Air Liquide : « Courir plus vite que les autres »
Transcription
Air Liquide : « Courir plus vite que les autres »
Sur le terrain Air Liquide : « Courir plus vite que les autres » Laurence Ville Directrice de l’Institut des hautes études de l’entreprise Le champion français des gaz industriels mène une course de fond en Chine qui lui a permis d’y renforcer spectaculairement ses positions depuis une dizaine d’années. P eu connu du grand public, Air Liquide est leader mondial dans les gaz pour l’industrie, la santé et l’environnement. L’entreprise ne vend pas ses produits directement aux consommateurs mais aux intermédiaires industriels ou acteurs de la santé. 85 % du chiffre d’affaires est réalisé par la branche Gaz et Services ; 8 % par l’Engineering (activité de construction d’usines pour la production de gaz, dont une partie est utilisée en interne par le groupe) ; et enfin 7 % par les activités de soudage, plongée et chimie spéciale. Être le premier Le groupe réalise 13,5 milliards de chiffre d’affaires avec une présence dans plus de 80 pays. L’Europe représente encore près de 50 % de l’activité, mais le poids de l’Amérique et de l’Asie augmente rapidement (plus de 20 % du chiffre d’affaires pour chacune de ces zones). Créé en 1902, Air Liquide a la particularité d’avoir été une entreprise internationale dès l’origine. En effet, les gaz ne se transportent pas (ou seulement sur des distances très faibles), ce qui implique de s’installer d’emblée près des lieux de consommation. Le groupe s’est ainsi implanté en Chine dès 1916. 3 4-Dossier.indd 57 ème trimestre 2011 • 57 20/06/11 14:58 En finir avec la sino-béatitude Après une période d’absence pendant les années maoïstes, il est revenu sur le marché chinois en 1990. À partir de 2004, une première accélération des investissements est décidée, puis un deuxième plan est lancé fin 2006-début 2007 (« Teng Fei » ou « atteindre de nouveaux sommets »), avec l’idée simple que « pour rester numéro un mondial, il faut être numéro un en Chine ». Alors que, dès 2007, le groupe y investissait ainsi 300 millions d’euros par an, le nombre d’usines est passé de 8 en 2004 à 59 en 2011 ! Cette expansion très rapide est à la mesure de la vitesse de transformation de la Chine. Elle a exigé des inves« Pour rester numéro un tissements importants adossés à des contrats de fournimondial, il faut ture de gaz industriels (oxygène, azote, hydrogène…) à être numéro un long terme (quinze ans). Même s’ils ont une rentabilité en Chine. » conforme aux exigences du groupe, ils pèsent, compte tenu de leurs poids – et comme pour une « start-up » –, sur le retour sur capitaux employés à court terme de la filiale. Mais c’était le prix à payer pour devenir leader sur le marché. La réactivité est incontestablement l’une des clés du succès pour les entreprises étrangères implantées en Chine. Il leur faut aller très vite pour saisir les opportunités, prendre des contrats et rester premiers dans la course. « Les maîtres mots sont flexibilité, vitesse et adaptabilité », résument les dirigeants d’Air Liquide en Chine. Or cette échelle de temps raccourcie entre parfois en collision avec les exigences classiques de procédures ou de reporting émises par les sièges mondiaux des groupes. Souvent, les filiales sont amenées à raccourcir certaines étapes pour prendre des contrats ; la mise sur le marché des technologies va aussi beaucoup plus vite que dans les pays occidentaux. Une stratégie claire et partagée entre le siège et la filiale, ainsi qu’une confiance dans les équipes locales sont des atouts très importants dans cette course. Sur la durée Plusieurs choses comptent pour décrocher un contrat : le prix (très important), le délai (très serré), les termes et conditions du contrat et surtout les relations interpersonnelles qui sont prédominantes. C’est le fameux « Guanxi », ce réseau informel qui permet de tisser des liens de confiance sur la durée et qui, au dire de tous 58 • Sociétal n°73 4-Dossier.indd 58 20/06/11 14:58 Air Liquide : « Courir plus vite que les autres » les Français installés depuis longtemps en Chine, est