La Peur des Délices Aussi loin qu`il pouvait s`en souvenir, Scott

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La Peur des Délices Aussi loin qu`il pouvait s`en souvenir, Scott
La Peur des Délices
Aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, Scott Leroy avait toujours eu un
certain embonpoint. Enfin, c’était plutôt de cette manière qu’il qualifiait la grosse
couche de graisse qui l’enveloppait telle une bouée de sauvetage et qui lui donnait
un désagréable air de buveur de bières. Sa femme, elle, préférait qualifier cette
proéminente bedaine poilue de « belle poignée d’amour ». Mais il n’y avait rien
de beau dans ce ventre à bière, non, absolument rien. Son diététicien, quant à lui,
désignait son abdomen boursouflé comme une « fâcheuse conséquence de son
inactivité débordante ».
« Inactivité, mon cul, oui », pensa Scott en se dirigeant vers la camionnette
du marchand de glaces.
Depuis quinze ans déjà, il travaillait dans le poste de police de sa petite
ville isolée du reste du monde, Fleury-sur-Orne, un endroit perdu dans le nord de
la France dont personne ne connaissait le nom. Une « ville de bouseux », comme
disaient les gens de passage qui s’y arrêtaient.
Fils d’un fermier comme la majorité de ses concitoyens, Scott s’était lancé
dans une carrière policière sous l’impulsion de son défunt père. D’abord agent de
police durant quelques années, il avait été promu lieutenant dix ans auparavant. Et
il avait toujours regretté son statut de simple flic.
« Plus on est gradé, moins on bouge. Et dix années passées le cul sur une
chaise, ça change un homme ».
En tant que lieutenant dans une ville morte, les affaires excitantes étaient
assez rares. Il s’occupait seulement (et surtout) de disputes conjugales et
d’incivilités sur la voie publique (un jour, un type vêtu en tout et pour tout d’un
slip à motifs léopards s’était amusé à effrayer les enfants dans un parc – une véritable vision d’horreur pour Scott). Mais les cinglés, s’il y en avait, n’étaient toujours que de passage à Fleury-sur-Orne. Tout le monde connaissait tout le monde
et aucun des résidents de longue durée (c’était comme cela qu’il appelait les habitants de la ville et non pas les voyageurs) n’était cinglé. Enfin, a priori.
Scott essuya la sueur qui coulait de son front d’un revers de la main et
s’approcha de la voiturette blanche. C’était la première fois qu’un marchand de
glaces se déplaçait jusque dans sa petite ville et il avait immédiatement été attiré
par le tintement significatif de sa clochette. Le son lui avait aussitôt rappelé une
image bien singulière de son enfance qu’il n’oublierait sans doute jamais : celle
du glacier de son village natal faisant sonner la cloche de sa camionnette afin
d’avertir les enfants de sa venue.
Le vendeur venait juste d’ouvrir son commerce ambulant lorsque Scott
s’approcha de la voiturette et étudia les différentes saveurs proposées. En dépit
d’un choix vaste et exotique, il commanda une traditionnelle glace au caramel.
Son téléphone portable vibra soudain et une grimace contrariée barra son
visage joufflu. Tenant sa glace dans une main et l’appareil de l’autre, il émit la
traditionnelle formule :
_ Allô ?
_ Leroy ? C’est toi ? Demanda une voix agitée à l’autre bout du fil. On a une affaire, et pas une petite ! Viens tout de suite au parc.
Scott raccrocha sans répondre et s’empressa de croquer le cornet de glace.
Il paya le vendeur et quitta la place.
Il n’y avait qu’un seul et unique parc dans la petite ville isolée. Composé
de seulement deux balançoires aussi vieilles que Scott lui-même, d’un toboggan
éraflé et souillé, et d’un minuscule bac à sable, très peu d’enfants venaient s’y
amuser.
« Faudrait le changer, un de ces jours », songea le lieutenant en observant
un enfant se balancer à une bascule dangereusement penchée.
Assis dans son étroite voiture blanche achetée d’occasion sur un site en
ligne, Scott jeta un regard désintéressé sur la scène qui se déroulait sous ses yeux :
juste à côté du petit parc, des dizaines de policiers en uniforme s’affairaient à
tendre un cordon de sécurité où était inscrit en lettres noires « NE PAS DÉPASSER LA LIGNE ». À l’intérieur de l’espace confiné se mouvaient d’autres fonctionnaires de police, certains portant de lourds dossiers sous le bras tandis que
d’autres se déplaçaient avec de petits sachets en plastique dans les mains.
