Hugh McCague - Université Rennes 2

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Hugh McCague - Université Rennes 2
LE DON DES MÉTIERS : LES
RENCONTRES AVEC LA THÉOLOGIE
DANS LE DE DIVERSIS ARTIBUS DU
PRÊTRE THÉOPHILE1
Le prêtre Théophile – un ecclésiastique et peut-être un
artisan – a mis en place dans son De diversis artibus une solide
théologie des métiers. Ce texte a été probablement écrit entre
1110 et 11402. On notera que les enseignements théologiques
sont donnés principalement dans les préfaces, et que les
approches des métiers consistent pour l’essentiel en instructions
techniques. Toutefois, c’était pour Théophile dans la portée
théologique des préfaces que se trouvaient en filigrane le dessein,
la motivation la plus importante, et même la justification de leur
existence. Il souligne que le travail de l’artisan est à la fois une
1
Cet article reprend une communication présentée au 33e Congrès d’Études
médiévales de Kalamazoo, en 1998. L’auteur désire remercier D. Hüe pour
avoir traduit cet article de l’anglais. La recherche en vue de cet article a été
facilitée par une bourse de doctorat du Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada (CRSH) [Social Science and Humanities Research Council
Doctoral (SSHRC) Fellowship] et par une bourse de la St. George’s Society of
Toronto.
2
Hawthorne et al. in Theophilus, p. xvi. Une argumentation plausible resserre
les dates du traité de Théophile entre 1122 et 1123 (White, 1978).
DISCOURS ET SAVOIRS
activité religieuse et un devoir religieux3. Aussi exhaustive que soit
la façon dont Théophile pose la question de la théologie des
métiers, les éléments fondamentaux peuvent s’en trouver dans
d’autres écrits médiévaux.
Un point théologique fondamental du De Diversis artibus est
que l’artisan est un co-créateur, avec Dieu. Cela impliquait que les
artisans pouvaient être guidés par Dieu et inspirés dans la
fabrication de leur œuvre. Davantage, en menant à bien leur
œuvre, ils suivaient et reflétaient la façon dont Dieu avait modelé
la Création. On a considéré les préfaces de Théophile4 comme un
nouvel essor de l’idée d’un artisan guidé par Dieu et en
participant, s’appuyant, au moins partiellement, sur les écrits
contemporains d’un théologien bénédictin de premier plan,
Rupert de Deutz5. Davantage, on a soutenu qu’avant Rupert, il y
avait un tel mépris à l’égard des arts mécaniques que l’on
soutenait que des artisans ne faisant pas partie du clergé ne
pouvaient être guidés par Dieu. Les passages bibliques principaux
sont Ex. 31, 1-11, et 35, 30-36 :
Il l’a comblé [Beçaléel] de l’Esprit de Dieu qui lui a départi
habileté, intelligence et savoir pour toutes sortes d’ouvrages.6
On considère que la tradition exégétique chrétienne n’a
commenté ce passage que de façon allégorique, et ne l’a pas pris
au sens littéral, au sens où Beçaléel était vraiment inspiré.
Toutefois, au XIIe siècle Rupert de Deutz et Théophile rompirent
avec cette tradition supposée en affirmant que les artisans
pouvaient être ainsi inspirés, et proposant Beçaléel comme un
3
Engen, 1980, p. 151.
Engen, 1980.
5
Circa 1075-1129 ; Davis-Weyer, p. 167.
6
Ex., 35, 31 : « implevitque eum spiritu Dei sapientiae et intellegentiae (sic) et
scientiae omni doctrina.... » (la traduction de doctrina en ouvrage se justifie par la
suite du passage. NDT).
Bien qu’il ne soit pas mentionné explicitement par Théophile et Rupert de
Deutz, Hiram de Tyr, le maître artisan de Salomon est aussi décrit comme
« plein d’habileté, d’adresse et de savoir pour exécuter tout travail de bronze »
(1 Rois, 7, 13-14).
4
46
LE DON DES MÉTIERS
exemple probant. L’Église répugnait à admettre l’inspiration
divine en dehors de son pré carré pastoral et monastique.
On voit ainsi comment s’articulent les éléments tout à la fois
du respect et du mépris à l’égard des métiers et des travaux
manuels à la fin de l’Antiquité et au Moyen Âge. Boèce avait
souligné le caractère prépondérant de la raison et de la référence
dans chaque art, dépassant le travail manuel de l’artisan qui est
dirigé par le formateur7. Au cours du Moyen Âge, c’est le
commanditaire qui recevait la plus grande reconnaissance.
Certains avaient une autorité suffisante pour commander et
diriger les artisans. Toutefois, ils n’étaient naturellement pas plus
compétents que les artisans dans le raisonnement du dessin
véritable et dans la fabrication d’un objet.
Un texte classique de la littérature anglo-saxonne, la
traduction du De Consolatione philosophica de Boèce, souligne la
nécessité de la sagesse pour toutes les techniques, y compris les
art mécaniques8. Isidore fait de même dans son encyclopédie bien
connue, les Etymologiae9. Il reprend l’image de la construction dans
1 Co 3, 10 pour introduire une des sections de son encyclopédie
consacrée à l’architecture. Le passage biblique souligne combien
le Chrétien doit apprendre à être comme le « bon architecte »10 qui
construit sur des fondations bien assises, Jésus Christ. De là,
Isidore déduit que le projet principal dans l’apprentissage de
l’architecture est d’être semblable au « bon architecte ». Les étapes
de la construction, prises à la lettre, permettent à l’esprit de se
représenter le processus de construction intérieure et spirituelle
qu’il reflète et remplace simultanément.
