Poétique du fantasme chez Prévost: Ie cas d`un rêve d`angoisse

Transcription

Poétique du fantasme chez Prévost: Ie cas d`un rêve d`angoisse
Poetique du fantasme chez Prevost:
Ie cas d'un reve d'angoisse
dans Ies Memoires et aventures
d'un homme de qualite
Erik Leborgne
Les reves sont des mouvements secrets qu' on ne met pas assez a leur
vraie place; la moitie des hommes s' en moque, l' autre portion y ajoute
foi; il n'y aurait aucun inconvenient ales ecouter, et a s'y rendre memeoo.
[oo.] Elaguons, mais n' aneantissons pas tout, parce qu' il y a dans la nature
des choses tres singulieres, et que nous ne devinerons jamais. 1
Sade
L
'imaginaire sombre de Prevost romancier a souvent impressionne ses
contemporains. L' abondance de scenes violentes et macabres a favorise Ie developpement, tres tot dans Ie siecle, de Ia Iegende du moine
maudit, voire d'un abbe parricide expiant son crime dans ses productions romanesques. 2 Cet aspect de son reuvre reste curieusement assez
1 Faxelange au les torts de l'ambition (note de Sade), dans Les Crimes de l'amour, ed. M. Delon
(Paris: Gallimard, 1987), p. 64.
2 Cette legende est rapportee par Metra sous la forme d'une confession imaginaire de Prevost avouant
avoir tue son pere pour defendre sa maitresse. «C'est peut-etre ala melancolie profonde que cette
premiere erreur de rna jeunesse a repandue sur Ie reste de mes jours, que je dois Ie choix des
evenements tragiques, des situations terribles, des couleurs sombres et lugubres dont sont remplis
les romans que j' ai publies», conclut ce Prevost fictif. Voir Franc;:ois Metra et alii, Correspondance
litteraire secrete au Mblloires pour servir ii l'Histoire des Caul's, des Societes et de la litterature en
EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, Volume II, Number 2, January 1999
152 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
peu etudie: si la critique n'a pas manque de souligner 1'importance des
scenes de terreur, notamment leur qualite esthetique et leur puissance
dramatique, il a peu ete question de theorie sur cet imaginaire ou sur
Ie traitement romanesque de ces episodes traumatisants. D'une maniere
generale, on les rattache a des obsessions personnelles de l' auteur ou a
une tradition litteraire heritee des Histoires tragiques du xvne siecle et du
roman noir du debut du xvme siecle. 3 On se propose ici de degager certaines pratiques d'ecriture et de composition, ainsi qu'un usage particulier
des motifs symboliques, permettant de definir une poetique du fantasme
chez Prevost. Ces elements etant presents dans son premier grand roman, les Memoires et aventures d'un homme de qualite (1728-31), on
s'attachera plus precisement a l'analyse du symbolisme sexuel dans un
reve d'angoisse, et a son elaboration sous forme d'images poetiques et de
references mythologiques-en l'occurrence ovidiennes. Prevost dote tres
t6t son univers romanesque d'une dimension mythique: nous mettrons en
lumiere ce moment de l'ecriture ou la fantasmatique prevostienne rejoint
un imaginaire collectif vehicule par la fable.
Le passage retenu est une des pages les plus saisissantes des Memoires:
Ie reve d' angoisse du narrateur rapporte a la fin du livre premier. Ce texte
d'une composition savante (amplification d'une metamorphose ovidienne
d'un homme en arbre), qui concentre avec une rare densite plusieurs motifs
d'horreur, a ete commente adeux reprises par J. Sgard4 et a suscite depuis
plusieurs interpretations. 5 Notre intention est moins de proceder a une
glose supplementaire de ce songe litteraire, que d'en proposer une sorte
de genese sur Ie plan de l' ecriture du fantasme. Pour ce faire, nous nous
interesserons d'une part ala composante libidinale de ce reve, d'autre part
asa symbolisation propre replacee dans Ie contexte des Memoires.
France, depuis la mort de Louis xv, juillet 1777 (Londres: J. Adamson), t. 5, pp. 8-11. L'anecdote
est reprise dans les anmles 1780 par G. Imbert et A. de La Place: voir notre Bibliographie de
prevost d'Exiles (Paris: Editions Memini, 1996), pp. 46-48.
3 Nous renvoyons sur ce point aux communications de R. Virolle, «Quelques sources possibles de
Prevost: les romans de Gerzan et les Histoires tragiques de Rosset», et de J. Fabre, «Prevost et Ie
roman noir», dans L'abbe Prevost, Colloque d' Aix-en-Provence (Gap: Opbrys, 1965).
4 Voir J. Sgard, Prevost romancier (Paris: Corti, 1968), pp. 64-65, et son article, «Le Spectre et la
mort chez Prevost», Saggi e Ricerche di Letteratura Francese 13 (1974), 101-2, repris dans ses
Vingt Etudes sur Prevost d'Exiles (Grenoble: ELLUG, 1995).
5 A. Principato, «Romanesque e retraite nella narrativa dell' abbe Prevost (1728-1740)>>, Rivista di
Letterature Moderne e Comparate 25:3 (1972), 175-76; J.P. Gaudier, «La Chair et Ie bois. Origine
classique ou medievale d'un reve prevostiem>, COlI/Tier du Centre International d'Etudes Poetique
112 (1976), 3-18; et P. Pelckmans, Le Reve apprivoise (Amsterdam: Rodopi, 1986), pp. 13132, ce demier proposant un rapprochement discutable avec L'Homme plante de La Mettrie. Nous
donnerons plus loin la teneur des articles de J. Sgard et A. Principato.
POETIQUE DU FANTASME CHEZ PREVOST 153
Le vocabulaire que nous employons Iaisse entendre que la voie
d'interpretation choisie sera d'inspiration freudienne. Precisons: ce que
nous retenons des ecrits de Freud consacres aux productions artistiques est
Ia mise en evidence d'un processus de figuration symbolique dont Ia 10gique est celle de l'inconscient. Contrairement a une idee rec;ue, nous
pensons avec Didier Anzieu que Ie langage--et Ie texte de fiction--est
structure comme I'inconscient, et non l'inverse. 6 Cela veut dire qu'une lecture freudienne d'une reuvre litteraire consiste moins, selon nous, anommer
un fantasme originaire ou a decrire un mecanisme puIsionneI complexe,
qu'a en determiner l'elaboration, Ia formation progressive-Ia composition, au sens musical ou pictural: car un texte est aussi constitue de plusieurs
«couches» de sens, de superpositions de «voix». En pratique, cette tache
ne peut etre qu'un ideal, dans Ia mesure ou nous n'avons pas acces aux
etapes de la redaction de I'reuvre proprement dite. Aussi s'attachera-t-on
Ie plus possible a la lettre du texte etudie pour en percevoir les sens Iatents, souvent occultes par l' esprit de I'reuvre (ou par Ia doxa), et pour en
reconstituer Ie plus precisement possible Ie contexte culture!.
