Les agents immobiliers et la segmentation des marchés du

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Les agents immobiliers et la segmentation des marchés du
Les agents immobiliers et la segmentation des marchés du
logement
Loïc Bonneval
GRS-Université Lyon II
[email protected]
Résumé
Bien qu’ils aient peu de prises directes sur les mécanismes de peuplement, les agents immobiliers
jouent un rôle très important sur la construction des cadres sociaux du marché du logement. Dans la
transaction elle-même, mais aussi dans la constitution de clientèles et dans l’ensemble de leurs
activités, ils assurent la médiation nécessaire à la mise en forme de l’offre et de la demande. En
particulier, le contenu de la relation de service et l’organisation du champ professionnel contribuent
à différencier socialement les clientèles. S’appuyant sur des données de questionnaire, ce travail
porte sur les relations entre agents immobiliers et clients acquéreurs. Situé autant au niveau de la
description que de l’analyse des processus, il montre que les proximités sociales observées ne sont
pas uniquement un écho des tendances de la demande, mais qu’elles participent à leur structuration.
Le rôle de la morphologie sociale dans la relation commerciale semble ainsi aller dans le sens de
l’homogénéisation des différents secteurs des marchés immobiliers.
Construction de l’objet
Les agents immobiliers ont été très peu étudiés par les sociologues et par les spécialistes de la
recherche urbaine. Cette quasi-absence ouvre plusieurs possibilités pour l’analyse et confère un
caractère exploratoire à ce travail. Issu d’une thèse en cours, il vise moins à décrire le milieu
professionnel des agents immobiliers qu’à cerner leur influence sur les marchés du logement. La
seule étude française spécifiquement consacrée à ces intermédiaires (Bourdin, 1994) adopte
également cette perspective, tout en mettant en avant l’analyse de la relation commerciale. Sans
remettre en cause l’importance de cet aspect qui vise à saisir les rationalités de l’acquéreur et du
vendeur à travers le rapport serviciel, nous présenterons plutôt ici des résultats concernant la
structuration sociale des marchés du logement.
L’attention portée aux marchés du logement, en particulier au parc collectif ancien, s’est accrue
depuis le début des années 90 (Driant 1995, Coloos 1997), notamment du fait du passage d’une
économie de la construction à une économie de la mutation (Lévy, 1998). Le fait que les
explications macro-économiques de la hausse continue des prix depuis 1998 se soient révélées
insuffisantes pour en comprendre la durée (Cohen [1] ; Beauvois, 2004), ainsi que l’affirmation
sans cesse répétée de l’insuffisance des outils pour analyser les marchés du logement (Madoré,
2004), invitent à développer une approche sociologique des logiques de marché. Ces dernières sont
souvent considérées comme données, que ce soit sous la forme de contraintes subies ou comme le
résultat mécanique de tendances extérieures au jeu des acteurs. Au-delà des mouvements cycliques,
plusieurs facteurs interviennent dans le fonctionnement des marchés du logement, qu’ils relèvent de
la composition sociale de la demande et de l’offre (vieillissement, taille des ménages, etc.), de la
structure des marchés locaux (structure de la propriété, type des logements, etc.) mais aussi de la
façon dont ces éléments se rencontrent et s’ajustent (transmission de l’information, évaluations,
mise en relation des acquéreurs et des vendeurs). C’est sur ce dernier point, sans doute plus que sur
la conjoncture, que l’étude des intermédiaires peut apporter des éléments. On s’attachera ici plus
particulièrement à leur mission d’intermédiation et à la façon dont elle conduit à hiérarchiser les
clientèles d’acquéreurs.
1
Arrière-plan théorique : la sociologie économique.
