temps cyclique temps linéaire - Faculté des sciences sociales
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TEMPS CYCLIQUE TEMPS LINÉAIRE Matthieu GUI EKWA Publié dans Aspects sociologiques, Vol. 3, no 1, Mars 1995, pp. 4-9. Résumé Dans les sociétés modernes où prédominait la vision linéaire du temps, l'horizon temporel des acteurs était tourné vers l'avenir. L'auteur nous dira cependant que cette représentation de l'avenir véhiculée parle temps linéaire est en crise. L'horizon temporel n'est plus le futur comme dans les sociétés modernes mais le présent Cet horizon temporel de la société post-moderne est la conséquence de l'apparition d'une nouvelle perception du temps: le temps libéré ou le temps quotidien. Abstract In those modem societies, in which a linear vision of time predominated, the temporal horizon of the actors was oriented toward the future. In this article, the author will demonstrate that this representation of the post-modern future is in crisis. Temporal horizon is not future anymore, like it was in modern societies, but rather present. This postmodern temporal horizon is the issue of a new perception of time: liberated or daily time. P lus que jadis, le temps occupe aujourd'hui une place importante dans la littérature sociologique. Indivisible et impalpable, le temps n'est toutefois pas aisé à définir; aussi est-il présenté, par Daniel Mercure comme un phénomène abstrait, fugace, difficile d'analyse, voire insaisissable. Certains peuples, comme les Nuer du Soudan ou les Bantu d'Afrique Centrale, n'ont pas d'expression du temps équivalente à celle de l'Occident ni de substantif théorique pour l'indiquer. « Chez les Yuki d'Amérique du Nord, le mot qui traduit mieux le temps désigne en fait le monde. Ailleurs, il peut désigner le soleil, le ciel ou toutes sortes de divinités »1. Dans cette réflexion, nous ne nous intéresserons pas aux différents types de temps qui existent (temps sacré, temps profane, temps individuel, temps biologique, temps métaphysique) mais nous limiterons plutôt notre attention au seul temps social. Après l'avoir défini, nous montrerons la représentation que les acteurs se font de l'avenir dans les sociétés régies par les temps cyclique et li1 néaire. Cette réflexion sur le temps nous fournira l'occasion de passer en revue la littérature récente consacrée à ce sujet. DEFINITION DU TEMPS SOCIAL Par « temps social », Daniel Mercure et Gilles Pronovost désignent « la nature et les rapports entre les divers modes d'activité dans le temps considérés selon leurs durées et leurs rythmes propres, de même que les différentes manières de concevoir et de se représenter le temps au sein de nos univers sociaux. Une telle notion met également en relief les différents procédés de structuration de ces composantes selon les sociétés »2. Danielle Riverin-Simard ajoute que le temps social est « la valeur culturelle qu'une société accorde au temps ou aux diverses périodes de vie »3. Le temps est dit social car, selon Durkheim, tous les individus composant une société partagent un entendement commun du temps. De ce fait, il est une donnée de la conscience collective. Ses propriétés sont fonction de la mémoire collective ou de la conception des choses propre à chaque civilisation. Par conséquent, elles diffèrent d'un milieu à un autre. Autrement dit, « chaque type de société développe sa propre culture du temps » 4 et possède ses modèles de comportements propres à l'égard de celui-ci. Aussi, les différents groupes, catégories et classes d'individus, perçoivent et vivent le temps chacun à leur manière. Il y a donc autant de temps sociaux que de groupes d'individus séparés. D’où la « multiplicité des temps sociaux » c'est-à-dire « la différence et la pluralité des temps vécus ainsi que l’hétérogénéité des modalités des temps collectifs dans les divers secteurs de la réalité sociale » 5 à laquelle on assiste aujourd'hui. LES TEMPORALITÉS SOCIALES La temporalité sociale, souvent confondue avec le temps social, est, quant à elle, définie comme « la réalité des temps vécus et construits par les groupes, c'est-à-dire la multiplicité des conduites temporelles et des représentations du temps liées à la diversité des situations sociales et des modes d'activité dans le temps »6. Nous pouvons déduire de cette définition qu'il existe une multiplicité des temporalités sociales et que, comme le dit Paul