De plus, plusieurs ont reconnu que Beçaléel était réellement
inspiré. L’exégète juif Philon d’Alexandrie, pose que Beçaléel a
travaillé avec des ombres, des modèles – comme son nom
l’implique11 – des archétypes construits par Moïse12. Philon
7
De institutione musica, I, 34.
XVII, XIX ; trans. in Cook et al., p. 122, 123.
9
XIX.VIII.1.
10
Ibid.
8
47
DISCOURS ET SAVOIRS
reconnaît, à la fois allégoriquement et littéralement, que Beçaléel a
reçu l’inspiration divine pour mener à bien le travail, mais que
Moïse en, avait reçu le dessin/le plan13, et que c’était lui qui avait
la plus proche et la plus grande perception du dessein divin14 .
Autour de 32415, le Panégyrique d’Eusèbe de Césarée, ou la
prière pour le service de dédicace de l’église de Tyr (envoyé à
Paulin, évêque de Tyr, aux prêtres et aux laïcs de l’assistance)16,
expose une part de la réflexion théologique développée par
Rupert et Théophile près de 800 ans plus tard. Les points
essentiels de Théophile lui ont été donnés pour l’essentiel dans la
prière d’Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique17. Théophile montre
que l’homme est à l’image de Dieu, et que par conséquent il a
raison, sagesse, l’adresse et la capacité d’un savoir pratique, pour
participer, à juste titre, au dessein de Dieu, et créer à l’instar du
Créateur18. La description parallèle d’Eusèbe se focalise sur
11
Rupert de Deutz, à la fin de son commentaire sur l’Exode, In Exodum,
signale que Beçaléel signifie « “l’ombre du Seigneur”, parce que par son nom il
signifie, comme on l’a dit, le Tabernacle, car il l’a fait une ombre, c’est-à-dire
l’exemple du tabernacle céleste » (IV.44, col.744).
12
V, De Somniis, I, 206.
13
On dit que le modèle du Tabernacle avait été révélé à Moïse (Ex. 35, 9, 40 ;
Ac 7, 44 ; Hb 8, 5). Bien sûr, c’est en tant que guide inspiré des enfants d’Israël
et non pas comme un homme de métier qu’il est connu.
14
Philon, I, Legum Allegoria, 102-103.
15
McGiffert in Eusebius, p. 45.
16
Histoire ecclésiastique, XIV.
17
Rupert de Deutz connaissait bien l’Histoire Ecclésiastique, et s’en servait pour
interpréter les Écritures (Engen, 1983, p. 279-280). Il est vraisemblable que
Théophile, de même que Gilbert Crispin, aient pratiqué ce texte d’Eusèbe,
relativement accessible dans sa traduction latine et, parfois, dans sa paraphrase
du texte grec par Rufin d’Aquilée. Toutefois, Rufin a omis la totalité du
panégyrique de Tyr, indiquant que celui-ci et ceux des autres évêques n’étaient
pas d’une nature suffisamment historique (Rufin, [“Préface à l’Histoire
d’Eusèbe”] p. 3). On a suggéré que cette section avait été retirée surtout à cause
de la tendance arianiste du panégyrique (Oulton, p. 153, 156). L’hérésie arienne
posait que le Christ n’était pas divin, coéternel et consubstantiel au Père, mais
qu’il avait été créé par lui. Cette tendance n’affecte pas plus qu’elle n’infléchit le
parallèle entre l’oraison d’Eusèbe à Tyr et les préfaces de Théophile.
48
LE DON DES MÉTIERS
l’évêque Paulin, qui est identifié à Beçaléel19. Il fait aussi porter la
comparaison sur les autres contributeurs à la construction, parmi
lesquels les professionnels20. De plus, Théophile montre que tout
un chacun sera invité à louer Dieu le Créateur en voyant et en
appréciant le travail d’une église, à l’extérieur et à l’intérieur. Là
encore, il retrouve Eusèbe21.
Plus généralement, Eusèbe fournit plusieurs des éléments
qui relient les métiers à l’inspiration divine et à la signification de
l’Église qui se construit. Il met en rapport l’inspiration de
l’architecte, l’idée d’un archétype céleste auquel les églises
matérielles doivent se conformer, et le symbolisme général de
l’Église spirituelle, qui est montré et reflété par l’édification visible
et par les objets liturgiques de l’église22.Nous pouvons noter de
plus que la construction de l’extérieur de l’édifice23, l’office de
dédicace24 et le symbolisme de l’église25 figurent tous – en même
temps qu’ils l’aident – la construction intérieure et la progression
de l’âme des artisans qui ont participé à l’édification.
Toujours en rapport avec Beçaléel, il faut relever Éginhard
qui, non content d’être l’auteur de la Vita Caroli, est aussi
l’architecte de la cour de Charlemagne qui a dessiné le Palais
d’Aix la Chapelle. Il est considéré, dans l’épitaphe que Raban
Maur avait composé pour lui, comme « l’égal de Beçaléel, le
premier à être habile en toute sorte d’arts »26. À la cour,
18
Théophile, Prologue du premier livre, l’art du peintre ; ibid. , Prologue du troisième
livre, l’art de l’orfèvrerie.