Cette approche des rapports de marché rejoint les orientations les plus récentes de la sociologie
économique. Pour rester schématique, celle-ci cherche à interroger sociologiquement les
mécanismes économiques à partir de la relation commerciale. Cette dernière est alors considérée
comme une relation sociale traversée par le même type de déterminations que d’autres rapports
(Chantelat, 2002). Dans le prolongement des questions classiques de ce champ de recherche (les
conventions et qualifications, la maîtrise du risque et de l’incertitude, les conditions de possibilité
de l’échange), il est donc justifié de prendre en compte les caractéristiques sociales des acteurs et de
voir dans quelle mesure elles agissent sur les rapports économiques. Les questions d’appartenance,
de proximité et de différenciation sociale ne sont pas ignorées par la sociologie économique [2]
mais une attention très fine aux processus microsociologiques a pu conduire à minimiser ces
phénomènes qui nous semblent centraux, au moins pour l’objet étudié ici. L’objectif de ce travail
est d’importer cette perspective objectivante dans l’analyse des rapports économiques. Nous
verrons donc comment la construction et la composition sociale des clientèles s’articule avec la
relation de service. Cela rappelle notamment l’étude de Bourdieu (1990) sur le marché de la maison
en lotissement et son observation sur la proximité sociale entre vendeurs et accédants, même si une
différence importante apparaît du fait de la grande diversité des clients. Les proximités sociales sont
moins immédiatement repérables, d’autant moins que, pour s’adapter et réussir une vente,
l’intermédiaire peut être amené à en atténuer les manifestations lors de l’interaction. Il est donc
nécessaire de travailler sur les clients effectifs (et non sur l’ensemble des visites) et sur les
différenciations entre les agences.
A cet égard, les discours dominants, parmi les agents immobiliers eux-mêmes, opposent
schématiquement la figure du "commerçant", accumulant les mandats indépendamment des
conditions dans lesquelles ils se présentent, à celle du "professionnel" alliant l’efficacité
commerciale à la qualité du service rendu. Le discours institutionnel quant à lui, met en avant la
vocation commerciale de la profession (Vorms, 2002) tout en reconnaissant la nécessité de
développer l’information adressée aux vendeurs et aux acheteurs de logements anciens, notamment
sur la qualité du bâti (ANIL, 2003). La distinction entre professionnel et commercial y est plus
marquée que celle entre agences indépendantes et franchisées. Nous reviendrons plus loin sur ce
principe de différenciation, mais on peut d’ores et déjà noter qu’il repose sur la conception de la
relation commerciale. Pour cette raison, les indicateurs utilisés par la suite porteront sur cette
relation plus que sur les caractéristiques des agences. Cela ne signifie pas que des différences de
type franchisé /indépendant ou agence ancienne /agence récente sont sans effet, mais simplement
que la description du champ professionnel est ici mise entre parenthèse de façon à relier les
pratiques professionnelles et la composition des clientèles.
Construction des données
Les données sur lesquelles nous nous appuierons sont issues d’un questionnaire adressé à des
agents immobiliers des principales villes françaises en décembre 2004 et janvier 2005. Conçu à
l’origine comme un complément à notre travail de thèse sur l’agglomération lyonnaise, il a été
élaboré à partir d’une observation participante menée dans une agence de Villeurbanne en juillet
2003. L’objectif était de tester la pertinence de certains indicateurs révélés par ce terrain et de
mener à bien l’approche objectivante décrite ci-dessus. Il s’est avéré représenter une source
importante puisque 268 réponses valides ont été collectées. Elles sont traitées avec le logiciel
TriDeux, mis au point par Philippe Cibois [3]. La passation se faisait sur Internet [4].Les agences
ont été contactées par mail ou par téléphone à partir des différents annuaires disponibles, de telle
sorte que les membres des réseaux commerciaux et des syndicats professionnels sont surreprésentés. L’échantillon est sans doute plus représentatif de la fraction "professionnelle" de
l’univers des agents immobiliers que de sa part "commerçante", ce qui ne signifie pas que les
2
liaisons mises en évidence ne s’appliquent qu’à elle. La structure par ancienneté et la localisation
des agences de l’échantillon (en termes de rapport centre-ville/banlieue/périphérie) sont assez
proches de ce que l’on observe dans l’agglomération lyonnaise. De plus, les résultats sont
suffisamment concordants avec les observations et entretiens déjà réalisés pour justifier d’être
présentés. Seule la relation avec les acquéreurs sera ici abordée. Deux grands aspects seront tour à
tour analysés en détail. Il s’agira d’abord de mettre en évidence le lien entre la sélection des
clientèles et la nature du service rendu. Dans un deuxième temps, nous verrons si la proximité
sociale entre les intermédiaires et leurs clients peut expliquer cette sélection et la hiérarchisation
des clientèles.
