles
produisent aussi des changements en profondeur. Par conséquent, les repères
traditionnels qui définissent un espace festif déterminé sont de moins en moins
évidents. Il apparaît donc nécessaire de poser les bases d’une investigation
engendrée par la question suivante : Comment comprendre les phénomènes
festifs en partant du postulat que l’espace intervient dans la production festive ?
En effet, vouloir attribuer une fonction sociale au phénomène festif
revient à l'insérer dans un réseau de significations. Et c’est là que la
problématique de l’espace intervient.
La fête en privé est une pratique volontaire, choisie. Ces pratiques
privées, qui se rattachent toujours à un espace personnel contribuent à ce que
l’on pourrait appeler “ la pratique domestique ”. On est donc aujourd’hui dans
une société dans laquelle la fête privative est une valeur et un modèle culturel, quelles que soient les catégories d’âge, d’appartenance sociale, de sexe.
Cependant les pratiques festives socialisées dans les espaces publics ne
sont plus semblables aujourd’hui à celles qui existaient il y a une trentaine
d’années et ce qui nous intéresse et que les études soulignent, c’est que ce qui
compte dans ce cadre festif c’est tout ce qui se passe autour. Il y a là la
recherche et l’affirmation d’une dimension de l’exceptionnel, du moment
inoubliable.
En outre, ce qui prédomine dans ces conduites festives socialisées dans
les espaces publics, c’est la recherche d’un lien social c’est-à-dire pouvoir être
ensemble autour de goûts que l’on partage en commun plus que d’être
ensemble parce que l’on appartient à une même catégorie sociale (ceci ne se
rattache pas uniquement aux pratiques des jeunes). Le lien social qui se crée
alors circule uniquement à partir de références communes ; ce sont des réseaux
de goûts qui se mettent en place.
La place et la forme que prend la fête dans la société aujourd’hui nous
montrent bien que s’opère une mutation qui concerne aussi bien les formes
traditionnelles festives que les valeurs accordées aux nouvelles pratiques
festives dans un espace public. Si on ne peut prévoir quelles formes vont
perdurer ou se créer dans l’avenir, on peut affirmer que les modèles ne seront
plus ceux qui ont dominé au cours du 20ème siècle et que probablement les
transformations viendront des acteurs sociaux eux-mêmes qui créent – on le
voit déjà – de nouvelles formes de vie festive et par conséquent de nouveaux
espaces. Aux nouveaux rapports avec le temps se mêlent donc les nouveaux
rapports avec l’espace.
On voit bien que la frontière entre espace festif public et espace festif
privé semble s'estomper, se transformer. En réalité, elle ne disparaît pas ; elle
7
devient seulement plus subtile et c'est certainement la conjonction du temps
festif et de la volonté d'y avoir accès partout qui modifie cette frontière entre
ces deux espaces.
La fête dans le quotidien de notre société post-moderne
Nous venons de voir que les transformations des conduites festives
peuvent être interrogées pour comprendre non seulement le sens qu’elles
prennent dans notre société mais également leurs rapports avec les espaces
festifs. Weber et Adorno ont mis en évidence chacun à leur façon qu’une
société qui se rationalise de plus en plus aboutit à un “ désenchantement du
monde ”, les phénomènes festifs sont aussi concernés par cette rationalisation
puisque plus rien n’est laissé au hasard. Tout est pensé et organisé, depuis les
infrastructures, les modes de production jusqu’à la consommation sur laquelle
les mass-média ont un impact de plus en plus important. Comme le montre
Baudrillard, les messages de ces mass-media ont pour effet notamment de
modifier les valeurs ; aux valeurs d’usage se substituent des valeurs d’échange
(richesse, pouvoir, prestige, simulacre, vedettariat). Cependant, parce que les
phénomènes festifs sont intimement liés à l’émotion et à l’imaginaire, vient un
moment où les acteurs sociaux éprouvent un besoin, conscient ou non, de fuir
ces valeurs d’échange, de les contourner, de les oublier. Ils renouent alors avec
des valeurs anciennes, celles de l’amitié, des sentiments, des pratiques actives
et c’est ce qui caractérise une grande partie des relations entretenues
aujourd’hui avec le choix de nouveaux espaces festifs.
C’est devant ce constat qu’Elias comme Sansot montrent que pour
rompre avec l’anonymat, pour sortir du “vide de sens” créé par la société,
l’homme doit être intégré à une communauté dans laquelle il puisse être
reconnu, pour forger avec elle une histoire commune. Cela ne veut pas dire que
la reconnaissance doit se réaliser exclusivement au sein d’un groupe, loin de là
; mais dans une pluralité de groupes. Alors pourquoi ne pourrions-nous pas
considérer que certaines de ces nouvelles pratiques dans ces nouveaux espaces
provoquent des communautés qui seraient une réponse au fonctionnement de la
société contemporaine ?
Aussi en acceptant d’aborder les phénomènes festifs qui peuvent se
dérouler dans les espaces les plus anonymes ou les plus atypiques de la vie
contemporaine, on parvient à mieux comprendre comment la fête se produit et
comment elle fait sens dans la conjonction de la quotidienneté la plus banale et
de l’interaction émotionnelle ; mais aussi dans la conjonction d’un plaisir
individuel et singulier qui se vit et se partage en commun. L’acteur social,
l’homme procède, en participant aux fêtes, à un bricolage (De Certeau), à une
transgression de cette banalité en créant son univers personnel et singulier.
Des auteurs montrent que la “ non communication ” entre les êtres est la
caractéristique de la société contemporaine (Lefebvre, 1968), nous prenons
quant à nous le parti de croire que la fête permet une communication, un
échange, une relation au monde d’un autre ordre qui fait de chacun un acteur
de la société mais aussi un individu singulier. S’il n’y a pas communication au
sens traditionnel du terme, nous savons qu’elle existe tout de même sous un
autre aspect. C’est pourquoi, si l’on accepte de considérer toutes les évolutions
et les transformations des phénomènes festifs, des horizons nombreux pour leur
compréhension s'ouvrent.
En conclusion, nous affirmons que nous devons appréhender la fête
présente dans des espaces publics non “ légitimés ” comme un élément de
8
“réenchantement” de ce monde, ils permettent à chacun d’accepter
l’irréversibilité de la vie.
Enfin, pour donner un sens philosophique à l’ensemble des ces
phénomènes festifs, je voudrais faire référence à Henri Lefebvre. En critiquant
notre société contemporaine dans son manifeste “ Notre révolution culturelle ”
et en énumérant les éléments du processus révolutionnaire pour transformer
cette quotidienneté, il proposait : “ la fête retrouvée ”28, or je suis convaincue
que sans que personne n’y prenne garde “ la fête est retrouvée ” dans notre
société d’aujourd’hui.
28
Lefebvre, Henri, op. cit., p. 373.
9

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