Pourquoi choisir Ie cas particulier du reve litteraire, texte tres sophistique
et a 1'0ppose, semble-t-il, de toute delivrance d'un «message» spontane
de I'inconscient? Est-ce pour dire, en paraphrasant Freud, que Ia «voie
royale» d' exploration de l' «inconscient du texte» (formule de J. BelleminNoeP) est Ie reve litteraire? Justement: nous sommes en presence d'un texte
qui est deja conc;u et presente comme un fantasme a part entiere, c'est-adire un «scenario imaginaire ou Ie sujet est present et qui figure, de fac;on
plus ou moins deformee par Ies processus defensifs, l' accomplissement
d'un desir et, en dernier ressort, d'un desir inconscient».8 II est evident en
effet qu'un reve d' angoisse fictif, tel que nous Ie rapporte Prevost, «est aussi
charge de significations inconscientes qu'un reve reeI»,9 dans Ia mesure ou
il traduit par des images poetiques (la metamorphose ovidienne en arbre) Ies
obsessions que l' auteur prete a son personnage. Dans cette mise en ecriture
du fantasme, l' auteur procede par superposition de niveaux symboliques,
par glissements progressifs de sens a partir d'un motif matriciel qu'il ne
6 D. Anzieu, «Freud et la mythologie», Nouvelle Revue de PsycizanaLyse 1 (1970), 142.
7 Voir Ie recueil d'articles de Jean Bellemin-Noel recemment reedite, Vel's L'inconsciellt du texte,
coil. «Quadrige» (Paris: Presses universitaires de France, 1996).
8 Definition de J. Laplanche et J.B. Pontalis, VocabuLaire de La psyclzanaLyse (Paris: Presses universitaires de France, 1967), p. 152.
9 Jean Bellemin-Noel, PsyclzanaLyse et litterature, coil. «Que sais-je?» (Presses universitaires de
France, 1986), p. 31.
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faudrait pas reduire a un symbole univoque. Comme Ie dit J. BelleminNoel, «Ie symbole n'est pas une cle, c'est un travail»:l0 ce n'est donc pas
un systeme d' equivalences (ou de «decodage») qui va nous retenir ici,
mais les differentes «strates» de l'imaginaire du texte. On ne cherchera
pas davantage a identifier les etapes du «travail du reve» degagees par
Freud (elaboration primaire et secondaire), mais on degagera Ie traitement
original de la fiction prevostienne, notamment la maniere dont tout un
materiau mythologique est integre, par Ie travail du symbole, dans Ie
«roman familial» des heros. On verra ainsi qu' en dernier ressort, c'est bien
une problematique sexuelle de l'interdit qui genere Ie fantasme.
Avant d'inviter Ie lecteur a relire ou a decouvrir ce texte, je ferai deux
remarques preliminaires d' ordre formel. La premiere porte sur l'esthetique
de ce reve, que les contemporains de Prevost purent a bon droit trouver
«baroque»: la danse macabre des spectres (inspiree d'un motif ancien:
«Ie mort saisit Ie vif ») est dominee par des images de mort et de sang,
tandis que Ie texte est entierement mimetique de la transformation, avec
ses alternances de tensions et de detentes qui conferent un rythme presque
organique a l'episode. En particulier, Ie passage de l'anime a l'inanime (la
transformation du heros en arbre) permet d' assimiler la vie du heros-autre
motif baroque-a une succession de morts passees: sa carriere future pourra
se lire comme une serie de morts et de renaissances. ll Le theme generique
du reve est donc cette enigmatique metaphore-au sens etymologique de
«transfert» comme au sens de trope--de l'arbre, ou se concentrent les
desirs et les craintes du narrateur. Ce texte est d'autant plus remarquable
que les images poetiques sont peu nombreuses dans les romans de Prevost.
La «Lettre de l'editeur» des Memoires et aventures d'un homme de qualite
prone du reste un style «simple et naturel», preferable aux « ornements
du langage» (MHQ, 9, 26).12 Chez Prevost, la metaphore apparal:t comme
un des moyens privilegies pour traduire l' angoisse, au-dela des toPO! de la
deploration (<<1' entre a present dans la mer immense de mes infortunes», dit
10 Bellemin-Noel, Psychallalyse et litterature, p. 66.
11 Ponctuees par des episodes de «retraites» volontaires ou forcees (Ies prisons turques).
12 Pour chaque citation des Mellloires et aventures d'ull hOlllllle de qualittf (abreges en MHQ),
nous renvoyons respectivement aux pages de I'edition des (Euvres de Prevost (Grenoble: Presses
universitaires de Grenoble, 1977), tome 1, et it celles de I'edition Desjonqueres (Paris, 1995),
numero des pages en italiques. Ces deux editions ont ete etablies et annotees par J. Sgard.
POETIQUE DU FANTASME CHEZ PREVOST 155
Cleveland l3), et plus particulierement 1'angoisse de nature sexuelle. Ainsi
dans Manon Lescaut (septieme et dernier tome des Memoires et aventures
d'un homme de qualitej, lors de la celebre scene du parloir, Ie malaise qui
saisit des Grieux devant les «mille caresses passionnees» de son amante:
Quel passage, en effet, de la situation tranquille ou j'avais ete, aux mouvements
tumultueux que je sentais renaltre! J' en etais epouvante. Ie fremissais, comme il
arrive lorsqu' on se trouve la nuit dans une campagne ecartee: on se croit transporte
dans un nouvel ordre de choses; on y est saisi d'une horreur secrete, dont on ne se
remet qu' apres avoir considere longtemps tous les environs. 14
Curieuse scene de retrouvailles entre les deux amants: «ce qui domine
d'abord est 1'horreur devant la perte de soi», commente R. Demoris en rattachant Ie caractere traumatique de cette scene a une autre histoire de
seduction, archalque celle-la, et qui interesse Ie «rapport a cette mere
morte dont Ie texte, jusqu'a present, n'a rien dit».15 De ce «nouvel ordre de choses» qui forme Ie fond du tableau de l' «horreur secrete», les
Memoires et aventures d'un homme de qualite offrent un exemple comparable: dans Ie reve d' angoisse du narrateur se joue egalement quelque chose
qui releve d'un interdit sexuel exprime par l'isotopie de 1'epouvante, et
d'un desir latent manifeste par la transformation qui saisit Ie heros. Que la
traduction litteraire de ces angoisses passe par des images de paysage nocturne (campagne ecartee, foret sombre) ne sera pas indifferent pour notre
propos.
Seconde remarque: nous sommes en presence d'un des topolies plus
ecules de la litterature occidentale, celui du reve premonitoire, utilise a
trois reprises par Prevost dans son roman. Les reves que rapporte Ie narrateur des Memoires ont tous cette fonction de prolepse narrative;16 cette de
de lecture est du reste explicitement formulee a la suite du reve d' angoisse:
«I'eus encore mille songes effrayants. [...] Le Ciel peut s'en servir pour
nous donner une maniere d'avertissement a 1'approche de certains malheurs», commente Ie personnage (MHQ, 23, 49). Pourtant ce texte fait date,
13 Fameuse phrase inaugurale du livre troisieme, Cleveland, ed. P. Stewart (Grenoble: Presses universitaires de Grenoble, 1977), p. 85.
