Loin de chez soi mais si près de chez nous … C`était un triste matin

Transcription

Loin de chez soi mais si près de chez nous … C`était un triste matin
Loin de chez soi mais si près de chez nous …
C’était un triste matin.
Gris comme la ville où habitait Noé
Gris comme les tours où habitait Noé ...
Ces tours si hautes, que dedans, on ne savait jamais où était le ciel, ni où était la terre.
La terre, Noé l’aimait bien. Celle du père André dans son jardinet, là-bas derrière la tour
de Noé.
En revenant de l’école, L’enfant faisait souvent le détour par le jardin du vieil homme, il
s’arrêtait et regardait par-dessus la barrière les rangées de poireaux, celles de carottes et
les choux frisés.
Mais jamais Noé n’osait entrer ... Jamais il n’osait demander au père André.
Noé ne parlait pas ... Noé ne pouvait pas parler...
L’enfant avait peur du vieil homme. Le père André avait les yeux pleins de colère, le
regard terrible et triste à la fois. Noé se demandait toujours comment quelqu’un comme le
père André pouvait cultiver un si joli jardin et écouter les salades pousser… Oui, Noé le
voyait certains soirs : quand le père André n’était pas en train de bécher, quand il n’était
pas en train de jeter des regards noirs à la tour de Noé, le vieil homme s’asseyait sur un
vieux tonneau, fermait les yeux et, il arrêtait le vent du Nord pour écouter les légumes
pousser...
Ce matin gris, c’était mercredi. Noé n’avait rien à faire, et quand il n’avait rien à faire,
Noé allait voir la terre ... La terre du père André, parce que tout autour de la tour il n’y
avait que le plastique des poubelles et le béton goudronné des trottoirs.
Et ce matin, Noé avait deux graines dans la main ... Deux petites graines blanches qu’il
avait trouvées sur la table de la cuisine au milieu des épluchures violettes. Noé les avait
sauvées de la poubelle et les avait mises à sécher sous son lit. Il les gardait précieusement
au fond de sa poche depuis des jours.
Noé savait que c’était au vieux jardinier qu’il fallait demander pour les faire germer. Mais
comment demander quand on ne peut pas parler ? L’enfant n’osait pas pousser la porte du
petit jardin.
Loin de chez soi mais si près de chez nous …
Le père André, intrigué par ce petit bout d’homme silencieux aux yeux de la couleur de
ses choux et aux cheveux de la couleur de ses carottes, l’invita : « Entre petit, et montre
moi ce que tu as dans ta main ».
C’était la première fois que Noé entendait la voix du vieil homme, et elle était si douce, si
profonde, si rassurante que Noé poussa la petite barrière de bois et ouvrit la main.
Le père André s’exclama : « mais ce sont des graines d’aubergine ! Ça ne pousse pas ici
petit ! Il fait trop froid, on est au pays des betteraves pas au pays des aubergines, elles ne
voudront pas fleurir ! »
Alors, les larmes de Noé se mirent à couler sur ses joues, il avait la gorge si serrée ... Le
père André regarda ces larmes de silence et pensa à toutes celles qu’il n’avait pas voulu
verser, tellement la colère l’avait emporté, il y a de ça des années, quand il avait vu
construire la tour de Noé. Et les larmes de Noé, c’était comme toutes les larmes de cette
terre, cette terre qu’il avait vue emprisonnée par le ciment des hommes, cette terre qu’il
aimait tant ...
La colère dans les yeux du vieil homme tomba ... Il prit la main de l’enfant, lui sourit et
lui dit : « On va les faire germer tes graines. Tu vois cette cloche de verre, elle sera leur
maison de soleil ». Noé regarda ce sourire, c’était déjà comme un rayon de soleil.
L’enfant sentait la chaleur de la main du vieil homme dans la sienne et la vie dans ses
deux petites graines.
De matins gris en mercredis moins gris, le printemps était là, fragile mais présent. Et
bientôt, les petites graines de Noé dans la terre du père André se mirent à germer.
Chaque jour, après l’école, Noé venait arroser délicatement sous la cloche, s’asseyait à
côté du vieil homme, fermait les yeux et essayait d’écouter ses aubergines pousser ...
Souvent le père André lui offrait une pomme pour le goûter et lui racontait la terre, celle
des champs de blé, celle des pommiers, celle des prés ... Celle d’avant les tours ... Le
jardinier lui racontait aussi les carottes, les poireaux et les choux frisés. Il racontait les
aubergines : « Solanum on les appelle en latin, « Sol » ça veut dire soleil ... Des fruits du
soleil, des fruits de l’amour, comme les tomates qui sont de la même famille, voilà ce
qu’elles seront tes aubergines, petit ... »
Des petites feuilles vertes étaient enfin apparues sous la cloche. Noé les comptait chaque
soir, toujours plus nombreuses.
Loin de chez soi mais si près de chez nous …
L’été avec les vacances arrivait, les mercredis gris étaient rares et un matin Noé et le père
André enlevèrent la cloche débordante de verdure : « Elle vont devoir se débrouiller
toutes seules maintenant » dit le vieil homme, « il faut croire en elles, si tu veux qu’elles
fleurissent un jour ».
Oui, croire en elles ... Chaque matin, chaque soir, Noé leur parlait dans son cœur ... Et
petit à petit, chacune des deux plantes donna une petite fleur toute rose de timidité avec
un cœur jaune de soleil. L’enfant était émerveillé, il fermait les yeux, assis sur le tonneau
du père André et les écoutait fleurir ...
Mais un jour Noé n’entendit plus que le silence. Les fleurs étaient mortes, fanées, brûlées,
disparues... Noé était perdu ... « Sèche tes larmes enfant, cette petite mort est une grande
naissance, écoute et regarde : de ces fleurs vont naître les fruits ».
Le vieil homme avait dit vrai : après quelques soirs, après quelques matins, deux petites
boules brillantes et violettes apparurent à la place des deux jolies fleurs.
« Tu vois petit homme, voilà le miracle de l’amour : aimer et faire confiance ...
Maintenant nous sommes deux à savoir que les mercredis ne sont pas tous gris. Si le
soleil n’est pas dans le ciel, il est dans notre cœur et il est assez chaud pour faire pousser
des aubergines au pays des betteraves ... »
L’été avançait. Plus les aubergines grossissaient, plus elles se rapprochaient l’une de
l’autre. Les feuilles des deux plants s’entremêlaient chaque jour un peu plus ... Les grands
fruits longs et violets semblaient s’embrasser, l’un tout contre l’autre. « Mais elles sont
amoureuses ! » sourit le père André.
Oui, l’amour de l’enfant silencieux et du vieil homme pour la terre avait inondé les fruits
sous cette cloche de verre pleine de soleil.
Et c’est ainsi que dans une banlieue grise d’une ville du nord, au pied d’une tour de
béton, dans un petit potager, un vieux jardinier et un enfant muet célébrèrent le mariage
de deux aubergines ...

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