Ricœur, « le décalage entre les temporalités est la loi qui régit non seulement les différences inter-culturelles mais aussi, les différences intra-culturelles » 7 . Au sein même d'une société, l'économique, le politique, le religieux, chaque mode d'activité a une temporalité particulière. C'est l'ensemble de ces différentes temporalités qui constitue la dynamique de la société, dynamique qui se manifeste par l'interférence et l'action réciproque des temporalités des différents secteurs de la réalité sociale. Aussi, la différence entre deux temporalités se perçoit par les modes de représentation de l'avenir, du passé et des rythmes de vie propres à chaque groupe social. Malgré la diversité de temporalités, il y en a toujours une qui prédomine soit au sein d'une société, soit au sein de plusieurs cultures. Dans la présente réflexion, nous nous attarderons au temps cyclique et au temps linéaire, lesquels sont les plus présents dans les sociétés actuelles. Aussi chercherons-nous à présenter théoriquement le mode de représentation de l'avenir de chacune de ces deux temporalités. TEMPS LINÉAIRE ET REPRÉSENTATION DE L'AVENIR Le temps linéaire est la temporalité prédominante dans les sociétés modernes de l'Occident. Ce temps est dit abstrait, extérieur à l'homme, mesurable, historique, divisible, vectoriel, cumulatif, monochrone et unidirectionnel. Jeannière dirait : « temps découpé, temps disloqué, temps sanctionné, temps accéléré, temps sans mémoire »8. Cependant dans la présente réflexion, nous nous limiterons aux aspects historique, vecto- 2 riel, cumulatif et unidirectionnel du temps. Le temps est ainsi qualifié car, entre autres, « en Occident, la succession des événements est conçue comme rectiligne; ils s'alignent de part et d'autre de l'un d'eux tenu pour privilégié et qui sert de rapport unique pour le compte des années, que celles-ci soient antérieures ou postérieures à une donnée choisie »9. Selon cette conception du temps, aucun événement ne peut arriver plus d'une fois identiquement. Aucun recommencement n'est possible. Tout s'ajoute, s'accumule, nourrit le présent et féconde le futur. L'une des spécificités du temps linéaire est son orientation vers l'avenir. Toutefois, dans les sociétés régies par le temps linéaire, les acteurs font une nette distinction entre le passé, le présent et le futur. En effet, le présent est un point glissant continuellement sur la ligne qui va du passé au futur, transformant ce dernier d'abord en présent et ensuite en passé. Ce présent ne s'explique pas par le passé mais par l'avenir. Il n'est retenu que par ce qu'il prépare les enchaînements souhaités par le futur. Par ailleurs, le passé est dévalorisé comme référence pour l'action d'aujourd'hui. Le futur est à construire, à conquérir et l'avenir, ramené à un schéma prévisible, est orienté dans le sens désiré. L'acteur est caractérisé par ce qu'il s'efforce de devenir et non par ce qu’il est au moment présent. LE FUTUR EST À CONSTRUIRE, À CONQUÉRIR ET L’AVENIR, RAMENÉ À UN SCHÉMA PRÉVISIBLE, EST ORIENTÉ DANS LE SENS DÉSIRÉ L'idée de progrès — c'est-à-dire une sorte de déroulement des événements vers une issue qui peut être prévue ou indiquée a posteriori — et de croissance est ancrée dans la mentalité des acteurs guidés par le temps linéaire. Ceux-ci « estiment que les temps présents sont meilleurs que ceux passés et que l'avenir est fait d'améliorations constantes » 10 . Ainsi, leur horizon temporel est considéré comme « le champ de certaines pratiques temporelles : le champ de projets et de planification, des prévisions et des visions anticipées, des attentes et des espoirs » 11 . Autrement dit, l'horizon temporel des acteurs, de moyenne ou de longue durée, est orienté vers l'avenir. Il s'agit d'un « avenir connu, tout au moins connaissable, objet de représentation quelconque. (...) Sans représentation de cet avenir, celui-ci n'existerait pas, on reviendrait au cas des sociétés traditionnelles qui par défaut de représentation d'un avenir répètent le passé »12. Par conséquent, les actes posés aujourd'hui sont commandés par ce qu'on désire voir réaliser dans le futur. Aussi, pour atteindre ce futur, les acteurs imaginent, font des projets, des plans et des prévisions rationnelles. Ils sont inscrits dans une dynamique de changement. DANS LES SOCIÉTÉS À TEMPORALITÉCYCLIQUE, […] LES ACTEURS SONT FIXÉS SUR LE PASSÉ QU’ILS VEULENT REPRODUIRE