14 Manon Lescaut, ed. F. Deloffre et R. Picard (Paris: Bordas, 1990), p. 45.
15 R. Demoris, Le Silence de Manon, coll. «Le Texte reve» (Paris: Presses universitaires de France,
1995), pp. 41-42.
16 Ces trois reves annoncent respectivement l'enlevement de Julie (MHQ, 21-22), la mort de Louis
XIV (MHQ, 133) et Ie renvoi de Law (MHQ, 293). Sur Ie traitement du reve dans la litt€rature
classique, nous renvoyons aux articles de G. Forestier et J.M. Goulemot dans Ie numero de la
Revue des Sciences Humaines 211 (1988) intitule «Rever en France au xvme siecle».
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et forme comme un precedent dans la litterature romanesque du siecle: tout
se passe comme si Prevost inaugurait un nouveau genre de reve litteraire
«sombre», base sur Ie motif du «funeste pressentiment», dont on trouverait
l' echo chez Rousseau, Louvet de Couvray ou Sade. 17 Pour tous ces romanciers, Prevost fut surtout l'auteur des Memoires et aventures d'un homme
de qualiti: la diffusion et la reputation de ce livre fut en effet considerable
au xvme siecle, tant en France qu' en Europe-ee n'est qu' au XIX e siecle que
Prevost sera reduit a etre I'auteur d'un seul chef d'reuvre. Mais il n'est pas
dans notre intention d'examiner en detailla posterite du premier grand roman de Prevost, ni de disserter sur une quelconque «influence». C'est
pour l'heure en amont des Memoires que porteront principalement nos
recherches. Dans la grande tradition du reve premonitoire se sont illustres
deux auteurs de predilection de Prevost: Racine et Ovide. On citera pour
memoire les hypotyposes du songe d' Athalie (<<C' etait pendant I'horreur
d'une profonde nuit», Athalie, 11:5), pour s'interesser plus longuement aux
Metamorphoses, ou Ovide precise lafonction du reve. «Un songe n'a pas
de temoin, et l'illusion de la volupte y est complete», dit Byblis amoureuse
de son frere, pour justifier ses pensees incestueuses. 18 Voila qui definit exactement Ie reve ala fois comme I'expression d'un desir inavouable et
comme un fantasme non culpabilisant. C'est non seulement ce caractere
hautement libidinal du reve, mais aussi sa valeur transgressive que nous allons retrouver dans Ie texte de Prevost. La reference a Ovide depasse ici Ie
simple hommage de l' auteur: tout un imaginaire archaique remut et trouve
des prolongements feconds dans la fiction modeme.
Le reve et son interpretation
La violence de ce reve et son caractere lugubre-les traits dominants de ce
fantasme-l' emportent sur l'element merveilleux:
17 On connaft surtout Ie «songe funeste» du voile qui hante Saint-Preux, La Nouvelle Heloi'se, 5, 911. II faut mentionner egalement les «songes terribles» qui tourmentent Faublas, ou Louvet evoque
un decor semblable a celui du reve de Renoncour: <<je ne voyais plus que des objets d'horreur: [...]
je ne sais quel fleuve deborde, roulant avec mile debris un cadavre! partout la mort autour de moiJ,>,
La Fill des amours de Faublas, ed. M. Delon (Paris: Gallimard, Folio, 1996), p. 1041. «L'horrible
songe» revient durant l'episode de demence de Faublas, pp.l081-82. Chez Sade, outre Ie reve de
Faxelange deja cite, signalons celui de Valcour voyant Ie president de Blarnont lui presenter la tete
ensanglantee d' Aline; voir Aline et Valcour, lettre 45, ed. M. Delon (Paris: Gallimard, Pleiade,
1990), pp. 1045-46.
18 Texte original: «Testis abest somno, nec abest imitata voluptas», Les Metamorphoses, 9:481, trad.
1. Chamonard (Paris: Flammarion, 1966), p. 243. Les references renvoient a cette edition.
POETIQUE DU FANTASME CHEZ PREVOST 157
Je vis une foule de spectres qui m' environnaient. La terre sur laquelle je marchais,
etait couverte de corps morts et a demi-pourris. 19 l' entendis des cris per9ants et
lugubres, qui me penetraient d' horreur et de saisissement. Je jetais les yeux de tous
cotes; mais il ne se presentait rien qui put me rassurer. l' entrai dans une foret fort
sombre, que j' aper9us devant moi tout d'un coup: a peine eus-je fait les premiers
pas que mes pieds devinrent immobiles; mes habits se changerent en ecorce, mes
mains en branches; en un mot, je me vis transforme en un grand arbre. Je trouvai
d'abord quelque consolation dans un sort si bizarre, parce qu'il me semblait que
cette metamorphose me deroberait aux terribles fantOmes qui m' avaient cause tant
de frayeur; mais un moment apres, je les vis venir plus affreux que jamais. lIs
m' eurent bientot demele parmi les autres arbres; il y en eut un qui monta sur mes
branches pour les couper avec un fer tranchant. Mes prieres ni mes larmes ne purent
l' attendrir. II me donna plusieurs coups, dont il m' abattit autant de branches. Mon
sang coulait a grands flots, et je ressentais des douleurs inexprimables. Pendant
que je souffrais ce cruel martyre, et que la foret retentissait de mes cris, il me
sembla que je voyais Julie tout eploree, qui accourait a mon secours; mais les
spectres ne l'eurent pas plus tot aper9ue qu'ils me quitterent pour aller vers eIle,
comme s'ils eussent eu dessein de s'en saisir. (MHQ, 21-22,45-46)
Le reveur est alors reveille par Scoti (Ie domestique de son pere) et de
semblables cauchemars continuent de Ie hanter jusqu'a la mort de Julie.
Dans la perspective du reve premonitoire, ces spectres qui s'emparent
de Julie figurent les inconnus qui tentent de la ravir quelques jours plus tard
dans un bois (MHQ, 24, 49-50). La mutilation des bras peut meme etre
rapprochee du geste du heros qui perce Ie bras de ses adversaires au cours
de l' enlevement. La premonition reste cependant incomplete, puisque la
mort de cette seeur tendrement aimee n'est pas formulee. Par ailleurs,
les cadavres qui jalonnent Ie chemin de Renoncour peuvent annoncer les
trois morts successives (celles du grand-pere, de la seeur et de la mere
du narrateur) qui se precipitent a la fin du premier livre. Toutefois, ces
identifications ne constituent pas une «cle» du songe: elles n'expliquent
pas Ie sens de la transformation en arbre ni Ie cruel elagage qui s'ensuit.
Le reve se clot sur cette immobilite angoissante qui saisit Ie heros lorsqu'il
assiste impuissant a l' enlevement de sa seeur. Or Ie rapt tel que Ie vit
ulterieurement Ie heros est machine par un amant de Julie, comme dans
toute bonne «Romancie»:20 on pOUlTa s'interroger sur la part du veeu de
19 Est-ce une reminiscence directe de l' «horrible melange I D'os et de chairs meurtris et traines dans
la fange I Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux» decrit par Athalie?
