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Université Paris 8 – École doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des arts
Discipline : Esthétique, sciences et technologies des arts, Spécialité : cinéma
THÈSE
HUILLET & STRAUB, “OBJECTIVISTES” EN CINÉMA
soutenue le 26 novembre 2005 par
BENOÎT TURQUETY
Directeur de thèse : Pr. GUY FIHMAN
Résumé
L’œuvre cinématographique de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub s’est construite sur
un certain nombre de partis pris radicaux : adaptation systématique d’ouvrages pré-existants,
diction fortement formalisée, grande rigueur du cadrage et du découpage, etc. Cette approche,
et leur manière de la formuler, fait émerger le principe d’une recherche d’objectivité radicale
dont les enjeux sont complexes, et peuvent paraître paradoxaux.
La thématique de l’objectivité est apparue de manière récurrente dans certains courants
souterrains de l’art et la pensée de la modernité – au vingtième siècle surtout, où certaines
avant-gardes s’attachèrent à la notion, mais les sources en transparaissent déjà dans quelques
œuvres antérieures. En particulier, un mouvement resté longtemps obscur de la poésie
américaine des années mil neuf cent trente et suivantes s’est organisé autour de cet axe de
réflexion, et en a formulé exemplairement les problématiques : le mouvement « objectiviste »,
composé notamment de Louis Zukofsky (1904-1978), George Oppen (1908-1984), Charles
Reznikoff (1894-1976), et proche de William Carlos Williams (1883-1963) et Ezra Pound
(1885-1972).
Ce groupe fut redécouvert dans les années soixante pour l’une de ses caractéristiques
centrales : sa volonté de concilier conscience historique et recherche artistique,
intransigeances politique et formelle – conciliation orientée selon ce principe d’objectivité
radicale. Les poètes objectivistes inventèrent pour y parvenir des méthodes, et formulèrent des
notions, dont la proximité avec les choix de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub est
singulièrement éclairante, par-delà les écarts liés à la différence des arts et des contextes.
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C’est donc à une étude détaillée des techniques des cinéastes et des poètes objectivistes
que se consacre particulièrement cette thèse. Si les textes théoriques et les propos des artistes
permettent de dégager les fondements sur lesquels l’approche est construite, seule l’analyse
concrète des œuvres elles-mêmes doit faire apparaître comment l’épithète objectiviste peut
qualifier le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub.
Une remise en contexte du travail de Huillet et Straub et de sa réception critique est
d’abord l’occasion de relever la thématique de l’objectivité, et de la lier d’un côté aux films et
à leur contexte, et de l’autre côté aux conceptions ‘objectivistes’. Ensuite sont présentés, à
travers l’étude de Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer (Othon, 1969), les partis
pris fondamentaux de l’approche cinématographique de Huillet et Straub, l’ensemble des
règles du jeu qui valent, au-delà de l’évolution perceptible de leur style et de certaines de leurs
préoccupations formelles, pour l’intégralité de l’œuvre, et qui aparaissent au plus brut dans ce
film particulièrement radical, particulièrement aussi mal reçu, surtout en France.
Il s’est agi ensuite de prendre le temps d’une analyse aussi détaillée et exacte que
possible d’un film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, en l’occurrence Moïse et Aaron
(1974), afin d’en comprendre le fonctionnement, la manière dont la forme s’agence et le lien
qu’elle entretient avec l’opéra d’Arnold Schoenberg qu’il met en cinéma. Projet à maints
égards fondamental pour ses auteurs, c’est aussi un de leurs plus remarquables
accomplissements formels. En outre, il avait été débattu, autour d’un texte d’Adorno, du
problème de l’objectivité quant à l’opéra de Schoenberg – sa possibilité, sa nécessité, son
absurdité, et les contradictions ou apories liées.
