Objet d`étude : La question de l`Homme dans les

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Objet d`étude : La question de l`Homme dans les
Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation, du XVlème siècle à
nos jours.
CORPUS DE TEXTES
A – Voltaire, Aventure indienne, traduite de l’Ignorant, 1766.
B – René Pomeau, « Note sur l’Aventure indienne », dans Voltaire, Romans et contes, 1966, ©
Flammarion.
C – Voltaire, article « Torture », Dictionnaire philosophique, 1769.
D – Henri Michaux, Voyage en Grande Garabagne, 1936. © Gallimard.
TEXTE A
Pythagore1, dans son séjour aux Indes, apprit, comme tout le monde sait, à l'école des
gymnosophistes, le langage des bêtes et celui des plantes. Se promenant un jour dans une prairie
assez près du rivage de la mer, il entendit ces paroles : « Que je suis malheureuse d'être née herbe !
à peine suis-je parvenue à deux pouces de hauteur que voilà un monstre dévorant, un animal
horrible, qui me foule sous ses larges pieds ; sa gueule est armée d'une rangée de faux tranchantes,
avec laquelle il me coupe, me déchire et m'engloutit. Les hommes nomment ce monstre un mouton.
Je ne crois pas qu’il y ait au monde une plus abominable créature. »
Pythagore avança quelques pas ; il trouve une huître qui bâillait sur un petit rocher ; il n'avait
point encore embrassé cette admirable loi par laquelle il est défendu de manger les animaux nos
semblables. Il allait avaler l'huître, lorsqu’elle prononça ces mots attendrissants : « O nature ! que
l'herbe, qui est comme moi ton ouvrage, est heureuse ! Quand on l'a coupée, elle renaît, elle est
immortelle ; et nous, pauvres huîtres, en vain sommes-nous défendues par une double cuirasse ; des
scélérats nous mangent par douzaines à leur déjeuner, et c'en est fait pour jamais. Quelle
épouvantable destinée que celle d'une huître, et que les hommes sont barbares ! ».
Pythagore tressaillit ; il sentit l'énormité du crime qu’il allait commettre : il demanda pardon à
l'huître en pleurant, et la remit bien proprement sur son rocher.
Comme il rêvait profondément à cette aventure en retournant à la ville, il vit des araignées qui
mangeaient des mouches, des hirondelles qui mangeaient des araignées, des éperviers qui
mangeaient des hirondelles. «Tous ces gens-là, dit-il, ne sont pas philosophes.»
Pythagore, en entrant, fut heurté, froissé, renversé par une multitude de gredins et de gredines qui
couraient en criant : «C'est bien fait, c'est bien fait, ils l'ont bien mérité! – Qui ? quoi ? » dit
Pythagore en se relevant ; et les gens couraient toujours en disant : «Ah ! que nous aurons de plaisir
de les voir cuire ! »
Pythagore crut qu’on parlait de lentilles ou de quelques autres légumes ; point du tout, c'était
deux pauvres Indiens. «Ah ! sans doute, dit Pythagore, ce sont deux grands philosophes qui sont las
de la vie ; ils sont bien aises de renaître sous une autre forme ; il y a du plaisir à changer de maison,
quoiqu’on soit toujours mal logé : il ne faut pas disputer des goûts.»
Il avança avec la foule jusqu’à la place publique, et ce fut là qu’il vit un grand bûcher allumé, et
vis-à-vis de ce bûcher un banc qu'on appelait un tribunal, et sur ce banc des juges, et ces juges
tenaient tous une queue de vache à la main, et ils avaient sur la tête un bonnet ressemblant
parfaitement aux deux oreilles de l'animal qui porta Silène2 quand il vint autrefois au pays avec
Bacchus, après avoir traversé la mer Erythrée à pied sec, et avoir arrêté le soleil et la lune, comme
on le raconte fidèlement dans les Orphiques.
1
2
Pythagore : mathématicien de l’Antiquité grecque, originaire de l’île de Samos.
Silène : vieillard, compagnon du dieu du vin, Bacchus, qui était porté par un âne.
Il y avait parmi ces juges un honnête homme fort connu de Pythagore. Le sage de l'Inde expliqua
au sage de Samos de quoi il était question dans la fête qu’on allait donner au peuple indou. « Les
deux Indiens, dit-il, n’ont nulle envie d'être brûlés ; mes graves confrères les ont condamnés à ce
supplice, l'un pour avoir dit que la substance de Xaca n'est pas la substance de Brama3 ; et l'autre,
pour avoir soupçonné qu’on pouvait plaire à l'Être suprême par la vertu, sans tenir en mourant une
vache par la queue ; parce que, disait-il, on peut être vertueux en tout temps, et qu'on ne trouve pas
toujours une vache à point nommé. Les bonnes femmes de la ville ont été si effrayées de ces deux
propositions hérétiques4 qu'elles n'ont point donné de repos aux juges jusqu'à ce qu'ils aient ordonné
le supplice de ces deux infortunés. » Pythagore jugea que depuis l'herbe jusqu'à l'homme il y avait
bien des sujets de chagrin. Il fit pourtant entendre raison aux juges, et même aux dévotes : et c'est ce
qui n'est arrivé que cette seule fois.