20 Nous l'apprenons atravers une plainte qui echappe al'un des ravisseurs: «11 yen eut un qui s'ecria
en s'eloignant: Ah! que je suis malheureux!», et surtout par l'aveu de Julie: «C'est Dieu qui me
sauve l'honneul"» (MHQ, 24, 51).
158 EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION
mort contenu dans l' annonce de l' amant ravisseur de cette seeur tendrement
aimee,21 presente sous la forme d'un «spectre».
Les commentaires des critiques ont porte essentiellement sur ce que
J. Sgard a appele la «nebuleuse tragique» du texte, en rapport avec les
elements thematiques qui structurent Ie romanesque prevostien des annees
1728-31. La premiere voie d'interpretation exploitee a ete d'ordre biographique: Prevost nous donne la «dans une succession delirante, les
images d'un reve veritable et les obsessions qui Ie hantent»,22 ecrit J.
Sgard, apres avoir rapproche les drames familiaux qui surviennent en 1711
dans la vie de l'auteur du double deuil du narrateur des Memoires et aventures d'un homme de qualite. 23 Pour autant, peut-on affirmer qu' au moment
ou il redige son roman, «Prevost n' a pu s'empecher de songer a la mort
de sa mere et de sa seeur, et d'en rendre son pere coupable»?24 Ce genre
d'interpretation se heurte a l'absence de tout document au temoignage
concernant les rapports entre Prevost et son pere. En outre, si la responsabilite du pere (en l'occurrence, du grand-pere du narrateur) est evoquee a
plusieurs reprises dans Ie reste du roman, aucune figure paternelle n'est
mentionnee comme telle dans Ie reve. Vne autre voie d' approche, plus
feconde, a consiste a lire Ie reve d' angoisse en fonction des autres episodes
tragiques des Memoires et aventures d'un homme de qualite. Dans son article sur «Le spectre de la mort chez Prevost», J. Sgard demontre comment
Prevost a condense en ce reve les principaux «archetypes de son recit,
appeles a se developper en plusieurs series paralleles»:
1) Le spectre, l'homme masque, Ie rival dissimule, Ie ravisseur cache dans une
voiture [Ie grand duc aLivourne].
2) La terre couverte d' ossements, les cendres pretes a se reveiller [la tombe de
Tusculum].
3) La foret-refuge, la petrification, la descente au tombeau [Tusculum], Ie cloitre.
4) La femme-martyre, enjeu et victime du duel, seeur ou amante. 25
On a la tout un faisceau d'images au de themes romanesques qui seraient a
lire comme autant de manifestations de la «malediction originelle» lancee
21 «Pour moi, j'avais la compagnie de rna sreur, que j'aimais a I'adoration. [...] II n'y eut peut-etre
jamais d'amitie si tendre et si parfaite que la notre» (MHQ, 18,38).
22 Sgard, Prevost romancier, p. 65.
23 «Antoine Prevost a bien eu une sreur, Therese-Claire, nee un an apres lui, en 1698, et mortecomme la Julie du roman-Ia meme annee que sa mere, en 1711. [...] Cela expliqne sans dante,
dans son reuvre, une nostalgie de l'amitie entre frere et sreUf» (Sgard, Prevost romancier, p. 39).
24 Sgard, Prevost romancier, p. 65.
25 Sgard, «Le Spectre de la mort», pp. 101-2.
POETIQUE DU FANT AS ME CHEZ PREVOST 159
sur Ie heros. Pour sa part, A. Principato interprete ce reve comme un rituel
d' ensevelissement, avant l' entree dans Ie cloltre, selon une thematique
de la retraite recurrente dans 1'reuvre et la vie de Prevost. Ainsi, la
transformation en arbre est-elle une image de 1'immobilite des moines,
l' ecorce devenant metonymique du froc des benedictins. Le «soulagement» qu'eprouve Ie reveur dans cette etrange metamorphose serait alors
a relier ala tranquillite d'ame que recherchent les heros de Prevost (des
Grieux, Cleveland, Axminster). Mais, rappelle Ie critique, cet ideal de
retraite n'est toujours qu'un remede provisoire. 26 Meme si elles sont
eclairantes, ces interpretations restent ponctuelles, voire fragmentaires,
dans la mesure ou elles decomposent Ie reve en elements symboliques
isoles, et en leur conferant un sens exterieur au texte etudie. Raisonnant en
terme d' archetypes, J. Sgard nous invite fort justement a voir dans ce reve
l'illustration d'une mythologie propre a Prevost, mais dont Ie sens global
reste a preciser. C' est pourquoi il nous faut interpreter Ie fantasme dans sa
coherence interne.
Dans la perspective d'une lecture d'inspiration freudienne,27 Ie cruel
elagage traduit evidemment une angoisse de castration. Dans une note
de l'edition des Presses universitaires de Grenoble, J. Sgard rapproche
cette metamorphose de la legende d' Apollon et Daphne, et ajoute ce
commentaire: «c'est Ie heros qui subit 1'agression; tout ce qui touche a
Julie est comme refoule; seule !'image de castration peut suggerer que Ie
couple primitif du frere et de la sreur, refugie dans la foret originelle, est
menac6».28 Petit correctif: c'est Renoncour seul qui trouve refuge dans la
foret, Julie n'apparaissant qu'a la fin du reve pour deIivrer, semble-t-il,
son frere. Le symbole sexuel des branches coupees ne doit pas etre dissocie de la reference ovidienne qui peut seule expliquer Ie pourquoi de
ce chatiment ainsi que Ie sens de cette metamorphose en arbre-seul moment de soulagement (de «consolation») du heros. Tout se passe comme
si la menace de castration frappait un amour interdit, plus precisement
incestueux-le couple incestueux etant une des constantes de 1'imaginaire
prevostien. 29 C' est a ce niveau que l' hypothese du tabou de l' inceste comme
26 Principato, «Romanesque e retraite», pp.I75-77.
27 Telle la lecture que fait Freud du conte d'Hoffmann «L'homme au sable», dans L'Inquihante
etrangete (1919), trad. B. Feron (Paris: GaIIimard, Folio, 1985).
28 (Euvres de Prevost, ed. sous la direction de Jean Sgard (Grenoble: Presses universitaires de
Grenoble, 1977-86), t. 8, p. 22 (note 2 de la p. 21 des MHQ).
29 On retrouve cet inceste frere-sCEur dans Manon Lescaut(des Grieuxjoue au «petit frere» de Manon)
et L'Histoire d'une Grecque moderne (Theophe et son frere suppose Synese), et I'inceste perefiUe dans Les Aventures de Pom]Jonius et dans Cleveland.
160 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
element generateur du fantasme peut etre mis en perspective avec Ie fond
mythologique du reve.