ET RECONQUÉRIR L'importance accordée au temps dans les sociétés modernes est justifiée, entre autres, par la primauté de l'économie sur les autres dimensions de la société. Ainsi, «on assiste à une extension de la formule TIME IS MONEY, MONEY HAS NO HISTORY, TIME IS NOT HISTORY»13. Le temps est donc structuré à partir des besoins économiques. Il se réduit au temps économique et obéit à des critères de la rationalité instrumentale, pour reprendre un terme cher à Max Weber, débouchant sur des raisonnements de type utilitariste. Il est monnaie d'échange, objet de calculs économiques au point où « la spécificité du temps de travail, selon Mircéa Éliade, se dégage progressivement des autres temps (religieux, familial...). En effet, dans les sociétés occidentales, l'organisation du temps tend à l'activité de pro3 duction la plus performante » 14 . Il faut produire le maximum de biens et services dans le minimum de temps possible. Par conséquent, chez l'Occidental, ne pas terminer une tâche commencée est quelque chose d'immoral et d'anormal. Tout projet est soumis à un calendrier qu'il faut absolument respecter. Le temps est donc réglementé, chronométré et associé à la vitesse. TEMPS CYCLIQUE ET REPRÉSENTATION DE L'AVENIR Dans les sociétés « traditionnelles », le temps est dit circulaire ou cyclique. C'est un temps qualitatif, concret, polychrone et vécu. Hervé Barreau a proposé l'appellation « temps cosmobio-social »15 pour désigner le temps de la société « traditionnelle », car il estime qu'il est à la fois cosmique, biologique et social. Cette conception du temps est justifiée par la référence aux mythes et à une vision cyclique des événements. En effet, les acteurs sont convaincus qu'il y a un éternel retour des saisons et une répétition des mêmes individualités humaines dans l'enchaînement des générations. Les saisons apparaissent constituées de cycles identiques composés d'années homologues qui se succèdent dans le même ordre et dont la série recommence sans fin. Il y a harmonie entre les rythmes de la vie humaine et les cycles naturels, les jours et les nuits, la ronde des saisons. Les rythmes des travaux sont commandés par les mouvements des saisons. C'est donc une temporalité objective de la nature. Dans les sociétés régies par une conception cyclique du temps, il n'y a pas de démarcation entre le passé, le présent et le futur, car, selon les acteurs, tous les trois s'interpénètrent. Le passé et le futur se fondent dans le présent et c'est également dans ce dernier que les acteurs vivent. Cependant, le passé revêt une importance capitale dans les sociétés à temporalité cyclique. En effet, les ac- teurs sont fixés sur le passé qu'ils veulent reproduire et reconquérir. Par conséquent, les « projets » qu'ils élaborent sont en fonction de ce passé qui jouit d'un certain prestige. Ainsi, selon Rezsohazy, « l'action qui semble à première vue préparer l'avenir, est tout simplement l'effet du déroulement déjà connu des événements dans le passé et dont la reproduction est attendue »16. Le passé leur permet donc de préparer l'avenir. Chez les Bantu, cette importance du passé s'explique d'abord par le fait que c'est à cause du passé que le présent existe. Autrement dit, c'est grâce au passé que la culture actuelle (l'ensemble des activités par lesquelles les ancêtres ont marqué leur existence et qu'ils ont transmises à leurs descendants, qui leur sont redevables pour les hommes actuels, la langue, le territoire, les coutumes, les institutions politiques, le système économique) existe. Ils pensent également que leurs ancêtres les protègent. Le passé leur permet ainsi d'assurer l’avenir de leur société. Ils doivent absolument laisser à leur descendance un héritage comme l'ont fait leurs ancêtres. En se succédant, les générations obéissent à une politique de base léguée par les ancêtres, parents, grands-parents, aïeux, et elles reproduisent exactement les mêmes activités qu'eux, « la règle suprême (étant) donc de faire ce que les ancêtres ont fait et de ne faire que ce qu'ils ont fait »17. Les ancêtres sont leurs protecteurs, leurs modèles, leurs références et la reconnaissance de ceux-ci assure l'unité des groupes clanique et ethnique. Les acteurs sont très conservateurs et « fatalistes ». Par conséquent, ils essaient de résister à toutes menaces extérieures. Le futur, incertain et irréel, est appréhendé « comme un “à