Scott se pencha difficilement et ouvrit la boîte à gants. Il en sortit deux
bonbons à la réglisse qu’il fourra dans la poche de son blouson. Il s’apprêtait à
ouvrir la portière lorsqu’il se ravisa, sortit une des deux sucreries et l’avala sans
même la mâcher.
« Pour la route ».
Le lieutenant s’extirpa péniblement de sa voiture avant de se diriger d’un
pas pressé vers la scène de crime. Il dépassa le cordon de sécurité en présentant
son badge et s’approcha d’une forme vaguement humaine dessinée à la craie sur
le goudron.
« C’est du grand art, ma parole », songea-t-il en contournant le dessin.
Une des jambes de la victime formait un angle improbable et il remarqua
que ses bras étaient écartés à la manière d’un plongeur s’apprêtant à réaliser un
saut périlleux. Homme ou femme, il n’aurait pas su le dire, tant le contour était
flou.
« Cinq euros sur l’homme ».
Un jeune policier s’élança soudain vers Scott, un dossier cacheté à la main.
_ Leroy ! S’écria-t-il.
Le lieutenant lui adressa un signe de la tête et se dirigea d’un pas nonchalant dans sa direction. Le jeune flic travaillait avec lui depuis déjà quelques mois
mais seul son nom de famille lui revint à l’esprit : Washington.
« Ce type porte le nom d’un état », ironisa Scott.
Arrivé à sa hauteur, le jeune policier énonça :
_ Une femme s’est fait renverser par un véhicule.
« Perdu », maugréa intérieurement le lieutenant.
_ Une certaine Christelle Marechal, continua Washington.
_ Christelle ? Non ! Pas possible, s’écria soudain Scott.
_ Vous la connaissez ?
_ Bien sûr que je la connais, Washington. J’habite ici depuis plus de vingt ans, je
connais tout le monde, répliqua le lieutenant, contrarié.
L’autre fit la moue :
_ Ouais, commença-t-il en grimaçant, mais je ne savais pas qu’elle était du coin.
_ C’est normal, tu viens juste d’arriver.
_ Oui… mais ce que je veux dire c’est que rien n’indiquait qu’elle résidait ici.
Le visage de Scott se barra tout à coup d’un rictus dubitatif.
« Qu’est-ce qu’il essaye de me dire avec son charabia ? »
_ Bon, et pour ce qui est de l’enquête ? Enchaîna-t-il avant que son collègue ne
s’enfonce davantage.
_ Elle s’est fait renverser par une auto.
_ Oui, je sais, répliqua Scott en soufflant d’exaspération. Ça, tu me l’as déjà dit.
Le lieutenant, agacé, fouilla dans la poche de son blouson, en sortit un
bonbon et le goba comme un médicament. Il savait que son collègue n’était pas
réputé pour son intelligence et qu’il était encore novice dans la profession, mais
son manque de professionnalisme l’irritait. D’un geste de la main, il invita le
jeune policier à lui décrire la situation. Celui-ci expliqua d’un ton monocorde :
_ Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle se promenait à côté du parc lorsqu’un véhicule
lui a foncé dessus.
_ Il y a des témoins ?
_ Oui, deux gosses qui jouaient au parc au moment des faits.
_ Tu les as convoqués au commissariat ? S’enquit Scott en croisant les bras sur
son ventre à bière.
Il songea alors que c’était sans aucun doute le seul bienfait à avoir un embonpoint : pouvoir se servir de son ventre comme d’une table.
_ J’attends la réponse des parents, répondit le jeune policier.
Le lieutenant leva les yeux au ciel :
_ Nom de Dieu, Washington, on ne demande pas, on ordonne ! On est des flics,
bon sang, on a toute l’autorité !
Son collègue baissa les yeux, visiblement embarrassé.
_ Bon, oublie ça, déclara Scott. Où est le corps ?
_ Chez le médecin légiste.
_ Il a fini son affaire ? On peut aller y jeter un coup d’œil ?
Washington acquiesça d’un hochement de tête.
_ Bon, alors je propose qu’on aille d’abord voir le macchabée. Puis on interrogera
les gosses. Ça roule ? Proposa Scott.
_ Ouais, ça roule.
Le lieu de travail du médecin légiste était une simple petite salle aux murs
blancs d’où se dégageait en permanence une désagréable odeur de formol. Le
corps de la victime, Christelle Marechal, était allongé sur une table métallique
disposée au milieu de la pièce. Une étagère similaire avait été placée juste à côté.