Du mythe d'Attis
a la <iforetfatale»
La reference ovidienne apporte en effet d'autres elements de reponse au
sens de la metamorphose comme du chatiment-precisons qu'il ne s'agit
pas d'identifier une «source» precise du texte,30 mais de degager une
sorte de «genese du fantasme» a partir de la fable meme. Le narrateur
des Memoires nous ouvre la voie en quelque sorte en plac;:ant son ouvrage sous Ie signe des Tristes;31 par ailleurs, on a plusieurs indices d'une
longue frequentation de l'reuvre d'Ovide de la part de Prevost, a travers
les citations et jugements qu'il integre dans Le Pour et contre. Des huit
transformations en arbre contenues dans les Metamorphoses 32 deux se rapportent directement au tabou de l'inceste: celle de Myrrha, «a la fois la
rivale de sa mere et la maitresse de son pere» (10:350), et celle d' Attis,
aime de sa mere Cybele qui Ie change en pin. 33 Ovide ne consacre que
deux vers a ce dernier mythe-reactive au Grand Siecle par Lully, entre
autres 34-mais ille developpe davantage dans Les Fastes, ou Ie lien entre
la metamorphose en arbre et Ie motif de la castration se degage enfin:
Unjeune Phrygien ala figure avenante, Attis,35 vivait dans les bois; il subjugua par
un chaste amour la deesse couronnee de tours [Cybele]. EIle voulut se Ie reserver,
en faire Ie gardien de son temple et eIle lui dit: «Fais en sorte de vouloir toujours
30 J.P. Gaudier cite plusieurs «sources» possibles de ce reve chez Ovide et Dante, sans proposer
d'interpretation du texte.
31 La premiere page des Mtffnoires met en valeur cette reference ovidienne: «Carminibus quaero
miserarllln oblivia rerum / Praemia si studio consequar ista, sat est» (trad. proposee par J. Sgard:
<de cherche par mes vers I'oubli de mes miseres, / Sijeretire ce prix de mon labeur, cela me suffit»,
Tristes, livre 7, v. 67-68).
32 Daphne (1:452-566); les Heliades (2:333-66)-ou Prevost a pu prendre I'image des rameaux
arraches dont il coule du sang; Philemon et Baucis (8:611-724); Lotis et Dryope (9:325-94); Attis
et Cybele (10:104-5); Myrrha (10:298-502); les Menades changees en arbre par Bacchus apres
Ie meurtre d'Orphee (11:80); un patre apulien change en olivier sauvage pour s'etre moque des
nymphes (14:512-26).
33 «Grata deum matri, siquidem Cybelius Attys / Exuit hac hominem, truncoque induruit illo» (Les
Metamorphoses, 10:104-5). Traduction: «Allis, aime de Cybele, a renonce a la figure humaine
pour prendre celle de cet arbre et s'est mue en la dure substance de son tronc [Ie pin]» (GarnierFlammarion, p. 256).
34 En 1676 est cree I'opera Atys de Quinault et Lully. On peut douter si Ie souvenir de cet opera,
sinon de son succes, perdure en 1728. Ce que nous retenons ici est la permanence du mythe l' age
classique.
a
35 Attis est un dieu oriental associe a Cybele, comme Adonis a Aphrodite.
POETIQUE DU FANTASME CHEZ PREVOST 161
rester enfant». A cette injonction, il engagea sa parole et dit: «Si jamais je me
reniais, l'amour [Venus] qui me ferait faillir serait Ie dernier». Ii tombe en faute
et, avec la nymphe du Sagaris, il cesse d'etre ce qu'il fut;36 aussi la colere de la
deesse exige-t-elle un chatiment. Elle abat la nai'ade it force de porter des coups
it son arbre;37 celle-ci perit; Ie destin de la nai'ade s'identifiait it l' arbre. Attis est
atteint de folie et, croyant que Ie toit de sa chambre s'ecroule, il s'enfuit et gagne
it la course Ie sommet du Dindyme. TantOt il s'exclame: «Enleve les torches!»,
tantOt: «Eloigne les fouets!». Souvent il jure etre aux prises avec les deesses
palestiniennes. 38 Ii va jusqu' it taillader son corps avec une pierre aigue et tralne
sa longue chevelure dans la poussiere immonde; sa voix s'eleve: «Ie 1'ai merite;
je paye de mon sang un chatiment merite. Perissent les parties qui ont cause rna
perte!». «Qui, qu' elles perissent!», disait-il encore. Ii s'enleve Ie fardeau de 1'aine
et aussit6t ne subsiste plus aucun signe de sa virilite [signa viriJ,39
La deesse-mere Cybele voue ainsi a son fils un amour incestueux, tout en
Ie condamnant a la chastete. C' est l' amour charnel (1' amour entre Attis et
une nymphe) qui provoque la fureur de Cybele: elle fait perir sa rivale en
abattant l'arbre associe a la virilite du fils desire. En consequence, on peut
dire que la deesse chatie en la nymphe son propre desir incestueux. Le
symbolisme sexuel de ce mythe a fait l' objet d'un commentaire substantiel
de la part de e.G. Jung, dans son livre Metamorphoses de l'ame et ses
symboles. Apres avoir rappele que la fete d' Attis etait celebree au printemps
(les pretres du culte d' Attis-Cybele etaient des castrats qui portaient des
vetements de femme dans les processions), Jung glose ainsi les differentes
versions de la legende d' Attis:
Attis est Ie fils-amant de la mere des dieux Agdistis-Cybele. Rendu furieux par
cette mere qui repand la folie et qui est amoureuse de lui, il se chatre lui-meme,
precisement sous un pin. Tous les ans, en effet, on couronne un pin ou I' on suspend
une statue d'Attis; puis on 1'abat. Cybele prend alors ce pin, l'emporte dans sa
grotte et Ie pleure. Dans cet enchainement, il est evident que l' arbre represente Ie
fils-selon une autre version [celle rapportee par Qvide], Attis fut metamorphose
en pin-que Cybele, sa mere, reprend dans sa grotte, ce qui veut dire: dans Ie sein
maternel. Qr l' arbre a aussi un sens maternel, puisque I' acte de suspendre Ie fils
ou sa statue it I' arbre indique la reunion du fils et de la mere. La langue courante
emploie egalement cette image: «On est attache it sa mere». L'abattage du pin
correspond it l' emasculation qu'il rappelle. Dans ce cas, l' arbre aurait plut6t un
36 La nymphe est une invention d'Ovide pour personnifier l'arbre comme objet d'amour charnel.
37 Le pin est un objet de culte chez les Romains: on l'abattait
la description que fait lung du rituel consacre a Cybele).
38 Deesses rattachees
ala fin de la ceremonie (voir plus bas
a un culte orgiaque.
39 Fastes, 4:223-43, trad. et notes de R. Schilling (Paris: Belles Lettres, 1993), t. 2, p. 10.
162 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
sens phallique. Mais comme l'arbre designe en premier lieu la mere, son abattage
aurait plut6t la signification d'une immolation de la mere. 40
Suit une serie d'associations typiques de la demarche de Jung, et relevant d'un «decodage» souvent trop systematique des elements de la
fable.4l Ce que nous retiendrons de cette interpretation, c'est d'une part
la predominance du symbolisme phallique de 1'arbre, et d'autre part Ie
caractere erotique de cette metamorphose qui renvoie a des fantasmes
archa'iques de nature incestueuse. 42 Ce sont la deux elements que nous retrouvons dans Ie reve d'angoisse dont Ie sens sexuel apparaJ:t sans doute
plus nettement ala lumiere du mythe d' Attis.