19
(X. IV. 24-26) Eusèbe compare l’évêque Paulin non seulement à Beçaléel
(Histoire ecclésiastique, X. IV. 3, 25), mais aussi à Salomon et Zorobabel (ibid. , X.
IV. 3).
20
X. IV. 26.
21
X. IV.
22
Neale and Webb, p. lxx in Durandus.
23
Eusèbe, Histoire ecclésiastique, X. IV. 53.
24
Ibid. ; Cf. St Augustin in Bowen, p. 469.
25
Hugues de Saint-Victor, Mystical Mirrour of the Church, p. 198-199.
26
Oakeshott, p. 56.
49
DISCOURS ET SAVOIRS
Charlemagne était David, et Éginhard Beçaléel27.28, 29 dans lequel
toute habileté
technique vient de Dieu, et est guidée par Dieu, comme on le voit
de façon exemplaire dans la construction du Temple de Salomon.
Davantage, les Pères de l’Église, et particulièrement saint
Augustin, ont comparé le travail de l’artiste humain avec celui de
l’artiste divin. L’École de Chartres et les philosophes scolastiques
ont développé cette doctrine30.
On trouve de même dans la poésie médiévale, des
occurrences de métiers considérés comme des dons de Dieu, et
l’habileté dans les métiers est considérée comme divine au point
que la notion théologique des sept Dons du Saint-Esprit a été
élargie pour prendre en compte les artisanats et les autres formes
de métier.
Dans un grand recueil de poésies anglo-saxonnes, l’Exeter
Book31, l’habileté manuelle et les autres capacités humaines sont
considérées comme des dons de Dieu, et qualifiées de « dotation
des hommes »32. Dans le poème « Christ » de l’Exeter Book33,
L’artiste et le constructeur suprême est le Christ, « Artisan et
roi »34. Les artisans humains, à l’image de Dieu, et recevant de lui
leurs talents artistiques35, doivent suivre et imiter l’exemple du
27
Ibid. , p. 56-57 ; Hubert et al. , p. 35.
Stromates, VI. XI, p. 501, 501 n. 5-6.
29
Sg 7, 16 ; 14, 2-3.
30
Bruyne, 1969, p. 45.
31
Léofric (†1072), évêque du Devon et de Cornouailles, chancelier d’Édouard
le Confesseur, a donné l’Exter Book à la cathédrale d’Exeter, où il se trouve
aujourd’hui (Exeter, Cathedral Library MS. 3501 ; Gordon, p. xi). Léofric fut le
premier évêque d’Exeter ; le recueil date probablement de la deuxième moitié
du Xe siècle (Krapp et al. in Exeter Book:, p. xiii-xiv).
32
v. 44-48, 75-76, 105-113.
33
Le poème « Les destins des hommes », dans l’Exeter Book, pourrait aussi
être évoqué ici .
34
Dodwell, 1982, p. 46, 257 n. 23 ; “Christ,” v. 12, ed. Gollancz.
35
“Christ,” v. 686-690. Une source – ou une rencontre avec ces « dotations
des hommes » se trouve dans le livre de la Sagesse (7, 16 ; 14, 2-3) comme on
28
50
LE DON DES MÉTIERS
Christ, l’artisan suprême. Ce point, et d’autres similaires36,
montrent combien les métiers37 sont une part de la participation
de l’humanité au Salut. Ils permettent de découvrir la joie et la
paix éternelle au ciel, ils permettent aux humains de devenir à
l’image de Dieu. Le dialogue composé par l’abbé de Westminster
Gilbert Grispin, Disputatio Iudei et Christiani (1093-96) met en
évidence l’influence divine chez les hommes de métiers dans sa
justification de l’art et de l’architecture religieuses. On doit suivre
des analogies divines, comme pour le Tabernacle. La constitution
maçonnique anglaise d’environ 140038, que l’on pense largement
basée sur une constitution antérieure, du milieu du XIVe siècle39,
concourt à renforcer ce point de vue. Ce texte propose une
histoire légendaire de la maçonnerie basée sur des personnages
bibliques et légendaires. Il pose que l’art de la maçonnerie a été
appris par le peuple d’Israël alors qu’il était en Égypte, et que ce
savoir avait été rapporté par les Israélites à Jérusalem au temps de
la construction du Temple de Salomon. Cela implique qu’un
chaînon important de cette transmission était Beçaléel, le maître
l’a vu plus haut ; on trouvera un parallèle, au moins partiel, dans 1 Co 12, 4-11
(Krapp et al. in Exeter Book:, p. xl). Pour ce point, Bernard J. Muir (p. 497)
indique d’autres sources et parallèles.
36
On retrouvera des parentés avec :
(i) La 29e homélie d e Grégoire le Grand sur les évangiles (Migne, P. L.,
t. LXXVI, 1218) qui renvoie à 1 Co 12, 4-11)
(ii) Dans la conclusion à son traité exégétique sur le livre de l’Exode, Rupert
de Deutz parlant des métiers utilisés pour la construction, sous la conduite
divine, du Tabernacle, souligne : « qui pourrait douter que ces métiers, comme
tous les autres métiers, soient des dons de Dieu ? » (In Exodum, IV. 44, col. 744)
et que l’habileté dans un métier est une « habileté divine » ( Ibid. ) qu’il faut
prendre garde à ne pas gaspiller dans une activité profane.