venir” synthétiquement uni au présent par un lien directement saisi dans l'expérience ou établi par les expériences antérieures »18. Face à une telle conception du futur, les idées de progrès, de continuité et de projection dans l'avenir occupent théoriquement très peu de place dans la pensée des acteurs. C'est plutôt la pré4 voyance qui est la règle et non la prévision. Être prévoyant, pour les acteurs, c’est se conformer à un modèle transmis par les ancêtres, approuvé par la communauté et, ce faisant, mériter l'approbation du groupe. En effet, les acteurs semblent n'avoir aucune aspiration à un changement dans leur mode de vie et ne rêvent d'aucun modèle que leur vie collective pourrait réaliser dans le futur. Toutefois, ils s'abstiennent de tout consommer et mettent en réserve une part de leurs biens pour une consommation future. L'acteur ne fait pas de projet car il estime comme le paysan Fellah que « le futur est un néant qu'il serait vain de tenter de saisir, un rien qui ne nous appartient pas. De celui qui s'inquiète trop de l'avenir, oubliant que par essence il échappe aux prises, on dit qu’“il veut se faire l'associé de Dieu” (...). L'esprit de prévision n'est que présomption; aussi, évite-t-on de faire des projets trop lointains, considérant que le seul fait de prévoir constitue une insolence à l'égard de Dieu (...). “L'avenir est la part de Dieu” (...), tout effort pour s’en emparer est une ambition diabolique »19. Le temps est donc absorbé jour après jour sans qu'un lointain futur puisse être envisagé. Le présent et le futur sont considérés comme une simple continuation ou comme une copie du passé, qu'on connaît mieux et qui est une garantie de sécurité. Tout ce qui compte, c'est de vivre chaque jour de manière adéquate. Les paysans Fang du Gabon se préoccupent beaucoup plus du présent, du court terme que du futur ou du long terme. Pour justifier ce comportement, ils disent : « pourquoi se préoccuper du futur car l'oiseau qui ne travaille pas mange tous les jours, a fortiori l'homme qui travaille ». Par conséquent, l'horizon temporel des acteurs guidés par une conception du temps cyclique peut être considéré comme « le lieu d'exercice des différentes représentations du temps : (...) celui embrassé par les souvenirs, la mémoire collective, l'histoire et/ou le mythe »20. Les acteurs raisonnent en termes de court et, à la rigueur, de moyen terme, car le cours cyclique du temps est mesuré par l'an- née. Le siècle et le millénaire n'existent pas chez les Bantu. Dans la société préindustrielle, affirme Bourdieu, l'homme travaille sans précipitation, sachant laisser à demain ce qu'il ne peut pas faire aujourd'hui; et s'il ignore le souci de l'horaire ou de la productivité ou la tyrannie de la montre, appelée parfois le « moulin du diable », c'est que le travail n'a d'autre fin que la satisfaction des besoins primaires. Chez les Hopi, repousser sans cesse l'achèvement d'un travail n'a pas d'importance, car leur travail n'est soumis à aucun calendrier. CONFLITS DE TEMPORALITÉ Le temps est déjà reconnu, dit Evans Pritchard, comme la source de nombreux problèmes, et l’opposition entre le temps linéaire et le temps cyclique existe depuis des siècles. « LE FUTUR EST UN NÉANT QU’IL SERAIT VAIN DE TENTER DE SAISIR, UN RIEN QUI NE NOUS APPARTIENT PAS » Dans presque toutes les sociétés, des temporalités de type linéaire et cyclique coexistent. Ainsi, dans les milieux techniquement développés, malgré la forte emprise du temps linéaire sur les acteurs, il y a une présence du temps cyclique dans leur quotidien. En effet, la nature (saisons et marées...) qui les entoure « continue d'être régie par des régularités cycliques »21. Dans les sociétés modernes, l'imagination, la prévision, la planification de l'avenir sont à la base de la notion de progrès contrairement aux sociétés traditionnelles où ces réalités sont « inconnues ». Cependant, il y a une forte hétérogénéité, voire une crise des représentations de l'avenir. En effet, chaque groupe, chaque acteur organise l'avenir selon ses attentes, ses aspirations et ses projets, car celui-ci n'existe pas en un modèle unique. Cette divergence de concep5 tion de l'avenir provient de la différence d'horizon temporel entre les acteurs d'une part, et entre les acteurs et l'État d'autre part. Par ailleurs, bien que l'horizon temporel des sociétés industrialisées soit l'anticipation de