En effet, Ie symbolisme phallique de l' arbre permet d' expliquer la «consolation» que ressent Ie narrateur dans cette transformation «bizarre», qui
semble dissiper des angoisses non formulees: la terre jonchee de cadavres
mene ala foret protectrice, d'oll nait 1'erection de 1'arbre-fils, elague ensuite par les memes forces hostiles qui s' opposent a une union avec Ia
sreur (substitut de Ia mere). La metamorphose en arbre traduit alors Ia fusion dans Ia foret originelle (matemelIe). On peut meme se demander si Ie
texte de Prevost ne met pas en scene un scenario redipien complet: Ie sujet
desire inconsciemment posseder Ia mere (la terre-mere, puis la foret); mais
toute revendication phallique (metamorphose en arbre) tombe sous Ie coup
de la menace de castration qui paralyse Ie desir incestueux (les spectres
ravissent Julie).43 Le sens sexuel du reve s'organise donc a partir d'un substrat mythoIogique ancien qui constitue, a notre avis, une des «strates»
primitives du texte, cOlTespondant precisement a l' element generateur du
fantasme (Ia transformation du heros). II reste a examiner comment ce
reve est inscrit par Prevost dans Ie destin et Ia mythologie familiale de son
heros, afin d'en preciser Ie caractere morbide.
40 Carl G. lung, MeramOlphoses de /'ame et ses symboles. Analyse des prodromes d'l/ne schizophrenie, trad. Y. Le Lay (Geneve: Librairie de l'universite, Georg et Cie, 1953), pp. 687-88.
41 "Le fils personnifie la nostalgie de la mere. [...] La mere personnifie I'amour (incestueux) pour Ie
fils. L'arbre personnifie d'une part la mere et d'autre part Ie phallus du fils. Le membrum virile
represente, pour sa part, la libido du fils. L'abattage du pin, ou I'emasculation, signifie: sacrifice
de cette libido qui cherche I'inopportun aussi bien que I' impossible. Le mythe decrit donc, par
I'arrangement et la nature de ses figures, Ie destin d'une regression de libido qui se deroule
essentiellement dans I' inconscient. En meme temps apparaissent dans la conscience, comme en un
reve, les dramatis personae qui, dans leur essence, sont des illustrations des courants et tendances
de la libido». Mitamolplzoses de I'ame, pp. 687-88.
42 «La metamorphose en pin a la valeur d'un ensevelissement en la mere», ecrit lung au sujet des
deux vers que Ovide consacre a Attis dans ses MeramOlplzoses (Meramporplzoses de I'time, p.
690).
43 Ces equivalences-autre «decodage» systematique du texte-n'epuisent evidemment ni la richesse
symbolique du reve, ni la fascination qu'i1 peut exercer sur Ie lecteur.
POETIQUE DU FANTASME CHEZ PREVOST 163
Spectres, corps morts et a demi pourris, terribles fantOmes: il ne s'agit
pas de se demander si l'imaginaire de Prevost est foncierement macabre,
mais plutot d'ou provient dans Ie texte cette serie d'images mortiferesc'est-a-dire a quel type de discours elles sont referees. Le premier livre des
Memoires et aventures d'un homme dequalite se clot, on l'a dit, sur une
accumulation de cadavres qui apparaissent comme Ie fruit d'un vreu de
mort archalque: celui que prononce 1'ambitieux aleul, oppose au mariage
du pere du narrateur. Rappelons la scene qui a lieu lorsqu'il apprend que
son fils s'est enfui avec sa maitresse:
Desespere de voir tous les projets qu'il [Ie grand-pere du heros] avait formes pour
la grandeur de sa maison [...] s'en aller en fumee par la mauvaise conduite de son
fils [...] il protesta a ses amis qu'il souhaitait, pour mourir content, de pouvoir tuer
cefiZs ingrat de sa propre main. (MHQ, 16,34-35, nous soulignons)
Le salut du heros sera ainsi lie au pardon patemel. Le narrateur oppose
a cette action «barbare» la douleur de son pere qui subit dans son exil
tout Ie poids de cette malediction,44 et justifie par une curieuse theorie des
«passions particulieres» (MHQ, 15, 31) 1'idee que son propre pere fut un
etre de desir. Le clivage de la figure patemeUe en pere mena9ant et pere
bienveillant structure d'emblee Ie destin familial du heros.
Le «roman .familial» du pere du narrateur commence donc par cette
menace de mort qui n'est pas completement conjuree par la reconciliation
entre l' aleul et ses petits-enfants, comme Ie prouve la presence des cadavres
anonymes qui hantent Ie heros. Seul refuge, a nouveau: la foret. Mais
cet espace protecteur est a son tour investi de puissances mortiferes qui
prolongent Ie vreu de mort primitif. Or cette foret n'est pas un lieu neutre
dans Ie texte des Memoires: eUe correspond precisement au lieu d'origine
des amours du pere, sanctionnees par Ie grand-pere. Le narrateur evoque
Ie passe amoureux de son pere lorsqu'il refait Ie voyage en sa compagnie
pour inhumer sa mere et sa sreur:
Enfin, nous arrivames en des lieux OU, contre mon esperance, tout ne servit qu'a
renouveler la tristesse de mon pere. Que ne dit-il point a la vue de la/oret/ataZe
ou sa passion avait commence? (MHQ, 27,57, nous soulignons)
44 «II ne pouvait penser, sans une extreme douleur, qu'il etait l'objet de toute la haine, et peut-etre de
la malediction de celui dont iltenait la vie» (MHQ, 17,35).