(iii) Le De diversis artibus de Théophile (prologue au premier livre, prologue
au troisième livre).
37
Nous traduisons par « métier » le mot présent dans le poème « Christ » (O.
E. cræftum) qui a son sens le plus large des diverses aptitudes et capacités aux
gestes techniques offertes à l’être humain.
38
Cooke MS. , British Museum, Add. 23198.
39
Harvey, 1972, p. 191-202.
51
DISCOURS ET SAVOIRS
maçon, sous la houlette de Moïse. Le récit reconnaît explicitement
David et Salomon comme les chefs et les maîtres des maçons, et
Hiram comme le maître-maçon de Salomon40. Plus loin, le
manuscrit mentionne :
Il [Dieu] a donné à l’homme l’esprit et l’astuce pour diverses
choses, et les savoir-faire par lesquels nous pouvons travailler
ici-bas pour gagner notre vie, faire diverses choses pour le plaisir
de Dieu et aussi pour notre confort et notre profit41.
Ainsi, l’intelligence et l’adresse données à Beçaléel et aux
artisans étaient bien données par Dieu.
On peut trouver un point voisin dans les descriptions
médiévales des arts libéraux et des arts mécaniques. Ces derniers
étaient souvent considérés comme une part de la philosophie, et
ce sont les métiers, y compris l’architecture, qui constituent les
arts mécaniques. On le voit dans les écrits des clercs anglo-saxons
et irlandais, et plus tard, chez les théologiens de la Renaissance
Carolingienne42. Le lien des arts mécaniques et de l’architecture
avec le quadrivium et par là aux arts libéraux était courant. Cela
signifiait que les métiers étaient une des voies du salut proposées
par la philosophie pour atteindre la sagesse et la restauration de
l’humanité déchue43. Les grandes classifications encyclopédiques
du Moyen Âge ont aussi reconnu la revalorisation de l’humain à
l’image de Dieu comme une dimension religieuse des métiers. Les
éclaircissements à ce propos dans le Didascalicon d’Hugues de
Saint-Victor (1096-1141) sont particulièrement éclairants. Il
40
Texte in ibid. , p. 197-198.
“he [God] hath given to man wits and cunning of divers things and crafts
by the which we may travail in this world to get with our living to make divers
things to God’s pleasance and also for our ease and profit” (text in ibid. , 192).
42
Whitney, p. 62.
43
Whitney, p. 70-73 ; cf. Noble, p. 17s. Jean Scot (né vers 810), dans son
commentaire du De Nuptiis Mercurii et Philologiae de Martianus Capella décrit les
arts comme innés à l’homme. Les arts, dans une âme obscurcie par la Chute,
peuvent être retrouvés par l’enseignement (Texte et trad. anglaise in Contreni,
p. 25, 41 n. 17 ; Whitney, p. 71-72, 71 note 65). Jean Scot, dit aussi Érigène,
était un célèbre clerc irlandais de la cour de Charles le Chauve autour de 850.
41
52
LE DON DES MÉTIERS
attache du prix aux arts mécaniques44, parmi lesquels il met les
métiers et la construction45, parce qu’ils pourvoient aux besoins
humains, et favorisent l’accès à la sagesse (Hugues décrit cet accès
à la sagesse comme la restauration de l’image divine dans
l’homme, et c’est par conséquent l’objet premier de la vie). La
Sagesse consiste en compréhension ( intelligentia) et en savoir
(scientia). Les sciences « mécaniques » sont une partie du savoir
(scientia) et ils viennent de notre part humaine plus que de notre
part divine, puisqu’ils pourvoient aux « nécessités de notre part
infirme »46. Ce qui est « mécanique » est considéré comme
« artificiel », parce qu’il relève du travail humain, mais ce n’est pas
une condamnation. C’est avec admiration et étonnement que l’on
considère l’artisan, au même titre que la nature47. De plus, la
compréhension ( intelligentia) dérive du divin, et entraîne la
restauration de l’apparence divine de l’homme48, à laquelle prend
part aussi l’inspiration qui dirige les métiers. L’artisan imite la
nature49, mais la Nature consiste ici dans « le modèle archétypal de
toutes les choses qui existent dans l’esprit divin, correspondant à
l’idée selon laquelle toutes choses ont été faites »50. Hugues note
que toutes les disciplines et tous les arts (y compris l’architecture,
il le spécifie) sont orientés vers la philosophie, l’amour de la
sagesse, l’avènement resplendissant de l’Idée divine, de son
modèle dans l’homme51.