l'avenir, le passé n'y est pas totalement absent; ces sociétés ne s'abstiennent pas de s'y référer pendant les périodes difficiles. Au sein d'une société, les différentes catégories socioprofessionnelles n'ont pas la même attitude, ni un comportement semblable à l'égard du temps. En conséquence, la maîtrise et l'organisation du temps, qui sont fonction des projets, des attentes et des perspectives temporelles, différent selon les catégories socioprofessionnelles. En outre, Rudolf Rezsohazy ajoute que « les perspectives de la durée sont en train de changer; “la vision d'avenir ascendant est brouillée. Les horizons plus lointains UNE CONCEPTION DU TEMPS LINÉAIRE N’EFFACE PAS LE PASSÉ, ELLE LE PROLONGE EN L’ARRIMANT AU FUTUR ne sont plus prometteurs”. D'où le fait que le repli sur la jouissance du temps présent est de plus en plus prononcé. Le temps se définit de moins en moins par son usage que par les relations interprofessionnelles qui s'y inscrivent »22, c'està-dire par les acteurs avec lesquels on le passe. Ainsi donc, l'avenir a décliné au profit du présent ou du passé redorés car, par exemple, les points de référence se trouvent dans le passé. À ce sujet, Rudolf Rezsohazy23 ajoute que ce sont surtout les gens âgés, les gens modestes, les travailleurs non qualifiés, les agriculteurs, les pensionnés, les individus les moins scolarisés qui donnent la préférence au passé. Le présent, quant à lui, est la préoccupation des femmes, des travailleurs qualifiés, des catégories sociales et des groupes d'âge qui sont porteurs de nouvelles valeurs (professeurs de l'enseignement secondaire, étudiants et instituteurs). Enfin, ceux qui restent très attachés à l’avenir sont des gens instruits (chefs d'entreprises, cadres, employés supérieurs, techniciens), les membres des professions libérales et les hommes. Il s'agit des gens qui exercent un emploi, attendent du travail leur épanouissement et aiment prendre des décisions et des responsabilités. Cette classification de Rezsohazy est cependant un peu rigide car l'ouvrier ou le manœuvre, qui ne trouve pas d'épanouissement dans le présent, rêve moins au passé, dont il sait qu'il était pire pour ses parents, qu'au jour à venir où il prendra sa pension pour faire enfin ce qu'il veut. L. Bernot et R. Blanchard, cités par Daniel Mercure, ont montré les importantes différences entre les horizons temporels d'ouvriers nouvellement implantés dans une région (Nouville en France) et ceux des paysans implantés depuis longtemps dans leur milieu rural. Chacun des groupes, en raison de son enracinement et de son type d'activité, a des horizons temporels différents, notamment en ce qui a trait à la reconstruction du passé. À ce niveau, il convient de préciser que la distinction faite entre le passé, le présent et le futur par les acteurs paraît confondre deux points de vue : celui de l'analyse et celui de la situation. En effet, pour André Lux, s'il est vrai que l'action des agents est orientée vers l'avenir, l'analyse de la situation, qui dans la société moderne rationnelle, prépare et fonde l'action, situe l'avenir par rapport au présent et souvent au passé. La conception vectorielle du temps implique qu'on garde à la mémoire le passé et le présent pour poursuivre dans l'avenir le progrès déjà partiellement accompli dans un passé plus ou moins récent. Cela est vrai du travail scientifique, de la performance économique, qui tous deux visent l'accumulation continue. Une conception du temps linéaire n'efface pas le passé, elle le prolonge en l'arrimant au futur. En effet, la performance de l'athlète ne consiste-t-elle pas à battre des records, de sorte que les journaux publieront les dates qui font l'histoire des différents dépassements du 6 record précédent? L'entreprise ne cherche-t-elle pas à battre des records pour se situer de plus en plus avantageusement sur la courbe colorée de son histoire passée, garante de son histoire à venir? Par ailleurs, bien que le passé, le présent et l'avenir s'interpénètrent dans la société « traditionnelle » et que l'horizon temporel soit tourné vers un passé à reconstruire, il y a quand même une légère distinction entre ceux-ci. Aussi, même si « ces sociétés ignorent la notion de progrès », elles peuvent tout de même changer car « le changement est toujours à l'œuvre, de façon plus ou moins perceptible, dans toute société »24. Honorât Aguessy ajoute que toute société