Le texte de l`intervention

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Le texte de l`intervention
Biennale Bordeaux 2012
Cécile Révauger, Université de Bordeaux
Comparaison des concepts anglo-saxons et français de la francmaçonnerie
Pourquoi opposer deux types de franc-maçonnerie alors que la franc-maçonnerie se dit
« universelle » ? Pour une raison historique tout d’abord : en 1877 la Grande Loge Unie
d’Angleterre a rompu ses relations avec le Grand Orient de France qui venait de supprimer de
ses constitutions l’obligation de croire en l’ « immortalité de l’âme », au profit d’ une pleine
liberté de conscience. Or cela allait à l’encontre des « landmarks » ou « principes
inviolables » des maçons anglais et américains qui exigeaient et exigent toujours la croyance
en Dieu. Qu’en est t il de nos jours ? Certes quelques évolutions ont eu lieu, mais pas sur les
deux points de divergence fondamentaux, à savoir la croyance en Dieu et la question de
l’initiation des femmes. De fait, la franc-maçonnerie anglo-saxonne, qui s’autoproclame
« régulière » et la franc-maçonnerie latine, accusée d’ « irrégularité » par cette dernière mais
qui se dit quant à elle « libérale » ou « adogmatique » sont encore très différentes, voire
opposées à bien des égards.
Les deux types de franc-maçonnerie ont pourtant des origines semblables. Si l’on fait
abstraction des mythes qui ont la peau dure, depuis le roi Salomon, le roi Arthur et les belles
légendes contées par Anderson en introduction de ses célèbres Constitutions, un certain
nombre de faits sont avérés. Les premières loges anglaises sont apparues dans le sillage des
Lumières, en 1717. Plusieurs historiens, amateurs ou même professionnels, se sont évertués à
montrer la continuité entre ces loges et les guildes et compagnies de maçons précédentes mais
le lien est fort ténu. Ce qui compte c’est que les loges dites « spéculatives » du début du
XVIIIe siècle sont animées par un esprit totalement différent à la fois des loges de métier des
siècles précédents et des clubs anglais de la même époque. Elles ont pour but de permettre à
des hommes de sensibilités religieuses et politiques différentes de se retrouver dans un même
lieu dans un esprit de tolérance qui aurait été impossible avant la Glorieuse Révolution de
1688. En effet cette révolution venait d’accorder la liberté de culte aux dissidents religieux et
également de mettre un terme à la monarchie de droit divin en proclamant la souveraineté du
Parlement. La célèbre formule des Constitutions d’Anderson interdisant aux frères de parler
de politique ou de religion est donc clairement dictée par le contexte : à l’heure où les
dissidents religieux sont autorisés à côtoyer des anglicans, il serait mal venu que des querelles
d’ordre religieux viennent troubler la paix des loges. De même ; à l’heure où les querelles
entre d’un côté les tories - partisans des Stuart absolutistes- et de l’autre les Hanovriens qui
ont soutenu la Glorieuse révolution- sont apaisées, il serait pour le moins inopportun qu’elles
soient ravivées par les frères.
Les premières loges qui apparaissent en France tout au long du XVIIIe siècle, à
l’exception de la loge jacobite de St Germain en Laye, prônent également une religion
latitudinaire, c'est-à-dire très tolérante, et invitent également les frères à s’abstenir de tout
propos religieux ou politique. Il faudra attendre 1877 pour que la Grande Loge Unie
d’Angleterre s’émeuve des conceptions du Grand Orient de France en matière de liberté de
conscience et proclame la rupture avec les obédiences latines. La franc-maçonnerie a connu
des évolutions différentes en fonction des contextes à la fois historique et géographique.
1
Je ne discuterai ici ni des rites, car la situation est trop complexe (sachant qu’en règle
générale le Royaume Uni et les USA présentent une moindre diversité -pratiquant
essentiellement Rite Emulation au Royaume Uni et le rite d’York et le REAA aux USA qu’en France) ni des travaux de loges (moins nombreux que dans les obédiences latines et très
différents dans la franc-maçonnerie anglo-saxonne). Je m’attacherai uniquement aux
concepts, aux principes qui animent les francs-maçons Outre Manche, Outre Atlantique et en
France.