44
I. 5, 8.
II. 22.
46
I. 8.
47
I. 9.
48
I. 8.
49
I. 8, 9.
50
I. 10.
51
II. 1. Ici, Hugues cite ou recoupe Boèce (In Porphyrium dialogi, I. III),
Cassiodore (Institutiones, II. III. 5), et St Isidore (Etymologiae, II. XXIV. 9) (Taylor
in Hugh of St. Victor, p. 195 n. 1, 196 n. 4). Pour ce qui est des autres textes
encyclopédiques, Vincent de Beauvais peut avoir repris à Hugues de
Saint-Victor, dans son Speculum Majus, la doctrine selon laquelle les arts ont leur
place dans la Rédemption de l’homme. Cette doctrine pourrait avoir suscité les
45
53
DISCOURS ET SAVOIRS
Rêves et visions constituent un des moyens par lesquels
l’homme est un co-créateur, à l’image de Dieu. Au long du Moyen
Âge, on rencontre souvent des rêves donnant à la fois l’impulsion,
le lieu et même la forme d’une nouvelle église ou d’un objet
fabriqué52. De plus, les récits rapportant les plans révélés par
l’inspiration divine décrivent majoritairement un songe et une
vision accordés à des chefs religieux, des moines, des princes ou
des grands seigneurs53, bien plus souvent qu’à des artisans54. On
retrouve ici le précédent biblique du chef guidé par Dieu, Moïse,
recevant les indications pour le Tabernacle, qui doit être exécuté
et matérialisé au travers du maître d’œuvre, lui-même inspiré,
Beçaleel.
Parallèlement, les représentations de Dieu comme le
dénombreur, l’ordonnateur, le géomètre de la Création sont
communes. Dans les enluminures médiévales, les dessins et les
sculptures, on trouve des représentations de Dieu créant le
cosmos à l’aide d’un compas, parfois même muni d’une balance.
On retrouve dans certains cadrans solaires anglais de pierre,
sculptés à l’extérieur des églises55, la figure maçonnique d’un Dieu
représentations des sciences et des arts (constituant le miroir du savoir) dans les
vitraux et les sculptures des cathédrales(Taylor, The Mediaeval Mind, II, p. 83).
52
Carty, 1991 ; ibid. , 1988.
53
Cf par exemple la Vita Heribert-i de Rupert de Deutz ( XIIe siècle). Elle
rapporte qu’au début du XIe siècle, St Héribert, archevêque de Cologne, eut un
rêve dans lequel la Vierge lui apparut. Elle lui donna les instructions pour le site
de la nouvelle abbaye qui devait être construite à Deutz. Un poème sur la
chasse d’Héribert (circa 1150) rappelle cette histoire. Il inclut une citation larine
qui mentionne que les indications divines portaient aussi bien sur la lieu que sur
la forme de l’abbbaye. (Carty, 1991, p. 127-128, 138 n. 68, fig. 92, #42 ; Lasko,
p. 203-204).
54
Cf. Carty, 1991, p. 18-20.
55
Voir par exemple le cadran solaire de pierre sur le mur sud de la nef de
l’église St Jean l’Évangéliste de l’église d’Escomb, dans le comté de Durham
(circa 670-690). Le cadran solaire semble avoir été mis en place au moment de la
construction de l’église. Il représente la tête d’une figure humaine tenant dans
ses bras, du dessus, un cadran solaire circulaire. On verra un travail postérieur
comparable dans une représentation anthropomorphe sur le mur sud de la nef,
au dessus d’une issue condamnée, dans l’église Saint-Marie de North Stoke,
54
LE DON DES MÉTIERS
créant toutes choses, y compris le temps. On trouve par ailleurs
dans les manuscrits anglo-saxons tardifs des dessins pour la
Genèse et les Canons qui montrent Dieu – ou la main de
Dieu – œuvrant avec un compas et une échelle56. On connaît
diverses enluminures de la Genèse, du XIIIe au XVe siècle,
représentant Dieu muni d’un large compas de maçon pour former
la création57. On retrouve aussi des miniatures de la Création
comme frontispices des Bibles Moralisées. On retrouve aussi cette
représentation dans les miniatures qui accompagnent le texte de
l’Historia scholastica58 de Guyart des Moulins et les manuscrits du
dans l’Oxfordshire. Une large fourchette de dates a été proposée pour ce cadran
solaire sculpté (Okasha, 1992, n° 200, p. 51-52 ; Sherwood et al. , p. 349, 723,
936). Il semble dater du XIIIe ou du début du XIVe siècle. Cette dernière date
semble plus vraisemblable dans la mesure où le gnomon serait alors
contemporain de la reconstruction du mur de la nef dans lequel il est scellé. Au
cours de travaux de restauration, on a fait apparaître des armoiries sculptées,
mais elles ont été recouvertes. Une étude attentive de cette sculpture, à l’aide du
rapport de restauration, devrait permettre une datation plus assurée.
De façon suggestive, le texte « +A:W » est lisible sur le gnomon. Cela
renvoie au Christ en Dieu, le Créateur éternel, celui qui soutient la Création,
l’alpha et l’oméga au début et à la fin du temps et de la Création (Ap, 1, 8, 11 ;
21, 6 ; 22, 13 ; Okasha, 1992, N° 200, p. 51-52, planche Vd). Ainsi, le cadran
solaire mesure le temps soutenu par le Créateur, et le fait entre le début et la fin
du temps. Il renvoie à l’éternité, dont ce monde n’est qu’un reflet. On a proposé
de façon plausible que Dieu était figure du Créateur (Heimann, p. 50-51, 56,
planche 11d).
56
Voir par exemple
(1) Le psautier de Bury St. Edmunds (Vat, Reg. Lat. 12, fol. 68v), c.
1025-c. 1050,
(2) les Évangiles d’Eadwi (Kestner Museum, Hanover, fol. 9v), c.
1025, venant probablement de Winchester. Ici, la main de Dieu, avec ses
instruments, est représentée dans la partie supérieure des Canons, créant et
ordonnant par là le texte des Évangiles.
