Hypertexte et gographie
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Hypertexte et gographie
Hypertexte et géographie Hervé Gazel Docteur en géographie Diplômé de l'université de Provence Résumé : La lecture est une expérience vécue fort répandue et duelle : parcours d'une structure linéaire orientée et projection d'un graphe sur un écran imaginaire. Elle est largement automatique, soustraite à la conscience. Cette annulation de la conscience est la source du plaisir du lecteur. Or, la lecture fait partie intégrante du métier de géographe où, dans la substitution de l'analyse à la lecture s'évacue la dimension automatique. Pourtant, se déplacer, distancer, s'orienter et se désorienter sont métaphoriquement utilisé durant la lecture. Ces savoirs de l'espace sont plus visiblement encore exploités par l'hypertexte. Celui-ci pourrait plus efficacement que le texte organiser et déployer la connaissance géographique. Mots clés : analyse, automatisme, lecture, hypergexte Abstract : Reading is a common living experience ; it is source of dualism : travel through a linear oriented structure as well as graphe's projection on an imaginary screen. It is mostly automatic, underconscious. The reader's pleasure rises in this consciousness annulment. However, reading is part of the geographer's craft, where analysis replace reading, therefore ruling out its automatic dimension. Nevertheless, to move about, to outdistance, to take or lose one's bearings are metaphorically used while reading. This spatial knowledge is further achieved with hypertexte, which could be better used than current text to organise and unfold geographic knowledge. Key words analyze, automatism, spatial Knowledge, interactivity 1 I. Lecture géographique La lecture duelle et automatique, Lorsque je porte mon regard sur un texte, je parcours des yeux une suite de caractères, une ligne sinueuse, la ligne que balaye mon regard durant la lecture. Quand je renouvelle cette expérience simple et somme toute courante que l'on enseigne aux enfants et que l'on nomme lecture, je sillonne le plus souvent une structure linéaire plus ou moins hiérarchisée et unidirectionnelle, le texte (Laufer, Scavetta) (ligne de lecture). Mais lire un texte, c'est aussi comprendre ce qui est écrit. En terme opératoire, établir des relations non seulement entre les unités constitutives (Lévi-Strauss) présentes dans le texte (mots, phrases, paragraphes, ... ) mais aussi entre celles-ci et des unités constitutives présentes dans des textes absents (Barthes). Dès lors, je ne parcours plus une structure linéaire orientée ; je projette un graphe sur un écran imaginaire, sur une surface fictive (graphe de lecture). N'étant, pour ce que j'en sais, ni extra-terrestre, ni différemment constitué du commun des mortels, je fais l'hypothèse que cette double expérience vécue dans la lecture doit être assez communément répandue chez mes contemporains. En formulant cette hypothèse, je fais en fait l'hypothèse que ce regard du lecteur est automatique, non pas comme une machine de Turing, mais comme un réflexe, c'est à dire non contrôlé et involontaire (Lévy)... C'est une absence..., Dire de la lecture..., Cependant, ..., Lire un texte ..., Le couple contradictoire ... La lecture duelle et automatique , 2 à la source du plaisir de lire, Lorsque je porte ... C'est une absence de contrôle et de volonté qui est la source intarissable du plaisir du lecteur, résurgence textuelle du sexuel si, « tout texte "textuel" (entré dans le champ de la signifiance (glossaire) tend à la limite à provoquer ou à vivre la perte de conscience (l'annulation) que le sujet assume pleinement dans la jouissance érotique » (Barthes). Le caractère automatique de la lecture est une source de plaisir. Le contrôle de la lecture en est une autre. La volonté de contrôle est d'ailleurs elle-même une source d'infinies délices, la fontaine où s'abreuvent les raffinements érotiques préliminaires précédant la perte de conscience pleinement assumée déjà évoquée... (l'analyse géographique) Ne serait-ce pas en partie à ces eaux vives que le scientifique étanche sa soif de savoir et de comprendre quand il s'efforce de contrôler sa démarche mais aussi quand « la jouissance même est celle de "ne pas savoir" comment, soudain, on arrive à une hypothèse dont on "sait" qu'elle est juste » (Stengers, p 158) ? quand « l'apprentissage des bonnes questions passe par une dissolution du moi conscient » ? (Stengers, p 158) De la lecture à son contrôle décroît l'intensité du plaisir de lire quand du contrôle de la lecture à la lecture automatique s'accroît l'intensité de ce plaisir. Dire de la lecture..., Cependant, ..., Lire un texte ..., Le couple contradictoire ... La lecture duelle et automatique... hante la lecture géographique, Lorsque je porte ..., C'est une absence... Dire de la lecture qu'elle est automatique, c'est supposer qu'elle échappe pour l'essentiel à la conscience. Or, le métier de géographe est fortement concerné par la lecture. La lecture du paysage, la lecture de cartes en font depuis toujours partie intégrante. La lecture de cartes est lecture de lectures. La lecture de "la carte en prose" est lecture de lectures de lectures. Ainsi, la lecture de nombreux textes géographiques est-elle lecture de lectures. La part d'automatisme y est par hypothèse accrue si la lecture automatique du lecteur s'ajoute à la lecture automatique de l'auteur. D'où sans doute la puissante fascination jamais épuisée exercée par les cartes et les atlas (Jacob)... D'où le plaisir toujours renouvelé à lire (le 3 plaisir de lire) certains textes anciens tels L'Enquête (Hérodote), Le Livre des Merveilles (Marco Polo), Les Voyages aux Amériques équinoxiales (Humboldt), L'homme et la Terre (Reclus)... La lecture d'un texte géographique est porteuse de ce plaisir procuré par la lecture et tendanciellement orienté vers une perte de conscience, vers une absence au monde, vers une désorientation alors même que le texte lu propose une lecture du monde tendanciellement orientée vers un éveil de conscience, vers une présence au monde, vers un savoir-s'orienter avec la carte. Cependant, ..., Lire un texte ..., Le couple contradictoire ... La lecture duelle et automatique... s'évacue dans l'analyse géographique, Lorsque je porte ..., C'est une absence..., Dire de la lecture... En posant mon regard sur un texte, il m'arrive aussi de m'extraire de la ligne, de la lecture, de porter un regard attentif, d' « étudier minutieusement la qualité et la quantité des éléments d'un système, ainsi que la quantité et la qualité de leurs relations » (Les mots de la géo.), de renverser (ana) le "délier" (luein). En un mot d'analyser. En effet, les géographes peuvent préférer le terme d'analyse à celui de lecture. Ce choix n'est pas anodin. "Analyse" évacue tout aspect automatique (i.e. non contrôlé et involontaire) puisqu'une analyse est nécessairement consciente. Il n'est pas fortuit que Descartes soit le père du "cogito" et un illustre représentant de la démarche analytique. Il n'est pas davantage fortuit que tout programme informatique suppose une analyse préalable afin d'introduire un algorithme exécutable par une machine dépourvue de conscience. Que devient le plaisir de la lecture dans une analyse de textes, de paysages, de cartes, d'images ? Dans une analyse statistique, structurale, spatiale ? La source du plaisir de l'analyste ne serait-elle pas le désir de contrôle de la/sa lecture ? L'analyse serait un moyen d'accroître le futur plaisir de la lecture lorsqu'elle la précède. (le plaisir de lire) Un moyen, non une fin. Lire un texte ..., Le couple contradictoire ... 4 La lecture duelle et automatique... joue des savoirs et non-savoirs de l'espace, Lorsque je porte ..., C'est une absence..., Dire de la lecture..., Cependant, ... Lire un texte, c'est automatiquement, à la fois parcourir une structure linéaire orientée, relier entre entre elles les unités constitutives présentes dans le texte et relier celles-ci à des unités constitutives présentes dans des textes absents. Toute lecture sous-tend l'utilisation de savoirs de l'espace (Brunet). Métaphoriquement, lire revient à se déplacer et à évaluer des distances. La géographie sert la lecture qui la sert. Le plaisir de lire réside à la limite dans la perte de conscience. Le lecteur prend plaisir à la perte de soi, à SE perdre. Un non-savoir de l'espace motive la lecture : la désorientation. Le géographe, qui peut posséder par déformation professionnelle un sens de l'orientation surdéveloppé, risque de l'oublier. L'objectif de transmission textuelles des connaissances géographiques peut entrer en contradiction avec la visée du lecteur. Le déplaisir s'installe. Il lui faut alors provoquer et faire vivre la perte de conscience pour ensuite provoquer et faire vivre l'éveil de la conscience que le sujet assume pleinement dans la rencontre amoureuse où certes, « nous affirmons nous trouver devant une illusion ; mais ensuite, la conscience redevient limpide comme un miroir » (Alberoni). Le vertige amoureux est à la fois source de désorientation radicale, de plaisir et d'éveil d'une conscience. L'analyse évacue tout aspect automatique. Le désir de contrôle de la/sa lecture motive l'analyste. Le contrôle de soi mobilise un savoir de l'espace : l'orientation. La connaissance de soi sert la connaissance de l'espace terrestre qui la sert. Le couple contradictoire ... 5 La lecture duelle et automatique ... se déploie dans l'hypertexte, Lorsque je porte ..., C'est une absence..., Dire de la lecture..., Cependant, ..., Lire un texte ... Le couple contradictoire (orientation, désorientation) organise la lecture. Le géographe ne peut s'offrir le luxe de manquer l'opportunité offerte par l'hypertexte (Nelson) pour organiser son discours, transmettre sa connaissance, contribuer à l'éveil d'une conscience du monde actuel. Désorientation et orientation y sont automatiquement et consciemment expérimentées et vécues par l'utilisateur. L'hypertexte est hyperespace. Il exploite la panoplie des savoirs de l'espace : se placer, se déplacer, se situer, s'orienter, distancer. Il contribue à leur diffusion . Il peut contribuer à l'organisation et au déploiement de la connaissance géographique. Concernant l'organisation de la connaissance géographique, un hypertexte suppose une conversion du regard que nous portons sur le texte : tout texte, d'une part appartient à et d'autre part contient un hypertexte. Concernant le déploiement de la connaissance géographique, analyse, contrôle, orientation, automatisme, plaisir et désorientation sont ici quelques clés de lecture pour passer de la lecture à la navigation. Sources de lectures commentées • ALBERONI F., 1993, Le choc amoureux, Ramsey, Paris, 185 pages. "Le choc amoureux". Un ouvrage de Francesco Alberoni, un guide « dans ce court voyage à travers un territoire que nous connaissons tous, car tous nous avons vécu directement l'expérience de l'amour, qui reste pourtant insaisissable et énigmatique » (p 9). Pour découvrir qu'« il existe un ordinaire et un extraordinaire » (p 15), que «l'Eros est une force révolutionnaire » (p 20), que « l'amour élabore une géographie sacrée du monde » (p 45). 6 • BARTHES R., 1995, "Texte", Encyclopédie Universalis, CD-ROM 1995. A l'article "Texte" de l'Encyclopédie Universalis version CD-Rom de 1995, Roland Barthes développe une "théorie du texte" qui ne peut manquer d'évoquer le concept d'hypertexte. Plusieurs définitions du texte sont présentes. « Deux prédicats rendront compte, pour finir, de cette science : c'est une science de la jouissance [...] et c'est une science du devenir ». • BRUNET R., (sous la direction de), 1990, Géographie Universelle, Mondes nouveaux, Hachette/Reclus, 551 pages. "Savoirs de l'espace" : première section du premier chapitre de la première partie du Livre premier des Mondes nouveaux. Sous la direction de Roger Brunet : « Les savoirs de l'espace sont fort inégalement partagés, et souvent rudimentaires ». • BRUNET R., FERRAS R., THÉRY H., 1992, Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Reclus-La documentation française, Paris. Il s'agit de la définition d' "analyse" dans les "Mots de la géographie. Dictionnaire critique. « il faut connaître les mots de la tribu ». • "L'Enquête", "Le Livre des Merveilles", "Les Voyages aux Amériques équinoxiales", "L'homme et la Terre" : éléments du patrimoine imaginaire géographique sinon de l'humanité ou La géographie comme bien culturel. Des noeuds dans Xanadu. Hérodote, Marco Polo, Humboldt, Reclus : Une lignée de géographe et une ligne de lectures : "L'homme est la nature