Sélection et Présélection
A l’inverse de celles des professionnels du marketing, les pratiques de sélection des agents
immobiliers ne répondent que rarement au besoin qu’éprouve l’agent de concentrer son activité sur
un certain type de biens ou de clients, et beaucoup plus souvent à une tentative pour obtenir des
affaires dans de bonnes conditions ou pour trouver rapidement l’acquéreur potentiel. Dans un
contexte de pénurie d’offres, les agents immobiliers sont dans une position peu favorable face aux
vendeurs et ils doivent essayer de présenter des clients pertinents pour conserver une certaine
marge de manœuvre dans la négociation. Par ailleurs, il leur est nécessaire de limiter le nombre de
visites pour ne pas perdre de temps. Les pratiques de classement ne sont donc pas explicitement
hiérarchisées mais le résultat de leur mise en œuvre peut l’être. Le terme de segmentation renverra
donc par la suite à ces processus de différenciation et de hiérarchisation, et non à une pratique de
ciblage des clientèles sur des critères formalisés.
Il existe deux types de filtres différents, le premier s’apparentant à une présélection qui consiste à
recruter les clients de façon privilégiée par l’intermédiaire de sources connues (réseaux personnels
et professionnels), alors que le second correspond à une réelle pratique de mise à l’écart des clients
les moins prometteurs. Parmi les moyens utilisés, le fait de donner systématiquement rendez-vous à
l’agence avant de proposer une visite nous a paru être l’indicateur le plus pertinent. Il est également
le signe d’une maîtrise de l’agent sur la relation commerciale, ce que l’on ne peut pas dire a priori
de la présélection (l’agent peut en effet être en rapport de dépendance vis-à-vis de ces filières).
Chacun de ces deux aspects est lié à la composition sociale de la clientèle, même si ce lien est
beaucoup plus fort pour le rendez-vous [5] (χ ² significatif à 4%), et ils jouent en sens inverse. Le
Tableau 1 oppose ces deux modes de constitution des clientèles (la signification des modalités de la
variable "milieu social" est détaillée dans la note de méthode ci dessous).
Tableau 1 : caractéristiques sociales des acquéreurs, sélection et présélection
Milieu social
Constitution des
clientèles
Rendez-vous
systématique et 1 ou 2
sources d’acquéreurs
pas de rendez-vous
systématique et 3 ou +
sources d’acquéreurs
Total (6 non réponses)
Catégories
Catégories
Catégories
Catégories Total %
intermédiaires intermédiaires
populaires
supérieures lignes
+
39%
25%
27%
9%
100%
18%
29%
33%
20%
100%
30%
25%
32%
13%
100%
3
Contrairement à ce que l’on pouvait attendre, le fait de sélectionner les acquéreurs en leur fixant un
rendez-vous est plutôt associé aux clientèles modestes. La ressource des trois sources d’acquéreurs
(annonces, relations professionnelles et personnelles) agit dans l’autre sens, quoique de façon moins
marquée. Les agences présentant les deux aspects sont en outre sous-représentées. Le sens de la
causalité reste également à déterminer. Les pratiques sélectives peuvent expliquer la morphologie
de la clientèle mais l’inverse est également possible : les différentes catégories de clientèle n’ont
pas le même rapport aux agents immobiliers. Il serait donc abusif d’y voir uniquement un filtre
supplémentaire sur le marché.