Je me propose d’étudier les évolutions et les différences à travers cinq points :
12345-
Le secret
La bienfaisance ou la solidarité
La croyance en Dieu ou la liberté de conscience
Le recrutement et les questions ethniques
L’initiation féminine
1 Quel secret ?
Anderson ne mentionnait pas explicitement la nécessité de secret dans ses
« Obligations», preuve que ce n’était pas l’essentiel à ses yeux. Au XVIIIe siècle, le secret ne
figure que dans les rituels (révélés par les divulgations de Pritchard et quelques autres écrits)
En France on en trouve mention dans de nombreux rituels traduits de l’anglais ou
encore dans ce rituel d’adoption de Guillemain de St Victor: « le serment que nous prêtons de
ne rien révéler, est pour ne faire point entrer l’amour propre et l’orgueil dans le bien que
nous devons faire » 1
Les seuls qui attachent réellement de l’importance au secret maçonnique sont ceux qui
le dévoilent, soit pour des raisons commerciales, afin de tirer profit de la vente de leurs
révélations, soit dans le cadre de campagnes antimaçonniques:
Les révélations de Pritchard ou autres écrits du même type, les publications régulières
dans la presse de nos jours, appartiennent à la première catégorie, les motivations d’ordre
commercial et sont généralement fort anodines. En revanche les campagnes anti-maçonniques
ont toutes été lourdes de conséquence : la première fut menée par le Vatican et prit la forme
de bulles papales d’excommunication (1738 puis 1751). L’affaire Morgan de 1826 déchira les
États-Unis entre partisans des maçons et parti anti-maçonnique, affaiblissant
considérablement la maçonnerie américaine. La campagne la plus virulente et la plus lourde
de conséquence fut bien entendu menée par les nazis et le régime pétainiste.
Le Royaume-Uni, les USA et la France ont des conceptions du secret différentes pour
des raisons historiques :
-en France, on constate une réserve bien compréhensible des maçons après les
persécutions par l’occupant et le régime pétainiste, assortie de la crainte qu’ une appartenance
maçonnique connue puisse nuire à leur carrière professionnelle de nos jours encore.
-en Angleterre, si les maçons ont de tout temps été réservés, ce n’est pas pour les
mêmes raisons puisqu’il n’y a jamais eu d’occupation nazie ou de collaboration ; la francmaçonnerie anglaise a plutôt été associée au parti conservateur et donc suscité la méfiance des
1
La Vraie Maçonnerie d’Adoption, par un chevalier de tous les Ordres Maçonniques, 1787, ouvrage préfacé par
Françoise Moreillon, Éditions Albatros, 2011, p. 53
2
travaillistes. Le rapport du comité parlementaire sur la franc-maçonnerie britannique publié en
1997 a imposé une plus grande transparence à la Grande Loge Unie d’Angleterre et de fait
favorisé une certaine ouverture, notamment à l’égard des chercheurs. La bibliothèque de la
Grande Loge Unie d’Angleterre est devenue un modèle du genre et des colloques rassemblant
des chercheurs du monde entier sont maintenant régulièrement organisés.
-Les maçons américains, après le traumatisme de la campagne antimaçonnique de
1826, font désormais de la publicité et ne reculent pas devant un effet spectacle : ainsi pour
tenter d’endiguer la crise de recrutement, la Grande Loge de Washington DC a été jusqu’à
organiser des « festivals » au cours desquels des initiations collectives et aux trois degrés à la
fois avaient lieu (7756 candidats reçus au cours d’un de ces festivals en 1992). Il faut savoir
en effet que la franc-maçonnerie américaine a perdu une grande partie de ses effectifs
récemment, non plus en raison de l’affaire Morgan (ce maçon que l’on avait cru assassiné par
ses frères et précipité dans les chutes du Niagara…) mais parce que leurs travaux qui se
cantonnent à des catéchismes appris par cœur et leur rejet total des femmes ne sont guère
attractifs pour les jeunes Américains.
