Agés de 27 à 40 ans, Manon, Ruben et les autres n`ont plus rien d

Transcription

Agés de 27 à 40 ans, Manon, Ruben et les autres n`ont plus rien d
société
Est-ce que piquer
c’est voler ?
Silvestre, directrice marketing de
Checkpoint. En effet, les articles qui
disparaissent le plus sont les accessoires
de mode, les produits alimentaires
haut de gamme comme les whiskys, les
grands vins et les plats cuisinés, les
produits de rasage, parfums, les lecteurs
MP3 et les smartphones... Le coût
moyen s’élève à 94 euros.
A
gés de 27 à 40 ans, Manon,
Ruben et les autres n’ont plus
rien d’ados rebelles. Ils ont
un bon métier, un salaire
confortable, ce sont des salariés
appliqués et ils sont les premiers à
s’enflammer quand il s’agit de parler
d’honnêteté et de justice. Pourtant,
ils fauchent. Souvent, régulièrement.
Et même parfois sans y penser.
Les grandes surfaces les appellent les
“voleurs d’aubaine”, “occasionnels” ou
encore la “délinquance d’opportunisme”
ou les “délinquants ordinaires”. Ils sont
devenus un de leurs cauchemars.
Bien plus que les personnes dans
le besoin qui volent en temps de crise.
Un peu moins que les voleurs
“professionnels” qui trafiquent et
revendent, en constante augmentation.
Leurs larcins sont comptabilisés dans ce
qu’on appelle “la démarque inconnue”,
ce trou occasionné par la disparition
des produits volés. Depuis des années,
la démarque inconnue des petits
commerçants et de la grande
distribution augmente lentement mais
sûrement. Selon le baromètre du vol
publié par Checkpoint, entreprise qui
vend de la sécurité aux entreprises, elle
représentait 1,40 % du chiffre d’affaires
de la grande distribution en 2011 (contre
1,36 % un an auparavant). “Quand
on regarde les produits les plus dérobés,
on voit bien qu’il ne s’agit pas de gens
dans le besoin”, remarque Clémence
Manon, 35 ans, responsable de communication
“Je crois que je n’ai jamais payé un mascara de ma vie. C’est mon côté bravache.”
Photos sophie pasquet.
C’est plus fort qu’eux : ils volent ce qu’ils pourraient s’offrir.
Portrait d’une génération de CSP+ sans complexes.
Les pies voleuses ne
sortent pas pour rien...
Selon Checkpoint, toujours, les
femmes piquent presque autant que
les hommes (48 % des personnes qui se
font prendre), mais des produits d’une
valeur légèrement plus importante.
Pourquoi donc des trentenaires aisés
volent-ils dans des magasins au risque
de passer un sale quart d’heure ?
“J’ai attendu 18 ans car j’aurais eu trop
honte que mes parents viennent me
chercher au poste, se souvient Manon,
35 ans, responsable de communication
dans une entreprise américaine
implantée à Paris. Mais depuis, je crois
que je n’ai jamais payé un mascara ou
un crayon pour les yeux de ma vie...
Je pense que c’est mon côté bravache,
lance-t-elle en se balançant sur ses
talons. En fait, je pique surtout quand
je viens de dépenser beaucoup, quand
ma carte bleue chauffe depuis des jours.
À un moment, j’en ai marre et je me
sers...” En fauchant, ces jeunes cadres
s’attribuent aussi un peu de liberté, de
facéties et de frisson dans un quotidien
de plus en plus lisse et contraint.
“je paie ce que je peux,
à hauteur de mes moyens”
Renaud, chimiste dans un grand
laboratoire de province, 27 ans,
2 500 euros brut par mois, explique :
“Je ne me dis pas « je vais piquer »,
mais quand je vois que je peux le faire,
je le fais, avoue-t-il, espiègle. Si je suis
au cinéma et que je m’aperçois qu’il y a
un moyen de regarder un deuxième
film à l’œil, j’y vais. Parfois, je ne sais
Justine, 35 ans, architecte
“Quand je me fais prendre, je règle sans broncher.”
même pas ce qui se joue !” De la même
façon, quand il s’est rendu compte
que les caisses en libre-service d’un
grand marchand de meuble lui
laissaient une certaine liberté, il a
décidé de ne scanner qu’un codebarres sur deux des cartons de
sa bibliothèque en kit. “J’ai quand
même payé 300 euros. Je me suis
offert les 150 euros restants.”
Si on les écoutait, en ces temps de
crise, chacun devrait faire ses propres
prix. “Je suis pour les transports en
commun, et le service public en
général, que je défends par ailleurs
ardemment, souligne Justine, 35 ans,
salariée d’un cabinet d’architecture,
3 500 euros brut par mois. Mais je
trouve les tarifs beaucoup trop chers.
Je suis divorcée avec deux enfants.
Je dois faire constamment attention.
Je paie ce que je peux, à hauteur de
mes moyens. Quand je me fais prendre,
je règle sans broncher.” On peut être
privilégié et juger le système injuste. Est-ce que piquer c’est voler ?
ce que dit la loi
Les sanctions encourues
autant que les pauvres. D’après
sa dernière enquête, un tiers des
18-65 ans a déjà commis un larcin
de moins de 20 euros, toutes CSP
confondues. Pour lui, chaparder dans
un grand magasin, par exemple, ce
n’est pas rejouer Robin des bois contre
le grand système capitaliste. C’est une
façon d’apaiser sa propre conscience :
“Le vol est plus facile quand il n’y a pas
de victime visible, c’est plus commode
moralement dans un grand magasin
que chez un petit commerçant.” Mais
qu’est-ce qui fait que quelques-uns
seulement passent à l’acte ? “C’est une
négociation entre le bénéfice et le coût
moral de la transgression. Cela ne
dépend pas d’un niveau de revenu ou