Note sur la variable "milieu social des clients acquéreurs"
Cette variable est un score entre 0 et 3 construit par agrégation de modalités. A la
question "quelles catégories sociales vous semblent les plus typiques de votre clientèle
d’acquéreur ?",trois réponses sont possibles. La variable qui en est issue est élaborée
de la façon suivante :
1 point si "employé" n’est pas choisi
1 point si "cadre" est choisi
1 point si "chef d’entreprise" est choisi
La logique de cette variable repose sur la disjonction entre les employés d’une part, les
cadres et chefs d’entreprise de l’autre. Elle ignore les ouvriers qui sont sous représentés
(4 dans l’échantillon, associés à des employés), les retraités et les professions
intermédiaires dont la place dans la hiérarchie socio-spatiale est souvent déterminée
par les catégories voisines. Les remarques qui suivront s’appliquent à l’univers social
des clientèles d’acquéreurs, tel qu’il a déjà été préfabriqué par les conditions d’accès au
marché, au prêt, etc. La quasi absence d’ouvriers et la sur-représentation des classes
supérieures sont des signes de l’ampleur de cette présélection (même si on la ramène à
la composition sociale des propriétaires urbains).
Parmi les combinaisons correspondant aux différents scores, voici celles qui sont
représentées :
0 ("catégories populaires") : employés, employés +profession intermédiaires,
1 ("catégories intermédiaires-") : cadres+professions intermédiaires+employés,
professions intermédiaires
2 ("catégories intermédiaires+") : cadres+professions intermédiaires, chefs
d’entreprise, cadres
3 ("catégories supérieures") : cadres +chefs d’entreprise
La prise en compte de la nature du service rendu permet d’approfondir cette observation. A cette
fin, les variables ont été croisées avec un indicateur de la qualité et de la complexité du service
rendu (Tableau 2). Il se compose de deux variables, le nombre de domaines dans lequel les agents
immobiliers disent apporter une information à leurs clients [6] et, parmi eux, l’aide à l’élaboration
du projet immobilier, qui donne une bonne idée de la personnalisation de la relation commerciale.
Tableau 2 : sélectivité de la relation commerciale et nature du rapport serviciel
3-6 informations Aide au projet
(moy. 63%)
(moy. 42%)
RdV syst.+1-2 source d’acquéreurs
68%
38%
3 sources acq.+ RdV non systématique
66%
49%
Les deux modes de constitution des clientèles ne se différencient pas tant par la qualité globale du
service rendu que par la personnalisation de la relation. Le fait de proposer systématiquement un
4
rendez-vous ne se traduit pas par une aide plus fréquente au projet immobilier, ce qui peut paraître
paradoxal, sauf à considérer que cette pratique est uniquement motivée par des préoccupations de
sélection. A l’inverse, ce que l’on a appelé la présélection, et dont on ne pouvait dire a priori de
quelle façon elle influencerait le service inhérent à la relation commerciale, est le fait d’agences qui
participent plus fréquemment à l’élaboration des projets immobiliers. La principale hypothèse
permettant d’expliquer cette différence est que les filières personnelles et professionnelles amènent
des acquéreurs dans des conditions facilitant l’instauration de la confiance, et donc d’agir sur la
demande, indépendamment de la formalisation d’un service professionnalisé (associé à la logique
sélective). De plus, le nombre de sources d’acquéreurs est positivement corrélé à l’information sur
la fiscalité, typique des préoccupations des classes supérieures. A l’inverse, le fait de proposer
systématiquement un rendez-vous n’est corrélé qu’avec la somme des informations fournies, et la
mise en contact avec d’autres professionnels.
L’opposition entre, d’une part, une tendance commerciale, quantitative et peu axée sur les services
rendus, et une conception à la fois sélective et professionnelle de la transaction d’autre part, doit
donc être nuancée. Les développements précédents montrent que le terme professionnel recouvre
une conception qui oscille entre une logique servicielle peu personnalisée, plus standardisée, et une
pratique où la sélection s’est faite en amont, ce qui permet à l’intermédiaire de convertir son capital
social et professionnel en ressources dans le rapport serviciel. La morphologie sociale des
acquéreurs s’ajuste, au moins dans les grandes lignes, à ce schéma, la première logique s’adressant
plutôt aux catégories modestes et intermédiaires et la seconde aux catégories favorisées.