La notion de secret est donc toute relative, et varie selon les contextes :
Aujourd’hui les francs-maçons français se disent « discrets » plus que « secrets ». De
toute évidence aux USA les maçons ont une attitude plus ostentatoire : appartenir à la francmaçonnerie est plutôt « bien vu », en dehors des évangélistes et du mouvement du Tea Party,
même si le président Obama lui-même n’est pas maçon (contrairement aux deux Roosevelt, à
Gerard Ford etc)
2
Quelle bienfaisance ?
Au XVIIIe siècle, en Angleterre, en Ecosse, en Irlande, comme en France et dans les
colonies, les loges étaient pourvues d’un tronc de bienfaisance. Cela ne signifiait pas pour
autant qu’elles accueillaient des pauvres, bien au contraire.
Ainsi les Constitutions d’Anderson dressent un portrait de l’homme de « bonne
réputation » : il s’agissait peut être de principes moraux mais il fallait surtout comprendre que
l’honnête homme devait être capable de subvenir à ses besoins. Le nouveau recruté ne devait
pas être une charge pour sa loge. On trouve la même exigence dans tous les pays.
Une première évolution, très discutée à l’époque, survint en Angleterre avec la
création d’un «committee of charity » afin de financer la construction du temple maçonnique
de Londres. Cette entreprise s’avéra être un véritable gouffre financier et plusieurs frères
furent choqués de voir que leurs versements au tronc de bienfaisance étaient en fait utilisés à
des fins immobilières.
Le concept de charité a connu plusieurs autres évolutions.
-dans les loges françaises ou « latines » il s’agit plutôt de solidarité, car le « tronc de
bienfaisance » est destiné aux Frères et Sœurs de la loge dans le besoin. La bienfaisance se
pratique donc à petite échelle, hormis quelques actions ponctuelles dans le cas de catastrophes
naturelles. Dans tous les cas il s’agit davantage de solidarité que de bienfaisance.
-dans les loges anglaises et américaines, les frères se livrent en outre à des opérations
de bienfaisance de plus grande envergure, telles que la subvention d’ hôpitaux ou de maisons
de retraite, et cela en raison de finances qui ont longtemps été supérieures à celles des
obédiences latines, grâce à des mécènes privés qui leur ont notamment permis d’acquérir des
locaux somptueux, avant la crise de recrutement actuelle. La franc-maçonnerie américaine
noire a de tout temps disposé de moins de moyens financiers que la franc-maçonnerie blanche
et accorde quant à elle fréquemment des bourses d’études aux fils de maçons.
3
En règle générale les deux conceptions de la bienfaisance sont étroitement liées à
celles de la franc-maçonnerie et se traduisent soit par le concept de solidarité en France, soit
par celui de charité chrétienne au Royaume-Uni et aux USA.
3
- Croyance en Dieu ou liberté de conscience ?
Revenons au texte d’origine : Anderson prend soin de contraindre les maçons
seulement à « cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses
propres opinions», et affirme que la franc-maçonnerie doit être le « Centre de l’Union ».
Nulle place pour quelque sectarisme que ce soit, donc.
La franc-maçonnerie s’inscrit totalement dans l’Enlightenment, de par ses conceptions
très tolérantes sur le plan religieux. Cette tolérance est exactement de même nature que celle
de l’Église anglicane, qui a elle-même fait sienne ces conceptions latitudinaires à savoir qu’il
faut laisser aux hommes toute latitude de croire, pourvu qu’ils reconnaissent l’existence d’un
« Etre Suprême ». Certes les « athées stupides » sont exclus, mais même un ouvrage aussi
libre penseur que le Pantheisticon de Toland ne se proclame pas athée mais panthéiste. Le
propos d’Anderson est donc indéniablement très progressiste pour l’époque.
Seule l’Église catholique tient des propos hostiles à l’égard de la franc-maçonnerie.
Les Églises protestantes n’émettent aucune critique, à l’exception de quelques groupes
sectaires et marginaux, en Écosse notamment. De fait les bulles papales contre la francmaçonnerie n’ont qu’une portée limitée puisqu’elles ne sont pas appliquées dans les pays
protestants2
Ce n’est qu’au XIXe s que la définition d’Anderson est infléchie dans un sens
nettement chrétien, après l’unification des Anciens et des Modernes en 1813, lors de la
création de la Grande Loge Unie d’Angleterre.