se modernise (selon sa temporalité propre), à moins que l'unique acception du terme soit le rejet de ce qui n'est pas la rentabilité économique, l'efficacité technique, la force de domination. En somme, nous constatons que la représentation de l'avenir connaît aujourd'hui une crise profonde. Celle-ci peut également être comprise « comme une crise dans la conception même du temps qui a fondé la modernité. Et l'on ne saurait s'étonner qu'il y ait une crise du sens du progrès »25. Cette crise de l'avenir a donné naissance à un autre type de représentation du temps, appelé le temps libéré ou le temps présent par Roger Sue. Autrement dit, la société post-moderne est caractérisée par le temps du quotidien. « Il s'agit d'un temps qualitatif, d'un temps flexible et d'un temps orienté vers le présent » 26 . Ainsi, contrairement au temps cyclique tourné vers le passé et au temps linéaire orienté vers le futur, le temps libéré valorise théoriquement le présent. Le temps présent « libère des illusions de l'avenir, il est à lui-même sa propre fin, il est à utiliser dans son immédiateté, et dans sa quotidienneté »27. Bien que ces deux derniers termes soient très présents dans le vécu des sociétés traditionnelles, il ne faudrait pas faire de rapprochement entre la représentation post-moderne de l'avenir et celle de la société traditionnelle. En effet, la société post-moderne tend à absolutiser le présent immédiat, comme instant vécu en soi sans référence au passé alors que dans la société traditionnelle, le présent n'est jamais séparé du passé. Toutefois, bien que l’horizon temporel du temps linéaire soit théoriquement plus porté vers l'avenir, celui du temps cyclique vers le passé et celui du temps libéré vers le présent, nous trouvons que quelles que soient les sociétés, les acteurs ne sont pas enfermés dans un type d'horizon temporel bien déterminé. L'attachement à un horizon temporel est fonction des attentes, des aspirations, des moyens, du milieu, de l'âge, du sexe, du niveau d'instruction, du vécu et des catégories socioprofessionnelles des acteurs. Matthieu GUI EKWA Troisième cycle, Sociologie Université Laval 1 SUE R. Temps et ordre social. Paris, PUF, Col. Le sociologue, 1994, p. 35. MERCURE D. et G. PRONOVOST. Temps et société. Québec, Institut Québécois de recherche sur la culture, 1989, p. 10. 3 RIVERIN-SIMARD D. « Temps et cycle de vie » dans Temps et société, Québec, IQRC, 1989, p. 153. 4 MERCURE D. et G. PRONOVOST, op. cit., p. 10. 5 MERCURE D. « L’étude des temporalités sociales » dans Cahiers internationaux de sociologie, Vol. LXII, 1979, p. 266. 2 7 6 MERCURE D. et G. PRONOVOST, op. cit., p. 11. RICOEUR P. Le temps et les philosophes, Paris, Payot, p. 18. 8 JEANNIÈRE citée par RICOEUR, op. cit.. p. 263. 9 CAILLOIS R. « Temps circulaire et temps rectiligne » dans Diogène, No. 42, 1963, p. 3. 10 REZSOHAZY R. « Projet et prévision, mémoire : concepts sociologiques et historiques » dans les temps sociaux, Bruxelles, De Boeck, 1988, p. 200. 11 MERCURE D., op. cit., p. 270. 12 SUE R., op. cit., p. 89. 13 GRAS A. « L’espace-digital temps » dans Les temps sociaux, op. cit., p. 79. 14 GRAS A. Sociologie des ruptures, Paris, PUF, 1979. 15 BARREAU H. « Modèle de la représentation du temps » dans Mythes et représentation du temps, Paris, CNRS, 1985, p. 139. 16 REZSOHAZY R. Temps social et développement. Le rôle des facteurs socio-culturels dans la croissance, Bruxelles, La reconnaissance du livre, 1970, p. 65. 17 AGUESSY H. « Interprétations sociologiques du temps et pathologie du temps dans les pays en développements », dans Les temps et les philosophies, op. cit., p. 101. 18 BOURDIEU P. « La société traditionnelle » dans Sociologie du travail, Vol. 5, No 1, 1963, p. 29. 19 Ibid., pp. 38-39. 20 MERCURE D., op. cit.. p. 270. 21 ZOLL R. « Destruction ou réappropriation du temps », dans Les temps sociaux, op. cit., p. 43. 22 Cité dans PRONOVOST G. « Les temps dans une perspective sociologique », dans Revue Internationale des Sciences Sociales, Vol. 38, No 1, 1986, p. 14. 23 REZSOHAZY R. « Les mutations sociales récentes et les changements de la conception du temps », dans Revue Internationale de Sociologie, Vol. 38, No 1, 1986, p. 40. 24 TAVIER C. « Le temps fragmenté : diversité des vécus temporels », dans Revue Suisse de Sociologie, Vol. 15, No 2, 1989, p. 95. 25 SUE R. op. cit., p. 95. 26 Ibid, p. 292. 27 Ibid, p. 298. 7 8