Les raisons de cette relation ne relèvent pas uniquement d’une adaptation à la demande diversifiée
des acheteurs de logement, mais également des caractéristiques du champ professionnel lui-même.
Parmi les différents facteurs susceptibles d’avoir une influence, on s’est ici intéressé à la position
sociale des agents immobiliers.
La position sociale des agents immobiliers et de leurs clients
Le rôle de la proximité sociale entre acquéreurs et vendeurs, mis en avant par Bourdieu, ne le
conduit pas à nier l’importance de l’interaction elle-même, mais à montrer que la personnalisation
d’une relation commerciale ne passe pas uniquement par des techniques de vente et de
communication. L’habitus y tient une grande part. Toutefois, si cette proximité est avérée dans la
conjoncture économique et pour le type d’habitat qu’il étudiait, elle n’apparaît pas de façon aussi
directe dans l’habitat diversifié que représente le collectif ancien. D’après Bourdin (1994), la
proximité sociale ne serait importante que pour la fraction supérieure du parc, de telle sorte que
l’analyse gagnerait à se centrer sur ce qu’Isaac Joseph (1994) appelle les "protocoles de la relation
de service". Cependant, s’il est vrai que la proximité sociale n’est pas toujours directement
observable, elle ressort assez nettement de l’objectivation statistique.
L’espace social des responsables d’agences sera ici simplement caractérisé par la profession
exercée auparavant. Le diplôme est mis de côté car congruent avec la hiérarchie
socioprofessionnelle, tandis que l’âge et le sexe discriminent moins les pratiques étudiées. Le
Tableau 3 résume les secteurs d’activité et la PCS antérieurs, seule cette dernière étant retenue par
la suite. Il ne s’agit pas tant de retracer les trajectoires professionnelles des responsables d’agence
que de les situer sur une échelle afin de permettre la comparaison avec leur clientèle.
5
Tableau 3 : position sociale des responsables d’agence et ancien secteur d’activité
Ex chefs
d’entreprise
39
Ex cadres et professions
intellectuelles supérieures
83
Même agence 20
Autre profession immobilière
12
Autre agence
6
Vente
21
Vente
Bâtiment
Autres
6
3
4
Bancaire
Juridique [7]
Autres
18
9
23
Ex professions
intermédiaires et
employés
Agent mmobilier
Autre profession
immobilière
Vente
Bancaire
Autres
83
37
4
15
15
13
Ce tableau appelle deux commentaires principaux. Le premier est la quasi absence des catégories
populaires : aucun ancien ouvrier et seulement cinq anciens employés, qui ont été regroupés avec
les professions intermédiaires. Le fait n’est pas en soi une surprise mais il est très prononcé, et peut
être rapporté à la sous représentation des ouvriers au sein des clientèles d’acquéreurs. La deuxième
remarque concerne l’importance numérique des directeurs d’agence ayant fait carrière dans
l’immobilier (à l’exception des anciens cadres). Elle introduit une dimension qui pourrait interférer
avec la hiérarchie des catégorie socioprofessionnelles, d’abord parce qu’elle minore l’écart de statut
entre les cadres et les chefs d’entreprise (il n’y a pas de patron d’entreprises de grande taille) et
ensuite en instituant un rapprochement entre les anciens agents immobiliers et ceux qui ont déjà été
directeur d’agence. Il nous a toutefois semblé pertinent de conserver un classement fondé sur les
PCS, non seulement pour les comparaisons avec les clientèles, mais également parce que ce
découpage dessine des groupes relativement homogènes, au regard de la morphologie de la
profession, ainsi que des pratiques qui nous intéressent.