Quant aux maçons américains, Albert Mackey les dote de landmarks, ou principes
qu’il considère comme inviolables et qui sont encore appliqués de nos jours. Parmi eux,
l’obligation explicite de croire en Dieu.
Le véritable clivage entre franc-maçonnerie anglo-saxonne et franc-maçonnerie latine
date de 1877. Sous l’impulsion de Massol et de Frédéric Desmons, une commission du Grand
Orient examine le vœu n° 9 à savoir que « la franc-maçonnerie n’a point à affirmer dans sa
Constitution des doctrines ou des dogmes ». Toute référence à Dieu et à l’immortalité de
l’âme disparaît et le texte proposé par Massol est adopté : « L’ordre des francsmaçons….professe pour toutes les croyances et pour toutes les opinions un respect absolu. Il
est composé d’hommes libres qui, groupés par l’acceptation volontaire les uns des autres,
forment une confédération universelle unie par un seul lien : la morale. » Cette déclaration,
qui choqua tant alors les maçons anglais, n’avait pourtant rien d’anticlérical et n’était pas de
nature à faire retourner Anderson dans sa tombe. Il était simplement question d’une totale
liberté de conscience.
Curieusement, les Anglais n’avaient rien trouvé à redire avant cette date, alors que le
Grand Orient de France n’avait introduit la référence à « l’existence de Dieu » que dans la
version de 1848 de ses Constitutions. Tout au long du XVIIIe siècle l’absence de référence à
la croyance en Dieu n’avait pas choqué les Anglais. Ce qui allait de soi au XVIIIe siècle était
subitement remis en question par cette apparente radicalisation des maçons français.
2
Charles Porset Cécile Révauger, Franc-Maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, ouvrage
collectif, Paris, Champion, 2006
4
Simplement, le contexte politique avait changé. Un grand nombre de maçons français avaient
ouvertement soutenu la Commune en 1871 et se trouvaient en phase avec les aspirations
républicaines. Un réel débat avait eu lieu au sein du Grand Orient de France.
D’ailleurs lorsque cinq ans auparavant, le Grand Orient de Belgique avait lui-même
supprimé l’obligation de croire en Dieu, la Grande Loge Unie d’Angleterre n’avait pas
réagi…preuve que le contexte politique n’était pas indifférent.
Aujourd’hui encore la Grande Loge Unie d’Angleterre continue à n’accorder sa
reconnaissance qu’à une seule obédience par pays (la GLNF jusqu’à ce que la GLUA
suspende tout récemment cette reconnaissance…). Elle se considère comme la première
Grande Loge, « Premier Grand Lodge » et seule à même d’attribuer ou non le label de
régularité aux obédiences de par le monde. Ce concept de régularité est fondé sur deux
critères, l’exigence de la croyance en Dieu et l’interdiction absolue d’initier des femmes (voir
ci-dessous)
Il en va de même aux États-Unis, même si les conceptions religieuses relativement
tolérantes des maçons sont jugées trop laxistes par les adeptes du Tea Party et autres
évangélistes…
Pour conclure sur ce point la franc-maçonnerie anglo-saxonne exclut totalement les
athées alors que les obédiences latines affirment la liberté de conscience.
Cela s’explique par le contexte religieux, en particulier par la différence de
comportement entre l’Église catholique et les Églises protestantes. Contrairement à l’Église
catholique qui a rejeté la Révolution française, la Commune et la IIIe République, les Églises
protestantes, et en particulier les méthodistes et les quakers, ont accompagné les réformes ou
encore lutté pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis sans jamais condamner la francmaçonnerie. D’où cette incompréhension totale entre Francs maçons latins et anglo-saxons.
4- Le recrutement et les questions ethniques
Ce qui pourrait paraitre une évidence, le recrutement de toute personne
indépendamment de ses origines ethniques, ne l’a pas toujours été et ne l’est pas de nos jours
encore pour les maçons de certains États américains.