(3) le Psautier Tiberius (British Museum, Cotton Tiberius C. vi, fol.
7v), c. 1050, vraisemblablement de Winchester,
(4) la Bible, avec une illustration pour la Genèse (British Museum,
Royal 1. E. vii, fol. 1v), c. 1050 (Heimann. p. 46-56, plates 10a, 11a, 11c, 12b).
57
Friedman, 1974.
58
Cf : (i) British Museum Royal 15. D. iii, fol. 3v, early 15th century,
(ii) British Museum Royal 19. D. iii, fol. 3, c. 1411 (Friedman, 1974,
55
DISCOURS ET SAVOIRS
De civitas Dei de Saint Augustin59. De même que Dieu a créé, il
incombe aux artisans humains de créer.
De façon parallèle, Géométrie et Arithmétique étaient aussi
décrites comme des personnifications inspirées, rattachées aux
dieux, et indispensables pour accéder à la sagesse et à la maîtrise
de la vie.
La tradition des représentations iconographiques des arts
libéraux remonte indubitablement aux descriptions allégoriques
de Martianus Capella dans le De Nuptis Philologiae et Mercurii.60
La toise et le compas que tient Géométrie sont à l’image de
ceux qu’employaient les maçons et les arpenteurs. Ils sont du
même esprit que ceux utilisés par les artisans, sous les figures
accolées d’Arithmétique et de Géométrie, et leur utilisation61 est la
même que dans les métiers62.
On voit à l’œuvre une partie des dons et de l’inspiration
divine dans les métiers dans les méthodes mathématiques
employées par Dieu au moment de la Création. Une référence
théologique majeure à ce point se retrouve dans Sg 11, 2163 : « Tu
p. 424, 426, fig. IX, XII).
59
Cf. British Museum Add. 15245, fol. 3v, XIVe- XVe siècles (Ibid. , p. 424, fig.
XI).
60
Masi, p. 52. Le De Nuptiis a été écrit entre 410 et 439 (Stahl et al. in
Martianus Capella, I, p. 15).
61
Pour ce qui est des applications, Géométrie porte une belle toge marquée
des figures de « nombres de diverses sortes, tracés de cadrans solaires, figures et
dessins montrant les intervalles, les poids et les mesures, peint de nombreuses
couleurs (Martianus Capella, II, 580 p. 218). Géométrie, qui mesure la terre,
expose assez longuement les mesures sur terre. (Ibid. , II, 589-703 p. 220-263).
62
Le texte de Martianus a été bien connu tout au long du Moyen Âge (Cf.
Mâle, p. 76, 78). Les représentations des sept arts libéraux se retrouvent
couramment dans la poésie médiévale et dans les programmes des sculptures
des cathédrales gothiques (Auxerre, Chartres, Clermont, Laon, Saint Omer,
Sens, Soissons, et Rouen par exemple). On les trouve représentées sur le sol de
Saint-Rémy de Reims, de Saint-Irénée de Lyon et à la cathédrale de Fribourg
(Ibid. , p. 78-89). Au travers de ces applications aux arts décoratifs, les maçons,
les sculpteurs et les verriers avaient une familiarité avec les personnifications
allégoriques et leurs applications aux métiers.
56
LE DON DES MÉTIERS
as tout réglé avec nombre, poids et mesure ». On peut
raisonnablement penser que cette loi générale était sous-jacente,
au moins implicitement, dans les méthodes des artisans en
géométrie, pour la prise des mesures. En particulier, ce passage a
été cité par Suger, à propos de la construction de l’église abbatiale
de Saint-Denis64. Ces méthodes artisanales étaient respectées, et
revêtaient une valeur indiscutable, une forme de perfection,
comme le suggèrent les textes de Théophile et d’autres manuels
techniques, parce qu’elles émanaient du Dieu créateur et
reproduisaient la façon divine dont avait été faite la Création.
Nous voyons combien ces notions ont été soulignées dans la
tradition des métiers par l’ouvrage de Théophile. Son De diversis
artibus met en avant l’inspiration reçue par Moïse pour la
construction du Tabernacle, et celle de Salomon pour le Temple.
Dans son prologue au premier livre, consacré à l’art du peintre, il
affirme :
Nous voyons dans le récit de la Création du monde que
l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu65 [...]
capable de raison, il devrait participer à juste titre à la sagesse et
à l’habileté66 du projet divin.67
Dans le prologue au troisième livre, consacré aux métiers du
métal, nous trouvons :
Grâce à l’esprit de sagesse, vous savez que les choses créées
procèdent de Dieu et que rien n’est sans Lui. Grâce à l’esprit de
compréhension, vous avez reçu la capacité de la connaissance
pratique de l’ordre, la variété et la mesure68 que vous devez appliquer aux
63
On retrouve divers passages bibliques, apocryphes et pseudépigraphiques
de l’Ancien Testament dans le même esprit, et beaucoup se réfèrent
explicitement aux métiers de la construction. Cf. Jb 28,25 ; Jb 38, 4-7 ; Is 40,
12 ; Pr 8, 27 ; IEn. 43, 2, IV Esd 4, 36 ; Ps. Sol. 5, 6 ; Testament des douze
patriarches 2,3 et Mt 10, 30.