L’ensemble des anciens cadres se caractérise par exemple par le niveau de diplôme, les formations
reçues et les informations utilisées pour connaître le marché immobilier. Les anciens agents
immobiliers (commerciaux, négociateurs) partagent certes des traits avec les anciens responsables
d’agence, mais ces traits sont les moins corrélés avec le type de clientèle ou le niveau de qualité des
biens pris en charge. Il s’agit surtout de l’importance des réseaux professionnels dans l’acquisition
des mandats et de l’information. Les deux groupes sont ainsi bien intégrés à leur univers
professionnel mais se différencient sur l’échelle des hiérarchies de statut. Il sera toutefois
nécessaire de conserver présent à l’esprit le fait que l’on travaille sur une conception simple de la
structure sociale, laissant de côté les appartenances et les milieux, comme le montre par exemple
l’absence d’anciens salariés du public au sein de l’échantillon, ce qui n’est probablement pas le cas
au sein de leur clientèle.
Le croisement entre la position sociale des responsables d’agences et celle de leurs clients est
présenté dans le Tableau 4 qui montre une attraction entre les deux [8] lisible sur la diagonale (pour
autant que l’on puisse parler de la diagonale quand il y a plus de colonnes que de lignes), en
prenant en compte l’écart dû au fait que l’espace social des responsables d’agence apparaît comme
tronqué en l’absence des catégories populaires.
6
Tableau 4 : convergence entre la position sociale des responsables d’agences et celle de leurs
clients acquéreurs
Clientèle
Responsables
Ex profession
intermédiaire
Ex cadre
Ex chef entreprise
Total
Catégories
populaires
Catégories
Catégories
Catégories
intermédiaires - intermédiaires + supérieures
Total
37%
28%
30%
5%
100%
26%
26%
30%
20%
23%
24%
41%
25%
33%
13%
26%
13%
100%
100%
100%
La convergence des deux structures est indéniable (même si la construction des variables demande
de rester prudent) mais sa signification ne va pas de soi. La disposition du tableau, qui semble
inviter à considérer la position sociale du professionnel comme variable explicative ne doit pas
induire en erreur. La question est alors de savoir si l’on doit fonder l’interprétation sur des
phénomènes de proximité sociale (socialisation, habitus) ou sur la façon dont les responsables
d’agence construisent leurs clientèles. Sans s’exclure mutuellement, ces deux hypothèses renvoient
à deux types d’explication différentes. Comme indiqué plus haut, la première s’inscrit dans
l’horizon théorique de Bourdieu et relève de la façon dont l’interaction entre champ et habitus
masque les processus de hiérarchisation sociale. La seconde postulerait une relation linéaire entre le
niveau social des clients, celui des agents, la qualité des biens et celle du service. La complexité du
service ne ferait alors que refléter celle de la demande pour les biens les plus chers. On s’attachera
donc au lien entre la position sociale des agents immobiliers et le segment de qualité dans lequel ils
travaillent.
Parmi les différents facteurs susceptibles d’expliquer le segment de qualité privilégié, les variables
liées au capital social jouent un rôle important ainsi que les autres activités exercées (en particulier
promoteur et expert). Toutefois, en croisant tour à tour chacune de ces variables avec l’ancienne
PCS du directeur de l’agence, on s’aperçoit que seul le nombre d’activités exercées lui est
significativement lié ainsi que, dans une moindre mesure, le nombre de sources d’acquéreurs.
L’origine sociale de l’agent immobilier telle qu’on la saisit n’a donc pas d’effet très net sur les
réseaux qu’il utilise.
Le Tableau 5 retrace les principales liaisons. Il apparaît qu’en moyenne, les anciens chefs
d’entreprise se distinguent moins par les relations personnelles que par le nombre d’activités. Or le
lien entre cet indicateur et le segment de qualité est statistiquement assez faible. Les anciens cadres
se différencient légèrement de la moyenne par l’importance des réseaux personnels, tandis que les
responsables issus des professions intermédiaires apparaissent systématiquement moins dotés dans
tout ce qui signale l’étendue du capital social.
Tableau 5 : influence de l’origine sociale des responsables d’agence sur la construction des
clientèles
Type de filière
origine
Ex chef entr.
Ex cadre
Ex prof. Int.