Certes les juifs ont également souffert d’attitudes discriminatoires mais de façon
générale dans une moindre mesure que les Noirs, surtout dans les pays anglo-saxons.
L’initiation des Noirs n’a jamais représenté un problème fondamental dans
l’hexagone, contrairement à ce qui s’est passé dans les loges de planteurs, en Martinique, en
Guadeloupe et surtout à St Domingue avant l’indépendance. Si les loges françaises ont
toujours compté un nombre très faible de frères noirs, cela s’explique sans doute davantage
par un facteur social que racial.
Je n’aborderai pas ici les questions d’esclavage et d’abolitionnisme que j’ai traitées
dans un autre cadre3 et qui sont complexes. Les francs-maçons se sont répartis dans les deux
camps, en France comme en Angleterre et aux USA, chez les esclavagistes et chez les
abolitionnistes.
Je m’attacherai ici uniquement à la question de l’initiation d’hommes noirs dans les
loges. Les francs-maçons du Royaume Uni et des USA n’ont pas adopté la même attitude,
encore une fois pour des raisons essentiellement liées au contexte historique. L’initiation de
3
Cécile Révauger, Noirs et francs-maçons aux Etats-Unis, Paris, EDIMAF, 2003, 352p ; The Abolition of
Slavery : the British Debate, 1787-1840. Paris, PUF, 2008, 192p. Réimpression 2009.
5
frères noirs a toujours représenté un phénomène marginal au Royaume Uni. Dans la mesure
où les frères noirs étaient l’exception qui confirmait la règle, ils n’ont jamais représenté un
« problème » pour les Anglais, contrairement à ce qui fut le cas dans les colonies britanniques
où les loges de planteurs n’envisageaient pas d’initier des frères de couleur.
Aux États-Unis en revanche, où l’esclavage ne fut aboli que tardivement, en 1865, il
en alla tout autrement. La première loge noire, l’African Lodge créée par Prince Hall,
reconnue par les Anglais en 1784, fut considérée comme irrégulière par toutes les Grandes
Loges blanches des États-Unis. Les frères américains appliquèrent à la lettre l’interdit qui
figurait dans les Constitutions d’Anderson dans l’article III, à savoir que seuls pouvaient être
initiés « des hommes de biens et loyaux, nés libres et d’âge mur et discret, ni esclaves ni
femmes… ». Ni les esclaves noirs ni leurs descendants n’étaient donc considérés comme
initiables. A cet interdit s’ajouta un autre principe propre aux obédiences américaines, celui de
« juridiction exclusive » : une seule Grande Loge pouvait être considérée comme « régulière »
dans chaque État et dans la mesure où il existait déjà une Grande Loge blanche dans un État,
il était impossible de reconnaître une autre Grande Loge, a fortiori une Grande Loge noire.
Les Grandes Loges de Prince Hall furent donc considérées comme irrégulières et firent l’objet
de condamnations à caractère souvent ouvertement raciste.
Alors que la Grande Loge Unie d’Angleterre revit ses Constitutions en 1847 afin de
permettre aux esclaves émancipés d’être initiés –grâce au remplacement de la formule « né
libre » par celle de « libre », les Grandes Loges américaines persistèrent à refuser toute
ouverture et ce jusqu’au milieu du XXe siècle. Il faut dire que la fin du XIXe siècle est
marquée par la guerre de Sécession entre États esclavagistes du sud et États abolitionnistes du
nord. La déclaration que fait en 1875 le Souverain Grand Commandeur du Rite Ecossais,
Albert Pike, est donc tout à fait dans l’air du temps même si elle a de quoi choquer de la part
d’un franc-maçon :
« Je ne suis pas enclin à faire de compromis en la matière. J’ai prononcé mon
obligation devant des hommes blancs pas devant des noirs. Le jour où je devrai accepter des
noirs pour frères ou bien quitter la franc-maçonnerie, je choisirai de la quitter » (Pike, 1875).
