De l`art d`éviter la guerre
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De l`art d`éviter la guerre
The Grand Strategy of the Byzantine Empire Edward N. Luttwak De l’art d’éviter la guerre MiChel Balard Professeur à l’université Paris I-Sorbonne Edward Luttwak avoue s’être intéressé de près à la stratégie adoptée par l’Empire byzantin parce que ce dernier a pu grâce à elle tenir huit siècles de plus que son prédécesseur, l’Empire romain d’Occident. Pour Luttwak, il est urgent que les ÉtatsUnis redécouvrent aujourd’hui ce subtil mélange de « toutes les formes possibles de dissuasion cherchant à contenir l’ennemi plutôt qu’à le détruire ». L a puissance militaire de Byzance et sa longévité ont depuis longtemps suscité l’intérêt des historiens. Alphonse Dain, George Dennis, Gilbert Dagron, John Haldon ou Walter Kaegi, parmi beaucoup d’autres, ont mis en valeur tel ou tel aspect de l’organisation de l’armée ou de la littérature militaire qui a fleuri à Byzance, en s’inspirant de la tradition des écrits de Végèce ou de Vitruve. Mais nul n’avait encore songé à examiner de manière globale la stratégie utilisée par l’Empire byzantin pour assurer sa survie. Edward Luttwak, qui s’était fait connaître dès 1976 par un livre sur la stratégie de l’Empire romain 1, a relevé le défi en examinant huit siècles d’histoire militaire de Byzance, des origines au XIIe siècle, les événements postérieurs aux règnes des Comnènes ne faisant l’objet que de très brèves allusions. 1. La Grande Stratégie de l’Empire romain, Economica, 1987. 3 ème trimestre 2010 • 131 Livres & Idées Le choix de la diplomatie Dans son introduction, l’auteur décrit l’environnement politique et militaire dans lequel s’est développé l’empire, beaucoup plus exposé aux attaques du monde extérieur que son homologue d’Occident. Plutôt que de mettre tous ses espoirs dans sa force armée, solide certes grâce aux revenus confortables de l’État et au service militaire régulier de soldats et de marins salariés et bien entraînés, Byzance a eu recours à toutes les formes possibles de dissuasion, cherchant à contenir l’ennemi plutôt qu’à le détruire. La diplomatie, la recherche d’informations, l’espionnage, l’envoi d’éclaireurs, le versement de dons et de tributs constituaient autant de méthodes, moins dispendieuses que la guerre elle-même, pour écarter de l’empire les envahisseurs venus des steppes eurasiennes, du plateau iranien, des côtes méditerranéennes ou de Mésopotamie. L’ouvrage comporte trois parties d’inégale ampleur. Dans la première, l’auteur s’intéresse à l’invention de la stratégie byzantine, qu’il date du Ve siècle, lorsque Byzance réussit grâce à son or – 2 100 livres versées à Attila en 447 – à repousser les Huns et à les reporter vers l’Occident. Comment en effet pouvoir combattre avec quelque chance de succès cette masse d’archers extrêmement mobiles où s’agrègent des Alains, des Gépides et des Ostrogoths ? En 451, les Huns se dirigent vers l’ouest où ils se heurtent aux forces d’Aetius et de Théodoric, près de Troyes. Vaincus, ils repartent aussi vite qu’ils étaient venus et la menace s’évanouit après la disparition de leur chef, en 453. La poussée hunnique voit l’émergence à Byzance d’une nouvelle stratégie, donnant la priorité à la diplomatie Byzance va sur le déploiement de la force armée. Byzance va cherchercher à cher à persuader des puissances de la steppe à lutter les persuader des puissances de la unes contre les autres plutôt qu’à menacer l’empire. L’or steppe à lutter les byzantin est le moyen requis : le versement de tributs unes contre les ne constitue pas une perte sèche, car le métal précieux autres plutôt qu’à menacer l’empire. revient dans l’empire grâce à l’achat de produits byzantins recherchés par les tribus eurasiennes. Seconde innovation : la cavalerie remplace l’infanterie comme première arme dans l’armée impériale. À partir de Justinien, elle est constituée d’archers montés, longuement entraînés, qui font perdre aux guerriers de la steppe leur supériorité tactique et opérationnelle. Les ambitions militaires de Justinien excèdent néanmoins les capacités de l’empire, d’autant que les ravages de la peste provoquent 132 • Sociétal n°69 De l’art d’éviter la guerre un lourd déclin démographique, l’abandon de nombreux postes-frontières, l’affaiblissement de la machinerie administrative. La nouvelle stratégie s’impose pour compenser la diminution des forces armées. Une force d’attraction La deuxième partie de l’ouvrage étudie les méthodes utilisées par la diplomatie byzantine, tout en relevant que le mot est inadéquat, dans son sens actuel, l’empire n’ayant aucun corps de professionnels