Tu seras bilingue, ma fille
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Tu seras bilingue, ma fille
Tu seras bilingue, ma fille ! LE MONDE | 25.06.2015 à 11h32 • Mis à jour le 25.06.2015 à 14h13 | Par Guillemette Faure Nounous anglophones, cours de cuisine ou de yoga bilingues… Les parents sont prêts à tout pour que leur progéniture commence à apprendre l’anglais, première langue de travail du monde, le plus tôt possible. Put one tablespoon of marmelade in the glass : ajoutez une cuillère à café de confiture dans le verre. De la marmelade et des clémentines, du fromage blanc et des spéculoos. Mais prononcez « Mar-me-lède ». Et Whipped cream, pas chantilly. Pendant que les enfants empilent les couches dans des verres, Eliane Delage brandit des pancartes au-dessus de sa tête. C’est un cours de cuisine en anglais. Un atelier d’essai organisé un mercredi après-midi à la mairie du 7e arrondissement de Paris, où se tient la troisième édition de l’« English forum » réservé aux enfants. Pour inscrire son petit, une seule adresse : [email protected]. La maire de l’arrondissement sait capter les préoccupations de ses électeurs... Car beaucoup de parents, qui souffrent de leurs propres lacunes en langues, aimeraient que leur progéniture ne reproduise pas ce modèle. D’où une offre en pleine croissance – ateliers, écoles, baby-sitting, qui dispensent des activités en anglais, le plus souvent avec des animateurs anglophones. Parmi les stands présents à l’« English forum », Pikaboonanny propose de trouver des nounous anglophones, de participer à des ateliers créatifs ou de yoga en anglais. Derrière le stand Jeu d’enfant, sa fondatrice, Caroline Vaury, se souvient que lorsqu’elle a ouvert ses ateliers ludo-éducatifs, Les Ateliers du Bac, les parents lui demandaient déjà s’il y avait des ateliers en anglais. Ce qui lui a donné l’idée de mettre en place certaines activités dans la langue de Shakespeare. A Vincennes, le Trompette store propose « Let’s bake », des cours de pâtisserie en anglais. La Living School, école privée du 19e arrondissement de Paris, va plus loin avec des ateliers « after school » intitulés « Cook and sing », la cuisine en chantant en anglais. “J’aimerais que mes enfants parlent mieux anglais que moi. Ça m’a porté tort et ça me fait encore défaut… ” Une mère de famille En ouvrant leur centre d’activités rue du Dahomey, dans le 11 e arrondissement de Paris, ses fondatrices l’ont spontanément baptisé Let’s play family. L’endroit propose des ateliers bilingues sous la conduite de deux animatrices : une anglophone et une francophone, et même des anniversaires en anglais où l’on chante Happy Birthday avec l’accent. Dans la brochure de Speaking-Agency – qui organise des cours et des gardes d’enfant à domicile avec des intervenants étrangers –, le baby-sitting s’appelle « immersion linguistique à domicile » ou « baby-speaking ». Au premier étage de la mairie du 7e, des animateurs de l’’école font tester aux petits des « ateliers ludiques et créatifs » en anglais. « J’aimerais que mes enfants parlent mieux anglais que moi. Ça m’a porté tort et ça me fait encore défaut… », se justifie une mère. Nos enfants sont notre deuxième chance pour le bilinguisme. Les brochures n’osent pas encore inscrire sur la couverture des slogans du genre « Pour éviter d’avoir un enfant aussi nul en anglais que vous », mais on n’en est pas loin. « Sorry for the Time », s’excusait, en 2010, Nicolas Sarkozy auprès d’ Hillary Clinton, pour le mauvais « temps » – qui, en bon anglais, se dit Weather et non Time … Le développement de cette offre privée de loisirs en anglais s’appuie en outre sur les lacunes du système scolaire. On partait de loin (l’enseignement d’une première langue en sixième par classe de 30), on a avancé avec les moyens du bord. En primaire, certains enseignants découvrent l’anglais en même temps que leurs élèves. Même topo dans les centres d’animation municipaux. Living School dispense une méthode ludique, “Letterland,” qui permet aux enfants d’intégrer les phonèmes et commencer à lire des mots simples en anglais. A la rentrée 2014, dans un centre parisien, le professeur d’anglais recruté pour enseigner aux enfants de 3 à 5 ans avait écrit l’alphabet au tableau et demandé aux enfants de sortir cahiers et crayons pour prendre des notes. Jusqu’à ce qu’une mère lui signale qu’à cet âge-là, aucun des petits ne savait lire ou écrire. « Désolé, je n’ai jamais enseigné à des enfants », avait-il alors rétorqué. Or, si on ne sait pas bien comment les enfants apprennent les langues, on sait au moins comment ils n’apprennent pas : comme des mini-adultes. LES VERTUS MÉCONNUES DU BILINGUISME « Which color is that ? », demande l’animatrice de l’atelier de la mairie du 7 e en tenant un feutre rose. A côté, une mère récupère son fils de cinq ans qui a fui le coloriage. « Je ne veux pas trop forcer, je préfère qu’il maîtrise déjà ses conjugaisons en français… » Une vision encore trop souvent tenace de l’apprentissage des langues : il faut maîtriser l’une pour passer à l’autre, sinon on risque de « tout mélanger ». Une Américaine à Paris se souvient d’une enseignante de sa fille lui reprochant de parler anglais chez elle. La confusion des langues est une des peurs sur lesquelles on est revenu, selon le très complet Guide de l’éducation bilingue (French Morning Editions), qui montre que « le mélange est non seulement transitoire mais aussi nécessaire à l’apprentissage ». On y apprend que le bilinguisme développe certaines facultés cognitives et améliore les performances, notamment en mathématiques. On pourrait y ajouter les résultats d’études récentes qui montrent que les enfants bilingues sont meilleurs dans les tâches qui exigent d’être attentif et que le bilinguisme retarde la maladie d’Alzheimer. DES RÉSULTATS À RELATIVISER Sur des grands panneaux disposés dans la mairie du 7 e, le British Council, l’agence britannique pour la culture et les échanges éducatifs, rappelle qu’une personne sur quatre parle anglais, que c’est la langue de travail du monde. « Donnez à votre enfant une longueur d’avance en anglais », clament les dépliants. Au stand de l’école de langues Kids&Us, des brochures promettent « l’anglais à partir d’un an ». « C’est pendant les trois premières années de sa vie qu’un enfant effectue la plus grande partie de l’apprentissage de sa langue maternelle », y lit-on encore. « Plus l’enfant travaille l’anglais tôt, plus il sera à l’aise dans la vie », affirme une brochure. Techniquement, c’est vrai. On apprend mieux quand on est jeune. Mais les animateurs de ces centres d‘activité savent aussi que beaucoup de parents s’illusionnent sur les effets de ces activités en anglais. Non, ils n’auront pas des enfants bilingues à la fin de l’année après avoir fait du coloriage avec une anglophone. Disons qu’ils vont se faire l’oreille. « Ce n’est pas au bout de dix cours qu’ils vont être bilingues… », reconnaît Eliane Delage, qui donne aussi des cours de chants et de théâtre dans la langue de Shakespeare, en plus de la cuisine. Le stand d’Eliane, fondatrice et animatrice des ateliers Sing and Play, est décoré d’un parapluie imprimé du drapeau britannique. Un père explique que sa fille parle déjà bien l’anglais. Eliane Delage se tourne vers elle : « Tenemos un curso de teatro. Te gustaría ? » (Nous avons un cours de théâtre, ça te plairait ?) Guillemette Faure