64
Suger, De Consecratione, III, p. 96-97.
65
Ceci reprend bien sûr Gn 1, 26-27.
66
cf. Ex 31, 3 ; 35, 31,35 ; 36,1-2 ; IR 7, 14.
67
Cf. Ex 25, 9, 40 ; 26, 30 ; Hb 8,5 ; Ac 7, 44 ; 1Ch 28, 12, 19 ; Sg 9,8.
68
Théophile décrit l’utilisation des unités de poids et de mesures, de la règle
57
DISCOURS ET SAVOIRS
divers aspects de vos travaux... Inspiré par ces engagements à l’égard
des vertus, mon cher fils, tu t’es approché avec confiance de la
maison de Dieu et tu l’as bien décorée, avec grâce. Tu leur as
permis ainsi de louer Dieu le Créateur dans sa création et de Le
proclamer merveilleux dans ses œuvres.
De façon significative, nous trouvons dans cette citation la
mise en pratique de la règle du livre de la Sagesse sur les métiers.
L’être humain, à l’image de Dieu, peut participer à la création
divine, et par là aider les autres à louer Dieu. Eusèbe, de la même
façon, louait avec ferveur l’habileté des artisans69:
Il l’a enrichie ensuite d’innombrables offrandes d’une indicible
beauté et de diverses matières – or, argent, pierres précieuses,
dont nous n’avons pas la possibilité, à cause de leur grandeur,
leur nombre, leur diversité, de décrire précisément la façon
admirable.70
Cette phrase « leur grandeur, leur nombre, leur diversité »
rappelle à la fois Théophile et le verset de la Sagesse.
Les mythes, aussi bien que les récits bibliques, donnent
diverses versions des origines profanes ou sacrées des poids et des
mesures, et de leur application divine dans la Création, sur la terre
et au ciel. Cela apparaît aussi bien dans l’Antiquité71 qu’au cours
et du compas dans les divers métiers abordés dans son manuel. (1963, p. 29,
49-51 n. 1, 61-62, 68, 93, 97-99 n. 1, 99, 100, 102, 126).
69
Histoire ecclésiastique, X. IV. 43-44 ; Vie de Constantin le Grand, III. 40.
70
Vie de Constantin le Grand, ibid.
71
Un des auteurs du Corpus Agrimensorum antique, copié au long du Moyen
Âge, souligne que la centuration était d’origine divine, et Varron mentionne
qu’elle était adoptée à partir d’un rite étrusque. (Dilke, 1980, “Sheet Two:
Roman Surveyors,” p. 4 ; ibid. , 1976 ; ibid, 1988, p. 158-159). La centuration
était la méthode de division des terres basée sur leurs systèmes de calculs de
longueurs et de surfaces. L’instrument essentiel de leurs relevés topographiques
était la groma. Elle consistait en une potence au bout du bras de laquelle une
pièce en forme de croix aux bras d’égale longueur pouvait tourner. La partie
inférieure de la potence était épointée de façon à pouvoir être fichée dans le sol,
en sorte que la potence était verticale, et la croix horizontale. Des fils à plomb
étaient attachés aux extrémités de la pièce en forme de croix, en sorte que l’on
pouvait déterminer deux lignes droites perpendiculaires en visant une paire de
58
LE DON DES MÉTIERS
du Moyen Âge. La Bible, à diverses reprises, rapporte les
commandements divins relatifs à la construction de bâtiments en
termes d’unités de longueur. Par exemple, la Jérusalem céleste,
prévue dès le commencement des temps, est révélée à saint Jean
par le biais d’un ange qui la mesure à l’aide d’un roseau72. Ainsi
une unité de mesure céleste figurait et donnait naissance à une
unité de mesure terrestre.
On peut noter que dans l’encyclopédie bien connue, les
Etymologiae d’Isidore de Séville, une partie est consacrée aux poids
et aux mesures73. Isidore s’appuie une fois de plus sur le verset de
Sg concernant la création des poids et mesures ; il fallait s’y
attendre puisqu’on le percevait comme une loi universelle
dérivant de l’unité sous-jacente de toutes les choses, et Isidore le
comprenait bien ainsi74. Ainsi, Isidore trouve l’origine des unités
de mesure75 dans des principes théologiques et cosmologiques76,
fils à plomb et l’autre, diamétralement opposée. La pièce en forme de croix et la
croix déterminée sur le sol manifestaient la croix du templum céleste, que l’on
disait être descendu auparavant au cours du rituel augural. L’augure voyait
intérieurement le templum descendre des cieux pour rendre l’endroit choisi à la
fois sacré et habitable (Rykert, p. 45 s).
72
Ap. 21, 15-17. La connaissance de l’arithmologie était utilisée dans l’exégèse
biblique. Quelques traités du Xe au XIIe siècle, et même ensuite, traitant de la
métrologie, portent un grand intérêt aux mesures contemporaines et à leur
rapport aux mesures bibliques, comme par exemple la coudée de Noé et Moïse
(Hall et al. , p. 1 n. 2, 2, 4).
73
XVI. XXV. 1.
74
Ibid. ; III. IV. 1 ; Brehaut, p. 64-65. Moïse, qui a donné les Tables de la Loi,
est considéré comme le premier philosophe par Isidore, qui « le premier nous a
parlé des mesures et des nombres et des poids dans divers passages de
l’Écriture » (Etymologiae, XVI. XXV. 1).