Scott y aperçut divers outils : un scalpel, une tenaille, une pince à épiler, une scie
circulaire, une paire de ciseaux et un couteau.
Il posa son regard sur le cadavre dont l’intimité était cachée par une serviette. Le visage de Christelle Marechal avait littéralement été explosé par le choc
: sa mâchoire déplacée crevait une de ses joues et un os transperçait son cou. Un
de ses yeux avait été enfoncé dans son orbite tandis que l’autre en avait été extirpé. Scott se demanda alors de quelle façon le conducteur avait manœuvré sa voiture pour réaliser un tel exploit. Derrière la courte serviette, il devinait aisément la
forme de la jambe tordue et celles des deux bras cassés.
Il souhaitait inviter son collègue à constater les dégâts lorsqu’il remarqua
que celui-ci s’était retranché au fond de la salle.
« Petite nature », pensa-t-il en sortant un beignet de sa poche.
Scott avala d’une bouchée sa friandise lorsque le médecin légiste le rejoignit près du corps. Il lui demanda alors, la bouche pleine :
_ Alors, docteur, que pouvez-vous nous dire sur la victime ?
_ Elle est morte.
Le lieutenant grimaça.
_ Mais encore ?
_ Eh bien, vu l’état du corps, la voiture devait aller sacrément vite.
Scott plissa les yeux, en proie à d’intenses réflexions.
_ La vitesse est limitée à côté du parc... c’était donc intentionnel.
_ C’est ce que je vous ai dit tout à l’heure, objecta soudain son collègue du fond
de la salle.
_ On a donc affaire à un meurtre, continua le lieutenant sans prêter attention au
jeune flic. C’est bien ce que je pensais…
_ Et le véhicule doit être assez massif, rajouta le médecin légiste en soulevant la
serviette. L’empreinte des roues s’est imprimée sur son bras et, vu la largeur de la
trace, ça m’a l’air d’être une sorte de gros 4x4.
Scott hocha la tête en examinant les amples marques noires lacérant la
peau du cadavre.
_ Quelque chose d’autre à signaler, docteur ?
_ Oui, objecta le médecin légiste, je ne suis pas docteur. Mes patients à moi sont
morts, Scott.
Les témoins étaient deux jeunes garçons de 8 et 12 ans, deux frères, Ethan
et David.
_ Bon, les gars, racontez-moi tout ce que vous avez vu, décréta Scott en enfournant un biscuit au caramel dans sa bouche. Dites-moi tout, même les choses qui
vous paraissent sans intérêt.
David prit la parole en premier :
_ On s’amusait à descendre le toboggan…
_ J’ai dit « tout », le coupa brusquement Scott, mais tu peux quand même passer
le moins important.
Le gamin hocha la tête avant de reprendre :
_ Il y avait une grosse voiture blanche garée de l’autre côté de la rue…
_ Une grosse voiture ? L’interrompit tout à coup le lieutenant. Comme un camion ?
_ Oui, un peu plus petit quand même.
Scott hocha la tête, prenant mentalement des notes. Il invita le garçon à
continuer son récit :
_ La dame courait autour du parc…
_ Elle faisait un footing, le coupa son frère.
_ Ouais, un footing, continua David, irrité. À un moment donné, elle a coupé par
la route. Il n’y avait personne. Sauf la voiture.
_ Le type a foncé sur la dame quand il l’a vu traverser.
_ Le type ? S’enquit Scott en mâchant bruyamment sa friandise. Le conducteur
était un homme ?
Les deux enfants acquiescèrent ensemble.
_ Il ressemblait à quoi ? Vous vous en souvenez ?
_ Il portait une casquette.
_ Ouais, une casquette de base-ball, argumenta Ethan.
_ Mais non, tu racontes n’importes quoi ! S’écria tout à coup son frère en le poussant sur le côté.
Scott les calma d’un geste.
_ Et puis, rajouta David, il y avait une musique.
_ Une musique ?
Le garçon hocha la tête tandis que le lieutenant se grattait le menton.
_ Et cette voiture, elle avait un signe distinctif ? Demanda-t-il. Un autocollant, un
dessin, quelque chose ?
_ Ouais, il y avait une boule dessinée dessus.
_ Une boule… de bowling ? L’interrogea Scott.
Les deux garçons pouffèrent alors de rire.
_ Non, une boule de glace !