La préhistoire spirituelle de l`homme

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La préhistoire spirituelle de l`homme
Arts et Métiers – Juillet – Août 1977
La préhistoire spirituelle de l'homme
par Aimé MICHEL
Jusqu'ici, le passé de l'humanité avant l'écriture n'était connu que de l'extérieur : on trouvait
des os dans des cavernes, des dessins, des sculptures. Mais les hommes, auteurs de ces
vestiges, à quoi avaient-ils pensé durant leur vie ?
Il semble impossible, inimaginable même, qu'un commencement de réponse scientifique,
fondé sur une méthode sûre et vérifiable, puisse être raisonnablement avancé à cette question.
Dire à quoi pensaient les hommes il y a trois cents siècles ? Impossible ! La pensée ne laisse
pas de traces ! II n'y a pas de pensée fossile ! Comment retrouver l'immatériel quand il a
disparu ?
Cependant on peut lire depuis le début de cet été un livre véritablement extraordinaire qui
tient la gageure. Non seulement son auteur semble bien avoir trouvé une méthode permettant
de retrouver la pensée fossile, mais il la ressuscite, il la date ! Et nous remontons ainsi dans
les rêves des hommes jusqu'aux origines de l'Homo Sapiens, peut-être avant.
***
Il y a longtemps que l'on étudie les mythes de l'humanité. La première œuvre propre à susciter
la réflexion date du fameux et monumental Rameau d'or, écrit par l'anglais James George
Frazer de 1890 à 1915, maintenant introuvable en français (les éditeurs français, qui ne lisent
rien, aiment mieux se ruiner à croire que l'on fait fortune en publiant de la pornographie ou de
la politique).
D'autre part, en ce moment même, le Pr Georges DUMEZIL achève sa gigantesque
investigation des mythes indo-européens, montrant que ceux-ci reflètent une société unique
dans l'histoire et organisée sur les trois castes des Prêtres (Jupiter), des Guerriers (Mars), et
des Citoyens (Quirinus), tous ces exemples divins pris dans la Rome ancienne.
Mais personne à ma connaissance, jusqu'ici, n'avait tenté de remonter jusqu'aux origines, date
à l'appui. Ce n'est pas étonnant. Quand on voit la méthode utilisée, celle-ci ne pouvait naître
que dans l'esprit d'un homme rompu aux sciences exactes, habile aux évaluations statistiques,
conscient de leur puissance et de leurs limites, ayant de surcroît une sûre connaissance du
passé géophysique de la terre.
Ne pouvant résumer un livre de plus d'un million de signes, je vais montrer par des exemples
quelques démarches de l'auteur. Précisons d'abord qu'il est physicien, ingénieur, qu'il dirige un
laboratoire où l'on étudie certaines applications des matières plastiques, et que rien ne le
destinait à l'investigation des mythes, si ce n'est une très ancienne curiosité, d'immenses
lectures, des voyages, l'observation directe, prolongée, attentive sur place, de nombreuses
pratiques (par exemple aux Indes). Mais il se pourrait bien, comme on va le voir, qu'à force de
réflexions Jean-Jacques WALTER ait mis la main sur les idées fondamentales que l'on n'avait
pas eues jusqu'à lui parce que, outre une connaissance approfondie de la matière, il fallait
aussi être physicien et ingénieur.
L'une de ces idées, la plus inattendue, c'est le rôle joué par le détroit de Behring. Citons :
– Le peuplement de l'Amérique s'est effectué par la Sibérie et l'Alaska ; entre l'Asie et
l'Amérique se trouvent deux verrous... l'un est le détroit de Behring. Il s'ouvre pendant les
périodes glaciaires, car l'accumulation de l'eau sous la forme d'énormes glaciers dans les
régions polaires fait baisser le niveau de la mer, de sorte que le détroit de Berhing se
transforme en isthme. L'autre verrou s'ouvre au contraire pendant les périodes interglaciaires :
il est formé du glacier nord-est canadien et du glacier de la côte Ouest du Canada. Pendant les
périodes glaciaires, ces deux glaciers fusionnent et couvrent tout le Nord du continent d'une
barrière infranchissable. Quand la température remonte, les deux glaciers se séparent et
ménagent entre eux un couloir utilisable. Comme il n'y a pas synchronisme exact dans les
mouvements alternés de ces deux verrous, il arrive, pour des périodes brèves, qu'ils soient
tous deux simultanément ouverts.