75
Isidore se réfère, en effet, aux mesures hébraïques et romaines.
76
Par exemple, l’uncia, le douzième d’une livre, « mesure les heures du jour et
de la nuit » (Etymologiae, XVI. XXV. 19) – Le terme latin d’uncia renvoyait aussi
au douzième du pied, pes. La libra, la livre, composée de douze onces, « est
comptée comme une sorte de poids parfait, car elle est constituée d’autant
d’onces que l’année a de mois » (ibid. , 20). Le modius ou boisseau (XVI. XXVI.
10), car il est composé de quarante-quatre livres ou de vingt-deux sextarii
(setiers). Isidore développe :
59
DISCOURS ET SAVOIRS
et cela inclut le domaine des métiers et de l’architecture qu’Isidore
expose ailleurs dans son encyclopédie77. Les poids et les mesures
utilisés par les artisans étaient considérés comme établis par Dieu,
et participaient de la structure de l’œuvre du créateur, l’univers.
Peser et mesurer sont des actes reflétant le geste de la
Création et l’ordonnancement du cosmos, et c’est en relation avec
cela que les divers textes sur les métiers indiquent que leurs
instructions, pleines d’indications détaillées sur les unités de poids
et de mesures, venaient d’une révélation divine78. Théophile ainsi
note que l’artisan, fait à l’image de Dieu, est co-créateur avec
Dieu, et peut dès lors mettre en œuvre la sagesse et le savoir du
dessein divin dans l’ordre et la mesure de son propre métier
d’artisan79.
La raison de ce nombre [22] vient de ce qu’à la Création Dieu fit vingt-deux
œuvres. . . . et qu’en tout vingt-deux espèces furent faites en six jours. Et il y
eut vingt-deux générations d’Adam à Jacob, et de leurs semences jaillirent tous
les peuples d’Israël. . . Et vingt-deux lettres dans l’alphabet (hébreu) dans lequel
est écrit la doctrine de la loi divine. En fonction de cela, un boisseau de
vingt-deux setiers avait été institué par Moïse en fonction de la sainte loi, et
bien que des peuples divers ajoutent un poids à cette mesure ou en soustraient
un, elle demeure inchangée chez les Hébreux, par ordonnance divine (ibid. )
On pourrait s’interroger sur les origines d’un boisseau de vingt-deux setiers
ou de quarante-quatre livres. Les Romains avaient une mesure de produist secs,
le modius de seize sextarii, et deux heminae valaient un sextarius (Dilke, 1987, p.
27).
le Liber Numerorum d’Isidore a une section consacrée spécifiquement au
symbolisme sacré et aux lois des nombres, parmi lesquels, dans les nombres
entiers, six et douze apparaissent dans les exemples cités plus haut. Il prend très
au sérieux ce symbolisme et ces lois numériques, et les applique à toutes choses,
y compris les poids et mesures.
77
XV. II-XII ; XIX. VIII-XIX.
78
En plus du texte de Théophile, on peut renvoyer au Prologue et aux
recommandations de la Mappae Clavicula. Le plus ancien fragment un peu
important date du IXe siècle.
79
Théophile, prologue au premier livre, le métier du peintre, et au troisième
livre, l’art de la métallurgie. Beaucoup des plus petites unités de mesure ont les
noms et approximativement la taille d’un corps humain adulte : le pouce, la
paume (ou palme), le pied, la coudée (longueur de l’avant-bras et de la main), la
brasse distance entre les mains et les bras étendus), etc. (Connor, p. 1-2).
60
LE DON DES MÉTIERS
Ainsi, on doit replacer les remarques théologiques faites par
Rupert de Deutz et Théophile au sein d’une suite de
prédécesseurs et de contemporains. Ils devaient bien connaître, de
par leur instruction, quelques-uns de ces prédécesseurs, Isidore
par exemple. Toutefois, Théophile semble avoir été le premier à
avoir rassemblé et constitué une doctrine cohérente sur la
théologie et la spiritualité des métiers au Moyen Âge, et son texte
est en cela une source importante pour la compréhension de la
signification essentielle de l’art et de l’architecture de cette
période.
HUGH MCCAGUE
YORK UNIVERSITY
Les idéaux de beauté grecs et romains prenaient en compte la symmetrie, la
mesure, et les relations proportionnelles prescrites pour l’art et l’architecture
avaient des aspects sacrés et moraux explicitement indiqués par Platon (Philèbe,
64e-65e ; Lois, II. 667c-669a) et d’autres. Vitruve relate le passage des unités de
proportion employées par les sculpteurs et les architectes à une
recommandation canonique pour le corps humain, et à des relations de
proportions parfaites de la partie au tout (III. I). Ces proportions idéales ont été
associées à l’œuvre du Créateur, et le corps humain a été compris comme un
temple, par exemple par Philon d’Alexandrie (I, De Opificio Mundi, 138). Philon
renvoie à l’image de l’homme fait à l’image de Dieu, (Gn, 1, 26-27) et anticipe
divers passages du nouveau Testament sur le corps humain comme un temple
(1Co, 5, 16-17 ; 2Co, 6, 16 ; Jn 2, 19-21 ; Eph, 2, 19-22). Finalement, les unités
de mesure basées sur le corps humain pourraient être considérées comme
émanant de Dieu.
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