Nicolas Larchet « Des habitudes à changer ? Sociologie d`une
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Nicolas Larchet « Des habitudes à changer ? Sociologie d`une
Nicolas Larchet « Des habitudes à changer ? Sociologie d’une réforme des pratiques alimentaires populaires à La Nouvelle-Orléans » Thèse de sociologie à l’EHESS sous la direction de Christian Topalov et de Dominique Memmi. En mai 2007, un an et demi après le passage de l’ouragan Katrina, une commission municipale est instituée à La Nouvelle-Orléans, le Food Policy Advisory Committee ou FPAC, rassemblant chercheurs et praticiens de santé publique, militants associatifs, philanthropes, patrons de commerces, planificateurs et financiers. Soutenu par l’État fédéral, le FPAC est mandaté par la municipalité pour améliorer l’« accès aux aliments sains » dans les quartiers populaires sinistrés par la catastrophe, en vue de satisfaire des objectifs sanitaires (circonscrire l’épidémie d’obésité), économiques (relocaliser les activités de production et de distribution de nourriture) ou environnementaux (réduire l’empreinte écologique du système alimentaire). Ces quartiers sont étiquetés « déserts alimentaires » (food deserts), soit des zones dépourvues de lieux d’approvisionnement en fruits et légumes et où les établissements de fast food sont à l’inverse surreprésentés. La plupart des supermarchés sont restés fermés dans les quartiers sinistrés par la catastrophe, relayant les appels à l’urgence et à la nécessité de l’action, tandis que la reconstruction de la ville a éveillé la générosité des fondations philanthropiques en direction d’associations qui multiplient depuis les initiatives : marchés de producteurs, coopératives, associations de type AMAP (Community Supported Agriculture), jardins partagés (community gardens), programmes d’éducation alimentaire, etc. Ces expérimentations s’inscrivent dans un mouvement social plus large promouvant une alimentation relocalisée, à base de produits frais ou issus de l’agriculture biologique, désigné tour à tour alternative food, community food security, food justice, local food, sustainable food ou plus simplement the food movement, la réforme des habitudes alimentaires ayant été consacrée cause nationale sous le patronage de Michelle Obama. Sur le terrain, les habitants qui sont l’objet de la sollicitude des réformateurs de l’alimentation – les classes populaires noires américaines, identifiées comme populations « à risque » – se montrent peu pressés de changer leurs habitudes : aujourd’hui comme hier, les fruits et légumes n’ont pas leurs faveurs, tandis que les réformateurs voient venir à eux une clientèle de classes moyennes et supérieures blanches, déjà converties à la cause. Pour comprendre ces malentendus et saisir l’écart qui sépare les normes promues par les réformateurs de leurs conditions sociales de possibilité, l’enquête se base sur une ethnographie des pratiques de consommation au sein d’une épicerie d’un quartier populaire et auprès d’une famille de classe moyenne noire américaine, couplées avec des entretiens biographiques auprès des membres du FPAC et avec une observation participante de leurs lieux d’expérimentation. Il s’agit enfin de restituer la construction du problème de l’« accès aux aliments sains » pour montrer comment, à partir du milieu des années 1970, s’est élaboré un curieux assemblage fait de prophètes, de savants, de militants, de patrons de presse, d’administrations publiques, de fondations et d’organisations internationales qui, par glissements de sens successifs, ont abouti à naturaliser (sanitariser, spatialiser) un problème social, initialement diagnostiqué dans les termes de la lutte contre la faim et la pauvreté. En aval de cette dénégation du social, la réforme de l’alimentation populaire viserait à fabriquer un homme nouveau, maître de soi et gardien des générations futures, fruit de la rencontre improbable entre le pèse-personne, l’équilibre budgétaire et le bilan carbone.