des relations extérieures. Il utilise des envoyés qui, bénéficiant des règles non écrites de l’hospitalité, vont négocier auprès des dirigeants étrangers, tandis qu’à Constantinople le maître des offices, aidé d’agentes in rebus, puis, à partir du début du VIIIe siècle, le logothète du drome s’occupent des interprètes et de la réception des envoyés étrangers que l’on cherche à éblouir par la grandeur de la cour impéL’or byzantin riale (audiences d’État, processions, cérémonies, vêteconstituait ments d’apparat) et par la munificence des dons et des un instrument titres auliques qui leur sont accordés. Luttwak souligne flexible et efficace en que l’or byzantin est un instrument flexible et efficace termes de coût en termes de coût pour la politique étrangère, d’autant pour la politique que, jusqu’au XIe siècle au moins, le nomisma (héritier étrangère. du solidus d’or de Constantin) garde une valeur immuable. Le rayonnement de l’orthodoxie, malgré l’hostilité des chrétiens non chalcédoniens d’Égypte ou de Syrie, aide Byzance à élargir sa sphère d’influence culturelle et à se faire des alliés. Pour les peuples entourant l’empire, Constantinople est la ville chrétienne par excellence, dont le nombre d’icônes préservées exerce une grande force d’attraction. Le prince de Kiev Vladimir se convertit en 988, épouse Anna, sœur de Basile II, et envoie au basileus un corps de Varègues pour anéantir la révolte de Bardas Phocas. Les mariages dynastiques servent en effet à cimenter les relations avec les gouvernements étrangers, en évitant toutefois les mésalliances. Byzance a conçu une hiérarchie des puissances, allant du califat abbasside aux plus petites tribus ; elle adapte ses relations extérieures et son comportement en fonction de cette hiérarchie, qui se reflète dans les préséances énoncées dans Le Livre des Cérémonies de Constantin VII Porphyrogénète. Luttwak examine longuement, à titre d’exemple, les relations de l’empire avec ses voisins, Bulgares, Arabes et Turcs. Les Bulgares 3 ème trimestre 2010 • 133 Livres & Idées représentent un danger mortel quand une crise sur un autre front, une guerre civile ou une insurrection obligent à restreindre la garnison de Constantinople. L’échec de Nicéphore 1er contre la Bulgarie de Krum, puis l’ambition du Bulgare Syméon 1er de conquérir l’empire, après avoir été couronné basileus en 913, menacent la survie de Constantinople. Il faut attendre les années 1014-1018 pour que Basile II mène une campagne décisive et obtienne la soumission des Bulgares. Du côté des Arabes, la résistance est d’autant plus difficile que Byzance, par sa politique religieuse et la lourdeur de la fiscalité, s’est aliéné les chrétiens monophysites et les juifs. Ces deux groupes accueillent favorablement la conquête musulmane qu’accompagnent une réduction des taxes et la protection des dhimmis. La fragmentation politique et sectaire du califat sauve Byzance, jusqu’à l’arrivée des Turcs Seldjoukides qui enlèvent à l’empire une grande partie de l’Anatolie par leurs victoires de Mantzikert (1071) et de Myriokephalon (1176), à l’issue desquelles Byzance ne pourra plus reconstituer sa force militaire et devra subir la montée en puissance des républiques maritimes italiennes. Un style à part La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à l’art byzantin de la guerre. À la suite d’Alphonse Dain, Luttwak analyse la production des manuels militaires, s’inspirant des traditions romaines, complétées par l’expérience de leurs auteurs, empereurs, commandants en chef ou stratèges. Précédé par nombre de traités secondaires, le Strategikon de l’empereur Maurice (582-602) est devenu à Constantinople le manuel de campagne fondamental, constamment paraphrasé, résumé ou plagié. L’ouvrage présente la cavalerie comme la première arme de combat, avec ses archers montés bien entraînés, devant des fantassins lourdement armés et une infanterie légère. S’opposant à Lynn White Jr., qui avait insisté sur la glorieuse invention de l’étrier, Luttwak en minimise l’importance pour valoriser la selle de bois, couverte de cuir et dotée de pommeaux. L’ouvrage définit le style byzantin de la guerre : celui-ci doit s’appuyer sur une bonne connaissance de l’ennemi, sur l’usage de stratagèmes et de manœuvres tactiques destinées à réduire la force de celui-ci ou à exploiter ses faiblesses. Il recommande d’éviter le plus souvent les combats et, en cas de nécessité, d’adopter une structure triangulaire des forces armées sur le front de bataille. Le Xe siècle voit une renaissance militaire, une éclosion de manuels, en même temps que se développent de nouvelles offensives contre les musulmans et les Bulgares. 