164 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
Le pere fait reference a la scene-topique-de la premiere rencontre avec
sa future epouse. Egare dans la foret, au cours d'une chasse,45Ie marquis
trouve «par hasard» Ie carrosse de la fille d'un chevalier (voisin du grandpere), alors agee de «seize ou dix-sept ans». Le coup de foudre qui se
produit alors rappelle etrangement celui de des Grieux: «Ie lui ai entendu
dire bien des fois, rapporte Ie narrateur, qu' il n' avait rien aime serieusement
jusqu'alors, et que se sentant tout d'un coup si excessivement touche, il
en avait fremi, comme par un pressentiment secret des peines que l' amour
allait lui causer» (MHQ, 14,30). Ce «fremissement» du sujet devant l' objet
de son desir exhibe la part de malaise renfermee dans cette naissance
de 1'amour: ce lieu sylvestre consacre traditionnellement a 1'amour n'est
pas sans generer une certaine angoisse que 1'interpretation de 1'amour
comme passion fatale-Ie credo habituel de des Grieux-ne suffit pas
a expliquer. La foret devient alors dans les Memoires Ie lieu des desirs
interdits, opposes a la loi paternelle. Ces desirs sont comme reinvestis
dans Ie reve d' angoisse, a travers la succession d' elements symboliques
matemels qui structurent l'episode (la terre «couverte de corps morts»,
la «foret fort sombre» et la seeur aimee). L'intervention de la seeur et la
reference ovidienne nous ont conduit a emettre 1'hypothese du tabou de
1'inceste; d'une maniere generale, c'est tout un interdit sur la sexualite
(Eros) qui est represente sous la forme d'un conflit entre principe feminin
(desir) et principe masculin (loi mortifere). Cet antagonisme trouve des
resonances au niveau de la repartition de l' espace romanesque dans les
deux premiers tomes des Memoires: la foret, lieu d'Eros investi d'une
puissance phallique, s' oppose a tous les lieux patemels vouesa Iii sterilite,
comme Ie cloltre--ce «tombeau», selon Ie mot de Prevost. 46 En effet, au
debut du livre deuxieme, Ie pere du narrateur se retire chez les chartreux:
ce renoncement au monde marque une castration emblematique inscrite
dans Ie nom meme de l'Ordre religieux. Par la suite, Ie heros fait sienne
cette loi patemelle en adoptant 1'ideal de retraite qu'il place en tete de ses
Memoires et aventures d'un homme de qualitti qui s'est retire du monde. 47
45 On peut songer a la rencontre entre Ie duc de Guise egan~ dans une foret et la princesse de
Montpensier, aventure qui parait «une chose de roman». Voir La Princesse de Montpensier, ed. A.
Niderst (Paris: Bordas, 1990), p. 10.
46 C'est Ie mot qu'il emploie dans l'autobiographie qu'il publie dans Ie Pour et contre en decembre
1734 (reproduite in Manon Lescaut, p. 290). Mais il n'est pas silr que Ie cloitre soit Ie tombeau des
passions, comme Ie montre I'exemple du pere Celerier dans Ie Monde moral.
47 Ce conflit entre l'espace ouvert du desir (feminin) et l'espace ferme de la loi (masculin) se retrouve
dans Manon Lescaut; voir l'article de C. Cusset, «Loi du pere et symbolique de l'espace dans
Manon Lescaut», Eighteenth-CentUlY Fiction 5:2 (1993),93-103.
POETIQUE DU FANTASME CHEZ PREVOST 165
Cette interpretation freudienne du reve d' angoisse permet donc dans un
premier temps de lire la malediction lancee sur Ie couple parental en fonction d'un scenario cedipien (la «foret fatale» devient metaphorique du
corps matemel interdit, et Ie sujet tombe sous Ie coup d'une menace de
castration). En second lieu, les differentes strates de l'ecriture du fantasme revelent ce qu'on pourrait appeler Ie refoule des Memoires: la place
du feminin en tant qu'espace de desir sanctionne par la vengeance paternelle. Le caractere morbide et comminatoire du reve dote Ie roman d'une
representation negative de la sexualite: ne pourrait-on voir dans la paralysie du personnage transforme en arbre une image de l'inhibition du
desir? Enfin, Ie partage entre les instances masculines et feminines est a
rattacher al' ambivalence de la figure paternelle dans les Memoires et aventures d'un homme de qualittff. L'identification du narrateur a une image de
pere idealisee est problematique, dans la mesure ou l'imago paternelle est
fragilisee: tantot menacee, tantot tournee en derision. Un autre reve du
narrateur (au livre sixieme) met en scene un monde de peres, univers masculin symetrique de l'univers feminin du premierreve d'angoisse. Le heros
s' endort aMadrid en meditant sur «la caducite des grandeurs humaines», et
un songe lui annonce la mort «du grand Louis XIV» (MHQ, 133) dont on apprend Ie trepas huit jours apres. 48 Ce vceu de mort du pere, Ie heros ne peut
que Ie rever, car un songe n'a pas de temoin....
Vingt ans apres avoir publie les premiers tomes des Memoires et aventures d'un homme de qualite, Prevost retrouve, cette fois en tant que traducteur, un reve d'angoisse d'une esthetique comparable: celui de Clarissa
Harlowe. 49 Richardson utilise a deux reprises et de maniere symetrique, Ie
topos du reve premonitoire, dans deux lettres articulees autour de l' episode
central du viol de Clarissa. La lettre 81 (Clarissa a sa confidente Miss
Howe) rapporte les angoisses de la jeune fille al' egard des manceuvres inquietantes du libertin, tandis que la lettre 328 (Lovelace a son comparse
Belford) dit la frustration du scelerat en anticipant sur la beatification de
l'herolne. Le songe de Clarissa se distingue par son caractere lugubre et
son atmosphere «prevostienne»:
48 Ce songe prophetise aussi la fin d' un monde prestigieux lie au culte de la personne royale; I' un
des spectres du songe dit de Louis XIV: «il sera oublie comme nous» (MHQ, 133). Le troisieme
et dernier reve de Renoncour (au livre treizieme) concerne aussi les souverains de son pays; a
la suite des aventures de Law, Renoncour reve de son renvoi brutal, considere comme une juste
reparation de ses torts: «II me sembla que S.A.R. [Ie Regent] Ie mettait hars de son appartement
par les epaules, et qu'etant ensuite abandonne de tout Ie monde, il allait chercher du pain hors du
royaume, apres I'y avoir ote a tant d'autres» (MHQ, 293).
49 Lettre 81 (Clarissa a Miss Howe) de la traduction de Prevost (edition de 1762, t. 4, pp. 13031). Cette lettre correspond ala lettre 84 de l'edition originale (1749) utilisee par Prevost, ed. A.
Ross (HarmondswOlth: Penguin Classics, 1985), pp. 342-43.
166 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
II etait deux heures passees lorsque je me suis mise au lit. l' ai compte les minutes
jusqu'a cinq. Ensuite, etant tombee dans un profond sommeil, qui a dure plus
d'une heure, je me suis trouvee 1'imagination remplie a mon reveil, des horreurs
du songe Ie plus noir et Ie plus funeste. Quoiqueje n'aie d'un songe que 1'idee
qu' on en doit avoir, je veux vous en faire Ie recit.
«II m'a semble que mon frere, mon onele Antonin et M. Solmes avaient forme
un complot pour se defaire de M. Lovelace, qui, I' ayant decouvert, et se persuadant
que j'y avait trempe, avait tourne contre moi toute sa rage. Je l' ai cm voir, l' epee
a la main, qui les fon,:ait de quitter l' Angleterre. Ensuite, s'etant saisi de moi, il
m' a menee dans un cimetiere; et la, sans etre touche de mes pleurs, de mes prieres
et de mes protestations d'innocence, il m'a plonge un poignard dans Ie cceur; il
m'a jetee dans une profonde fosse, qui se trouvait ouverte, entre deux ou trois
carcasses a demi pourries: il s'est servi de ses propres mains pour me couvrir de
fange, et de ses pieds pour raffermir la terre en marchant sur moi».50
Je me suis reveillee dans une terreur inexprimable, baignee d'une sueur froide,
tremblante et souffrant toutes les douleurs d'une mortelle agonie. Ces affreuses
images ne sont pas encore sorties de rna memoire.