absolument primordial. Le groupe Air Liquide l’a bien compris ; c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les responsables de la filiale Chine sont en poste depuis plusieurs années, sur une durée plus longue que les traditionnels contrats d’expatriés. Le « Guanxi », ce réseau informel qui permet de tisser des liens de confiance sur la durée, est absolument primordial. Si la rapidité est un élément clé pour prendre des positions sur le marché chinois, la qualité n’en est pas pour autant tenue pour un élément secondaire, au contraire. Les entreprises françaises et occidentales arrivent encore à faire la différence et à rester leaders à la seule condition de démontrer leur supériorité qualitative et technologique. Cela constitue un challenge permanent : « avancer toujours plus vite sur la technologie pour rester devant les concurrents chinois », dit Marc Ducrocq, directeur général de l’activité Ingénierie et Construction pour l’Asie Pacifique ; autrement dit, « courir plus vite que les autres », renchérit Rémi Charachon, président d’Air Liquide Chine et responsable des opérations dans le pays. Or les concurrents sont de plus en plus nombreux. Et l’enjeu est de taille : avec 900 000 tonnes d’oxygène produites chaque jour, c’est le premier marché mondial. Dans l’activité gaz industriels et médicaux, les quatre premiers groupes mondiaux sont respectivement français, allemand et américains, mais derrière beaucoup de concurrents chinois prennent de l’ampleur : ils sont plusieurs dizaines, beaucoup de petits et un très important. Certains commencent même à exporter leur savoir-faire dans le domaine de l’engineering (fabrication d’usines clés en main pour la production d’oxygène) en Algérie, Turquie, Mexique, Suisse… Émancipation… relative Comme la plupart des groupes français, Air Liquide a fait le choix ces dernières années de se désengager des partenariats avec des entreprises chinoises pour opérer seul. Aujourd’hui, sur les 45 sociétés contrôlées par le groupe en Chine, seules 5 sont encore en joint-venture ( JV). 40 sont des « WOFE » : Wholy Owned by Foreign Enterprise. Les conditions d’activité sont maintenant beaucoup plus souples en Chine, sauf dans certains cas ou secteurs d’activité où les autorités imposent une société commune avec une société d’État ou une entreprise locale pour un contrat précis. Les autorités locales – via le Vice Maire en charge de l’industrie – 3 4-Dossier.indd 59 ème trimestre 2011 • 59 20/06/11 14:58 En finir avec la sino-béatitude Les groupes français les plus implantés en Chine doivent sans cesse faire la preuve qu’ils s’inscrivent dans une démarche de responsabilité sociale et environnementale à moyen terme. interviennent sur l’activité des sociétés publiques locales mais aussi auprès des sociétés privées comme facilitateur de relations. Dans le cas particulier des secteurs considérés comme stratégiques (énergie, transports, électronique, haute technologie, etc.), les contrôles exercés par les autorités centrales – à Pékin – restent cependant plus poussés, les autres jouissant désormais d’une liberté assez large dans leur stratégie et leur déploiement. Certaines entreprises françaises en ont fait récemment la désagréable expérience : se fâcher trop brutalement avec un partenaire chinois revient à affaiblir pour longtemps sa position quand ce n’est pas à voir se fermer le marché chinois. Il est donc important pour les groupes français les plus implantés en Chine de faire sans cesse la preuve qu’ils s’inscrivent dans une démarche de responsabilité sociale et environnementale à moyen terme. Ce critère est actuellement mis en avant et valorisé par les autorités chinoises qui veulent consolider la croissance dans la durée et la déployer vers de nouvelles zones et de nouvelles couches de la population. Guidés par un pragmatisme remarquable, les Chinois, après avoir capté les retombées du transfert de technologie, tentent désormais d’associer les entreprises occidentales présentes sur leur sol dans leur marche vers une croissance durable et mieux répartie. 60 • Sociétal n°73 4-Dossier.indd 60 20/06/11 14:58