134 • Sociétal n°69 De l’art d’éviter la guerre Les Taktika de l’empereur Léon VI (886-912) souLe style byzantin lignent l’importance du « feu grégeois », mélange de de la guerre résine et d’huile de pétrole, considéré comme un monoconsiste à pole byzantin mais vite adopté par les Arabes dès le s’appuyer sur une bonne début du IXe siècle. Le dromon, navire rapide et aiséconnaissance ment manœuvrable, fait la force de la marine byzande l’ennemi, tine, pourvue d’équipages expérimentés par la création sur l’usage de stratagèmes et des « thèmes » maritimes. Léon VI écrit également un de manœuvres manuel sur la guerre de siège. Divers traités voient le tactiques jour à l’occasion de la reconquête byzantine dans la destinées à seconde moitié du Xe siècle. Le Traité sur la guérilla, réduire la force de celui-ci ou récemment édité, développe la tactique défensive à à exploiter ses mettre en œuvre dans les régions frontières face aux faiblesses. Arabes : pas de guerre d’usure, mais une défense élastique ayant recours aux embuscades, aux manœuvres, aux raids, qui impliquent une bonne organisation, un entraînement constant et un commandement soucieux du moral des troupes. Le De Re Militari, écrit sous Basile II (976-1025), se préoccupe des opérations offensives à mener contre les Bulgares, les Petchénègues ou les Russes : organisation du camp impérial et des expéditions, passages des couloirs montagneux, attaques des villes fortifiées et ravage des campagnes ennemies sont soigneusement décrits. Les Praecepta Militaria de l’empereur Nicéphore II Phocas (963-969) constituent un manuel de guerre offensive contre les musulmans et rappellent l’expérience militaire du basileus contre le maître de la Syrie Sayf ad-Dawlah. Les Taktika de Nicéphore Ouranos nous ramènent au combat contre les Bulgares et insistent sur les ruses de guerre à employer, les raids et contre-raids, l’intelligence de l’ennemi et la tactique de l’infanterie légère. Enfin, le Strategikon, écrit par Kekauménos au XIe siècle, s’adresse au stratège commandant un « thème » byzantin pour lui donner des conseils sur sa carrière, tout en énonçant les règles essentielles du style de guerre byzantin, tel qu’il est défini dans les traités antérieurs. Curieusement, le dernier chapitre de l’ouvrage revient sur les grandes manœuvres stratégiques ayant permis à Héraclius de vaincre les Perses, en combinant diplomatie, subversion et marches forcées jusqu’au cœur de l’empire sassanide. L’auteur a sans doute voulu illustrer par la description des campagnes d’Héraclius la mise en œuvre de la grande stratégie byzantine, définie dans les chapitres précédents de son ouvrage. Quelques erreurs mériteraient correction : p. 128, l’auteur évoque les « Umayyad times from circa 805 », alors que la révolution de 750 a marqué la fin du 3 ème trimestre 2010 • 135 Livres & Idées califat omeyyade ; p. 151, la conquête fatimide de l’Égypte a été réalisée en 969 et non en 972 ; p. 186, le coempereur de Constantin VII, Alexandre, est mort en 913 et non en 1913 ; p. 338, Nicéphore Phocas a régné de 963 à 969 et non pas de 969 à 976, dates de règne de Jean Tzimiskès ; p. 407, lire Khusrau et non Khusaru. Ce sont là des broutilles qui n’enlèvent rien à la force de cet ouvrage attestant une profonde connaissance de l’histoire byzantine et de la bibliographie la plus récente sur la question. Des leçons plus générales méritent d’être tirées de la façon dont Byzance a assuré sa stratégie, des leçons qui s’appliquent encore aujourd’hui à d’autres États ou à de grandes entités économiques. D’abord, Byzance a suscité une forte adhésion sociale en cultivant systématiquement sa triple identité constituée de la foi chrétienne, de la culture hellénique et de la fierté romaine. Elle a ensuite pendant des siècles su pratiquer une stratégie adaptée à sa puissance réelle, cherchant à éviter la guerre, mais à agir comme si elle pouvait éclater. Elle a enfin manipulé en permanence ses adversaires, cherchant à mieux les connaître par l’espionnage, à recruter des alliés pour les leur opposer, à les contenir plutôt qu’à les détruire, et à Byzance a su pendant des privilégier, le cas échéant, le combat par petites unités siècles pratiquer plutôt que les grandes batailles frontales. Cette stratéune stratégie gie, où la diplomatie et la ruse sont plus importantes adaptée à sa puissance réelle. que la guerre, a permis la survie de l’empire pendant huit siècles, jusqu’à la catastrophe de la Quatrième Croisade (1204). Le livre et son auteur Edward N. Luttwak : The Grand Strategy of the Byzantine Empire, Harvard University Press, 2009, 498 pages. 136 • Sociétal n°69