Cette seconde partie est complétée de l’étude d’un chef-d’œuvre de Louis Zukofsky, le
neuvième mouvement (1938-1940, 1948-1950) de son grand poème “A” (1928-1974), où se
découvre une singulière théorie de l’amour – lien qui serait absence de lien, laissant l’être
aimé à sa singularité pure – sur laquelle se fonde l’éthique objectiviste. Présentées comme a
priori indépendantes – ce qu’elles furent dans le cours du travail –, ces deux discussions
permettent de dégager certaines problématiques communes, mais aussi des parentés
d’approche et de techniques.
À partir de ces conjonctions initiales, une troisième partie entrelace de manière plus
serrée les œuvres et problèmes de Huillet et Straub et de Zukofsky (surtout) : des analyses
croisées de productions des cinéastes et du poète font apparaître des préoccupations et
procédés communs, tandis que sont réinterrogées et mises en perspective les analogies entre
cinéma et poésie et leurs conséquences. Là sont invoqués plusieurs autres films de Huillet et
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Straub, dont certains sont discutés dans leur globalité : Introduction à la « Musique
d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg (1972), Leçons d’histoire
(1972), Le Fiancé, la comédienne et le maquereau (1968) parce que, réalisés à quelques
années d’intervalle, il s’y joue de manières diverses des conceptions de la forme et des
problématiques exemplairement proches de celles qui furent développées par les
‘objectivistes’ ; Toute révolution est un coup de dés (1977) parce que c’est le seul film de
Huillet et Straub dont le texte initial est un poème. D’autres films sont examinés sous certains
de leurs aspects – un trait formel, un plan particulier, etc. : Trop tôt/trop tard (1981), Cézanne
(1989), Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967)…
Enfin, la quatrième partie revient à une organisation plus proche de la seconde. Le point
de départ en est Rapports de classes (1984), film autour duquel se joue un basculement
important dans l’œuvre des cinéastes, et où s’inventent des méthodes nouvelles dont le film
suivant, La Mort d’Empédocle (1986), représentera une radicalisation et une manière
d’apogée, et qui seront (presque) systématiquement réemployées par Huillet et Straub jusqu’à
Ouvriers, paysans (2000) et Humiliés… (2003), films qui en incarnent une sorte d’ultime mise
à l’épreuve, qui sera prolongée ensuite. Ces recherches sont rapprochées d’autres aspects de la
poétique ‘objectiviste’, cette fois illustrée surtout par les deux autres poètes importants que
furent George Oppen et Charles Reznikoff.
Ainsi se dégagent des procédures communes. La mise en forme nouvelle d’œuvres
antérieures ne se fait pas par interprétation personnelle, mais par construction en stratigraphie
de structures superposées quasi indépendantes. Une très grande exigence de fermeté de
structure et de ‘solidité’ formelle s’articule avec un haut niveau de déconnexion entre les
constituants de l’œuvre, impliquant de trouver des modes d’organisation (« série discrète »,
« récitatif », « fugue ») travaillant singulièrement le principe de l’interruption ou brisure, et
s’organisant par apposition plutôt que de manière hiérarchisée. Cette pratique met en jeu
fortement la question de la référentialité, où doit pouvoir se penser à la fois le mot comme
chose et comme renvoyant à une chose ; ainsi qu’une réflexion sur le témoignage dans ses
dimensions historique et judiciaire. Le but objectiviste est de construire une totalité reposée,
dont le lien à l’immobilisation n’ignore pas son contenu utopique.
Ces méthodes ont des présupposés et des implications centraux : refus absolu de toute
forme d’intention ou de manifestation prédatrice à la fois par rapport aux choses du monde et
aux constituants de l’œuvre, conception de l’œuvre d’art comme objet et par suite de l’artiste
comme artisan, méfiance vis-à-vis de l’abstraction et de l’expression, interrogation poussée
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sur la perception, sens aigu de l’histoire, idéal d’une œuvre échappant totalement au sujet
(auteur aussi bien que récepteur).
Ensemble, tout cela dessine une esthétique, une morale, une politique, au fond une
théorie de l’amour.
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