Mais pourquoi m'arreter a des maux imaginaires, lorsque j'en ai de si reels 5!
a combattre? Ce songe est venu sans doute du trouble de mon imagination, dans
laquelle il s'est fait un ridicule melange de mes inquietudes et de mes craintes.
La lecture successive du reve de I'homme de qualite et du premature burial
de Clarissa fait evidemment apparaitre plusieurs analogies: 52 comme chez
Prevost, les morts cotoient les vivants et Ie reveur subit un chatiment cruel
comme reponse ason angoisse. Seulement chez Richardson Ie symbolisme
sexuel est plus appuye, et meme renforce par la traduction de Prevost. On
n'insistera pas sur Ie sens metaphorique du poignard de Lovelace, ni sur
l'epee maniee par Ie libertin-ce demier detail etant rajoute par Prevost.
Le reve de Clarissa illustre une puissance destructrice, celle du libertin
jouissant de sa victime avant de l' aneantir. Prevost exhibe cette dimension
sadique en sur-traduisant a nouveau Ie texte de Richardson (<<en marchant
sur moi» est un ajout de sa part). L'univers fantasmatique decrit par Clarissa
nous conduit ainsi en droite ligne vers Ie Sade des Infortunes de la vertu,
50 Texte original: «Methought my brother, my uncle Antony and Mr Solmes had formed a plot to
destroy Mr Lovelace; who discovering it turned all his rage against me, believing I had a hand in it.
I thought he made them all fly into foreign parts upon it; and afterwards seizing upon me, carried
me into a churchyard; and there, notwithstanding all my prayers and tears, and protestations of
innocence, stabbed me to the heart, and then tumbled me into a deep grave ready dug, among
two or three half-dissolved carcases; throwing in the dirt and earth upon me with his hands, and
trampling it down with his feet.»
51 Nous modifions la traduction qui donnait «de si aises» (?), alors que Ie texte anglais dit bien «real».
52 Richardson connaissait-illa traduction des Mbnoires et avelltures d'un homme de qualitlf, publiee
aLondres en 1738? C' est plus que probable, etant donne la reputation de Prevost outre-Manche.
Encore une fois, il n'est pas question pour nous de trouver une quelconque «source» litteraire a
ces textes, mais d'en degager quelques elements de poetique.
POETIQUE DU FANTASME CHEZ PREVOST 167
soit un monde regi par les relations maltre/esclave sexuel. En somme,
Richardson radicalise la violence sexuelle en la rattachant directement a
un milieu familial specialise dans les scenes de sadisme collectif, et en
accentuant la decheance morale subie par I'hero'ine (decrite ici en termes
de putrefaction). Ces choix sont soutenus par Ie contexte puritain du roman,
qui influe considerablement sur Ie traitement de l'imaginaire: il explique
en partie l'intense culpabilite de l'hero'ine (son insistance a vouloir faire
peu de cas du reve d'angoisse a presque valeur de denegation) et permet
d' expliciter la connotation biblique de la «fosse» ou estjetee Clarissa. Cette
fosse aux morts evoque celIe qui est mentionnee au Psaume 1653 et dans
Ie livre de Job 54---ce personnage mythique a qui s'identifie pleinement
Clarissa dans ses dernieres lettres. Cette terre, sejour des morts, reste
surdeterminee par une tradition religieuse: elle est paradoxalement «Ie
rendez-vous de tous les vivants», selon Ie mot de Job (Job, 30, 23) et
annonce une resurrection et une redemption futures. On voit combien Ie
symbolisme mortifere des reves d'angoisse de Prevost et de Richardson,
apparemment proches, renvoient en fait a deux systemes de reference
divergents, et a deux interpretations de l' angoisse sexuelIe: une perspective
eschatologique et chretienne, constante chez Ie romancier anglais, et chez
son traducteur, la reactivation de toute une culture pa'ienne, plus apte a
traduire les desirs interdits-ou refoules.
Cette etude du reve d' angoisse ouvre certaines perspectives pour definir
plus largement une poetique du fantasme dans Ie romanesque prevostien.
On a vu que la voie la plus feconde n'etait pas une «psychobiographie»
plus ou moins romancee, mais une «genese du fantasme» qui part du
fond mythologique ancien (propre a la culture de l'auteur) pour interroger en contexte Ie «roman familial» des personnages, et pour mettre au jour
toute une part du non-dit du texte---en particulier les censures et inhibitions d'ordre sexuel. Par la, Prevost explore, comme Marivaux a la meme
epoque, la dimension libidinale des relations non sexuelles (dans Ie reve,
l'amour pour la seeur est a l'origine du fantasme d'inceste transpose en
metamorphose). Cette presence du mythe exprimant Ie symbolisme sexuel
du texte de fiction se retrouve dans tous les grands romans de Prevost, que
ce soit Ie mythe de Pygmalion dans l' Histoire d'une Grecque moderne, de
53 «Aussi man CCEur se rejouit, man arne exulte et rna chair demeure en silrete, car tu ne m' abandonnes
pas aux enfers, tu ne laisses pas ton fidele voir la fosse». Psaumes, 16,9-10.
54 On y retrouve la meme thematique de Ia pourriture du corps (<<Ma chair s'est revetue de vers et de
croiltes terreuses, rna peau se crevasse et suppure», Job, 7, 5) et de l'ensevelissement (<<Une nuee
se dissipe et s'en va: voila celui qui descend sous terre pour n'en plus remonter», Job, 7, 9).
168 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
Saturne dans Cleveland-au encore la figure de Manon, directement associee a Meduse dans la scene du Prince Italien. 55 Plus precisement, Ie
mythe traduit dans ces romans une angoisse sexuelle qui se satisfait assez
mal d'un «decodage» jungien sous forme d'equivalences systematiques:
l'interpretation du texte prevostien doit plutot etre repensee en termes de
representation au de transferts de desirs refoules. Cette relation entre mythe
et fantasme s'inscrit dans une logique propre ala litterature, que resume
parfaitement D. Anzieu dans son article «Freud et la mythologie»:
Le fantasme est effrayant pour Ie sujet individuel qui Ie vit; au niveau pregenital,
il se sent menace de destruction; au niveau cedipien, il se sent coupable; et, dans
les deux cas, different des autres. En transformant ce fantasme subi en discours,
en tenant sur son fantasme un recit qui tout ala fois Ie deguise et Ie devoile, recit
qui est cm par des milliers d'hommes, Ie mythe rend communicable Ie fantasme
dos. 56
Le fantasme illustre ainsi ce moment du texte au la poussee libidinale se
fraye une voie malgre la censure. De ce point de vue, Prevost apparal't
comme un des ecrivains qui parviennent Ie mieux a dejouer les codes et
les contraintes du romanesque «serieux» au xvme siecle. 57
Universite de Paris III
55 Voir Ie eommentaire de R. Demoris dans Le Silence de Manon, pp. 77-85.
56 Anzieu, p. 121.
57 Je tiens it remercier Jean Bellemin-NolH pour la releeture attentive qu'il a faite de eet article et pour
tous ses eonseils.