Moyenne
Relations personnelles
>3activités
(obtention de mandats)
3 sources acquéreurs
51%
44%
42%
45%
68%
72%
66%
69%
7
45%
41%
25%
36%
La proximité sociale entre intermédiaires et clients acquéreurs semble donc ne passer que
partiellement par la mobilisation de réseaux. L’influence de la familiarité, ou, pour le dire
rapidement, de l’habitus, pourrait se dessiner en creux, sans être pour autant directement repérable.
A l’instar de la démarche adoptée dans la partie précédente, et du fait du rôle des autres activités
exercées, nous sommes alors conduits à prendre en compte la nature du service rendu pour voir
comment s’articulent les pratiques professionnelles et les aspects morphologiques.
La qualité du service rendu sera ici résumée par le nombre de domaines dans lesquels les
intermédiaires disent faire bénéficier leur client. La relation entre cette variable et l’ancienne PCS
est attestée (χ² significatif à 2%) et se retrouve lorsque le segment de qualité est introduit en
variable test (particulièrement pour le segment moyen). Le Tableau 6 se contente de présenter leur
interaction dans le segment supérieur. La dernière ligne indique les proportions pour l’ensemble de
l’échantillon.
Tableau 6 : Origine sociale du responsable de l’agence et qualité du service rendu (agences
tournées vers les logements de haute qualité)
0-2info client 3-6 info client Total (%lignes)
Ex chef entr.
43%
57%
100%
Ex cadre
20%
80%
100%
Ex prof. Int.
20%
80%
100%
Total sur ce segment
28%
72%
100%
Ensemble de l’échantillon
35%
65%
100%
Les agents que leur carrière précédente situe dans les classes supérieures sont ceux qui réalisent le
plus fréquemment des ventes dans les segments les plus élevés de qualité. Ce positionnement
s’accompagne, en moyenne mais également pour chaque catégorie, d’un plus grand nombre de
services rendus au client (72% fournissent des informations dans au moins trois domaines contre
65% pour l’ensemble de l’échantillon).
Il serait toutefois abusif d’en déduire une relation simple entre la qualité du service rendu et celle
des biens pris en charge. L’enseignement principal du Tableau 6 est l’influence de l’origine sociale
des responsables d’agence sur leur pratique professionnelle. Tout d’abord les anciens chefs
d’entreprise, qui sont statistiquement les plus associés aux segments de qualité supérieurs,
fournissent moins d’informations que les deux autres catégories. C’est d’autant plus notable qu’ils
sont fréquemment pourvus des ressources susceptibles d’enrichir la relation commerciale
(formation supérieure dans le domaine de l’immobilier, autres activités, expérience de directeur
d’agence). De la même façon, la similarité des distributions en ligne pour les deux autres catégories
est trompeuse. Sur l’ensemble des agences en effet, 78% des anciens cadres offrent au moins trois
types d’informations, contre 62% pour les anciens membres des professions intermédiaires, à
comparer aux 80% du Tableau 6. Pour exercer dans les segments de qualité supérieurs, les
responsables issus des professions intermédiaires (d’anciens agents immobiliers pour un tiers mais
également des commerciaux et salariés d’autres secteurs) sont donc amenés à se distinguer en
diversifiant le service rendu. A l’inverse, les anciens cadres, et surtout les anciens chefs
d’entreprise, n’ont pas à mettre en œuvre de pratiques spécifiques. L’attraction entre les catégories
d’agents immobiliers et le segment de qualité supérieure est donc partiellement indépendante de la
nature du service rendu.
D’une manière générale, les agents proposent des services moins complexes dans le segment de
qualité où ils sont le mieux représentés. Il ne s’agit pas d’en conclure que la nature du service rendu
ne sert que de voile à des processus de sélection ou à des positionnements sans produire d’effet
propre. Dans certains cas, comme pour les anciennes professions intermédiaires privilégiant le
logement de standing, le développement de la compétence servicielle peut pallier les effets de la
8
position sociale. Néanmoins, l’influence de la proximité sociale est importante dans la construction
de la relation commerciale, y compris dans les segments de qualité moyens et inférieurs.