Il a fallu attendre 1989 pour qu’une Grande Loge nord américaine blanche, celle du
Connecticut, reconnaisse officiellement la Grande Loge noire de son État. Les Grandes Loges
de Washington DC et du Massachusetts avaient fait deux vaines tentatives, respectivement en
1898 et 1947, condamnées par l’ensemble de la communauté maçonnique américaine.
Aujourd’hui, 42 des 51 Grandes Loges américaines reconnaissent la franc-maçonnerie
noire. La carte des États reconnaissant ou non les Grandes Loges de Prince Hall ressemble
étrangement à celle des États nordistes et sudistes avant la guerre de Sécession. Les neuf
Grandes Loges qui persistent dans leur attitude ségrégationniste font partie des États du Sud
(Alabama, Arkansas, Caroline du Sud, Floride, Géorgie, Louisiane, Mississipi, Tennessee,
Virginie occidentale). C’est dans l’Alabama, haut lieu du combat pour les droits civiques,
mais aussi en Caroline du Nord et du Sud, au Mississipi, en Virginie et au Texas que l’on
compte les plus gros effectifs de maçons de Prince Hall.
Les francs-maçons américains ont évolué, puisque seules huit Grandes Loges
persistent dans leur attitude ségrégationniste. De façon générale cependant, les frères noirs
préfèrent se retrouver entre eux, au sein des Grandes Loges de Prince Hall.
Les Indiens ont été de tout temps mieux intégrés, mais leur effectif est bien entendu
très faible. La Cherokee Lodge n°21 a été constituée en 1848. Aujourd’hui la Grande Loge de
l’Arkansas compte indifféremment des Indiens et d’autres citoyens américains.
Sur le plan ethnique également, la différence fondamentale qui a longtemps prévalu
entre la France et les États-Unis s’explique par les facteurs culturels et politiques et ce de nos
jours encore. Alors que la France revendique une tradition jacobine et égalitaire, solidement
6
ancrée depuis la Révolution française même si elle a parfois été mise en défaut, les USA ont
une démarche beaucoup plus communautariste : au mieux les francs-maçons noirs sont
reconnus mais encouragés à se retrouver dans des entités distinctes. Les francs-maçons noirs
eux-mêmes ont tendance à se sentir plus à l’aise dans des structures séparées.
5- L’initiation féminine
La question de l’initiation féminine demeure avec celle de la liberté de conscience
l’une des deux pierres d’achoppement entre franc-maçonnerie latine et anglo-saxonne.
Le colloque qui s’est tenu à l’université de Bordeaux en 2010, et qui vient de faire
l’objet de deux publications a tenté de faire le point à la fois d’un point de vue historique,
sociologique et psychologique4. Je ne rendrai donc ici compte qu’à gros traits des conclusions
que nous avons pu retirer de ces trois journées de réflexion et de l’ensemble des articles
qu’elles ont suscités.
Ici encore, les différences essentielles s’expliquent par la diversité des contextes.
Au XVIIIe siècle on distingue ceux qui appliquent au pied de la lettre les Constitutions
d’Anderson et ceux qui s’en éloignent. En Angleterre, à l’époque où écrit Anderson, les
femmes sont exclues de la sphère publique, les clubs sont exclusivement masculins alors
qu’en France les femmes de l’aristocratie lancent la mode des salons inspirés par les
Lumières. On a longtemps cru cependant que la première loge d’adoption – à savoir une loge
ouverte aux femmes et dirigée conjointement par des frères et des sœurs- était apparue en
Hollande en 1751 (la loge de Juste) or il semblerait que dès 1746 une loge de ce type ait vu le
jour à Bordeaux 5.
De même que les femmes n’étaient pas admises dans la sphère publique anglaise au
e
XVIII siècle, elles furent exclues des loges maçonniques, bien que quelques exceptions aient
été récemment mises à jour6.