des risques encourus, mais plutôt
des limites au-delà desquelles on ne
peut plus se regarder dans un miroir.
L’endroit où l’on place le curseur
dépend de notre attachement à nos
groupes de référence – amis, familles,
collègues – et du regard qu’ils portent
eux-mêmes sur le vol”, explique-t-il.
Laurent Bègue a observé que
l’exemple que l’on a sous les yeux
est déterminant. “Savoir que d’autres
volent est une forte incitation.” C’est
l’excuse du “tout le monde le fait”. La
contagion... Plus que tout, c’est elle que
redoutent les magasins. Les grandes
enseignent refusent d’ailleurs de parler
du sujet du vol à l’étalage. “Tout
ce qui concerne le vol est confidentiel.”
Ce qui l’est surtout, c’est que les CSP+,
leaders en matière de comportement,
pourraient avoir une influence très
importante en la matière.
Que fait la police ?
La semonce serait-elle le seul moyen
de les arrêter ? “Tout dépend de
l’importance du rappel à l’ordre, mais
le jour où ils se retrouvent au
commissariat et qu’un policier appelle
leur conjoint ou un proche pour lui
demander de venir les chercher au
poste, ça peut les calmer. Une fois
Renaud, 27 ans, chimiste
“Je ne me dis pas « je vais piquer », mais quand je vois que je peux le faire, je le fais.”
Photos sophie pasquet.
Des robin des bois qui
s’habillent élégamment
“Dans les vérifications d’identité,
ce sont toujours les mêmes qui se font
contrôler. Moi, bon teint, bien habillée,
ça ne m’arrive jamais. Quand je
chipe une belle serviette de bain en
passant devant le vigile avec un grand
sourire, c’est aussi une façon de
dire : « Vous vous gourez les gars avec
vos contrôles au faciès... et c’est
tant pis pour vous ! »”, rigole Natacha,
32 ans, attachée de production.
Les nouveaux Robin des bois
s’habilleraient-ils élégamment ?
Laurent Bègue, professeur de
psychologie sociale à l’université
de Grenoble*, est sceptique.
“Ces justifications montrent qu’ils
connaissent surtout très bien
les valeurs qu’ils transgressent !”,
souligne le chercheur. Lui, dont l’objet
d’étude est la façon dont on s’arrange
avec toutes nos petites fraudes, le sait
depuis longtemps : les riches volent
socialement exposée, la vilaine manie
perd beaucoup de son avantage”,
répond la psy. En revanche, se faire
sermonner vertement par le vigile
à l’abri des regards n’aurait que peu
d’effet. Les magasins l’ont bien
compris et portent plainte de façon
plus systématique aujourd’hui.
“Je me suis fait choper, en piquant
une peluche à EuroDisney, se souvient
Olivia, cadre dans la finance. Je me
suis excusée platement auprès
du directeur en disant que j’avais
oublié de la payer. Il n’était pas dupe.
Il a appelé le commissariat et j’ai eu
la trouille. Les poursuites se sont
stoppées là. J’ai arrêté pendant
plusieurs mois car ça ne m’amusait
plus. Et puis un jour, c’est revenu.
Je trouvais que j’avais assez payé
comme ça. J’ai évité EuroDisney
et j’ai trouvé un autre terrain de jeu.”
— S op h ie Pa squet
*Auteur du livre, “Psychologie du bien
et du mal” (éd. Odile Jacob).
Aux jeux de la justice, il est moins
question de valeur que de la
soustraction frauduleuse de la chose
d’autrui. La peine maximale est de
trois ans d’emprisonnement et de
45 000 euros d’amende. Le juge peut
néanmoins tenir compte du prix peu
élevé du larcin et ajuster la sanction.
Le dépôt de plainte
C’est le magasin qui décide s’il porte
plainte ou pas. S’il choisit de le faire,
il doit appeler un officier de police
judiciaire (OPJ) ou se déplacer
au commissariat. Aujourd’hui, des
procédures simplifiées telles que
la “lettre plainte” permettent aux
magasins de porter plainte plus
facilement. Après la plainte, il y a une
enquête. Le procureur décide de
poursuivre ou pas. Si c’est le cas, le
juge fixe la sanction. Payer son larcin
n’annule pas le vol. Cependant, si le
prix est peu élevé, le magasin peut
décider d’arrêter là ses poursuites.
C’est du vol aussi
Manger dans le magasin est aussi
du vol car c’est se comporter comme
le propriétaire du produit, ce qui n’est
pas le cas tant qu’on ne l’a pas payé.
Une tolérance existe si l’on paye son
paquet de gâteau vide lors du
passage en caisse, mais les pancartes
interdisant de manger dans le
magasin montrent que les grandes
surfaces sont de plus en plus
nerveuses sur le sujet.
Inspection
Les vigiles n’ont pas le droit
de fouiller, mais ils ont le droit de
demander d’ouvrir le sac et de faire
une “inspection visuelle”.
Casier judiciaire
Sur le bulletin numéro 3, celui qui est
le plus couramment demandé, ne
figurent que les infractions pour
lesquelles a été prononcée une peine
d’emprisonnement supérieure à deux
ans, ce qui est rare dans le cas du vol à
l’étalage. En revanche, les fichiers de
la police portent la trace du délit.
Les listes noires
Pour établir une liste de “mauvais
clients”, les magasins doivent faire
une déclaration à la Cnil (Commission
nationale de l’informatique et des
libertés), ce qui complique leur tâche.
Merci à maître Sabrina Sab, avocat à la Cour,
diplômée en sciences criminelles.
Natacha, 32 ans, attachée de production
“Ce sont toujours les mêmes qui se font contrôler. Moi, bon teint, bien habillée, ça ne m’arrive jamais.”

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