Conclusion
La méthode consistant à superposer deux plans de la réalité sociale et à en observer les points
communs (méthode sur laquelle se fonde l’établissement des homologies structurales dans la
sociologie bourdieusienne) ne peut être tenue en soi pour une démonstration suffisante même si elle
permet de mettre à jour des régularités restées invisibles jusque là. Elle doit s’accompagner d’une
analyse des médiations assurant leur articulation. Dans les développements précédents, où le fait de
comparer des espaces de positions plus que des systèmes d’appartenance empêche de proposer
automatiquement une interprétation en termes d’habitus, la question de la structuration sociale se
noue à l’intérieur du rapport serviciel, dans sa sélectivité et sa qualité. Les résultats indiquent qu’il
n’y a pas de causalité simple expliquant les convergences observées, mais plutôt une attraction
réciproque, des affinités électives pourrait-on dire, qui ne se construisent pas uniquement sur les
réseaux mobilisables par l’intermédiaire. La proximité sociale entre intermédiaires et acquéreurs ne
peut que renforcer l’homogénéisation des représentations du marché de l’habitat, d’autant plus que
les agents se disant susceptibles d’intervenir et de modifier les projets immobiliers sont aussi ceux
dont les clientèles sont les plus dotées. La mise en évidence de telles proximités ouvre également
sur l’analyse des effets de club, essentiels dans les phénomènes de polarisation sociale de l’habitat
et de ségrégation. Grafmeyer (1995) rappelle à cet égard que la mesure des processus résidentiels
ne suffit pas à caractériser la ségrégation : la signification de ces mouvements doit également être
restituée . Les regroupements sont en effet souvent constatés mais parfois trop rapidement
expliqués par les tendances spontanées du marché. l’observation de l’intermédiation sur les
marchés du logement permet d’objectiver ces tendances apparemment mécaniques.
Références citées
ANIL. "Marché de l’ancien : quel diagnostic ?", Habitat Actualité, janvier 2003
BEAUVOIS M. "la hausse des prix des logements anciens depuis 1998", INSEE Première n°991,
décembre 2004
BOURDIEU P. "un contrat sous contraintes", Actes de la recherche en sciences sociales, n°81-82,
1990
BOURDIN A. (dir.) L’influence des agents immobiliers sur la décision d’achat d’un logement
ancien, Rapport pour le PCA, Toulouse, 1994
CHANTELAT P. " La Nouvelle Sociologie Economique et le lien marchand : des relations
personnelles à l’impersonnalité des relations ", Revue Française de Sociologie, n°43 vol. 3, 2002
COLOOS B. (dir.) Comprendre les marchés du logement, L’Harmattan, Paris, 1997
DRIANT J-C. Les marchés du logement : savoir et comprendre pour agir, Presses de l’ENPC,
Paris, 1995
GRAFMEYER Y. "Regards sociologiques sur la ségrégation", in RHEIN Catherine (dir.), La
ségrégation dans la ville, L’Harmattan, Paris, 1995
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Notes
[1] Daniel Cohen, "le krach attendu de l’immobilier", Le Monde, 13 janvier 2005.
[2] On peut citer l’importance des réseaux dans les travaux fondateurs de Karpik (1989) ou, plus
anciens, les textes de Weber (notamment sur les sectes protestantes aux Etats-Unis).
[3] http://perso.wanadoo.fr/cibois/SitePhCibois.htm
[4] Sur le site http://loicbonneval.free.fr
[5] Si on regarde non pas le milieu social des acquéreurs mais le segment de qualité privilégié par
l’agence, les liaisons statistiques sont significatives pour les deux variables, les source d’acquéreur
multiples facilitant l’accès aux logements de haute qualité, et inversement pour la pratique du
rendez-vous à l’agence.
[6] Ces domaines sont : information juridique, informations techniques, information sur la fiscalité,
information sur les possibilités d’aménagement et de travaux, mise en contact avec d’autres
professionnels, aide à l’élaboration du projet immobilier.
[7] En majorité des notaires.
[8] χ ² du tableau des effectifs significatif au seuil de 1%.
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