Critique Elisabeth II

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Critique Elisabeth II
Critique Elisabeth II
À Vienne, dans un salon fin-de-siècle trahissant sans vergogne le luxe et la richesse exubérante, trône
dans son fauteuil roulant le vieux Herrenstein. Quoiqu’infime et désabusé, cet industriel à la retraite,
brillamment incarné par Denis Lavant, se cramponne à la vie par esprit de contradiction, au grand dam
de ses héritiers, mais aussi – et surtout – pour le malheur de son majordome et de sa gouvernante,
avec qui il passe toutes ses journées depuis des dizaines d’années.
Autant de journées longues et identiques, au cours desquelles Herrenstein soliloque. Crache son fiel
sur tout et n’importe quoi, c’est chez lui une seconde nature. De l’opéra à la médiocrité autrichienne
en passant par l’architecture et le menu du petit déjeuner, tout est bon pour médire. Sans discontinuer,
l’industriel déverse des flots de mépris verbal avec une éloquence et une insolence peu communes.
Les tirades sont ahurissantes, tout le public en prend plein les oreilles et l’on imagine mal comment
mieux mettre à l’honneur le texte de Thomas Bernard : du jeu d’acteur à la mise en scène, tout
concourt à susciter une véritable sensation d’authenticité !
Malgré le rôle odieux d’Herrenstein, le spectateur ne parvient pas à éprouver de véritable antipathie
pour ce vieillard acariâtre et chevrotant. La pièce nous plonge si bien dans son univers que l’on ne peut
que comprendre ses colères, et les lui pardonner. En outre, sa cruauté a quelque chose
d’irrésistiblement drôle, une drôlerie encore accentuée par l’impassibilité à toute épreuve dont fait
preuve Richard, le majordome, qui écoute sans broncher toutes les horreurs proférées par son maitre.
Or ce jour-là ne sera pas aussi monotone que les autres, car la reine d’Angleterre défile à Vienne, et
passera sous le balcon du vieil industriel. On l’attend pour onze heures trente. Le neveu d’Herrenstein
s’invite pour l’occasion chez son oncle, et en profite pour rameuter tous ses amis. Herrenstein,
misanthrope jusqu’à l’os, se voit contraint et forcé d’ouvrir ses portes à toute cette « racaille du beau
monde », ce qui ne manquera pas de lui inspirer encore quelques belles tirades dont il a le secret. Au
compte-goutte, les invités arrivent, excentriques et décomplexés, autant d’énergumènes que
Herrenstein avait rayés de sa vie bien des années auparavant. Voilà ses efforts d’isolement réduits à
néant…
L’ambiance de la pièce glisse progressivement vers une atmosphère inconfortable, digne des meilleurs
films de David Lynch. Le jeu de lumière et de projections remodèle l’espace scénique avec une subtilité
déconcertante. Le spectateur, qui riait encore de bon cœur quelques minutes plus tôt, se voit entrainé
dans ce bal masqué où l’hypocrisie règne en maitre, au point d’éprouver un véritable malaise. Les rires
se font grincements. L’attente pèse – la reine d’Angleterre finira-t-elle enfin par arriver, afin de libérer
par son unique passage le vieil industriel des griffes de ses convives ?
Par Ivan SCULIER
http://www.lesuricate.org/elizabeth-ii-au-varia, publié le 12 novembre 2015.