La géologie permet de dater ces périodes où se firent les migrations, et où, par conséquent, les
thèmes mythiques et les cultures ont été transportés par les migrations.
Exemple :
Il existe une culture caractérisée par un outillage microlithique qui a traversé le passage de
Behring (lors du déverrouillage de - 8’000). Elle est datée de - 9’500 en Sibérie orientale,
- 8’000 en Alaska, - 6’000 à - 5’000 en Colombie britannique, de - 4’500 dans le N. Ouest des
États-Unis. Cela indique la vitesse moyenne de propagation de ces migrations : environ un
kilomètre par an.
Ce cas permet de dater et de suivre le phénomène migratoire par le test des débris physiques
lors du déverrouillage de – 8’000. Mais on constate l'existence de mythes semblables bien
plus éloignés de part et d'autre du détroit de Behring. Ces mythes ont donc franchi le détroit
lors des précédents déverrouillages datés l'un de – 26’000 à – 21’000, l'autre vers – 35’000. Il
est ainsi possible, grâce à l'histoire géologique du détroit de Behring, de savoir que certains
mythes semblables, actuellement recueillis par les ethnologues très loin de part et d'autre du
détroit en Asie et en Amérique (jusqu'au Cap Horn) de s'assurer que leur origine remonte à
plus de trois cent cinquante siècles. C'est ainsi qu'un groupe de détails de la Création Biblique
(versets 6 et 7 de la Genèse) peuvent être remontés à peut-être trente mille ans ou plus.
WALTER ne veut bien sûr pas dire que la Bible aurait voyagé à travers le détroit de Behring à
cette date, mais que certains détails communs au livre sacré de l'Occident et à des récits
indiens d'Amérique du Sud attestant une commune origine au moins aussi ancienne (mais
certainement plus) que le passage du mythe primitif par le détroit de Behring, il y a quelque
350 siècles. Le récit originel se trouve ainsi reporté tout près des origines de l'Homo Sapiens
(ou du moins de son extension rapide après – 50’000 ans, s'il s'avère que l'Homo Sapiens,
comme on tend maintenant à le penser, serait apparu il y a quelque 200’000 ans, mais ne se
serait répandu qu'après la disparition de l'Homme de Neandertal, vers – 50’000).
Dans le livre très riche de J.-J. WALTER, certaines spéculations (en rapport avec la
psychanalyse enfantine) me paraissent discutables. Mais elles ne touchent pas au fond, qui est
passionnant. Il semble par exemple que l'on puisse éclairer plusieurs passages mystérieux de
la Genèse en les complétant : la Bible n'aurait recueilli qu'un écho lointain, mais bien
reconnaissable dans d'autres récits, du passage décisif de notre espèce à l'état humain. En fait,
les « mythes » de la Bible décrivent, sous une forme usée par la transmission à travers les
millions de générations, l'histoire réelle de l'accession de l'espèce humaine à la conscience,
l'histoire de ses hésitations, de ses choix, peut-être de ses chances manquées (de ce que la
théologie a appelé ensuite le « péché originel »).
Ceux qu'intéressent nos origines liront comme moi ce livre avec passion(1). Il suscitera certes
des critiques, car l'étude des mythes est une chasse gardée, et les usufruitiers académiques de
cet inépuisable héritage défendent farouchement leur immobilisme. Mais il faudra bien faire
leur place aux méthodes nouvelles, et au moins aux plus importantes des réalités fascinantes
qu'elles mettent à jour.■
(1)
Jean-Jacques Walter : Psychanalyse des Rites (Denoël 1977).

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