Au XIXe siècle les frères américains, à l’initiative de R. Morris, ont créé des loges de
l’Eastern Star sur le modèle des loges d’adoption françaises, mais avec la ferme volonté de
les maintenir à l’écart des Grandes Loges masculines, tout en les plaçant sous leur contrôle
afin qu’elles puissent s’occuper des œuvres de bienfaisance, en tant qu’épouses et parentes de
maçons, sans jamais être elles-mêmes considérées comme maçonnes. Il a fallu attendre le
début du XXe siècle pour que les premières femmes se regroupent en Angleterre, au sein de la
Honourable Fraternity of Antient Masons, se considérant elles-mêmes comme maçonnes,
contrairement à leurs homologues américaines, tout en prenant soin de ne pas froisser la
Grande Loge Unie d’Angleterre dont faisaient souvent partie leurs conjoints et qui ne les
reconnaissait pas.
De nos jours encore la Grande Loge Unie d’Angleterre persiste dans son refus d’initier
des femmes ou même de reconnaître l’existence de leurs obédiences. John Hamill, chargé de
communication de la Grande Loge Unie d’Angleterre déclarait il y a peu sur les ondes à
propos des loges féminines : « We ackowledge them, we do not recognize them » : « nous
savons qu’elles existent mais nous ne les reconnaissons pas ». On note très peu d’évolutions
4
Cécile Révauger et Jacques Lemaire, Les Femmes et la franc-maçonnerie des Lumières à nos jours. XVIIIe et
XIXe siècles , Bruxelles, La Pensée et Les Hommes, 2011, n° 82-83, 420 p. ; Les Femmes et la franc-maçonnerie
des Lumières à nos jours. XVIIIe et XIXe siècles, Bruxelles, La Pensée et Les Hommes, 2012, n° 86-87, 500p.
5
Margaret Jacob et Janet Burke, Les Premières francs-maçonnes, Bordeaux, PUB, 2010
6
Voir articles de Robert Peter, Andrew Prescott et Susan Sommers dans Les Femmes et la franc-maçonnerie des
Lumières à nos jours, XXe-XXIe siècles, op.cit.
7
en dehors des ladies nights qui ont toujours existé et de quelques tenues exceptionnellement
ouvertes aux sœurs.
Les seuls changements significatifs concernent la France et quelques obédiences
latines en Europe. Deux voies s’ouvrent aux femmes en France, les loges exclusivement
féminines (GLFF) et les loges mixtes (la Fédération Internationale du Droit Humain dont
Maria Deraisme et George Martin en France ont été les figures de proue).
La différence essentielle entre franc-maçonnerie latine et franc-maçonnerie anglosaxonne est que les sœurs sont reconnues en tant que telles par toutes les obédiences
françaises (sauf la GLNF) alors qu’elles ne le sont ni aux États-Unis ni au Royaume Uni.
La décision récente prise par le GODF d’initier des femmes, qui a fait suite à un débat
difficile, semble totalement inconcevable pour toutes les obédiences anglo-saxonnes. Alors
que le Grand Orient de Belgique est très proche du Grand Orient de France de par ses
conceptions laïques, il n’a pas franchi le pas de l’initiation féminine.
Le chemin à parcourir est donc long : des avancées considérables ont eu lieu en France
mais nous sommes bien l’exception française…
Ces avancées, les femmes les doivent au contexte, à l’histoire de la France qui depuis
la Révolution française et la Commune de Paris a placé l’égalité des citoyens et des
citoyennes au cœur de ses préoccupations, contrairement à l’Angleterre et aux États-Unis qui
raisonnent en termes de communautés, de diversité, de multiculturalisme mais non d’égalité.
Conclusion : peut-on parler de FM universelle ?
L’histoire a parfois rapproché les maçons français, britanniques et américains, pendant
la deuxième guerre mondiale par exemple, mais la plupart du temps de façon individuelle,
d’homme à homme…Les francs-maçons de ces pays ne parviennent pas à surmonter des
traditions culturelles différentes. Les conceptions ont connu très peu d’évolutions et restent
très tranchées en matière de laïcité et d’initiation féminine.
On peut d’ailleurs s’interroger sur l’opportunité de rechercher à tout prix une
maçonnerie au visage lisse, uniforme. Les concepts de liberté de conscience, d’égalité
républicaine en dehors de toute considération ethnique ou de genre, sont l’essence même de
la franc-maçonnerie dite a-dogmatique, ou latine. Et cela n’est pas négociable !
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