Ensuite il alla prêcher la tolérance à Crotone ; mais un intolérant mit le feu à sa maison ; il fut
brûlé, lui qui avait tiré deux lndous des flammes. Sauve qui peut !
TEXTE B
Insérée de même que Petite Digression dans le volume du Philosophe Ignorant (1766), Aventure
indienne se rattache par un autre biais à la chronique de l’ignorance. La loi de tout ce qui vit est
d’être dévoré, du brin d’herbe au philosophe. Les tribunaux du Saint-Office5 vérifient à leur
manière cette loi biologique. Ils brûlent les gens en vertu de rêveries aussi mal fondées que les
décisions des aveugles sur les couleurs. Voltaire installe le Saint-Office dans la religion indienne ;
le dogme dont il s’agit est que pour faire son salut il convient de tenir en mourant une vache par la
queue. Au lecteur de chercher l’application – ce qui n’était pas fort difficile l’année où le chevalier
de la Barre fut décapité pour crime d’impiété.
TEXTE C
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de
beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée,
fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de
capucins6 sans avoir ôté son chapeau7, les juges d’Abbeville, gens comparables aux sénateurs
romains, ordonnèrent non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on
brûlât son corps à petit feu ; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément
combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau
sur la tête.
Ce n’est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c’est dans le
XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis
vers, par les filles d’Opéra, qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d’Opéra, qui ont de la
grâce, par Mlle Clairon8, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond
de nation plus cruelle que la française.
3
Xaca, Brama : divinités indoues.
hérétiques : non conformes aux dogmes religieux.
5
Saint-Office : tribunal religieux
6
capucins : moines.
7
ôter son chapeau est signe de respect obligé.
8
Mlle Clairon : comédienne de l’époque de Voltaire, rendue célèbre par son interprétation de Phèdre.
4
TEXTE D
LES ARPÈDRES9
Les Arpèdres sont les hommes les plus durs et les plus intransigeants qui soient, obsédés de
droiture, de droits et plus encore de devoirs. De traditions respectables, naturellement. Le tout sans
horizon.
Têtes têtues de bien pensants, poussant en maniaques les autres à s’amender, à avoir le cœur
haut.
Quelle inondation de joie chez tous leurs voisins quand une guerre générale leur fut déclarée,
guerre injuste entre toutes !
Ce fut une nouvelle et grande croisade, la belle, l’heureuse, l’injustifiable, la criminelle, criante
d’iniquité10, contre un peuple sûr de son droit, prouvant qu’il a le droit pour lui et qui en crèvera.
A peine s’il en reste quelques centaines actuellement dans l’île de Phobos11. Tous les peuples se
soulagèrent grandement. Le carnage dura plus d’un an. En pleine torture, quand on leur coupait un
bras, le nez, les oreilles, les Arpèdres prisonniers parlaient encore « de leur droit qu’on viole ».
Cette chanson est finie maintenant. Ils furent donnés aux chiens, qui ne les trouvèrent pas coriaces
du tout, et en redemandèrent.
On ne fit pas grâce aux femmes. Aussitôt violées, on les tuait, on n’avait aucune confiance dans
la nouvelle race qui aurait pu se former.
Question : (4 points)
Analysez les différences entre les documents A et C (genre, personnages, registre, époque…).
Écriture : vous traiterez au choix l’un des trois sujets suivants (16 points).
Commentaire.
Vous ferez le commentaire littéraire du texte d’Henri Michaux (texte D).
Dissertation.
Un écrivain peut-il, par ses œuvres, contribuer à l’amélioration de la société ? Vous appuierez votre
réflexion sur les textes du corpus, ainsi que sur vos connaissances littéraires et vos lectures
personnelles.
Écriture d’invention.
Composez le discours que Pythagore prononce devant les « juges » et les « dévotes » pour obtenir la
grâce des « deux Indiens ». Vous aurez recours à différents procédés oratoires propres à rendre le
discours convaincant.
9
Les Arpèdres : un des peuples qui occupent le territoire de la Grande Garabagne, pays imaginaire.
iniquité : injustice
11
Phobos : en grec, signifie la peur.
10