prenant conscience d'elle-même". • JACOB C., 1992, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l'histoire, Paris, Albin Michel, 537 pages. « Deux lignes de force traversent » le livre de Christian Jacob intitulé "L'empire des cartes". « Deux lignes à la fois distinctes et étroitement entrelacées, dans une indécision qui nous a semblé constitutive, dès le début de notre enquête, de l'objet cartographique : Le pouvoir de séduction imaginaire de la carte... La carte comme construction rationnelle... • LAUFER R., SCAVETTA D., 1992, Texte, hypertexte, hypermédia, P.U.F., Paris, 127 pages. Une définition "simplifiée" du texte et de l'hypertexte (selon les termes des auteurs), est proposé dans l'ouvrage de Roger Laufer et Domenico Scavetta intitulé "texte, hypertexte, hypermédia". Il « vise à apporter aux lecteurs de langue française les premiers éléments d'une initiation non technique mais précise » (p 7). De plus, « son titre témoigne cependant d'une orientation textuelle propre à ses auteurs » (p 7). 7 • LÉVI-STRAUSS CL., 1990, Anthropologie structurale, Paris, Presse Pocket, 480 pages. J'emploie ici le terme "d'unité constitutive" que Claude Lévi-Strauss utilise, dans le chapitre intitulé "La structure des mythes" appartenant à son "Anthropologie structurale", pour désigner les éléments « qui interviennent normalement dans la structure de la langue, à savoir les phonèmes, les morphèmes et les sémantèmes » et dont « comme tout être linguistique, le mythe est formé ». • LÉVY P., 1990, Les technologies de l'intelligence, La Découverte, Paris, 233 pages. Dans un chapitre des "Technologies de l'intelligence" intitulé, "les collectivités pensantes et la fin de la métaphysique", Pierre Lévy aborde « deux thèses chères aux psychologues cognitifs » : « celle de la modularité ou de la multiplicité de l'esprit, et celle des limites de l'introspection, c'est-à-dire le caractère étroitement borné de la conscience ». Il y développe une notion d'automatisme comme processus non contrôlé, involontaire et échappant à la conscience. De plus, la première partie intitulé "La métaphore de l'hypertexte" « est consacrée à l'informatique de communication dans ce qu'elle a de plus original par rapport aux autres médias ». Il y est envisagé que « l'hypertexte (dont le concept sera amplement défini et illustré) représente sans doute un des avenirs de l'écriture et de la lecture ». • STENGERS I. et SCHLANGER J., 1989, Les concepts scientifiques, invention et pouvoir, Paris, La découverte, 166 pages. Dans un chapitre des "Concepts scientifiques" intitulé "Une science au féminin ?", Isabelle Stengers relève la singularité tant épistémologique que sociale de la démarche scientifique de Barbara McClintock. "Sourire, plaisir, jouissance, volupté, vices-vertus, chasse, traque, minutie, imagination, frisson, non-conscient, genèse d'un moi conscient, pratique solitaire, pratique de meute" pour un "principe de narrativité". Soit les mots clés d'un texte érotique. Et une leçon : « Non pas la découverte d'une "autre" raison, mais l'exploration de ce que peut la raison lorsqu'elle est libérée des modèles disciplinaires qui la normalise ». Glossaire 8 Hypertexte : Ensemble de noeuds connectés par des liens. C'est à Ted Nelson qui l'a forgé dans les années 60 que nous devons le vocable d'hypertexte et Xanadu : un fond commun rassemblant tous les écrits de l'humanité où le lien que vous créez permet d'accéder au document original auquel il fait référence. Signifiance : « Lorsque le texte est lu comme un jeu mobile de signifiants, sans références possibles à un ou des signifiés fixes, il devient bien nécessaire de distinguer la signification qui appartient au plan du produit, de l'énoncé, de la communication, et le travail signifiant, qui lui appartient au plan de la production, de l'énonciation, de la symbolisation : c'est ce travail qu'on appelle la signifiance ». (définition extraite de l'article "texte" de l'Encyclopédie Universalis version CD-Rom de 1995). Comme l'espace terrestre, le texte est un produit et une production. La ligne que parcourt le balayage du regard durant la lecture 9 Le graphe projeté sur un écran imaginaire durant la lecture 28 6 juin 1997 10 11